Foyers en rupture. Entre accalmies et débâcle, les résistances de la retraite

  • Breakaway homes. Taking a break or being broken: the resistances of retreat

DOI : 10.54563/mosaique.2684

Abstracts

Le foyer est traditionnellement associé à un espace de retraite, entendue comme refuge à l’écart du monde. L’objectif de cet article est d’explorer la relation entre foyer et retraite, sans céder sur une potentialité politique du foyer en tant qu’espace de cohabitation. Cela engage une définition spécifique de la retraite qui soit conciliable avec la transformation du monde. Rejeté au-dehors de la politique, le foyer peut investir positivement cette marginalisation, et devenir une retraite d’où est possible la critique du monde. Mais en brouillant la distinction entre domestique et politique, on risque de projeter cette binarité dans la politique elle-même, qui se déclinerait entre un sens d’action et de subversion, et un envers réactionnaire voire conservateur. Le passage par un type de foyer singulier, les Wohnprojekte, doit permettre de penser un sens politique du foyer qui garde une dimension de retraite tout en ouvrant une perspective créatrice et transformatrice.

Home is traditionally associated with retreat, understood as a refuge from the world. The aim of this article is to explore the relationship between home and retreat, without relinquishing the political potential of home as a space of cohabitation. This leads to the definition of a specific retreat that could be reconciled with the transformation of the world. Rejected outside politics, home can positively invest this marginalisation, and become a retreat from which a critique of the world is possible. But by blurring the distinction between the domestic and the political, we run the risk of projecting this duality into politics itself, which would be divided between a sense of action and subversion, and a reactionary or even conservative underside. The passage through a singular type of home, the Wohnprojekte, should make it possible to think about a political meaning of the home that retains a dimension of retreat while opening up a creative and transformative perspective.

Index

Mots-clés

Foyer, retraite, cohabitation, préservation, subversion, résistance, Arendt, hooks

Keywords

Home, retreat, cohabitation, preservation, subversion, resistance, Arendt, hooks

Outline

Text

La philosophie politique a traditionnellement associé le foyer à un espace-refuge, une retraite dans la mesure où il se situe à l’écart du monde public. On trouve chez Arendt (1958 : 105) l’expression paradigmatique de cette architecture conceptuelle. Elle nous rappelle que, dans la Grèce antique, « [l]e privé était comme l’autre face, sombre et cachée, du domaine public ». L’agora politique est l’espace de l’action : elle suppose une prise d’initiatives et de risques, tandis que l’oikos serait soumis au cycle répétitif des besoins et de leur satisfaction. En contrepoint du monde défini comme espace où l’on s’expose – au danger, à la nouveauté – le foyer serait la retraite qui nous en tient à l’écart, dans une position de détachement et de réserve. À rebours de cette dichotomie traditionnelle, je souhaite interroger ce qui depuis le foyer émerge comme politique. C’est donc l’interaction entre le domestique et le politique qui est ici en jeu : si le foyer est un refuge, peut-on l’entendre autrement que comme nous protégeant vis-à-vis du politique ?

Cette question engage une redéfinition de la retraite elle-même. Si, comme j’essaierai de le montrer, le foyer est à la fois l’espace d’une retraite et celui d’une potentialité politique, il faut envisager que la retraite prenne un sens politique. Or, en tant qu’elle marque un écart par rapport à quelque chose, la retraite semble toujours seconde, dérivée. Mouvement d’éloignement et de recul, elle s’opposerait à l’engagement et à l’offensive. Cette position défensive n’est certes pas apolitique en tant que telle. En transposant l’image du foyer comme face obscure du monde public, il s’agirait de le penser non pas comme extérieur au politique mais comme faisant signe vers une sorte d’envers du politique. En abolissant l’étanchéité du domestique au politique, tout se passe alors comme si on réinjectait cette binarité au sein même du politique. Celui-ci se déclinerait entre un mode actif – celui de l’initiative, de la transformation – et un mode réactionnaire : celui de la stabilité et de la résistance aux transformations. Arendt (1972 : 107) pense cette double orientation en évoquant chez l’homme un « besoin de changement » qui n’efface jamais son « besoin de stabilité ». C’est dans leur équilibre que le politique trouverait son sens. Or l’exigence de continuité et de solidité rejoint l’une des fonctions du foyer : fournir un monde durable à nos existences, par-delà les nouveautés. Une politique du foyer risque ainsi d’être hantée par cette polarité : si elle existe, il se pourrait bien qu’elle soit réaction conservatrice – l’autre face indissociable de l’action novatrice.

D’où la difficulté : comment penser une politisation subversive, transformatrice, du foyer, alors que le chez-soi est l’espace de toutes les valeurs conservatrices – la sécurité, la constitution d’une identité, l’appartenance à une communauté fermée, l’espace d’une appropriation et la délimitation d’une propriété ? Si le foyer doit être un espace de retraite, peut-il l’être en un autre sens que celui d’un repli ? La piste que je souhaite explorer est celle d’une retraite qui radicalise la distance en défiance, et ouvre l’espace d’une critique. Dans la position de réserve vis-à-vis du monde politique, on se donne les moyens de l’évaluer, de le juger, de le dénoncer. Depuis cette distance critique, peuvent même naître d’autres propositions : la retraite domestique ouvre alors l’espace de l’inventivité et de la créativité. Pour brouiller la cartographie qui oppose le domestique au politique, ou encore la préservation à l’action, je partirai d’un type de foyer, le Wohnprojekt, où se mêlent le privé et le public, l’intime et le collectif, le domestique et le politique. Cette pratique de cohabitation singulière, en tant qu’elle problématise l’articulation entre retraite et engagement, permet de remettre la définition du foyer en mouvement. Elle constitue en ce sens un terrain philosophique dont le sens est d’agir d’abord comme une sorte de contre-exemple aux définitions traditionnelles du foyer. En montrant qu’il existe déjà des formes de cohabitations les excédant, c’est la définition (et les potentialités) de tout foyer qu’il devient nécessaire de repenser. En ce sens, le terrain ne doit pas servir de modèle transposable (le nouveau standard pour tout foyer) mais plutôt d’élément déclencheur pour rouvrir le concept de foyer à d’autres possibles. Je m’appuie au cours de cette réflexion sur un travail d’enquête (encadré). Cet effort a été nourri par des études sociologiques, mais il reste philosophique : il s’agit d’ouvrir une réflexion sur la cohabitation en général, ainsi que les formes d’engagement politique que l’on peut penser à partir d’elle.

