Un philosophe du monde ? Retraite et philosophie facile chez Hume

  • A mundane philosopher? Retreat and easy philosophy in Hume’s thought

DOI : 10.54563/mosaique.2698

Abstracts

La prosopopée de la Nature à la fin de la première section de l’Enquête sur l’entendement humain arbore sans ambiguïté le rejet de la figure du savant isolé, mélancolique, plongé dans l’incertitude et rejeté par ses pairs. Cependant, Hume lui-même associe l’exigence de la pensée précise à une nécessaire retraite qu’il dû pratiquer pour composer certaines de ses œuvres maîtresses. L’équilibre qu’il prône entre une sociabilité qu’il comprend univoquement comme mondanité et une activité savante exigeante trouve son mode d’exposition privilégiée dans la figure intermédiaire d’une philosophie à la fois facile à comprendre et abstruse dans la qualité de ses raisonnements et dans son objet. Par là, il entend participer au progrès du savoir et à l’instruction de ses semblables, en alliant manière plaisante et matière profonde. La forme de l’essai, qui domine sa production après 1740, est ainsi l’expression, plutôt que d’une stratégie de diffusion de ses écrits, d’un véritable remaniement du projet philosophique humien, qui quitte la pure retraite et la pure spéculation pour exploiter les virtualités pratiques de la pensée sceptique en entrant dans la bonne société.

The prosopopeia of Nature at the end of the first section of the Inquiry into Human Understanding unambiguously states the rejection of the isolated scholar’s life-style, plunged into uncertainty and melancholy and rejected by others. However, Hume himself associates the requirement for precise thought with a necessary retreat that he had to practice to write some of his master works. The balance he advocates between sociability as he understands it in a mundane way on the one hand, and a thorough speculation on the other hand, finds its expression in the intermediate figure of a philosophy that is at the same time easy to understand and accurate in its reasonings. By combining a pleasant manner and an abstruse matter, he intends to instruct society and increase knowledge of human nature. The form of the essay, largely prevalent in his writings after 1740, is thus the expression of a deep reorientation of the Humean philosophical project, rather than a strategy for disseminating his writings. Then Hume leaves retirement and speculation with no practical bearing to exploit the morally useful potentialities of sceptical thought by entering good society.

Index

Mots-clés

Hume, retraite, philosophie facile, mondanité, sociabilité

Keywords

Hume, retreat, easy philosophy, mundane, sociability

Outline

Text

Lorsque Hume compose le texte autobiographique dont il souhaite qu’il soit publié en tête des éditions posthumes de son œuvre, il inscrit sa vie sous le signe d’une appétence pour les Lettres qui a été « la passion qui domina toute [s]a vie » (Hume, 1999 [1777] : 56 ; 1932 : 11). Cette activité littéraire semble imposer un va-et-vient permanent dans la vie de Hume entre solitude et vie active. Dès 1735, Hume part en retraite en France où il résout « de regarder toute chose avec dédain, hormis le développement de [s]es talents en littérature » (ibid.) et où il compose le Traité de la nature humaine. C’est encore en retraite que cette activité littéraire trouve son lieu d’expression apparemment privilégié, puisque deux volumes de l’Histoire d’Angleterre sont composés lorsque Hume est à Édimbourg (ibid. : 60 ; 5). C’est également à Édimbourg que Hume entend « [s]’enterrer dans une retraite philosophique » (ibid.). Ces quelques indications semblent établir un lien certain entre les conditions nécessaires à la production philosophique et l’état de retraite. Or, à ces retraites ayant toutes eu lieu en campagne, Hume oppose la ville qui est « l’unique séjour qui convienne vraiment à un homme de lettres » (ibid. : 58 ; 3). Il songe même à s’établir définitivement à Paris alors qu’il entendait, enfin indépendant financièrement, finir sa vie en Écosse « de cette manière philosophique » (ibid. : 60 ; 5), car « c’est toutefois un vrai plaisir de vivre à Paris à cause du grand nombre de personnes sensées, savantes et polies dont cette ville regorge plus qu’aucun autre lieu dans l’univers » (ibid. : 60 ; 6).

Si l’association de l’activité de penser ou de philosopher et de la retraite est un véritable topos de la culture savante hérité des Grecs, des Romains et du Moyen Âge, le xviie siècle britannique avait vu émerger une figure mixte, celle du savant tout à la fois en retrait et investi dans la vie civique, scholar autant que gentleman, incarnée idéalement par Boyle (Shapin, 1990 : 201-203). Avec Newton, l’image du savant parfaitement reclus reprend le dessus (Shapin, 1991 : 314). Wordsworth le décrira ainsi comme « [s]eul, sur des océans étranges de pensée » (Wordsworth, 1949 [1850] : 161). La réclusion de l’intellectuel était déjà l’image qui, si elle n’était pas nécessairement conforme à l’ensemble des pratiques humanistes, caractérisait le mode de vie du savant à la Renaissance, au moins dans les représentations (Le Goff, 2014 : 187-188). Hume semble ainsi s’autoriser de conceptions valorisant à la fois la réclusion et la vie sociale comme modèles de la vie philosophique (en l’espèce, celle de l’homme de lettres, les deux caractérisations étant interchangeables dans Ma vie). La vie sociale à laquelle l’activité philosophique doit faire une part, chez Hume, comme avant lui déjà chez Fontenelle (Mazauric, 2007 : 138-139), est essentiellement de l’ordre de la mondanité, comme nous le verrons à propos de sa théorie de l’essai. De fait, à propos de l’honnêteté mondaine et des cadres que la mondanité impose, Antoine Lilti peut dire que Hume « adhère à cette représentation du monde social » (Lilti, 2005 : 348)2. À cet égard, la philosophie de Hume est le lieu où convergent et s’affrontent des modèles concurrents issus de la tradition classique du savant reclus comme de l’élaboration autour de Boyle et de la Royal Society du savant gentleman. Or ces modèles ne mettent pas uniquement en jeu des questions « pratiques » (comment doit-on vivre ?) mais bel et bien la nature de la philosophie elle-même, de ses modes d’exposition et de raisonnement, ainsi que de ses sources. Il nous faudra donc voir comment, après des élaborations en philosophie naturelle, la question des rapports entre retraite et activité trouve dans l’œuvre de Hume un point de développement crucial dans la philosophie britannique du xviiie siècle.

