Socrate s’est « fait beau ». Après avoir fui les festivités de la veille parce qu’il « craignait la foule », le voilà décidé à se rendre au banquet d’Agathon, accompagné d’Aristodème qu’il a pris la liberté d’inviter (Banquet, 174a6, trad. Brisson, 2016 : 89). Sur le point d’arriver, il s’arrête pourtant et, « l’esprit en quelque sorte concentré en lui-même » (174d4-5, trad. : 90), se laisse distancer par son acolyte, lequel doit entrer seul chez un hôte qui ne l’a pas convié. Où est Socrate ? : « Votre Socrate s’est retiré (anakhôrèsas) sous le porche de la maison des voisins, et il s’y tient debout ; j’ai beau l’appeler, il ne veut pas venir » (175a7-9, trad. : 91). Comportement étrange (atopon), juge Agathon – nullement, rétorque Aristodème, pour qui c’est là une habitude (ethos) : « Parfois il se met à l’écart n’importe où et reste là debout » (175b2, trad. : 91).
Par cette attitude à la fois suspecte et habituelle, Socrate semble incarner le philosophe dans son attention fluctuante, tantôt « là » tantôt absent, dont la présence au monde social reste toujours douteuse. Pour apprêté qu’il soit, aussi résolu semble-t-il aux mondanités, Socrate peut disparaître sous le porche à tout moment si la philosophie l’exige. Car c’est elle, dit-il dans le Phédon, qui « persuade l’âme de se retirer (anakhôrein) hors des passions du corps… et de se rassembler elle-même en elle-même (eis autèn)1 ». Quoi qu’on pense aujourd’hui du Socrate historique, il y avait matière à trouver dans ces lignes de quoi tracer la figure d’un philosophe anachorète, retiré dans un lieu non localisable par les sens. Un lieu abstrait, indifférent à la topographie sensée du monde commun : se trouver seul, concentré en soi, sous le porche de la maison des voisins, c’est se trouver là où précisément on ne nous attend pas. « Là » se trouverait pourtant l’essentiel. Quoi donc ? La philosophie ? Socrate lui-même ?
« Rentre en toi-même et vois », écrit un auteur établi à Rome, alors au début de sa carrière d’écrivain, au iiie siècle après notre ère. Par une telle injonction, Plotin fait de la retraite intérieure l’acte philosophique par excellence (Traité 1 [Enn. I, 6], 9, 7). Il s’inscrit par-là dans un mouvement d’époque, dans une « tendance à la retraite » (Festugière, 1954), et à une retraite en apparence bien abstraite. La vraie retraite, affirme le rhéteur Dion Chrysostome (ier-iie siècles), n’implique pas de quitter sa cité pour se retirer dans une autre en fuyant son devoir d’aller en guerre – c’est là plutôt une désertion –, ni en général le moindre déplacement. Si la retraite implique de cesser de disperser notre énergie dans des tâches inessentielles pour, à l’inverse, faire ce qui nous convient vraiment, elle ne peut être rien d’autre qu’une « retraite en soi-même (anakhôrèsis eis hauton) » (Discours, XX, 8, 1-2). En finir avec cette agitation (polupragmosunè) qui nous confisque le temps libre (skholè), « s’occuper de ses propres affaires (To prosekhein tois hautou pragmasin) » (XX, 8, 2), prendre sa retraite, donc, ne dépend ni de l’âge, ni du lieu. La retraite véritable réside dans une modification de l’attention. Ainsi du danseur, ou du philosophe enseignant sur la place publique, tellement obnubilés par leur « affaire propre » qu’ils en oublient le monde extérieur, son vacarme, ses distractions (cf. XX, 10 ; 11 ; 26). Plus explicite encore, Marc-Aurèle :
On se cherche des retraites à la campagne, au bord de la mer, à la montagne. Tout cela relève d’une mentalité bien vulgaire puisqu’il t’est loisible à toute heure de faire retraite en toi-même (anakhôrein eis heauton). Nulle part en effet l’homme ne trouve de retraite plus calme et débarrassée d’affaires que dans son âme, plus particulièrement quand il possède en soi des maximes telles qu’il suffit de se tourner vers elles pour atteindre aussitôt une totale quiétude ; et par quiétude je n’entends rien d’autre qu’un ordre parfait.
(Écrits pour soi-même [Ta eis heauton], IV, 3, trad. Giavatto et Muller, 2024 : 53).
Sur un champ de bataille comme à la campagne, il est possible d’accéder à cette quiétude ou tranquillité (hèsukhia) que l’antiquité grecque présentait comme un idéal réservé (Demont, 1990). La retraite consiste désormais en un acte que tout être humain, parce qu’il est doté de raison, peut accomplir – un acte par lequel le « maître intérieur (To endon kurieuon, IV, 1) » se dégage d’une situation concrète, concentre son attention sur des maximes universelles tirées de la raison, avant de revenir, enrichi de celles-ci, au monde désormais supportable : « Mais peut-être t’irrites-tu du lot qui t’est assigné par l’univers ? Rappelle-toi la proposition disjonctive : "Ou une providence, ou des atomes", et par quels arguments il a été établi que le monde est comme une cité2 » (IV, 3, 5, trad. op. cit. : 54). Aussi : « Il reste donc à te remettre en mémoire la retraite que tu peux trouver dans ce petit champ qui est à toi » (IV, 3, 9, trad. : 55). Quand Plotin emploie le mot « anachorèse » pour désigner la retraite de l’âme en elle-même loin du corps (Traité 51 [I, 1], 12, 18), lorsqu’il comprend la fuite (phugè), ou exil, du Théétète, comme l’acte de « vivre en conformité avec <le bien et le beau> en se retirant du monde (anakhôrèsas)3 », et lorsque son plus proche élève, Porphyre, écrit à son épouse Marcella « remonte vers toi-même » (Lettre à Marcella, 10), ils ne semblent pas proposer autre chose que de cultiver ce « petit champ intérieur ». D’un certain Socrate anachorète au néoplatonisme grec, le désir de se retirer en soi-même semble donc caractériser toujours davantage la pratique philosophique.