Ce travail s’insère dans le cadre d’une recherche doctorale. J’ai découvert les Wohnprojekte en 2018 lors d’un premier séjour à Berlin, et habité l’un d’entre eux de façon sporadique au cours des années qui ont suivi. Mes séjours se sont peu à peu rallongés et officialisés – me plaçant en position non plus d’invitée mais de Zwischenmieterin, de locataire temporaire, d’abord en 2020 puis en 2024. À partir de 2020, j’ai fait de mes séjours l’occasion d’observations participantes. En parallèle de cette relation subjective au terrain qui se resserrait de plus en plus, j’ai entrepris de diversifier mon approche en me tournant vers d’autres Wohnprojekte, de formes variées, et en y menant des entretiens. Il ne s’agit aucunement de viser l’exhaustivité, mais d’enrichir le tableau des possibles Wohnprojekte, d’en esquisser des constantes, et de faciliter l’anonymisation par la pluralité des sites d’enquête. Je m’appuie aussi sur des textes issus des Wohnprojekte à titre de présentation, de chroniques retraçant leur histoire, les obstacles rencontrés et les stratégies élaborées. Ces textes sont rédigés à l’occasion d’annonces quand une chambre se libère, de demandes d’aides, ou encore de communication sur le projet et les événements qui s’y organisent. La cohabitation au sein des Wohnprojekte repose sur une pratique institutionnalisée de la délibération collective, qui favorise une réflexivité et explique en partie la publication très riche de textes plus ou moins généreux et révélateurs sur leurs aspirations, leur fonctionnement, et leurs difficultés. Jusqu’à présent mon enquête s’est focalisée sur des projets de la ville de Berlin.

Je partirai de l’association traditionnelle entre le foyer et la retraite entendue comme coupure vis-à-vis du monde ; j’analyserai ensuite la façon dont cette fonction de retraite du foyer peut être investie en tant que telle et valorisée politiquement ; resserrant l’analyse sur les Wohnprojekte en tant que foyers politisés, j’interrogerai la possibilité d’une valeur politique du foyer non pas sur le mode du refuge mais sur celui de l’initiative et de la subversion ; cela me conduira en dernière analyse à repenser les potentialités politiques de la retraite et en particulier de la retraite domestique.

La retraite apolitique

La retraite apparaît d’abord comme l’inverse de la lutte : mouvement de rassemblement des troupes loin des conflits. En ce sens, elle peut marquer une défaite, et traduire une impuissance. Appliquée au foyer, cette entente de la retraite indique un rejet hors du monde. À lire Arendt le foyer est vide1 de sens politique et doit être maintenu hors d’elle. C’est à condition d’en sortir, de s’affranchir des nécessités qui y sont prises en charge – celles de « l’entretien de la vie » (Arendt, 1958 : 66) – qu’on peut se mêler vraiment de politique : tandis que les esclaves, les femmes et les enfants sont soumis à la domination du maître de maison, celui-ci n’est libre « que dans la mesure où il [a] le pouvoir de quitter le foyer pour entrer dans le domaine politique dont tous les membres [sont] égaux » (Arendt, 1958 : 70). La retraite du foyer est donc loin d’être de tout repos : coupé de la participation au politique, le foyer n’en est pas pour autant exempt des violences qui naissent justement dans l’espace de l’inégalité et de la domination. Mais c’est précisément parce que la communauté domestique est organisée par des rapports de domination, et orientée vers des buts économiques, qu’elle est exclue du politique. Son organisation comme sa finalité obéissent à des principes de nécessité : « la force et la violence se justifient dans cette sphère comme étant les seuls moyens de maîtriser la nécessité (par exemple, en gouvernant les esclaves) ». Paradoxalement la violence qui règne au sein du foyer n’abolit pas sa fonction protectrice2 : « c’était seulement au sein de sa famille que l’homme s’occupait en premier lieu de sa vie et de sa sécurité. Qui entrait en politique devait d’abord être prêt à risquer sa vie » (Arendt, 1958 : 74). Le foyer remplit la fonction d’un refuge vis-à-vis du monde extérieur et de ses imprévisibilités, mais cette sécurité se paye en dépouillant le foyer de toute puissance politique. L’oikos s’oppose donc au politique comme la hiérarchie à l’égalité, qui seule rend possible la pluralité et la liberté.

Une telle définition de l’oikos repose donc sur l’écrasement des perspectives diverses qui composent la cohabitation. Si Arendt peut affirmer que l’oikos n’est pas l’espace d’une pluralité politique, c’est parce que la seule perspective qui vaille la peine d’être entendue sur la scène publique est celle du patriarche. La distribution des espaces pétrifie une certaine distribution des rôles, et confine certaines personnes au foyer, tandis que d’autres obtiennent le monopole de l’action. Le problème réside dans ce glissement : « Non seulement le privé est distinct du public, mais certains individus semblent destinés au public, d’autres au privé, hiérarchiquement rapportés » (Collin, 1986 : 49). Priver le foyer de toute portée politique, c’est donc condamner à l’impuissance les personnes qui y sont assignées3. Et il ne suffit pas de leur garantir une possibilité égale de quitter le foyer. Di Croce (2018 : 138), dans une réflexion sur Antigone, souligne en effet qu’en admettant ces personnes dans le domaine politique, il faudra admettre qu’elles transforment en profondeur ce qui est reconnu comme (action) politique, et elle interroge Arendt : « comment les personnes exclues pourraient-elles d’emblée agir selon les modalités d’action et dans le langage du domaine politique, alors que ce langage et ces modalités d’action leur sont refusés ? ». S’il y a ainsi importation dans le politique des considérations portées par les exclues d’ordinaire confinées au foyer4, alors c’est une redéfinition et une revalorisation du foyer lui-même qui sont engagées. Cette redéfinition ne provient pas seulement d’une exigence normative mais d’une porosité effective de la frontière.