« Sociable autant que raisonnable » : la critique du « mere philosopher »

Si le texte de Ma vie interdit de considérer que Hume déconsidère unilatéralement toute forme de retraite, la figure du philosophe totalement reclus est condamnée comme étant inhumaine. L’Homme, en effet, est un être « sociable autant que raisonnable » (Hume, 2016 [1772] : 39 [E.1.6.]). La prosopopée de la Nature dans la première section de l’Enquête sur l’entendement humain rend claires les conséquences négatives d’un mode de vie qui manquerait aux exigences de sociabilité qu’elle a imposées à l’Homme :

J’interdis la pensée abstruse et ses recherches profondes, et je la punirai sévèrement par la pensive mélancolie dont elle est la source, par l’incertitude profonde où vous serez plongés, par le froid accueil que vous rencontrerez quand vous communiquerez vos prétendues découvertes (ibid. : 41 [E.1.6.]).

La conclusion est sans appel : « Soyez philosophe ; mais au milieu de votre philosophie, soyez encore un homme » (ibid.). La pensée doit être tournée vers l’action et la société, puisque l’Homme est un être sociable. La mélancolie qui accompagne la philosophie repliée sur elle-même, véritable poncif sur l’activité savante rendu d’autant plus présent à l’esprit des Britanniques cultivés de la période moderne par l’œuvre de Robert Burton (Popelard, 2010 : 40-44), fait ici office de signe de l’anti-naturalité de ce mode de vie. Hume adjoint à cette description deux autres signes : l’incertitude inhérente aux recherches dites abstruses (synonymes chez Hume de recherches précises qui traitent de la nature de l’entendement et n’ont pas de portée pratique (Hume, 2016 [1772] : 35-37 [E.1.3.])) et le « froid accueil » des contemporains. Ce troisième critère semble ainsi recevoir une justification supérieure par la Nature elle-même. De fait, Hume condamne à la fois la figure du « mere philosopher », du « philosophe pur », celui qui n’est que philosophe, avec tout ce que la restriction a de limitatif, et celle du « mere ignorant », du parfait ignorant (celui qui n’est qu’ignorant, l’usage français favorisant ici une traduction en « parfait » plutôt que « pur »), au prétexte que le premier « est un personnage qu’on n’accepte jamais volontiers dans le monde » et que le second « est davantage méprisé encore » (ibid. : 39 [E.1.5.]). Le caractère parfait sera donc mixte entre le pur savant et le pur ignorant, entre celui qui n’a pas cultivé la partie sociable de sa nature et celui qui a délaissé ses besoins rationnels. Le jugement du monde est ainsi érigé dans ses critères comme étant fondé en nature. Dans les deux cas, le « mere » marque un manquement aux réquisits de la Nature, manquement sanctionné par l’opinion du monde. Mais dans le cas du philosophe, le « mere » marque plus profondément l’inadéquation au monde, on y lit en écho la condamnation de Robert Burton : le savant a abandonné le soin de ses affaires mondaines, s’est ridiculisé et a perdu l’estime du monde. D’où l’adage mérité : « a mere scholar, a mere ass », un homme à la fois pur savant et parfait idiot, parfait idiot parce que savant uniquement (Burton, 2000 [1621] : 5143). Il faut sans doute entendre un écho de ce jugement dans le « pur philosophe » ou le « rien-que-philosophe » dont Hume parle à cet endroit de l’Enquête.

Parmi le répertoire d’attitudes philosophiques disponibles à son époque vis-à-vis de la retraite, Hume exclut donc la vita contemplativa pure et sans mélange. En cela, et en valorisant une attitude mixte, Hume se rapprocherait de l’élaboration du modèle boyléen qui allie civilité et érudition, qu’il fonde anthropologiquement et dont il déporte le champ d’application. Le projet boyléen concerne en effet la philosophie naturelle. Shapin a montré à quel point la vision qu’avait Boyle de la discussion scientifique était imprégnée des critères de la sociabilité mondaine de son époque (Shapin, 2014). Hume, quand il traite de la philosophie dans la première section de l’Enquête, pense d’abord à sa propre entreprise dans le Traité de la nature humaine, à savoir celle d’une science de l’Homme, de la nature de nos idées et des opérations de l’entendement (Hume, 2022 [1739] : 98 [T.Int.4.]). Cette science entend être le fondement des autres sciences et, bien qu’elle n’est pas assimilable à la « philosophie expérimentale » (expression désignant ce que nous qualifierions aujourd’hui de physique), elle doit être, comme telle, bâtie sur l’expérience (ibid. : 100 [T.Int.7]). Hume n’est pas le premier à introduire des représentations issues de la sociabilité mondaine dans la pratique même de la philosophie. Ainsi, politesse et civilité étaient encore au xviiie siècle des valeurs cardinales de la culture des salons (Lilti, 2005 : 208-211), et Shaftesbury, Addison ou Steele avaient largement participé à introduire en philosophie pratique ces notions (Klein, 1984 : 188). Hume est, sinon le premier, peut-être un des exemples les plus significatifs d’une entreprise consciente d’intégration de ces valeurs à la production philosophique même, dans le domaine de la métaphysique entendue comme enquête sur l’entendement humain. Le passage d’une philosophie abstruse à une philosophie qui intègre les réquisits stylistiques de la philosophie facile s’explique sans doute par le peu de succès du Traité, tombé « mort-né des presses » (Hume, 1999 [1777] : 57 ; 1932 : 2). Si cette désapprobation est un signe qui indique l’inadéquation de la « pure philosophie » aux exigences de la sociabilité, on comprend que le passage du Traité à l’Enquête, et plus largement aux types variés de philosophie mixte (enquête ou essai4), relève d’une nécessité plus forte que la simple stratégie éditoriale ou la volonté de gloire littéraire. Il y a bien un projet qui engage profondément toute l’œuvre humienne.