Comment dès lors rendre compte d’une telle tendance ? On pourrait l’expliquer par la propagation d’une angoisse générale de dissolution, liée au monde toujours plus violent de l’antiquité tardive (Doods, 2010) ; par l’instabilité politique (21 Augustes et Césars sont morts durant la vie de Plotin, cf. Jerphagnon, 1981) et la bureaucratisation croissante de l’empire romain, qu’on peine à habiter en citoyen actif (Macmullen, 1963). On a en outre pointé la perte de puissance des cultes traditionnels après 250-260 et, par suite, un déplacement du locus de la religion : puisque les dieux ont déserté la société, on les cherche maintenant au-dedans, dans un certain rapport à soi (Brown, 1978). L’antiquité tardive manifeste bien un mouvement d’expulsion, qui, venu d’un monde oppressant, difficilement habitable, pousse toujours davantage l’être humain dans ses retranchements. L’intériorité s’ouvre comme espace habitable parce que le monde apparaît inhabitable. Loin de surgir par une sorte de génération spontanée, l’injonction « rentre en toi-même » répond à une certaine violence d’ordre objective, elle a un sens tactique (Migliorati, 2021).
Ce thème a retenu l’attention de la philosophie du xxe siècle, elle-même aux prises avec la violence, la guerre, l’individualisme, et la désertion de l’espace public. Hannah Arendt faisait ainsi de la « retraite hors du monde » une expérience catastrophique pour le sens de la politique : comme la « liberté était refusée » au sein du monde, les penseurs de l’antiquité tardive furent gagnés par le sentiment qu’elle se trouvait essentiellement dans l’intériorité (Arendt, 1972 : 190). Devenue libre-arbitre – faculté de choisir propre à un sujet –, la liberté perdit son sens originel, proprement politique, d’expérience collective indissociable d’un espace public, de la parole et de l’action en commun. Dans cette perspective, la retraite en soi-même équivaut à une dépolitisation, voire à un long deuil consécutif à la mort de la politique originelle.
Plus nuancé, Michel Foucault refusait d’analyser le « thème du retour à soi » comme une alternative à la politique. Plutôt que de refus, il s’agissait pour lui d’une problématisation de l’activité politique. Une telle problématisation visait à déterminer les limites de l’engagement du sujet dans l’action collective et dans l’exercice d’une magistrature (Foucault, 1984b : 119). C’est pourquoi la retraite en soi relèverait du développement d’une « culture de soi » dans laquelle « ont été intensifiés et valorisés les rapports de soi à soi » (1984b : 60). Or la nature de ce rapport à soi, et à vrai dire de ce « soi » vers lequel on fait retour, paraît dès l’abord mystérieuse : s’agit-il d’une introspection, d’une quête de son identité personnelle, d’ordre biographique ? Pierre Hadot reprochait à Foucault d’avoir largement ignoré la dimension universelle et impersonnelle du « soi » auquel on se rapporte. Foucault aurait encouragé sa propre époque davantage à un « dandysme » qui exalte les singularités qu’au développement de la conscience d’appartenir au monde et à la nature (Hadot, 1989).
En m’intéressant au cas du néoplatonisme – à travers la vie et l’œuvre de Plotin, de Porphyre, de Proclus et de Damascius –, je propose de montrer que l’injonction à faire retraite en soi-même n’invite pour eux ni à cheminer dans la profondeur apparente du « cher moi » en quête du « sale “petit secret” » (Parnet et Deleuze, 1996 : 29 et 58-59), ni à déserter radicalement une politique jugée impure. En plus d’élaborer par endroits une « philosophie politique » (O’Meara, 2003), les néoplatoniciens théorisent la retraite en soi comme une « politique psychique » (selon une expression d’Ildefonse, 2018) et la situent vis-à-vis du pouvoir concret, temporel et matériel. Ils confrontent la cité intérieure de « là-bas » à la cité extérieure « d’ici ». Ni désertion ni introspection, l’anachorèse néoplatonicienne consiste en un mouvement psychique bien particulier, un « pas de recul » vers soi loin du monde, certes, mais grâce auquel on découvre un « soi-même (autos) » plus fort que le moi. On se dote ainsi d’une puissance anonyme, indépendante du pouvoir humain et de ses noms propres, sur laquelle prendre appui pour s’élancer derechef vers le monde.
Rentrer en soi-même, pour trouver qui, pour trouver quoi ?
« Rentre en toi-même et vois », une telle injonction recodifie l’inscription fameuse du temple de Delphes dédié à Apollon, « connais-toi toi-même (gnôthi seauton) », dans les termes d’une retraite intérieure. L’Alcibiade de Platon répondait au dieu par une enquête sur notre essence, et non sur notre moi personnel : nous sommes une âme, non le corps sous sa gouverne, tout spécialement l’intellect de cette âme4. De même, Plutarque faisait dire à son maître (Ammonius) qu’Apollon nous enjoint à connaître notre nature d’êtres temporels voués à la corruption, par opposition au divin, éternel dans son essence5. Dans l’écho d’une telle réception, des formules telles que « rentre en toi-même et vois », ou « ne cesse de sculpter ta propre statue » (Traité 1 [I, 6], 9, 13), bien loin d’inciter à porter l’attention sur le moi et sa biographie, invitent à nous en détourner – à nous en retirer (anakhôrein). On sait via Porphyre que Plotin refusait de « parler de sa famille, de ses parents, de sa patrie », comme de poser devant un peintre : à quoi bon laisser derrière soi une « image d’une image », un fantôme de ce fantôme (eidôlon) en quoi consiste, ou plutôt peine à consister le corps ? Ce serait lui faire trop d’honneurs ; assez déjà de porter ce « vêtement » (Vie de Plotin, 1, 1-10)6.