Revalorisation du foyer : une fonction politique de la retraite

Je pars ici des réflexions partagées avec un habitant ayant vécu dans son Wohnprojekt depuis l’occupation des lieux dans les années 1980, jusqu’à la phase de légalisation, où des contrats (de location, puis de vente5) ont été signés. Au sujet des motivations politiques qui animaient les squatteurs au moment de l’occupation, il affirme que « tout le monde avait des idées politiques », lesquelles se résumaient selon lui à l’injonction suivante : « vivre et combattre ». Mais, ajoute-t-il, dans cet objectif il fallait une base depuis laquelle il soit possible de se battre, depuis laquelle planifier, s’organiser, etc. La dualité du vivre et du combattre a une résonnance arendtienne. D’un côté, le foyer serait espace de la vie et du rassemblement des forces, de l’autre, la politique serait l’espace du combat à proprement parler, ou, en des termes arendtiens, le domaine l’action et l’initiative. Le foyer conditionne alors extérieurement l’action, qui reste maintenue au-dehors comme ce vers quoi on va ; inversement le foyer est l’espace où l’on rentre entre deux conflits, dans la sérénité familière du chez-soi. Cette alternance est nécessaire. Ici, le foyer squatté – singulier et minoritaire – permet selon moi de radicaliser une valeur qu’on attribue à tout foyer : il indique de façon intensifiée, la (seule ?) direction politique que le foyer peut prendre. S’il se politise, c’est dans cette fonction de base sécuritaire depuis laquelle agir. Pour rendre la subversion supportable, il faut aussi pouvoir se replier sur un lieu stable où l’on retrouve des repères. La fonction retraite du foyer est ici grossie et apparaît en quelque sorte a fortiori : si le foyer en général est espace de protection, le foyer occupé doit d’autant mieux remplir cette fonction défensive.

L’oikos puis le squat permettent de conceptualiser le foyer sous deux éclairages différents. S’il peut avoir un intérêt politique, c’est dans les deux cas sur le mode d’une préparation : en affranchissant le citoyen des nécessités, ou bien en lui servant de base d’où projeter son action. L’oikos semble subir la retraite davantage sur le mode de la privation ; le squat lui donne un sens plus stratégique. Elle se présente comme une étape temporaire, partie intégrante d’un processus politique, respiration avant l’offensive. Dans les deux cas, au mieux, le foyer serait donc un espace prépolitique, qui rend possible une entrée dans le monde. Au prisme du squat, on déplace toutefois l’accent : le rapport de conditionnement repose moins sur une extériorité tranchée que sur une alternance stratégique au sein d’un continuum qui reste orienté vers l’action. Plutôt que d’être tout simplement l’autre du politique, le foyer serait l’un de ses modes. Le sens de l’action offensive correspondrait au sens fort ou positif de la politique, mais dessinerait aussi en creux son sens faible. Cette position est d’ailleurs tenable avec Arendt elle-même qui regrette, à la fin du texte « Vérité et politique », de n’avoir envisagé le politique que sur son plan le plus basique (celui des conflits d’intérêts et des rapports de pouvoir), oubliant ce qui en fait la dignité – son contenu proprement positif. Mais ce plus bas niveau de la politique se trouve dès lors inclus comme l’une des couches du politique. Ce serait la politique en jeu dans le foyer : une retraite qui n’est pas protection vis-à-vis mais en vue du politique. Le foyer est-il condamné à n’être politique que dans son sens le plus bas ?

Contre une conception traditionnelle du foyer qui le place en position d’infériorité, la pensée féministe s’est réapproprié de multiples façons cet espace pour le revaloriser. Dans cette perspective, le texte de bell hooks (2017) « Homeplace (a site of resistance) » est particulièrement pertinent, car il vient inverser la distribution axiomatique voulant que le foyer soit l’espace de la violence et le monde politique celui de la liberté. Évoquant les visites chez sa grand-mère qui habitait un quartier majoritairement blanc, hooks dépeint l’espace public comme traversé de tension. Dans ce contexte hostile, la maison de sa grand-mère est d’abord un refuge rassurant et sécurisant. À ce stade, hooks semble encore très proche d’Arendt (1958 : 100) qui affirmait : « même les exclus du monde pouvaient se consoler dans la chaleur du foyer et la réalité restreinte de la vie familiale ». Mais ici le monde devient l’espace des injustices et des rapports de domination ; le foyer au contraire est celui d’une réappropriation et d’une estime de soi. Il y a bien là une valeur subversive du foyer : « Je veux parler de l’importance du foyer dans un contexte d’oppression et de domination, du foyer comme un site de résistance et de lutte pour la libération » (hooks, 2015 : 43). Il est ainsi possible de lui rendre, avec hooks, une dignité politique : celle d’une retraite qui prend ici la valeur d’espace critique à l’égard du monde. En prenant une distance vis-à-vis de lui, elle rend possibles la dénonciation du monde et la revalorisation de soi. Sa teneur politique tient à ce qu’elle permet de reformer une communauté et de retrouver un courage politique : « Malgré la réalité brutale de l’apartheid racial, de la domination, le foyer était le seul endroit où l’on pouvait librement se confronter au problème de l’humanisation, où l’on pouvait résister » (hooks, 2015 : 42).

Deux traits me semblent subsister ici de la définition traditionnelle du foyer : d’une part, il ne remplit sa fonction politique – celle d’ouvrir un espace de régénération (recovery) pour les identités opprimées – qu’à condition de maintenir une distance vis-à-vis du monde extérieur. Le foyer organise une retraite qui ne doit justement pas se penser comme participation : sa résistance consiste à ne pas s’assimiler au monde dominant, au monde de l’oppresseur (hooks, 2017 : 150). D’autre part, cette extériorité continue d’assigner au foyer la fonction d’un refuge, un espace qui abrite davantage qu’il n’expose. Néanmoins, cette retraite semble chez hooks à la fois plus efficace et plus ouverte que chez Arendt. Tout d’abord, elle nous protège de la violence plutôt que du politique en tant que tel. Autre inversion, l’affirmation de l’identité singulière n’a plus lieu selon hooks dans le monde public, mais dans l’espace protégé du foyer. Enfin, il faut noter qu’avec Arendt le retrait dans le foyer tend à prendre le sens d’une fuite (c’est l’espace de l’attachement à la vie, celui où l’on prend goût à la sécurité) : le retour au politique n’est jamais bien clair ni garanti. Au contraire pour hooks la protection du foyer ne se savoure que par intermittences. Cela s’explique notamment par le fait que chez elle, le domaine de la nécessité ne recoupe pas de façon congruente l’espace du foyer : il faudra bien ressortir, ne serait-ce que pour travailler. Tandis que, chez Arendt, l’accès au monde politique se présente comme un privilège dont on peut se passer pour vivre, chez hooks la confrontation politique reste présente sur le mode de la nécessité. C’est donc cette relation entre politique et nécessité qu’il faut interroger : quelles sont les nécessités du politique et les nécessités autres que politiques ?