L’indice le plus probant du fait que Hume assimile ce qu’il entend dans la première section de l’Enquête par « monde » à la mondanité entendue comme pratique sociale se trouve dans l’essai sur la notion d’essai (Hume, 1999 [1777] : 285-288 ; 2021 : 3-6), où il définit le rôle de cette forme d’écriture. Il y soutient que l’érudition a beaucoup perdu à être séparée « du monde et de la compagnie », puisque l’expérience, matière de la philosophie, ne peut être trouvée que dans « la vie commune et la conversation » (ibid. : 286 ; 4). Ce monde de la conversation, avec celui de l’érudition, épuise « la partie distinguée de l’humanité, qui ne s’étant pas abîmée dans la vie animale, peut s’employer aux exercices de l’esprit » (ibid. : 285 ; 3). Pour achever de nous convaincre que le monde en question est bel et bien celui des salons, Hume rend hommage aux femmes qui « règne[nt] en souverain sur l’empire de la conversation » et sont les meilleurs juges pour « apprécier tous les genres de beaux écrits (polite Writing) » (ibid. : 287 ; 5). Ces caractéristiques correspondent bien à ce type de sociabilité. L’époque est à la synthèse entre les normes de la conversation polie et les règles de la sociabilité en général (Lilti, 2005 : 211-217). Le but de Hume sera alors d’apporter à la conversation mondaine des nouvelles du monde savant, et au monde savant la restitution de l’expérience qui peut seule être trouvée dans la bonne société.

Ces considérations ne sont pas purement sociologiques et extrinsèques au projet philosophique humien. En effet, cette reconsidération, après la publication du Traité, de la forme et du type d’écrits publiés par Hume influe sur le contenu même de l’œuvre, sur ses objectifs ainsi que sur les moyens employés. L’intérêt à la fois du monde savant pour la sociabilité mondaine et de l’âge classique pour la production scientifique informerait ainsi l’histoire de la pensée elle-même, contrairement à une vision qui ne verrait là « rien de plus qu’un phénomène sociologique » qui n’a « pas provoqué la plus petite altération dans l’histoire de la pensée, pas modifié d’un pouce le devenir du savoir » (Foucault, 1966 : 103). La philosophie qui allie réclusion, philosophie abstruse et sociabilité mondaine est donc un modèle mixte qui permet d’éviter l’excès inhumain du philosophe-ermite tout en apportant au monde un supplément de raison. Ceci transforme la nature même des conversations dans le monde, mais ne laisse pas inchangée la philosophie elle-même.

Le modèle intermédiaire entre la philosophie facile et la philosophie abstruse

Buts et méthodes de la philosophie facile

La première différence que l’Enquête établit entre les deux types de philosophie est que les tenants de la philosophie facile entendent imprimer l’amour de la vertu par les ressources de la poésie et de l’éloquence au lecteur, là où ceux de la philosophie abstruse ne poursuivent pas de but pratique et souhaitent découvrir les principes qui règlent notre entendement et nos jugements de valeur (Hume, 2016 [1772] : 33-35 [E.1.1-2.]). La différence est donc autant celle qui sépare une recherche désintéressée d’une philosophie qui répond aux exigences de la vie (Malherbe, 2001 : 36-37) qu’une différence d’objet : d’une part, la nature humaine, d’autre part la vertu. On peut bel et bien parler d’une différence d’objet, car si pour Hume il s’agit dans les deux cas de la philosophie morale, ici la manière change la matière : la vertu et la source de la distinction entre vice et vertu (Hume, 2016 [1772] : 35 [E.1.2.]) sont aussi distinctes que le principe et ce qui en découle, et les deux philosophies considèrent l’Homme dans un cas comme un être actif (ibid. : 33 [E.1.1.]) et dans l’autre comme un être raisonnable (ibid. : 35 [E.1.2.]). L’entreprise qui vise à réconcilier (« reconciliating ») la profondeur de la philosophie abstruse et la facilité du premier type de philosophie (ibid. : 57 [E.1.17.]) va autant allier les qualités formelles des deux (clarté de l’expression et précision des raisonnements) que les objets de ces deux approches. Autrement dit, il sera question de la nature humaine, mais d’un point de vue porté vers la raison comme vers la vie pratique. La fin de la première section de l’Enquête est à cet égard particulièrement éloquente :

Bien plus heureux encore si, donnant à nos raisonnements ce tour facile, nous pouvons saper les fondements d’une philosophie abstruse qui semble n’avoir encore servi que d’abri à la superstition et de refuge à l’absurdité et à l’erreur ! (ibid.).

Il est également à noter que le paragraphe 5 de la première section de l’Enquête indique que les compositions « du style et du genre facile » permettent de cultiver le caractère accompli, à la fois savant et sociable. De telle sorte que dans l’Enquête, Hume conçoit son projet à la fois comme ressortissant du domaine de la philosophie abstruse, par son objet (la science de la nature humaine) et de la philosophie facile, par son mode d’exposition. On pourrait, n’eut été le risque de confusion, parler uniquement de la « philosophie facile de Hume » en vertu de ce seul passage pour désigner l’entreprise véritablement intermédiaire de l’Enquête (ibid. : 39 [E.1.5.]). Il y a là une précision terminologique importante : il faut garder à l’esprit que lorsque Hume parle de la philosophie facile qu’il pratique, il s’agit d’une philosophie facile traversée par les démonstrations de la philosophie abstruse, et non pas de la philosophie facile considérée dans l’absolu au début de la première section de l’Enquête. Une partie des difficultés tient au fait que Hume nomme sa réconciliation de la philosophie abstruse avec la philosophie facile, « philosophie facile ». On a donc du mal parfois à retrouver dans le produit final de l’Enquête les caractéristiques décrites pour la philosophie facile à l’état séparé. La philosophie facile de Hume est déjà le résultat de sa tentative de conciliation avec la philosophie abstruse5.