Si le refus de prendre la pose et de raconter sa vie (bios) est présenté par Porphyre comme des preuves de la « honte » que le maître éprouvait « d’être dans un corps », on aurait tort de le reconduire à une haine de la chair. Plotin ne déteste pas son corps dans lequel il verrait une souillure, le stigmate d’un péché commis dans l’instant immémorial d’une chute. Il n’y voit donc pas le lieu d’une expiation possible : « nous ne mettons pas notre zèle à être sans péchés, mais à être dieu » (Traité 19 [I, 2], 6, 2-3). Le corps n’est pas le site d’une morale, comme s’il portait la présence de la personne sous la forme d’une chair où un moi s’auto-affecterait7 – il n’est précisément qu’un vêtement, dit Plotin, une enveloppe distincte de notre essence, une image de ce que nous sommes vraiment, à savoir un « soi » immatériel, invisible, et surtout, non singulier. S’il faut retirer sa puissance du corps pour canaliser son énergie ailleurs, c’est précisément parce que ce dernier ne porte ni la présence ni l’identité véritables de l’être logé en lui. « Chaque homme est double : d’une part le composé, d’autre part soi-même (ho autos) » (Traité 52 [II, 3], 9, 30-31). Outre le composé d’âme et de corps, c’est-à-dire l’être vivant qui se distend dans l’espace et le temps, outre cet « homme second » doté d’une vie biographique, d’une naissance et d’une mort avec, entre les deux, quelques péripéties, il existe un autre homme, autour duquel l’homme second s’est enroulé (Traité 22 [VI, 4], 14, 16s). Cet homme intérieur n’appartient plus au temps ni au monde matériel. Parce qu’il n’apparaît pas avec l’être humain (le composé) « né dans le temps », mais le précède d’une antériorité ontologique, il n’a pas de vie biographique, pas de patrie terrestre, pas de famille, pas de parents. On n’en fera jamais le portrait car il est un intellect impersonnel, présent en tout humain, toujours actif en lui, encore qu’un certain narcissisme, tel que Plotin le conçoit, tende à l’effacer de notre conscience pour n’offrir à celle-ci qu’un flux de vécus personnels (cf. sur le Narcisse de Plotin, Hadot, 1976).
« Moi (egô) je ne suis pas cet homme tangible », écrit Porphyre à Marcella, qui rapproche son corps d’un fantôme (eidôlon) et d’une ombre (skia) impossibles à aimer (Lettre à Marcella, 8, 11 ; 10, 1-3). Laissons-là Monsieur Porphyre, dit-il en substance, dont Marcella n’a pas à souffrir de l’absence, aussi irréelle que sa prétendue présence. Quiconque arrive à diriger son sens intérieur (aisthèsis ou sunaisthèsis) au-dedans, pour coïncider avec l’homme antérieur et intérieur, comprend que « ce que nous sommes nous-mêmes véritablement (kat’alètheian) » n’appartient pas au composé, mais le surpasse, relève « d’une autre âme, celle qui reste à l’extérieur de ce composé8 ». Cette autre âme, libre de tout lien avec le corps, où elle ne disperse pas son activité, cet intellect capable de penser la totalité des êtres, sans conditions de lieu ou de temps, indépendamment du sexe et des organes propres au corps, ce « nous » véritable ou ce « soi-même (autos) », s’offre à une conscience non plus personnelle, mais anonyme. Quand notre sens interne coïncide avec lui, « il n’y a pas un point où l’on peut fixer ses propres limites, de manière à dire “jusque-là, c’est moi”9 ». C’est vers ce soi où s’estompe l’ego empirique qu’il s’agit de se retirer. Quand le Traité 52 (II, 3), celui-là même qui distingue entre le composé et le Soi (autos), interprète l’exil et l’assimilation au divin du Théétète comme une anachorèse, il ne demande ni de chercher son moi profond, ni de haïr ce moi, seulement de retirer son énergie du composé biographique pour la relocaliser dans l’intellect, commun à tout être humain (cf. le chapitre 9 de ce traité).
La retraite en soi-même s’accompagne alors d’une découverte essentielle :
Toutes les discussions que suscitent ici-bas le besoin et la dispute n’ont pas lieu d’être là-bas. Parce qu’elles font chaque chose d’une manière ordonnée et conformément à la nature, les âmes n’ont pas non plus besoin de donner d’ordres ni de conseils ; en outre, c’est par compréhension qu’elles arrivent à connaître ce qui les concerne les unes les autres
(Traité 27 (IV, 3), 18, 15-19, trad. : Brisson, 2005 : 92).
Quiconque s’élève à l’intellect pour s’y identifier pénètre dans un espace public bien particulier, où il n’y a nul besoin de donner des ordres ni de gouverner pour organiser le « vivre-ensemble ». Parce que l’impersonnalité du Soi exclut la guerre des singularités, elle dote quiconque s’y subjective de la certitude que notre essence ne réside pas dans cet individu opposé à d’autres par son corps, son sexe, ses désirs, ses passions, et qui, lui, a besoin d’être gouverné pour vivre avec les autres. De la même manière, quand Porphyre recommande à son épouse de « remonter vers elle-même » pour découvrir qu’elle n’est pas une femme, pas ce corps, pas ce gosier, pas ce ventre, mais une réalité incorporelle asexuée et sans organes (« tu n’es pas pour moi une femme »), il l’enjoint à se subjectiver librement vis-à-vis de déterminations naturelles, en vérité contingentes10. Marcella, mère de sept enfants, découvre alors qu’elle n’est pas ce sexe féminin dont les hommes de son entourage pensent qu’il la détermine à jouer le rôle social de mère au foyer :
En outre, en te libérant autant que possible de tous ces apprentis despotes, je t’ai rappelée à ta propre façon d’être et, en te donnant l’exemple d’une doctrine conforme à la vie, je t’ai fait prendre part à la philosophie (ibid., 3, 7-10, trad. : Pradeau, 2023 : 47).