Au cours de l’entretien mentionné plus haut, il est apparu paradoxalement que le foyer squatté, lieu de vie censé offrir un espace de préparation pour le combat, devenait lui-même le lieu et l’enjeu de conflits. La séparation entre le domaine de la vie et celui de l’action politique se brouille dès lors que des rapports de pouvoir viennent menacer certaines formes de vie. Ici, contrairement à ce que disait Arendt, ils s’exercent sur les formes de cohabitation depuis l’extérieur du foyer (le marché immobilier structuré par la propriété privée et des logiques d’accumulation, la protection de cet ordre par le pouvoir étatique ou municipal). Ainsi le foyer alternatif révèle a fortiori un trait du foyer en général : la difficulté pour le premier de maintenir une autodétermination révèle en filigrane les rapports de force qui pèsent sur tout foyer. Les obstacles politiques qui s’opposent aux expérimentations de cohabitation nous montrent à quel point le foyer est en premier lieu soumis à des hétéronomies qui se font passer pour des nécessités naturelles. La confusion que prépare Arendt, en rassemblant au sein du privé les nécessités biologiques et celles issues des rapports de commandement, est la suivante : tout se passe alors comme si ces nécessités étaient du même ordre ; de là, il n’y a qu’un pas pour finalement considérer les hiérarchies de l’oikos comme relevant elles aussi d’une nécessité naturelle. Derrière cette apparente nécessité qui découlerait de la définition du foyer, il faut mettre au jour des dynamiques politiques qui imposent une certaine configuration de cohabitation (structurée par la propriété privée et par la famille)6. Il faut interpréter, derrière sa naturalisation, le sens politique du foyer tel qu’il nous advient : celui d’une marginalisation.

Il y a là un cercle qui peut aussi bien être paralysant que porteur d’action. Le rejet hors du monde peut être radicalisé en worldlessness (Arendt, 1968), c'est-à-dire en une perte du monde. La marginalisation durable conduit alors à se détourner du monde, par désintérêt ou découragement. Mais cette hostilité du monde peut aussi susciter l’indignation et inciter à s’emparer du foyer comme d’un espace où il est possible de s’engager différemment. C’est ce renversement qu’opère bell hooks, en affirmant qu’il faut distinguer deux ententes de la marginalité. Celle qui n’est vécue que sur un mode subi conduit au désespoir. Mais il est possible aussi d’y voir une position singulière, portant le potentiel d’une perspective unique sur le monde : « Je fais une distinction nette entre la marginalité qui est imposée par des structures oppressives et la marginalité que l’on choisit comme site de résistance, comme lieu d'ouverture radicale et de possibilité » (hooks, 2015 : 153). Ainsi redéfinie et revalorisée, elle offre la possibilité « de voir et de créer, d’imaginer des mondes alternatifs, nouveaux » (hooks, 2015 : 150). Une fois qu’on a montré que le foyer n’était pas soumis uniquement à des logiques naturelles, mais qu’il avait un sens politique, il faut réinvestir ce sens, et passer d’une politique de la domination à une politique créative du foyer.

Une autre voie pour politiser le foyer : fonction créatrice de la retraite

Pour comprendre ce qu’est un Wohnprojekt, on ne peut pas l’assimiler simplement à un squat. L’histoire des Wohnprojekte pose au contraire la question du devenir d’un foyer politisé par-delà sa légalisation7. L’entretien évoqué jusqu’ici illustre cette évolution typique : une occupation suivie d’une légalisation. Alors le lieu de vie n’est plus espace de combat, son existence n’est plus mise en crise par les pouvoirs extérieurs, une certaine stabilité s’installe, et son organisation interne se transforme peu à peu. Est-il voué à perdre sa singularité ? Mes entretiens dans divers Wohnprojekte ne permettent pas de trancher. Tantôt la légalisation fut semble-t-il suivie d’un délitement des solidarités et d’un relâchement des liens de cohabitation ; tantôt, cette stabilisation permit de consolider et stabiliser des configurations originales de cohabitation. Si le foyer n’a de sens politique que contre un contexte hostile dont il nous protège, alors sa fonction de préservation mais aussi de critique dépend de ce monde injuste, sans lequel il serait renvoyé à son apolitisme. Peut-on penser le foyer au prisme d’une retraite qui ne serait pas seulement réaction contre le monde, ou protection contre ses menaces, mais qui aurait valeur d’action et transformerait le monde ?

Il faut ici préciser de quel monde il s’agit. Les Wohnprojekte sont une forme de cohabitation issue d’un mouvement d’occupation illégale des logements en Allemagne. La chronique « berlinbesetzt » recense 200 Wohnprojekte encore existants dans la capitale. Elle retrace leurs apparitions (et parfois leurs disparitions / évacuations) depuis les années 1970. Plusieurs études sociologiques s’y intéressent mais leur décompte précis varie considérablement8. Cela tient sans doute en partie à la définition flottante, plus ou moins stricte, de ce qu’est un Wohnprojekt. Comme le précisent ces études ils diffèrent en taille9 et rassemblent des profils sociologiques divers, des motivations hétéroclites, et ont des statuts juridiques variés. Pour ma part, je relève trois critères indispensables pour qualifier une cohabitation de Wohnporojekt : que les personnes y habitant emploient cette désignation ; qu’au moins certains espaces et certaines responsabilités soient partagés collectivement10 ; qu’un plenum, la réunion régulière de tout le foyer, soit organisé à intervalles réguliers. Ce dernier critère découle d’une observation : les personnes interrogées dans divers projets tenaient le plenum pour acquis – il s’agissait semble-t-il pour elles d’un sous-entendu inhérent à la définition même du Wohnprojekt. Il faut insister sur la répartition chaque fois singulière des espaces individuels et communs, selon divers degrés de partage. Dans la plupart des projets que j’ai observés, des sous-groupes se constituent au sein du projet : souvent, des appartements se reconstituent en communauté domestique préférentielle ; parfois cependant, une grande cuisine est mise en commun pour tout le projet ; on trouve encore des inventions originales dans la distribution de l’espace : une configuration qui me paraît particulièrement intéressante consiste à attribuer à chaque membre du projet une chambre, puis à le rattacher à une cuisine qui peut être située à un autre étage. Ici la constitution de sous-groupes ne se décide ni ne se reflète spatialement, mais relationnellement, et une telle répartition favorise d’autres formes de mobilités et de circulations au sein du bâtiment11.