Il faudra ainsi mobiliser les ressources d’exactitude de la philosophie précise et abstruse d’un point de vue véritatif (« l’absurdité et l’erreur ») et pratique (« la superstition »). De ce point de vue le tournant stylistique peut être lu comme la participation de Hume à une entreprise qui vise à expurger la vie commune des préceptes d’une fausse philosophie abstruse (Livingston, 1984 : 272-275)6. Le Traité reconnaissait la potentielle utilité de la philosophie abstruse pour la morale pratique, mais c’était précisément en distinguant la manière des deux types de philosophie, désignés ici comme dans la lettre à Hutcheson du 17 septembre 1739 par la métaphore de l’anatomie et de la peinture (Hume, 1993 [1740] : 251 [T.3.3.6.6.]). Cette vocation de l’œuvre permettrait d’expliquer des remaniements importants dans le contenu même de l’Enquête. Millican note ainsi que l’Enquête retranche des développements pouvant potentiellement prêter à la contestation d’un point de vue théorique pour se concentrer sur ce qui permet d’attaquer la fausse métaphysique et la superstition (Millican, 2002 : 34-35)7. L’optique pratique impose d’éviter « tout le détail qui ne compte pas » (Hume, 2016 [1772] : 57 [E.1.17.]), d’où par exemple l’absence du passage sur la nature de l’espace et du temps, ou sur la nature de l’esprit comme amas de perceptions, qui sont pourtant des points nodaux du premier livre du Traité, mais qui n’ont pas d’importance immédiate pour combattre la superstition.

En général, les ressources d’exactitude que fournit la philosophie abstruse à l’ensemble des disciplines est une autre justification pratique (ibid. : 41-45 [E.1.8-9.]). La philosophie facile a aussi un autre but pratique, cette fois purement mondain, et non pas lié directement à un objectif politique ou moral. Le caractère équilibré est celui d’un homme

montrant une égale aptitude et un goût pareil pour les livres, la société et les affaires, conservant aussi dans la conversation ce discernement et cette délicatesse qu’on doit à la culture des lettres, et dans les affaires cette probité et cette exactitude qui sont le fruit naturel d’une juste philosophie (ibid. : 39 [E.1.5.]).

Si dans ce texte s’exprime ce que Deleule avait repéré comme étant la volonté chez Hume d’unir les traditions culturelles de la petite noblesse et les qualités de la bourgeoisie (la classe moyenne « middling rank ») ascendante (Deleule, 1979 : 363-368), la conversation y apparaît comme étant un objectif pratique en soi-même. Le « discernement » et la « délicatesse » en question sont des critères d’appréciation internes à la sociabilité mondaine, de la même manière que la « probité » et « l’exactitude » sont internes au monde des affaires (même si l’on a là une qualité que la philosophie abstruse confère, nous l’avons vu, à tous les arts). La philosophie a un rôle à jouer dans l’économie même des échanges mondains, non pas uniquement pour l’enrichir comme de l’extérieur, mais parce qu’elle cultive les qualités qui permettent d’être validé dans cet univers social. Le philosophe qui écrit des Essais entend apporter à la « compagnie » « tous les avantages de [s]on pays natal qu’[il] trouv[e] propres à son usage et à son plaisir » (Hume, 1999 [1777] : 286 ; 2021 : 4). Ce qui est utile pour le monde et ce qui est plaisant (qualité particulière de la conversation aristocratique des salons) justifie la philosophie. De la même manière, le monde est justifié aux yeux de la philosophie par la nécessité de s’en référer à l’expérience pour ne pas être « aussi chimérique dans ses conclusions qu’elle était inintelligible dans son style et dans son mode d’expression (manner of delivery) », expérience qui ne peut être trouvée que dans « la vie commune et la conversation » (ibid.). On a donc bien affaire à une interpénétration : la philosophie sera traversée par la mondanité qui lui fournit une matière (l’expérience) et une manière (l’intelligibilité du style), et la mondanité sera traversée par la philosophie qui lui fournit également une matière (« des sujets de conversation capables de divertir des créatures rationnelles » (ibid. : 285 ; 3) et une manière (discernement et délicatesse). La philosophie facile de Hume (en réalité intermédiaire entre philosophie facile stricto sensu et philosophie abstruse) n’est donc pas qu’une vulgarisation, une reformulation des textes abstrus pour élargir le lectorat, mais bel et bien une autre philosophie, puisqu’elle n’a pas exactement le même objet, ni les mêmes buts, ni les mêmes matériaux, et enfin pas le même mode d’écriture, ceci même si la philosophie abstruse avait déjà des virtualités pratiques et qu’elle recourait à l’expérience. La mondanité traverse en profondeur la philosophie facile qui s’exprime de manière privilégiée dans la forme de l’essai. Là où en France à la même époque, c’est le dialogue philosophique, par exemple fontenellien, qui capte les situations de mondanité, dans le monde britannique, c’est la forme de l’essai qui correspond à la fois à un exercice de philosophie pratique et au raffinement de la conversation mondaine (Lilti, 2005 : 214)8.