Porphyre a révélé à Marcella la philosophie, celle-ci lui a permis de rentrer en elle-même pour se subjectiver autrement, non plus par ce corps animé et sexué dont les mâles jugent qu’ils prédestinent Marcella à leur obéir, mais par l’intellect, lui neutre, ni mâle ni femelle. Un tel retour lui a fait découvrir son vrai caractère, sa vraie nature d’intellect sans organes, et de là son aptitude (epitèdèoitès, ibid., 3, 2) à la philosophie qui délivre donc des despotes.
Loin d’être une pure mise entre parenthèses de la politique, la retraite en soi implique alors un rapport à soi-même qui en passe par la maîtrise de soi pour atteindre, à force d’exercice, un état débarrassé du besoin d’être gouverné aussi bien que du désir de commander (philarkhia).
La retraite en soi comme politique psychique
Plotin semble bien partout prôner le désintérêt pour les affaires publiques, lui opposer la recherche en soi-même de la vérité, et partant, interpréter l’exil (phugè) du Théétète de Platon comme un exil en soi, loin de toute cité en général. Les « vertus politiques (aretai politikai) », caractéristiques de l’être humain maître de ses passions, ne forment qu’une étape, la plus basse, dans la quête d’assimilation au divin (cf. Traité 19 [I, 2], 2). Dès son premier écrit il affirme que le bonheur ne se trouve pas dans « la puissance, le pouvoir et la royauté », recommande de « congédier la royauté et même le pouvoir sur toute la terre, la mer et le ciel », avant d’inviter à rentrer en soi-même pour y voir la beauté réelle, celle de l’intellect11. Cette idée traverse l’ensemble de l’œuvre et on ne s’étonne pas de lire, dans un traité plus tardif, que le sage, heureux et assimilé au divin, n’a que faire de « l’exercice du pouvoir royal dans une cité ou sur un peuple », de la « colonisation », de la « fondation d’une cité, y compris lorsqu’il en est responsable », au point de ne pas même se chagriner de « la perte du pouvoir » ou de la « destruction de sa propre cité12 ». D’un mot, le sage « dépose le pouvoir (arkhas apothèsetai) », écrit Plotin après avoir situé le bonheur dans l’activité séparée du corps (l’intellect), dans le Soi (autos), et rappelé que « l’homme, et surtout le sage, n’est pas un composé13 ».
À la lecture de telles affirmations, comment ne pas voir dans Plotin un déserteur de la politique ? Séparé du corps et autant que possible détaché du monde, le sage trouve son bonheur dans une activité indifférente aux circonstances extérieures : autarcique, il fait l’expérience d’une vie que ne creuse aucun manque, d’une vie pleine, « en acte » c’est-à-dire complète, sans avoir besoin de puiser ailleurs que dans les sources du dedans. Penser par l’intellect rend heureux, abolit la conscience du temps, du corps et de ses besoins, désactive une certaine « puissance inquiète » (liée au corps) en notre âme qui désire toujours plus que ce qui est là, donné, présent14. Cette plénitude du sage (ou autarcie) l’assimile alors aux dieux affranchis de toute dépendance à la moindre extériorité et de l’attente d’un bien futur : d’emblée épanouis, les dieux ne reçoivent rien « du dehors » qui pourrait augmenter ou diminuer leur bonheur. C’est pourquoi, comme le sage lorsqu’il pense, ils n’ont précisément pas d’avenir (cf. Traité 45 [III, 7], 4).
Contre l’idée d’un dédain invincible du néoplatonisme pour la politique, on a objecté que Plotin côtoyait des sénateurs et des empereurs (Jerphagnon, 1981). Surtout, on a montré qu’il existait une certaine théorie du pouvoir dans son œuvre et dans celle de sa postérité (O’Meara, 2003). Or il me semble qu’on a négligé une autre interprétation, selon laquelle les multiples injonctions à dépasser les vertus politiques, à congédier le pouvoir mondain, à situer notre vraie patrie « là-bas » (dans l’intellect), et non plus ici, ou encore à déposer le pouvoir, ne neutralisent pas la politique, mais définissent, sinon le programme, du moins le cadre d’une « subjectivation15 » de part en part aux prises avec la politique et ses rapports de pouvoir. Tant que l’on entend uniquement par politique l’exercice d’une magistrature dans la cité, on a bien raison de voir, dans l’injonction à déposer le pouvoir, un abandon, ou encore une « dépolitisation ». À reconnaître, en revanche, que se « politiser » ne se limite pas à théoriser le pouvoir souverain, les conditions de la bonté des lois, ou à proposer des réformes, ou à participer à la vie de la cité, on pourra voir, dans l’idée que le sage dépose le pouvoir, l’expression même d’une « politisation », et dans la retraite en soi-même une opération encore politique, fût-elle limite ou négative.
Quand Plotin situe au-dessus des vertus qu’il appelle « politiques » d’autres vertus, elles « cathartiques » ou purificatrices, il va dans ce sens (cf. Traité 19 [I, 2], 3). Les vertus politikai ne s’appellent pas ainsi parce qu’elles seraient propres aux hommes politiques. Elles sont « politiques », c’est-à-dire ont trait à la polis car, par elles, l’être humain introduit de la mesure dans ses passions, fait preuve de courage, de tempérance, de justice, et ainsi, s’intègre dans l’ordre social de la cité (polis)16. Mais il y a plus. Comme Michel Foucault l’a montré à propos de la Grèce classique, la question du gouvernement de soi se trouve étroitement liée à celle du gouvernement des autres : « si je n’étais pas en colère, je te battrais », dit le maître à son esclave (cf. Foucault, 1994a). Loin d’avoir un sens exclusivement éthique, la maîtrise de soi fonde la légitimité d’une maîtrise des autres. Qui prétend gouverner une cité doit d’abord prouver qu’il sait gouverner, et le prouve en se gouvernant lui-même. Si l’analogie de la République entre la justice de l’âme et la justice de la cité fonctionne si bien, c’est parce que la politique commence dès l’intériorité, consiste du même mouvement à gouverner, par l’homme intérieur, le monstre polyforme du désir, et à gouverner un peuple.