Le monde dans lequel ces foyers existent, leur contexte socio-politique, est marqué par le développement de villes très denses et concurrentielles, où le marché immobilier saturé est dominé par des logiques de rentabilité, c’est-à-dire où l’espace habitable est conçu comme une marchandise davantage que comme un bien d’usage. Peu de marge est laissée à l’autodétermination dans les formes de cohabitation, qui dépendent avant tout des ressources disponibles et sont majoritairement ramenées à des liens de parenté centrés sur la famille nucléaire. Les études sur les Wohnprojekte montrent que ce cadre entrave l’apparition comme la survie de formes de cohabitation alternatives12. L’accès à de grandes surfaces partagées est limité matériellement dès lors que l’espace se fait de plus en plus rare, et le projet est d’autant moins compétitif qu’il propose une cohabitation marginale fondée sur des logiques extra-familiales. La cohabitation apparaît en quelque sorte figée, non seulement conceptuellement mais aussi pratiquement, l’expérimentation est freinée voire minée de l’intérieur. Ainsi, les personnes que j’ai interrogées s’accordent à dire que l’augmentation des loyers, liée à la gentrification rapide de la capitale, fait de l’argument économique une motivation de plus en plus décisive dans le choix d’habiter un Wohnprojekt (qui maintient des loyers bas). Or, cette motivation est lacunaire en regard des exigences de la cohabitation au sein d’un tel foyer.

Dans ce cadre agonistique, penser la valeur politique du foyer comme un refuge qui nous mettrait à l’abri du monde hostile n’est pas suffisant, car celui-ci risque d’étouffer la possibilité même de créer une échappatoire hors des rapports de domination qui le caractérisent. Il faut donc envisager une politisation du foyer qui, si elle valorise la retraite, le fait en tant qu’espace relativement autonome – mais sans cesse menacé et limité – et rendu ainsi disponible à l’initiative. Le Wohnprojekt apparaît en ce sens comme un espace préfiguratif, dans le sens défini par Vitiello : des alternatives s’efforçant de « réaliser hic et nunc [d]es principes idéaux », sans qu’on puisse pour autant les qualifier d’utopies car :

elles existent réellement, et s’ancrent dans des contextes sociaux-historiques concrets, auxquels elles doivent s’adapter pour mieux les transformer – d’où leur grande diversité, et leur caractère non immédiatement reproductible. Surtout, en partie parce qu’elles s’inscrivent dans des sociétés non-idéales, ces alternatives ne prétendent ni à la perfection de leur organisation, ni à la clôture de leur historicité : conscientes de leurs limites, de leurs imperfections, voire de leurs compromissions avec l’ordre dominant des choses, elles en appellent au contraire à l’imagination et à l’énergie des acteurs pour évoluer, se transformer, et ainsi mieux réaliser à l’avenir leurs principes idéaux (Vitiello, 2019 : 89).

La préfiguration se place à l’écart du monde dans la mesure où elle a besoin d’une distance suffisante pour échapper aux pouvoirs en place, et en même temps elle est aux prises avec lui. Si le foyer fait retraite, c’est alors pour tenter de faire exister dans un espace délimité une autre organisation possible du monde, capable de rejaillir in fine sur lui. Parmi les préfigurations évoquées par Vitiello (ibid. : 84), plusieurs ont à voir directement avec la cohabitation, qu’il s’agisse des ZAD ou du mouvement zapatiste. Le Wohnprojekt s’inscrit en ce sens dans une pluralité d’expérimentations possibles, chaque fois singulières, plusieurs foyers de résistance qui remettent en question le lien entre cohabitation et politique. Surgit alors un problème de conciliation entre deux temporalités : celle de la rupture, qui implique un temps de crise, et celle de l’habiter, qui engage une durée, un temps d’installation. Le Wohnprojekt me semble particulièrement pertinent parce qu’il ne cède sur aucune de ces deux temporalités, et nous donne à penser une résistance qui pourtant n’abandonne pas les enjeux propres à l’habiter.

La temporalité de rupture provient notamment de la résistance à une marchandisation de l’immobilier, qui met le Wohnprojekt en péril : en transgressant cet ordre il risque d’être évacué à tout moment. Mais l’intérêt des Wohnprojekte est que leur histoire s’étend sur plusieurs décennies et qu’un mode de cohabitation s’y dessine dans la durée, par-delà l’occupation et la légalisation. Cette durée implique d’abord une plasticité de la communauté domestique. L’entretien évoqué plus haut porte sur un Wohnprojekt regroupant une centaine de personnes, dont seulement quatre étaient déjà présentes lors de l’occupation. Des temporalités très diverses s’y croisent : certaines personnes y vivent depuis des décennies, d’autres ne s’y installent que pour quelques mois, ou de façon intermittente. Cette ouverture de la communauté domestique assure en fait la continuité d’une spécificité quant au principe de la cohabitation dans le Wohnprojekt : elle ne repose jamais exclusivement sur des affinités préalables, mais propose une forme de vie collective qui survit au passage des habitants et habitantes. Des questions se posent donc au foyer – le choix de ses membres et de ses formes d’organisation (la répartition des tâches et des espaces) – qui ne sont pas résolues d’avance, mais sujettes à débat. Prises en charge collectivement, ces questions communes à toute cohabitation apparaissent comme ce qu’elles sont : des enjeux politiques en un sens arendtien. Cela se traduit par exemple par des discussions sur les recrutements : faut-il favoriser une forme de cooptation ? Ou au contraire communiquer l’annonce publiquement ? Y a-t-il des critères positifs ou négatifs de sélection ? Si ces questions trouvent des réponses variées d’un projet à l’autre, le fait même qu’elles se posent montre que les formes de cohabitation y sont le résultat, non pas d’une évidence ou d’une nécessité, mais d’un ensemble de décisions, qui ne sont jamais tranchées d’avance ni une fois pour toutes.