Les objectifs pratiques de la philosophie facile imposent donc une inflexion des méthodes et de l’écriture même des textes philosophiques. La philosophie facile doit, contrairement aux raisonnements précis et abstraits, ne nécessiter pour être comprise « ni une application soutenue ni une sévère retraite » et renvoyer « parmi les hommes celui qui [l’]étudie, rempli de nobles sentiments et de sages préceptes, applicables aux besoins de la vie humaine » (Hume, 2016 [1772] : 39 [E.1.5.]). Le but pratique de cette philosophie facile, qui s’adresse aux hommes en tant qu’êtres agissants, impose un style et une manière (« style and manner », ibid.). Il ne faut donc pas que la philosophie, comme quand elle est coupée de l’expérience, soit « inintelligible ». Shapin note, à propos des normes mondaines à l’époque de Boyle, qu’« exiger un très haut degré de rigueur, de précision et de certitude pouvait engendrer une pression trop forte sur la conversation, et menacer sa pérennité. C’était trop cher payer certaines conceptions de la vérité et de la précision, qui devaient donc être civiquement plafonnées » (Shapin, 2014 : 388-389), d’où chez Boyle, le choix d’un langage expérimental ordinaire, permettant d’élargir la communauté des observateurs, plutôt que de la précision mathématique, excluante en principe parce que technique (ibid. : 390). Il en va de même chez Hume. L’abstraction des recherches de la philosophie abstruse nécessite « care and art », du « soin » et de « l’art » (Hume, 2016 [1772] : 57 [E.1.17.]). L’intelligibilité est un réquisit social, il s’agit de surmonter quelque chose qui ne « recommande pas » (ibid. : 55 [E.1.17.]) les recherches précises et abstraites. L’enquête « profonde » exposée avec « clarté » (« clearness ») (ibid. : 57 [E.1.17.]) est un objectif pratique en soi, puisqu’il s’agit de la donner dans une forme que l’homme d’affaires ou de conversation peut recevoir sans trop d’efforts. La manière est donc « facile et claire » (« easy and obvious ») (ibid. : 33 [E.1.1.]) pour que l’objectif pratique ne soit pas entravé d’emblée par la difficulté du style et le manque de temps nécessaire à l’homme d’action pour s’appliquer à l’étude. Cette manière tire profit des ressources de la poésie et de l’éloquence, et use des ressorts des discours qui ont vocation à peindre une image vive de leur objet, car ce mode d’exposition est le « plus propre à séduire l’imagination et à toucher le cœur » (ibid.). La praticité de l’objectif, tourné vers l’action vertueuse, impose à la philosophie facile une forme efficace, qui doit donc être à la fois intelligible sans grand effort (réquisit de clarté) et éveiller des sentiments (ibid.). On a donc un objectif triplement pratique (donner de la matière et du discernement à la conversation mondaine, renvoyer dans le monde avec une bonne disposition aux affaires, et lutter sur le plan politico-moral contre la superstition) qui impose à la philosophie facile un mode d’exposition particulier (clair et s’adressant aux sentiments, contre toute forme de technicité jargonnante) et un contenu borné par l’expérience mondaine, laissant de côté les développements qui ne siéent pas à cet objectif.

La deuxième grande enquête de Hume, l’Enquête sur les principes de la morale, réaffirme également le lien qui unit philosophie et objectifs pratiques. Ce lien semble même être intime, puisque Hume accorde au contenu de sa philosophie morale une utilité directe :

Quelle théorie morale peut jamais servir une fin utile, à moins de pouvoir montrer, par un détail particulier, que tous les devoirs qu’elle recommande sont aussi le véritable intérêt de chaque individu ? L’avantage caractéristique du système qui précède semble être qu’il fournit les moyens appropriés à cette fin (Hume, 1991 [1751] : 197 [EM.IX.2.16.]).

S’il est peu fait mention du style caractéristique de la philosophie facile dans ce passage de la seconde Enquête, le contenu assume néanmoins un rôle « pictural », puisque la doctrine morale en elle-même est dotée de qualités représentatives : « mais quelles vérités philosophiques peuvent être plus avantageuses pour la société que celles ici offertes, qui représentent la vertu dans tous ses charmes les plus authentiques et les plus séduisants et nous permettent de l’approcher avec tranquillité, familiarité et affection ? » (ibid.). On se souvient que cela correspond à la description de la philosophie facile de la première section de l’Enquête sur l’entendement humain. Dans le même ordre d’idées, sont qualifiées de « sinistres vêtures » (ibid.) les élaborations dues aux philosophes et aux théologiens qui nuisent à cet objectif en représentant la vertu morale comme étant austère. Mutatis mutandis, on a là un équivalent symétrique de la superstition qui peut être accompagnée de philosophie abstruse. La philosophie morale de Hume, elle, ne parle pas « de rigueurs et d’austérités inutiles » (ibid.). Les deux Enquêtes ont ainsi pour toile de fond une opposition à des adversaires philosophes et théologiens qui recouvrent la vérité que Hume expose simplement. Dans le cas de la morale, il s’agit de « sinistres vêtures (dismal dress) », dans celui de l’entendement, la superstition répand des « buissons épineux (intangling brambles) » (Hume, 2016 [1772] : 47 [E.1.11.]). La pars destruans de la philosophie facile s’attaque toujours à une philosophie abstruse portée par les mêmes groupes et revêtant alternativement le masque de la superstition ou de la morgue. Il faut maintenant considérer plus avant les transformations de contenu qui sont concrètement induites par les objectifs pratiques de la philosophie facile.

La matière et le lieu de la nouvelle forme d’écriture

La matière de la philosophie doit donc être cherchée de préférence dans les salons, lieux de bonne compagnie et de conversation polie. La réduction apparente du monde et de la vie commune à la mondanité implique-t-elle une exclusivité ? La philosophie doit-elle totalement délaisser la retraite ? L’autobiographie de Hume nous aura au moins convaincu qu’il ne s’est pas appliqué à lui-même cette sociabilité sans retraite. Si donc la philosophie a besoin du monde de la conversation, y trouve-t-elle son lieu naturel et surtout exclusif ? L’idée même d’être un ambassadeur, par la philosophie, entre le monde de l’érudition et de la conversation implique l’existence de ce premier monde, qui nécessite une certaine forme de retraite. Cependant, rien n’est moins évident à l’époque de Hume, où l’alternative entre les lieux de sociabilité publique en général (salons, cafés, taverne) et retraite paraît tranchée. Ainsi, dans l’Alciphron, dont la première publication est antérieure de plus de quinze ans à celle de l’Enquête, Berkeley, met en scène les philosophes « libres penseurs » de l’époque, dans toute leur variété. Un de leurs représentants dans le dialogue peut ainsi affirmer :

Nos philosophes […] sont très différents de ces étudiants maladroits persuadés d’accéder à la connaissance en s’absorbant dans l’étude des langues mortes et des auteurs anciens, ou en se retirant des soucis du monde afin de méditer dans la solitude et l’éloignement (Berkeley, 1992 [1752] : 53).