Entre la politique « mondaine » et la politique psychique, il n’y a pas de séparation aussi tranchée qu’il n’y paraît. Ce que Plotin appelle vertus politiques relève de cette continuité classique entre gouvernement des autres et gouvernement de soi. Elles définissent l’excellence d’un être humain qui, capable de « métriopathie » (de mesurer ses passions), sait se gouverner lui-même, et légitime, par cette maîtrise, son pouvoir sur autrui, son statut dans l’ordre social, ses privilèges à un « âge d’ambition » (Brown, 1978 ; Van den Berg, 2017). Aussi, quand il invite son entourage à dépasser ce niveau politique pour substituer, au gouvernement du corps, une indifférence aux passions – une séparation, ou purification –, prône-t-il une tout autre « politique psychique » que celle du gouvernement de soi. Celle-ci se caractérise, non plus par le désir de mesure et par la volonté de gouverner, mais par l’acte de congédier le pouvoir. Plotin reste bien fidèle à cette idée que la politique commence dès l’intériorité ; il opte seulement pour une politique de soi différente, non plus classique, d’ordre cybernétique – gouverner le navire qu’est le corps, qu’est le peuple –, mais détachée du désir de commander (philarkhia) dans lequel Olympiodore d’Alexandrie verra l’origine même de l’élan qui porte nos âmes vers le corps17.
Faisant de l’âme une « assemblée tapageuse », le Traité 28 distingue ainsi plusieurs « constitutions » ou « régimes (politeiai) » psychiques (cf. Platon, République, VIII). À l’âme démocratique où la multiplicité des désirs, plaisirs et images prolifère, à l’âme timocratique d’une unité supérieure, à l’âme aristocratique où la raison domine, il faut préférer « l’homme vertueux » se séparant du corps, indifférent à lui. Le vertueux (l’homme de la catharsis) n’a plus besoin de gouverner le corps puisqu’il n’y voit plus une source de trouble, mais l’entretient simplement lorsque c’est nécessaire18. Cette configuration psychique, supérieure à l’aristocratie même, consiste bien à se retirer hors du corps. Il s’agit toutefois encore là d’une politisation, quoiqu’elle mette en œuvre une séparation tellement radicale entre les gouvernants et les gouvernés qu’elle supprime l’exercice du pouvoir : « il y a en quelque sorte deux cités : celle d’en haut, et celle d’en bas, organisée conformément à celle d’en haut » (ibid., 17, 34-35, je souligne). Une fois organisé, à force d’ascèse donc, le composé ne demande plus que l’intellect le gouverne sans cesse.
C’est précisément en politisant l’intériorité ainsi – par la retraite hors de ce qui nous attache au monde – qu’on en vient à déposer le pouvoir : « le désir de s’occuper des affaires politiques et de commander ont l’amour du pouvoir en nous (to philarkhon to en hèmin) comme déclencheur » (ibid., 44, 10-12). En se retirant hors du corps, on déploie en soi-même une politique psychique caractérisée par le non-gouvernement, obtenue à force d’exercice (askèsis) et de discipline. À force de se gouverner, à force de maîtrise, on parvient à un état où la gouvernance devient caduque. Cette politique-limite de l’intériorité désactive le désir de commander (philarkhia) aux autres, à un peuple, à une cité, ou n’invite à le faire qu’avec distance, si la providence en a décidé ainsi, le sage n’ignorant pas que la vie des « composés humains » n’est qu’une pièce de théâtre, tragi-comique (cf. Traité 47 [III, 2], 15). En dépassant le besoin de se gouverner, on transcende la pulsion de gouverner en général, on se détache du désir de gouverner les autres.
Damascius affirme clairement que se retirer en soi-même consiste à en finir avec le gouvernement du corps :
Au-dessus d’elles [les vertus politiques] se trouvent les vertus cathartiques, qui appartiennent à la raison seule et en tant qu’elle [la raison] se retire en elle-même (anakhôrountos eis heauton), dépose les organes comme vains et retient l’activité qui passe par eux ; ces vertus dégagent l’âme des liens de la naissance (Commentaire sur le Phédon, § 141.19).
En cessant d’agir à travers les organes sensibles, la raison rentre en elle-même dans un mouvement d’indifférence à la corporéité. La retraite en soi-même maintient alors encore un rapport à la politique propre au gouvernement de soi et des autres : par elle, on dépose les organes, on cesse de gouverner le corps. On politise encore l’âme, quoique d’une politique négative car en rupture avec ce que les néoplatoniciens appellent eux-mêmes « politique », à savoir l’activité de gouverner une extériorité qu’on juge turbulente, instable, d’ordre sauvage ou animal. C’est avec cette navigation tumultueuse que « l’homme vertueux » tente d’en finir par une retraite en soi, c’est elle qui le fait déposer le pouvoir, regarder en spectateur la course générale aux honneurs et jusqu’à l’effondrement de sa propre cité. Dans ces conditions, le projet d’une institution platonicienne a-t-elle encore du sens ?
De la Platonopolis à la vie furtive
Comme nous l’apprend Porphyre, Plotin avait conçu le projet de relever une cité en Campanie pour s’y retirer (anakhôrèsein) avec son entourage. « Platonopolis » en serait le nom, sinon le concept. L’anachorèse désigne dans ce cadre un mouvement concret et spatial : quitter la cité de l’empereur Gallien et de son épouse, dont Plotin avait les faveurs, partir s’établir dans une cité qui ferait usage (khrèsthai) des « lois (nomois) de Platon » (Vie de Plotin, 12).