Autre caractéristique découlant de cette durabilité du Wohnprojekt : il s’y joue une forme d’institutionnalisation qui vient en un sens recréer, à l’intérieur du foyer lui-même, quelque chose comme un espace public. La cohabitation est formalisée par un ensemble de règles : une constante en est le plenum déjà évoqué. On y délibère sur l’entretien du projet, du ménage, les travaux, l’approvisionnement des ressources, alimentaires (parfois selon un régime collectivement adopté), énergétiques, mais aussi la médiation des conflits, ou encore sur les nouvelles arrivées, les départs, et les reconfigurations éventuelles de l’espace. La dichotomie du foyer et du monde politique commence dès lors à se brouiller, puisqu’un monde politique est en train de naître au sein même du foyer. Un danger se dessine alors : que le Wohnprojekt recrée un monde « domestico-politique » coupé du monde « extérieur », à côté ou hors de lui : on prétend à une autosuffisance qui ne saurait être totale. Or cette coupure découlerait des exigences même de l’habitation, qui voue peut-être le foyer à une politique de repli plutôt que de critique transformatrice. Ma question, en ce sens, est celle de ce que la domesticité peut injecter comme type d’argumentation au sein de la délibération politique. Dans des situations de discorde interne, j’ai observé que cette domesticité pouvait être prise comme argument pour justifier une exigence de sécurité. Un Wohnprojekt publie à ce sujet le compte rendu d’un conflit qui l’a divisé profondément, et où le sentiment d’insécurité d’un membre a servi d’explication à l’appropriation par cette personne de certains espaces communs : « Pour la maintenir en sécurité, le collectif a consenti à la séparation temporaire de la maison où l’étage supérieur entier – notre espace commun primordial – était occupé par cette seule personne ». Ce cas n’est pas isolé. Une telle argumentation repose sur la conceptualisation traditionnelle faisant du foyer un espace où on doit se sentir protégé. Ainsi, les exigences de l’habitation comme création d’un lieu-refuge entrent en potentielles contradictions avec les exigences de la cohabitation comme espace collectif au sein duquel des désaccords doivent pouvoir voir le jour sans mettre fin au commun.

Une telle privatisation est identifiée par Marc Breviglieri (2022) comme symptôme de l’agonie des squats à Genève. Selon lui toutefois, si leur puissance subversive s’est édulcorée, ce n’est pas par coupure vis-à-vis du monde mais au contraire du fait d’une temporalité d’installation et d’une compromission avec les pouvoirs publics. Il y voit avant tout la « défaite » d’une « vigueur défensive » (ibid. : 60). Quand les liens de solidarité et l’originalité de la cohabitation s’estompent, est-ce alors du fait de la perte d’un ennemi extérieur, qui conduirait à internaliser les rapports de pouvoir ? En visitant un projet de Friedrichshain qui, après des légalisations à court-terme, en est revenu à l’occupation illégale, j’ai toutefois pu constater que cette temporalité de crise ne garantit pas non plus des solidarités durables. Au contraire, la violence des interventions policières, l’instabilité engendrée par une occupation précaire, raccourcit les temps d’habitation par chaque membre, interrompant toute acquisition d’expérience individuelle et collective sur plus de quelques années. À l’inverse, le projet qui évoquait une crise ayant mené à privatiser son espace commun, témoigne aussi à partir de cette expérience d’un effort pour apprendre du conflit et améliorer la cohabitation. Cette démarche suppose une continuité au moins partielle des membres qui transmettent la mémoire des obstacles surmontés. L’intérêt d’une telle pérennité tient aussi à la proposition d’une forme de cohabitation originale qui n’est pas toujours reprise à zéro : des espaces collectifs sont définis et habités, portent une mémoire (des affiches, des pancartes…), et les relations sur plusieurs années maintiennent un tissu préalable de solidarités dans lequel les nouvelles arrivées viennent s’intégrer – plus ou moins aisément – sans avoir à tout instaurer. C’est cette même aspiration qui motive le Mietshäuser Syndikat, proposant d’aider les nouveaux projets dans leurs débuts, par un soutien financier mais aussi le partage de compétences : « Par le biais de conseils, ils transmettent leur savoir-faire à de nouvelles initiatives de projets qui ne doivent pas réinventer la roue à chaque fois » (Rost, 2003 : 7).

Breviglieri (2022 : 57) dénonce un « effet d’absorption réciproque » entre le squat d’un côté, la société et son gouvernement de l’autre. Mais cet entremêlement peut aussi garantir la longévité d’espaces disponibles pour une autre forme de cohabitation qui, aménageant une délibération collective, continue de se réinventer. Cette stabilisation a une valeur stratégique : en protégeant ces enclaves subversives, les Wohnprojekte sont à même de les partager. De très nombreux projets mettent à disposition d’associations politiques ou artistiques les espaces communs dont ils disposent13. À cela s’ajoute, en cas d’annonce d’une chambre disponible, la précision fréquente14 que la priorité sera donnée à des personnes marginalisées. On tient ici une participation au monde qui ne semble pas réductible à la seule compromission. Pour Breviglieri (ibid. : 65) les foyers résistants, dès lors qu’ils négocient, « peinent à trouver une distanciation critique par rapport [aux] mutations du capitalisme urbain dans la mesure même où ils participent désormais à ses dynamiques. » Tout l’enjeu de ma réflexion sur la retraite est de penser à travers elle une position qui permettrait de concilier la posture critique et la posture de participation15. L’intérêt du Wohnprojekt est de maintenir cette position d’équilibre singulier entre une exigence de préservation/distanciation, et une exigence de transformation ; celle d’une retraite qui ne soit ni débâcle (l’annihilation d’une forme de vie minoritaire par le pouvoir, par exemple avec l’éviction ou la récupération de bâtiments occupés par des Wohnprojekte) ni défaite (par exemple l’assimilation ou l’illusion de l’autosuffisance, qui détournent de toute prétention à transformer le monde).

Il faut noter enfin que la « compromission » est rarement, dans le cas des Wohnprojekte, abolition du rapport de force, qui peut toujours se renverser ou s’intensifier de nouveau. Les Wohnprojekte accèdent à la légalité de façon diverses : la signature de baux quand le bâtiment appartient à une entreprise privée, l’achat en collectivité quand des fonds sont disponibles, mais aussi grâce à des réseaux d’entraide, comme le Mietshäuser Syndikat. Ce modèle témoigne de l’invention possible, au sein même du compromis avec le pouvoir, de solidarités permettant d’infléchir le rapport de force. Mais il n’est jamais figé : dans une ville comme Berlin, qui gagne en attractivité, les espaces bloqués par les Wohnprojekte, en particulier par l’intermédiaire de baux, sont d’autant plus menacés que les propriétaires ont d’intérêt croissant à rendre ces précieux espaces disponibles pour un marché plus rentable. L’équilibre trouvé à un moment donné est donc toujours susceptible de se renverser. La négociation peut être pensée plus positivement comme une façon de prendre part à ce rapport de force. En cours de route, les Wohnprojekte ont tissé des relations de soutien entre projets16. C’est ici que la temporalité propre au Wohnprojekt est intéressante : elle témoigne d’une certaine plasticité, qui permet d’autant mieux de résister aux assauts d’un monde menaçant et qui de fait a permis à ces espaces de cohabitation de tenir, en s’adaptant aux évolutions politiques, économiques et urbanistiques du contexte où ils ont vu le jour. Le Wohnprojekt concilie donc l’exigence de la protection-stabilité, avec celles de la subversion et de la rupture. L’enjeu de la survie qui, pour Arendt, exclut toute dimension politique est ce qui maintient la politisation des Wohnprojekte.