Ils sont « la fine fleur de l’époque, des hommes du monde, de plaisir, de condition, des gentilshommes accomplis » (ibid.). La raison de ce refus est donnée par Alciphron lui-même : les auteurs anciens écrivant en langue morte ne peuvent donner à penser que des notions surannées, et la retraite laisse le philosophe en proie à des pensées en pure perte, car « seule la fréquentation de la bonne compagnie procure la matière et les idées adéquates » (ibid.). Ici aussi, l’estime du monde (critère, rappelons-le, interne à la sociabilité mondaine, transposé en critère philosophique) et l’appréciation des propos dans une « assemblée de gens cultivés » permet de valoriser le jeune homme élevé « à la manière moderne » (ibid. : 54). Les nouveaux lieux de sociabilité (« au salon, au café, chez le chocolatier, à la taverne, chez le maître des jeux », ibid.) fournissent des discours libres sur tout sujet, et « accommodés de traits d’esprit et de raillerie » (ibid.), dans une « conversation libre et aisée » (« easy free conversation », ibid.). Les philosophes ici visés (Shaftesbury, Addison et Steele) semblent valoriser un modèle proche de celui préconisé par Hume pour la philosophie qui harmonise exactitude et clarté : une bonne compagnie à la conversation « facile » qui procure de la matière à une philosophie nouvelle. Il s’agit bel et bien d’un programme d’éducation philosophique, délaissant la retraite pour aller vers le monde, à ceci près que Hume semble plus proche des salons et qu’il fait peu mention des autres espaces de sociabilité ici mentionnés (cf. Hume, 2009 : 39-40 ; 2021 : 199 pour la critique des conversations de café, et Deleule, 1979 : 101). La différence est sans doute à imputer à la tendance que l’on a décelée chez Hume à vouloir concilier la culture de la petite noblesse avec les pratiques de la classe moyenne.

Le choix même de sujets pour certains Essais marque l’inflexion qu’impose le recentrement de la philosophie sur la mondanité. Le Traité traite la politique selon des considérations générales uniquement, là où les Essais évoquent des thèmes nettement plus liés à l’actualité et discutés dans les salons, tels que « Le gouvernement britannique penche-t-il davantage vers la monarchie absolue ou vers la république ? », « Les partis de la Grande Bretagne », « L’indépendance du parlement » ou le portrait de Robert Walpole. De la même manière, le Traité ne parle pas de l’argent d’un point de vue économique, mais seulement dans le cadre d’une dynamique de la représentation ou à titre d’exemple dans le cas du prêt ou de l’avare. Or, il est notoire que ce sont les Essais qui introduisent l’analyse économique à proprement parler dans l’œuvre de Hume, et l’on trouve par exemple des textes comme « Du commerce », « De l’impôt », « De la balance du commerce », « De l’argent », « Du crédit public » (cf. Simon, 2016 : 330-331). Ces thématiques marquent l’infléchissement de la philosophie humienne vers des considérations mondaines, puisqu’elles étaient discutées dans les salons et qu’elles ne s’insèrent pas dans le cadre prévu pour la suite du Traité (contrairement, par exemple, à la politique ou à la critique littéraire).

Cependant, le projet humien entend être mixte, entre l’érudition et la vie pratique. Il n’a donc pas vocation à être aussi unilatéral que les libres-penseurs que Berkeley dépeint, non sans doute sans exagération. Hume était par exemple lui-même versé dans la culture classique et les langues anciennes, et il a ressenti le besoin d’approfondir son étude du grec après la publication du Traité (Hume, 1999 [1772] : 57 ; 1932 : 2). Le traitement même qu’il impose aux questions économiques et politiques dans les Essais les soumet à une exigence de généralité qui est proprement philosophique et les extirpe de leur particularité immédiate, particularité qui en justifie un traitement superficiel adapté aux besoins immédiats de l’homme d’action, dont on a vu qu’il correspond au profil mondain visé par la philosophie facile (cf. Deleule, 1979 ; 94-101 et Simon, 2016 : 330-336). Il en va ainsi, quant à la matière et au contenu des Essais, d’une entreprise que l’on pourrait qualifier de mondanisation de la philosophie et de « philosophisation » de la mondanité. Comme le résume Alexandre Simon :

Procéder ainsi, c’était contrarier à la fois l’appétit malsain des métaphysiciens pour des sujets abstrus, sans connexion avec l’expérience et la nature humaine, et l’aversion tout aussi malsaine des mondains pour la philosophie abstraite. C’était modérer l’enthousiasme des uns et soigner la mélancolie des autres (Simon, 2016 : 331).

S’il est certain que Hume assimile la conversation et la vie commune à l’expérience, et qu’il considère l’expérience comme la seule voie d’accès à la science de la nature humaine (Hume, 2022 [1739] : 100 [T.Int.7.]), il ne l’a pas limitée dans l’absolu à la sociabilité mondaine. Il a par exemple assimilé l’histoire et l’expérience dans les questions de faits qui sont traitées par le biais de raisonnements causaux dans le Traité (ibid. : 219-221 [T.1.3.4.]). Son essai sur l’étude de l’histoire, s’adressant aux femmes, représentantes de la mondanité, recommande l’étude de cette discipline parce qu’elle est instructive et divertissante (Hume, 1999 [1772] : 311 ; 2021 : 26), ce qui était, on s’en souvient, les deux critères mondains par excellence. Cette utilité tient à ce que l’histoire est « une grande part de ce que nous appelons communément l’érudition », et est à ce titre le domaine des hommes de lettres (ibid. : 313 ; 27). Elle est ainsi du domaine qui, d’après la typologie de la première section de l’Enquête, nourrit la partie raisonnable de l’homme. Elle fournit également « une ample matière à la plupart des sciences » (ibid. : 28), et est une source d’expérience qui dépasse quantitativement le contenu immédiat des relations mondaines. La dimension qualitative qui justifie cette étude, et qui fait que l’histoire n’est pas qu’un surplus d’expérience, n’est pas non plus en reste :

[I]l y a en outre dans cette expérience qu’on acquiert par le moyen de l’histoire un avantage qui ne se trouve pas dans ce qu’on apprend de la pratique du monde : celui de s’instruire des affaires humaines sans rien perdre des sentiments les plus délicats que la vertu inspire. (ibid.)