Y a-t-il alors un lien entre la retraite en soi prônée par notre auteur et ce projet d’une retraite plus concrète ? Faut-il voir dans la Platonopolis un couvent, un phalanstère, ou plutôt un État dans l’État, une cité dont l’organisation refléterait du mieux possible les Lois de Platon ? Au regard de l’insistance de Plotin à se retirer en soi-même, à déposer le pouvoir, donc à renoncer au désir de gouverner, il semble peu probable qu’il ait pu souhaiter bâtir une cité autocratique, que lui, entouré de quelques conseillers, dirigerait d’une main de fer. Sans exclure que de tels projets doivent par principe aboutir à une tyrannie plus ou moins intégrale, il sera plus cohérent de voir dans la Platonopolis une cité où les lois ont pour fonction d’assurer cette retraite intérieure, cet exil vers le beau et le bien « dont nul homme n’est maître », donc d’inculquer la « vertu qui n’a pas de maître » – la philosophie (cf. encore Traité 52 [II, 3], 9). Même le Platon des Lois n’excluait pas que naisse un jour un homme « sans besoin d’aucune loi pour régir sa conduite », ajoutant que « ni loi ni ordonnance n’est plus forte que le savoir véritable », et qu’il « n’est pas permis non plus de soumettre l’intellect à quoi que ce soit, encore moins d’en faire un esclave ; au contraire, il doit commander toutes choses, si réellement il est par nature vrai et libre » (875c3-d2, trad. : Brisson, 2011 : 918).
Je propose donc de voir dans la Platonopolis une cité où les lois visent à permettre cet exercice de la retraite intérieure, par laquelle, à force de se gouverner, on finit par pouvoir se dispenser non seulement d’un maître, mais d’une maîtrise de soi désormais acquise. Une communauté de sages tranquilles, purs du désir d’accroître indéfiniment leur puissance, plutôt qu’un empire en puissance. En ce sens, il n’est pas absurde de dire que l’objectif ultime de la Platonopolis est l’anarchie, si l’on entend par « anarchie » la non-gouvernementalité, soit une condition dans laquelle chacun peut (c’est-à-dire en a à la fois le pouvoir et le droit) vivre sans besoin d’être sans cesse conduit par un chef, c’est-à-dire un archonte, un commandant (fût-il le « maître intérieur »).
Quoi qu’il en soit, la Platonopolis ne vit pas le jour, et Plotin abandonna apparemment ce dessein. Surtout, il ne semble pas avoir eu de succès chez les néoplatoniciens grecs postérieurs. Dans son Commentaire au Philèbe, Damascius range ironiquement le rêve d’une constitution idéale parmi les vains espoirs, « dont sont victimes même les gens cultivés », qui prennent plaisir à rédiger des politeiai « alors qu’elles ne se réalisent pas20 ». La maxime « vis caché (lathe biôsas) », attribuée à Pythagore par le milieu néoplatonicien – car comment l’adopter sans rougir si elle venait d’Epicure ? –, gagne en puissance (Van den Berg, 2005). Marinus raconte que son maître Proclus (412-485) l’a un temps pratiquée lorsqu’une « tempête et un flot de difficultés » à Athènes le poussa à s’exiler en Asie21. De fait, les empereurs chrétiens sont de plus en plus hostiles au paganisme, et Damascius, le dernier directeur de l’école platonicienne d’Athènes, dut s’exiler un temps en Perse après la fermeture de l’école sur ordre de Justinien, en 529, sans doute pour y chercher une politeia et un peuple favorables à la philosophie (sur Damascius et cet épisode, cf. Hoffmann, 1994). On sait par sa Vie d’Isidore qu’il voyait dans « l’âge présent », celui des empereurs chrétiens, un régime gouverné par l’epithumia, corrompu par son obsession pour la jouissance et la chair, aspirant à la soumission (Hoffmann, 2017). Aurait-il pu alors placer ses espoirs dans la venue d’une constitution platonicienne ? Aurait-il pu attendre de l’Histoire qu’elle fasse revenir l’âge d’or, celui de Cronos, c’est-à-dire de la raison et d’un mode de vie platonicien ?
Sans exclure cette hypothèse, remarquons que Damascius rapporte que son maître, Isidore, voyait dans un certain Sarapion un vivant exemple de la maxime « vis caché ». Ce dernier était tellement dédaigneux de « l’honneur qui vient des hommes au que son nom était inconnu dans la cité » (Athanassiadi, 1999 : fr. 111, l. 5 et l. 33-34). Sarapion fit le choix d’une « vie isolée (monada bion) » (ibid. : l. 12), passant chez lui la plupart de son temps, occupé à lire, en silence, des poèmes orphiques. Il avait délaissé les aspects techniques de la philosophie pour leur préférer un rapport intellectuel par lequel atteindre dieu et s’assimiler à lui. Voilà qui le fit « vivre d’une vie non pas humaine, mais à proprement parler divine » (ibid. : l. 17). Or comme Isidore a vu en lui une manifestation de la « vie cronienne (kronion bion) » (ibid. : l. 26), et puisque son élève, Damascius, distingue dans son histoire philosophique trois âges : l’âge d’or, cronien ; l’âge du courage (la Grèce classique) ; l’âge du désir (l’époque des empereurs chrétiens), ne peut-on pas suggérer que l’âge d’or ne leur apparaissait ni perdu, ni à venir, mais accessible dès maintenant, à condition de se retirer d’un monde injuste et, à vrai dire, de son histoire, dont il ne faudrait rien attendre de décisif ? À condition, donc, de défaire notre dépendance à l’Histoire pour, par un mouvement d’anachorèse, en venir à coïncider avec cette cime éternelle en nous, cette forteresse inexpugnable soustraite aux catastrophes du temps – l’intellect ?