Politiques de la retraite

La préservation ne doit pas être entendue comme résistance à tout changement, mais plutôt comme lutte pour le maintien de certaines conditions d’existence, d’un possible (l’expérimentation d’autres formes de cohabitation) qui est tout à la fois réalisé singulièrement et menacé. Kristin Ross (2023 : 73) s’appuie sur une telle revalorisation de la préservation, quand elle propose de substituer au terme de résistance celui de « défense ». Tandis que la résistance serait réaction négative à l’agression, la défense suppose une positivité : plutôt qu’un « non » à l’oppresseur, un « oui » à quelque chose que l’on veut protéger. Loin d’une dynamique conservatrice, rétrograde ou archaïsante, la défense préservatrice ne cherche pas à retrouver ce qui est perdu, mais se bat pour que ça ne se perde pas. Le risque d’une telle proposition toutefois, réside peut-être dans la croyance que ce qui est à défendre serait déjà acquis et clairement déterminé. Or la préservation ne doit pas se penser seulement dans un rapport au donné – par exemple un statu quo, un rapport de domination figé – mais au possible, aux conditions de possibilité d’une existence en mouvement. Ce que l’on défend est toujours instable, trouble, mêlant des temporalités croisées et des logiques contradictoires. Cela apparaît dans le Wohnprojekt où la communauté domestique n’est jamais définitive, mais faite de flux qui la reconfigurent en permanence. Pour dissocier la préservation de la conservation, il faut en enrichir la définition : c’est ce que fait Iris Marion Young, justement en lien avec le foyer, en proposant de penser une préservation transformatrice, en tant qu’elle engage un renouvellement du sens (Young, 2005 : 143-145).

En prolongeant l’alternative entre conservation et préservation transformatrice, je propose de distinguer ce qui relèverait d’une politique du foyer (les rapports de pouvoir, de domination, de distribution du travail et des ressources, qui y sont déjà établis de manière factuelle) ; et ce qui relève d’une politisation du foyer, c'est-à-dire la prise en charge active de cette politique du foyer, qui se dise comme telle et qui reste ouverte à des transformations possibles. Cette distinction entre politique et politisation peut se penser encore à l’aide de la conceptualité arendtienne. La retraite comme worldlessness, rejet (hors) du monde, a à voir avec une dénégation du monde, et tombe dans l’écueil d’une retraite comme fuite plutôt qu’offensive contre le réel. Arendt (1968 : 23) s’inquiète de cette pseudo-résistance qui ne transforme pas le monde mais en nie simplement les injustices : « Si une loi interdisait les relations entre Juifs et Allemands, on ne faisait que la fuir en niant la réalité de la distinction, mais on ne la défiait pas. » En distinguant le déni de la défiance, Arendt nous rappelle qu’il ne suffit pas de se mettre à distance du réel pour le transformer. Si la cohabitation est une façon de prendre responsabilité pour nos coexistences, elle suppose deux gestes. L’écart investi d’une intention critique permet de penser et évaluer le réel tel qu’il est. Le reconnaître tel qu’il est, c’est la politique du foyer : penser les rapports de domination qui le façonnent de l’intérieur et de l’extérieur. Le transformer, c’est la politisation du foyer : inventer de nouvelles formes de cohabitation et à partir d’elles de nouvelles façons de s’engager dans le monde.

Conclusion

La retraite se présente comme condition d’un dédoublement, d’une position à la fois critique et pratique. Elle doit donner suffisamment de distance pour voir le monde tel qu’il est dans ses imperfections, mais suffisamment de proximité pour penser notre entremêlement au monde. Il y a là non seulement une compromission, mais une participation, c'est-à-dire la marque d’une action possible. Le foyer, à distance du monde mais espace de proximité et de quotidienneté, rend accessible une telle prise de responsabilité. Cette possibilité se redouble d’une urgence quand le foyer, perméable aux violences du monde, voit son existence menacée en tant qu’espace de préservation et d’expérimentation. Penser à partir des Wohnprojekte permet de dessiner clairement cette arête où doivent se concilier deux exigences : celle d’agir sur le monde et celle de préserver certaines formes du monde. La position double de critique et de participation est alors une position de mise à distance du politique (sous la forme de rapports de domination), et une pratique politisante (par exemple comme organisation collective à travers la délibération ou la constitution de réseaux de solidarité). Mais dans cette ambivalence du foyer politisé, c’est bien une nécessité du politique – plutôt qu’une nécessité apolitique – qui se donne à voir : tout en faisant œuvre de subversion, le foyer en rupture fait un sort à l’inéluctabilité de certains besoins qui sont peut-être liés autant à la politique qu’à l’habitation : le besoin de sécurité, de stabilité, et le fait de notre interdépendance. Les politiser ne revient pas à les nier, mais à les prendre en charge activement et collectivement.

Bibliography

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Notes

1 « L’intérieur de ce royaume […] demeure caché et publiquement ne signifie rien » (Arendt, 1958 : 104). Return to text

2 Il vaut la peine de se demander à qui cette protection profite. Return to text

3 Cette exclusion est selon Butler ce qui conditionne le domaine politique : « Les esclaves, les femmes et les enfants, tous ceux qui n’étaient pas des mâles possédants n’étaient pas autorisés à pénétrer la sphère publique […]. Parenté et esclavage conditionnaient ainsi la sphère publique de l’humain, tout en restant extérieurs à sa terminologie » (Butler, 2003 : 91). Return to text

4 C’est ce que suggère Benhabib, en affirmant que « pour les modernes, l’espace public est essentiellement poreux ; ni son accès ni son programme de débat ne peuvent être prédéfinis par des critères d’homogénéité morale et politique ». Et il ne faut pas s’y tromper : cette porosité ne correspond pas à un simple raté de l’histoire, elle est déjà contenue dans la définition même de la liberté : « si la liberté émerge de l’action de concert, il ne peut y avoir aucun programme qui prédéfinisse le contenu de la conversation publique » (Benhabib, 1993 : 79). Pour toutes les références renvoyant à un texte qui n’est pas en français dans la bibliographie, il s’agit de ma traduction. Return to text