Le passage qui suit immédiatement oppose l’histoire à la poésie en ceci que les poètes se font « souvent l’avocat du vice » (ibid.). Cependant, on reconnaît ici la vocation pratique de la philosophie facile, la vertu, et de fait l’histoire aura chez Hume une vocation pratique supplémentaire, qui s’affirmera quand il se fera lui-même historien, et qui sera entre autres de combattre la superstition (Gautier, 2005 : 66-71).

L’histoire fait donc partie de la matière de la philosophie abstruse comme de celle de la philosophie facile, et dépasse l’expérience sociale immédiate. Hume semble donc valoriser un modèle véritablement intermédiaire : non pas la pure retraite philosophique, ni la mondanité sans étude, mais bel et bien, comme sa vie l’indique, une alternance entre retraite et sociabilité, pour satisfaire aux réquisits de la raison et de la sociabilité en l’homme. Mais comment passer de l’une à l’autre ? Quel usage de la retraite peut-on trouver chez Hume, qui en régule les effets déshumanisants, tout en permettant l’étude qui seule satisfait des êtres doués de raison ?

De la retraite au monde, selon l’humeur ?

Le caractère mixte auquel la philosophie à la fois exacte et claire s’adresse permet un véritable « usage » de la retraite comme de la compagnie, puisque Hume attribue à ses compositions des effets tout à fait singuliers : « la vertu devient aimable, la science agréable (agreeable), la compagnie instructive et la retraite pleine de charme (entertaining) » (Hume, 2016 [1772] : 39 [E.1.5.]). Il faut entendre par « entertaining » ici l’agrément qui a été précédemment un critère mondain de justification. La nouvelle manière de Hume en philosophie opère ici, par sa « mixité », mieux comprise comme médiété ou statut intermédiaire, une véritable alchimie, puisqu’elle confère des caractéristiques mondaines d’agrément à la science et à la retraite et des caractéristiques d’érudition à la sociabilité. Ceci s’explique, comme nous l’avons vu, par le fait que l’érudition dans la philosophie est traversée par la mondanité et que celle-ci est en retour traversée par le monde des lettres. La philosophie juste permet seule un usage correct de la retraite comme de la compagnie qui, laissées à elles-mêmes, sont privées d’humanité ou de rationalité. On peut légitimement penser que la médiété implique une alternance entre retraite studieuse et compagnie plaisante, alternance qui seule donne de l’agrément à la retraite et de l’instruction à la compagnie.

Dans l’essai intitulé « Le Sceptique » (Hume, 1999 [1772] : 209-226 ; 2021 : 135-149), on retrouve cette idée formulée de manière particulièrement claire :

Vie à la ville ou vie de campagne, vie d’action ou vie de plaisir, vie retirée ou vie en société ? Mais quel est le sens de ces préférences générales, puisque, par sa propre expérience autant que par la différence des inclinations entre les hommes, chacun peut se convaincre que ces divers genres de vie ont tour à tour leur agrément et que leur variété ou leur judicieux mélange (mixture) contribue plus que tout à les rendre également agréables (ibid. : 210 ; 135-136).

Deux principes semblent ici spécifier l’usage en question : l’alternance ou judicieux mélange qui correspond au caractère mixte de la philosophie facile, et l’inclination. Nous avons pu apercevoir une justification à la fois philosophique et mondaine de l’usage du mélange, mais pourquoi est-il question ici de l’inclination ? S’agit-il d’un principe qui vient réguler de l’extérieur la pratique de la philosophie ?

Les « plaisirs sûrs et innocents » lorsque la curiosité est satisfaite par la recherche philosophique justifient dans l’Enquête de manière autotélique la philosophie abstruse (Hume, 2016 [1772] : 45 [E.1.10.]). Il y a cependant, comme nous l’avons vu, dans le risque de « pensive mélancolie » et d’« incertitude profonde » (ibid. : 41 [E.1.6.]) inhérents à l’érudition cultivée exclusivement, de fortes contre-indications à ce principe de plaisir. La satisfaction intellectuelle peut certes être recherchée pour elle-même et être « une chose pleine de charme et d’agrément (delightful and rejoicing) » (ibid. : 45 [E.1.10.]), mais les risques directement contraires juste évoqués semblent empêcher cet effet de fonctionner à plein comme une justification absolue. Pour Hume, la mélancolie et l’incertitude sont le résultat naturel de l’enquête sur les principes de la nature humaine. Seule la nature, sous la figure du penchant à la sociabilité, sort le philosophe de sa disposition chagrine : il dîne, joue au tric-trac, converse et se réjouit avec ses amis (Hume, 2022 [1739] : 462 [T.1.4.7.9.]). Son scepticisme sur les pouvoirs de l’entendement s’accorde avec son abandon « aveugle » à sa tendance au plaisir et aux maximes du monde (ibid.). La mélancolie comme inclination ou disposition est dans l’Enquête la justification de la sortie de l’état de pure solitude : il s’agit d’un commandement de la nature exprimé sous la forme de cette inclination. Le retour à la philosophie, pour le plaisir qu’elle peut susciter, sera fondé sur le même principe, l’inclination, à la fois justifiée par la nature et par le scepticisme philosophique.

L’inclination, ou la disposition, voire l’humeur (temper), participent d’une manière « libre » (careless) de pratiquer la philosophie (ibid. : 467 [T.1.4.7.14.]), et sont des termes interchangeables dans la conclusion du premier livre du Traité. « Careless » ici a le sens de « carefree », celui de l’esprit libre de souci. C’est parce que le philosophe est sceptique qu’il s’abandonne aveuglément aux maximes du monde, seule une disposition à retourner à la philosophie, plus qu’un raisonnement, peut le pousser à reprendre ses recherches. C’est lorsqu’il sera las de la compagnie et dans une situation d’isolement (rêverie, promenade solitaire) qu’il sera « enclin » à revenir à la philosophie, qu’il ne pourra s’en empêcher, qu’il y reviendra (ibid. : 463-464 [T.1.4.7.12.]). Notre motif pour retourner à la philosophie sera le même que celui de jouer au tric-trac, l’inclination et le plaisir que l’activité procurent (Fogelin, 2009 : 132). La philosophie se trouve justifiée par la disposition et le plaisir dans cet état :

[C]es sentiments jaillissent naturellement dans la disposition où je suis ; et si je tentais de les bannir en m’attachant à quelque autre affaire ou divertissement, je sens que j’y perdrais en plaisir. Voilà toute l’origine de ma philosophie (Hume, 2022 [1739] : 464 [T.1.4.7.12.]).