Puissance de l’anachorèse
Que la retraite en soi-même s’accompagne ou non d’un renoncement à l’espoir d’une constitution idéale, elle reste en tout cas le lieu, non d’un abandon du politique, mais d’une politisation négative. En cherchant dans l’intériorité de quoi trouver la puissance d’être heureux, de vivre et de se diviniser, on ne met pas entre parenthèses la politique (est-ce en général possible ?), on neutralise, bien plutôt, sa dépendance à l’ordre de la cité, on se retire de la course aux honneurs (philotimia) que son intégration impose. On tend ainsi à se constituer soi-même comme un sujet non pas impuissant, mais puissant d’une puissance de résistance au besoin d’être gouverné – d’une puissance négative, en ce sens destituante, de rompre notre dépendance au pouvoir.
N’est-ce pas là précisément ce que l’assimilation à l’Un exige, ce « roi du roi et des rois », sans maîtrise de soi, ce commandant (arkhè) sans commandé « puisqu’il ne possède rien sur quoi exercer son commandement22 » ? L’exemple du commandement auto-destituant de l’arkhè, qui fait être toutes choses par son retrait même, n’appelle-t-elle pas précisément à mettre son zèle (spoudè), non dans l’attente d’un chef meilleur que les autres, mais dans une certaine forme de vie qui s’emplit de la puissance, destituante, de se passer de tout chef23 ? C’est en effet parce que l’Un se trouve au-delà de toute détermination (un principe déterminé exigerait un principe encore supérieur, et ainsi de suite à l’infini) et n’entretient aucun lien avec ses « produits » (un tel lien le rendrait relatif à eux) qu’il peut être principe absolu. Il laisse être, dès lors, loin d’exercer son pouvoir directement : « comme <l’Un> dépasse toutes choses il peut à la fois les produire et les laisser être par elles-mêmes tout en les surpassant24 » (Traité 32 [V, 5], 12, 48-49).
L’Un, qui se trouve aussi en nous (au même titre que toutes les « hypostases »)25, désigne donc l’origine inappropriable de tout être, nous-mêmes compris – le principe, non duel, impossible à regarder, par lequel seul il peut y avoir quelque chose comme une substance pensante, un sujet doté d’une intentionnalité, un être regardant, objectivant, etc. L’intellect, a fortiori notre personne, ce composé, ce moi, reposent sur une origine à jamais inobjectivable et impensable. Toute pensée, parce qu’elle est réflexive (quiconque pense se pense, pense qu’il pense), ou bien n’a pas de principe (irrationalité), ou bien dépend d’un principe lui nécessairement non duel, l’Un, non pensant s’il n’y a bien de pensée que duelle. L’origine de l’intentionnalité se dérobe à celle-ci. Nous existons en nous regardant exister, mais nous nous regardons exister par une puissance à jamais dérobée à notre regard.
Il faut donc que la retraite en soi, dans l’intellect, se redouble d’une retraite plus difficile encore : « il faut que l’intellect se retire (anakhôrein) dans ses arrières, en quelque sorte » (Traité 30 [III, 8], 9, 29-30), à savoir dans l’Un au-delà du Soi, de la pensée et de l’activité, c’est-à-dire de l’exercice de la puissance. Si la retraite intellectuelle nous fait découvrir une puissance de penser indépendante de la biographie, la retraite hénologique – appelons-la ainsi –, nous révèle que le véritable commandant, « la puissance de toutes choses », tient son titre de sa séparation même d’avec les réalités qui procèdent de lui et qu’il ne gouverne pas. Elle nous révèle que l’origine de la pensée échappe à la pensée de sorte que cette dernière ne saurait s’en rendre maître.
Pouvoir demeurer seul, anonyme dans la « fleur de l’intellect26 », « l’Un de l’âme27 » écrit Proclus – dans une « subjectivité sans sujet [...] dont personne ne saurait être le propriétaire ou dire : moi, mon corps », écrira Blanchot (1980 : 53), c’est là l’étrange gain de la retraite en soi28. C’est la découverte que la vraie puissance ne dirige pas, et que le tréfonds du moi, la condition d’où il émane – l’Innommable, dira Beckett – n’appartient à personne, pas même à moi : « l’âme n’a pas le temps de voir qui elle est [quand elle regarde l’Un], elle qui regarde » (Traité 38 (VI, 7), 34, 20-21, trad. : Fronterotta : 96-97) ; « [...] N’existe là-bas ni ce qui est maîtrise ni ce qui est maîtrisé » (Traité 39 (VI, 8), 12, 27-28, trad. : Lavaud, 2007 : 225). La retraite hénologique consiste donc à s’élever à une puissance étrangère au gouvernement, au « non-gouvernable » tel que le définit Catherine Malabou :
Le non-gouvernable n’est pas l’ingouvernable. L’ingouvernable désigne ce qui échappe au contrôle, comme un véhicule devenu impossible à conduire. […] La non-gouvernabilité quant à elle ne renvoie ni à l’indiscipline, ni à l’errance. Elle n’est pas non plus la désobéissance mais ce qui, dans les individus comme dans les communautés, demeure radicalement étranger au commandement et à l’obéissance (2022 : 51-52)29.