5 Sur les divers types de légalisation et les régimes de propriété auxquels ils ont donné lieu, se référer à la prochaine partie du présent texte. Return to text

6 Cf. infra, note 12. Return to text

7 Fedrowitz (2016 : 11) décrit les « projets de squats communautaires » comme l’une des racines politiques des Wohnprojekte. Le squat légalisé est selon lui l’un des six types de Wohnprojekte. Les formes de cohabitation qui s’y inventent continuent ainsi d’inspirer divers types de projets, mais aujourd'hui tous ne sont pas directement issus de l’occupation ; inversement, tous ne sont pas légalisés. Return to text

8 Cette difficulté est parfois mise sur le compte de manque de recensements, et contraint les sociologues à évoquer diverses estimations : « Joscha Metzger estime, sur la base des données d’un portail de projets de logement de la fondation Trias, que le nombre de projets en Allemagne est nettement supérieur à 750. Fedrowitz, quant à lui, estime qu’il y a “au moins 2 000 à 3 000” projets (Fedrowitz 2016 : 11) » (Görgen, 2021 : 27). Un point d’accord est leur augmentation : « depuis les premiers projets expérimentaux dans les années 1970, leur importance quantitative n’a cessé d’augmenter tout en restant à un faible niveau » (Fedrowitz et Gailing, 2003 : 13). Ou encore : « Non seulement leur nombre ne cesse de croître – on compte actuellement quelque 1 000 projets dans toute l’Allemagne – mais ils sont aussi remarquablement diversifiés » (Becker et al. (dir.), 2015 : 19). Return to text

9 La chronique disponible sur https://berlin-besetzt.de, souligne que les premières vagues d’occupation touchaient avant tout des appartements. Peu à peu ce sont des immeubles entiers qui seront arrachés au marché. Cette évolution permet d’insister sur leur grande diversité de formes : « Les Wohnprojekte se différencient selon de nombreux critères, tels que la taille, la composition sociale, la forme juridique ou la conception architecturale » (Philippsen, 2014 : 15). On nous met en garde : « chaque communauté et donc chaque projet est unique » (Tummers 2016 : 2027) ; « Les personnes qui vivent dans des Wohnprojekte sont aussi variés que dans toute autre configuration d’habitation. » (Becker et al., 2015 : 12). Return to text

10 Par-delà la diversité architecturale : « Un élément constant du projet est une salle ou une maison commune pour des activités ou des réunions communes. » (Philippsen, 2014 : 15). Return to text

11 Une tentative de description – mais qui ne saurait être exhaustive : « de petits logements privés avec un balcon et des couloirs communs plus larges, des pièces à usage général avec une cuisine au rez-de-chaussée ou sur le toit, des toilettes communes, quelques places de parking pour le covoiturage au lieu d'un parking souterrain, des salles de jeux pour les enfants, des bibliothèques, des jardins communs, etc. De telles constellations peuvent répondre à un plus large éventail de besoins semi-publics et semi-privés » (Becker et al., 2015 : 17). L’investissement des espaces interstitiels (couloirs, escaliers, paliers…) est souligné de façon récurrente : « La tendance à vivre dans des maisons privées favorise le repli sur sa propre petite cellule. La ville évolue d’un espace hétérogène avec des transitions diverses et progressives du public au privé vers une dichotomie : il y a soit du privé, soit du public » (Lichtblau et Verhovsek, 2020 : 19). Cette réduction des espaces transitoires est liée par les auteurs à l’amenuisement de la vie publique et sociale. Return to text

12 « L’examen de la littérature sur les Wohnprojekte et l’analyse des quatre exemples de cas montrent qu’il existe des obstacles récurrents qui font échouer les initiatives de Wohnprojekte ou qui empêchent le lancement de tels projets. D’une part, les Wohnprojekte sont peu connus. Le modèle d’habitat le plus répandu est l’habitat familial dans sa propre maison individuelle. Les stratégies des sociétés de logement, des promoteurs immobiliers et, surtout, de l’État et des communes vont également dans ce sens » (Fedrowitz et Gailing, 2003 : 65). Return to text

13 C’est une des voies d’entrée possible pour visiter ces espaces, du moins leur partie la plus publique. Parmi les plus connus : la Regenbogenfabrik, ou Bethanien. Les Küfa, offrant des repas à prix libre, sont les bénéficiaires les plus typiques de cette hospitalité. Nombre de projets en organisent de façon (bi-)mensuelle ou hebdomadaire, comme Bandito Rosso ou Zielona Góra. Return to text

14 À titre d’exemple, sur un mois j’ai recensé huit Wohnprojekte offrant une chambre à Berlin, dont la moitié annonçait une telle priorité ; la totalité mentionne a minima des critères d’antiracisme et antifascisme. Return to text

15 La participation doit être comprise ici au sens d’une négociation avec le pouvoir, par exemple à travers les légalisations, mais aussi d’un point de vue économique : une très grande majorité des membres des Wohnprojekte ont un travail salarié. C’est d’ailleurs souvent mentionné dans les descriptions que les projets font d’eux-mêmes : « D’un point de vue professionnel, nous sommes actifs dans divers domaines / secteurs » ; « la plupart d’entre nous n’étudient plus, beaucoup sont salariés ». Mais il s’agit aussi de montrer que cette posture participante peut donner la capacité d’infléchir le monde, par exemple en luttant contre des discriminations systématiques, en ouvrant des espaces de solidarité, etc. Return to text

16 Il s’agit, plus ou moins formellement, de crédits pour financer des travaux ou un achat, de conseils juridiques, de services comme l’installation ou la réparation d’un réseau électrique – tout cela en fonction des connaissances et compétences acquises par l’une ou l’autre des membres de Wohnprojekte. Enfin des soutiens symboliques : les murs couverts d’affiches en référence à d’autres projets, en particulier ceux qui sont menacés : Liebig34, Rigaer94, Köpi… Return to text

References

Electronic reference

Alice Thibaud, « Foyers en rupture. Entre accalmies et débâcle, les résistances de la retraite », Mosaïque [Online], 22 | 2024, Online since 20 janvier 2025, connection on 19 mars 2025. URL : https://www.peren-revues.fr/mosaique/2684

Author

Alice Thibaud

Alice Thibaud (UMR8547 – Pays Germaniques) est normalienne, agrégée de philosophie, doctorante à l’École Normale Supérieure (Paris, France) et associée au Centre Marc Bloch (Berlin, Allemagne). Elle prépare une thèse sur « Le foyer comme espace de politisation ».
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