Coïncider le plus possible avec l’Un, ce principe anonyme enfoui sous l’obscurité de notre nom, c’est vivre en sachant que notre origine (ou identité profonde) se situe précisément dans une expulsion hors de toute origine consistante, nommable, identifiable – c’est vivre du savoir que la condition d’un sujet, par suite de la maîtrise de soi, c’est l’anonymat de ce non-gouvernable, la nuit labyrinthique de cette « fleur de l’âme » dont aucun moi ne saurait se faire spectateur ni devenir maître. C’est reconnaître que, pour vivre d’une vie réellement profonde, il nous faut transcender la vie de gouvernement parce qu’il existe une vie plus fondamentale, plus désirable et plus puissante que ce que nous appelons vie politique. Il y a mieux (l’Un est le Bien) que l’exercice du pouvoir par des noms propres aux prises avec une extériorité turbulente (qu’on appelle « peuple », et que la tradition rapproche d’un corps). Il y a mieux que les noms propres, qu’être un moi, que commander et obéir à un moi. Sans doute est-ce là « l’essentiel » que cette connaissance par les gouffres révèle, c’est-à-dire cette vacuité, ce vide, ce Dehors plus profond que le plus riche des sujets.
Conclusion
De Socrate retiré sous le porche à l’éloge néoplatonicien de la vie furtive, il existe une sorte de ligne en zigzag, infléchie par de multiples distorsions. Il serait passionnant mais difficile de les identifier toutes. Mon propos se limite à montrer que, chez des néoplatoniciens comme Plotin, Porphyre, Proclus et Damascius, le « soi » vers lequel il s’agit de faire retour se distingue du moi biographique. Rentrer en soi-même consiste à se subjectiver, non plus par ce composé d’âme et de corps, né dans telle famille, dans telle patrie, etc., mais à devenir sujet d’une puissance impersonnelle, neutre ou asexuée – l’intellect. Avec la retraite « hénologique », il s’agit même de remonter à une subjectivité sans sujet, l’Un de l’âme. Cette dernière remontée nous dote de la puissance, négative, de retrancher tout besoin d’une extériorité. « Fuir seul vers le seul » : une formule-limite de la puissance.
La retraite intérieure ne revient pas alors à se dépolitiser, purement et simplement, mais à politiser son intériorité de sorte que le désir des honneurs et du pouvoir perde son empire. Pour cerner le phénomène de la retraite en soi, il faut parler de politisation négative plutôt que de dépolitisation. En apprenant à devenir un « soi-même » plus fort que le moi biographique, on désactive la dépendance au pouvoir de ce dernier. « Le sage dépose le pouvoir ». Plus encore, à force de profondeur, on découvre n’être personne, et cet anonymat essentiel humilie notre désir d’honneur et de pouvoir ; à force d’abstraction, à force de fuir le monde, on s’aperçoit aussi que la vraie puissance, l’Un, ne gouverne pas, n’exerce rien de tel qu’un « pouvoir ». Le pouvoir thétique ou « archique », celui qui s’exerce « au nom de », s’en trouve du même coup relativisé. Il perd, non sa légitimité, mais son emprise sur l’imagination et la raison. Si le « roi des rois » ne gouverne pas, la cité idéale doit être anarchique en ce sens précis qu’elle doit rendre possible une communauté capable d’entretenir des rapports supérieurs à ceux du gouvernement (des autres et de soi). Il faut en passer par la Maîtrise, donc, mais dans le seul but de la transcender. Il faut vivre avec, pour principe, le retrait du principe, qui laisse être, ne maîtrise rien ni ne se maîtrise.
Dans ces conditions, le projet de Plotin de se retirer dans cette bien mystérieuse « Platonopolis » implique moins, dans son principe, l’édification d’une cité textuellement réglée par les Lois, que l’ouverture d’une communauté, au sein de l’empire, où les sages auraient toute liberté de vivre et de penser sans la présence d’un gouvernement extérieur, ni besoin de s’évertuer à se gouverner « intérieurement » (cette maîtrise étant acquise). Un tel projet n’a pas abouti, et il semble de plus en plus s’agir, avec Proclus, et surtout avec Damascius, de « vivre caché », et de moins en moins de croire résolument en l’advenue d’une cité platonicienne30. La valorisation du mystérieux Sarapion le montre bien : une vie à lire seul des poèmes orphiques, ce n’est pas désespérant, c’est encore philosophique, et dans cette vie, « non pas humaine mais divine », il faut voir la « vie cronienne ». L’âge d’or là, présent ?
Certes née d’une violence objective et de l’impossibilité croissante d’habiter politiquement le monde, la retraite intérieure n’est donc pas une capitulation. On ne se résigne par elle ni à être une victime du pouvoir, ni à l’impuissance. On découvre bien au contraire, à force de profondeur, une puissance supérieure à celle de gouverner. C’est enrichi, adouci et embelli (quoique d’une beauté non mondaine) de cette puissance qu’on regagne le monde :
Quand [Plotin] parlait, c’est l’intellect qui se manifestait jusque sur son visage qu’il éclairait de sa lumière. Lui qui était beau, il le paraissait encore plus à ce moment-là ; une légère sueur se répandait sur son visage, sa douceur rayonnait, et quand on l’interrogeait, il répondait tout à la fois avec bienveillance et vigueur.
(Porphyre, Vie de Plotin, 13, 5-10, trad. : Brisson, 2010 : 292)
Laissons les derniers mots à Damascius, qui, décrivant Isidore – lequel « avait l’air de quelqu’un qui sait ce dont il s’agit, mais <qui> ne voulait pas parler » – explique voir percer, dans ses yeux, l’éclat d’une beauté hors du monde, infigurable, détachée de tout :
Il faut que je dise [que ses yeux] réalisaient le mélange harmonieux des contraires dans une même image impossible à tracer, vu qu’ils étaient à la fois posés et rapides à se mouvoir, tournoyant tout à la fois pour ainsi dire au même point et autour du même point ; ils reflétaient à la fois la gravité et la grâce, tantôt profonds, tantôt candides à volontés. Pour le dire en un mot, ces yeux-là reflétaient fidèlement son âme et non pas elle seule, mais aussi l’influx divin qui l’habitait.
(Vie d’Isidore, d’après Photius, Bibliothèque, 242, respectivement 335b20-22 et 356a10-18, trad. : Henry, 2003 : 9 et 10, légèrement modifiée)