Le retour à l’inclination est conforme au scepticisme qui suit naturellement de la philosophie abstruse, et est donc fondé en ce sens. Comme le montre Annette Baier, dans cette nouvelle phase, il ne s’agit pas de l’inclination première vers la philosophie, mais d’un retour qui a conscience de lui-même et qui sait qu’il se laisse aller à son sentiment (Baier, 1991 : 22). Cette propension naturelle et presque impossible à empêcher chez les êtres rationnels à porter leur attention vers les objets de la philosophie peut également donner lieu à la superstition, qui se caractérise par une plus grande audace théorique et par une plus grande prise sur nos sentiments, ayant dès lors une influence plus grande sur la vie pratique (Hume, 2022 [1739] : 464-465 [T.1.4.7.13.]). Le retour à la vie commune permet de mettre un frein à l’immixtion d’une « bouillante imagination » (ibid. : 466 [T.1.4.7.14.]) en philosophie. Si la superstition répond au besoin de la raison de dépasser le cadre de la vie ordinaire, elle le fait en échaudant les esprits, ce qui est facteur de danger. Ceux qui n’ont pas porté leur réflexion au-delà de ce cadre sont qualifiés d’« honnêtes gens » (ibid. : 465 [T.1.4.7.14.]) et Hume n’attend pas que les recherches du Traité les atteignent. Pour empêcher l’alliance néfaste entre philosophie et superstition, il émet néanmoins un souhait :

Plutôt que de les élever à l’état plus raffiné de philosophes, je souhaiterais que nous puissions communiquer à nos fondateurs de systèmes une part de ce grossier mélange de terre, un ingrédient qui leur fait communément grand défaut et qui leur servirait à tempérer les particules ignées dont ils sont composés (ibid. : 466 [T.1.4.7.14.]).

Ici aussi, l’aspect mixte apparaît particulièrement important pour la démarche philosophique de Hume, avec la métaphore des éléments. Le projet de tempérer les systèmes philosophiques par la vie ordinaire est ici fondé, outre la dangerosité de la superstition, par le scepticisme. On remarque cependant qu’un des pendants du programme de l’Enquête et des essais, à savoir transmettre des réflexions philosophiques aux gens du monde, se trouve ici explicitement récusé. Il faut sans doute garder à l’esprit que le Traité, en tant que philosophie abstruse, n’était explicitement pas destiné à un autre public que celui des savants. La réorientation de la manière, par le passage à la philosophie facile, implique aussi un changement de lectorat et permet de satisfaire l’inclination naturelle à la philosophie sans risquer de tomber dans la superstition. Mais sans risquer non plus de tomber dans la mélancolie, d’où un suivi de l’inclination à la fois comme manière de philosopher et comme manière de lire de la philosophie :

Si le lecteur se trouve dans la même disposition facile, qu’il me suive dans mes prochaines spéculations. Sinon, qu’il suive son inclination et qu’il attende que lui reviennent le goût de l’étude et une heureuse disposition. La conduite d’un homme qui étudie la philosophie de cette manière libre est plus vraiment sceptique que la conduite de celui qui, malgré l’inclination qu’il a pour elle, est si accablé de doutes et de scrupules qu’il finit par la rejeter totalement. Un vrai sceptique se défiera de ses doutes philosophiques autant que de sa conviction philosophique et ne refusera jamais une innocente satisfaction qui s’offre de l’un ou de l’autre bord (ibid. : 467 [T.1.4.7.14.]).

Le retour à la vie commune est donc fondé sur plusieurs principes qui le justifient à différents niveaux. La nature, on l’a vu, condamne par l’accueil froid du public les recherches trop abstruses et détachées de la vie ordinaire. En ce sens, Hume est fidèle à la promesse de l’avertissement du Traité : « je suis déterminé à accepter son [le public] jugement, quel qu’il soit, pour ma plus grande instruction » (ibid. : 93 [T.Adv.]). Ainsi, comme le note Suzanne Simha, il est vrai que cette approbation « constitue aux yeux de Hume la preuve de sa validité et de sa légitimité, puisque sans elle il ne peut réussir ni dans l’œuvre d’instruire les hommes ni dans celle d’agir sur les mœurs » (Simha, 2008 : 6), mais plus profondément, comme elle est fondée en nature, et que Hume en accepte « l’instruction », il y a une indication sur la pertinence même de ce type de philosophie qui a un statut épistémologique plus fort que celui de la stratégie d’écriture. Il en va de même pour la mélancolie et l’incertitude : le fait qu’elles soient un fait de nature justifie plus profondément le passage à la philosophie facile qu’un simple souci de commodité. Le retour à l’inclination est un retour à ce qui provoque un plaisir, et l’inclination elle-même rend ce retour « careless », libre de souci, ce qui est l’exact opposé de la mélancolie, déplaisante, et de l’incertitude, qui rend soucieux. Il s’agit de suivre ce que la nature indique, puisque la mélancolie, l’accueil froid et l’incertitude justifient le passage à un mode de vie mixte. Mais au moins deux de ces caractéristiques, l’incertitude et la mélancolie, sont liées aux doutes sceptiques, érigés par le fait même au rang de conséquence naturelle de l’activité philosophique. De plus, ce scepticisme, on l’a vu, implique un retour à l’inclination qui est conscient de lui-même et correspond à la satisfaction du besoin naturel et rationnel de porter son attention sur d’autres objets que ceux du quotidien.

Le scepticisme est une conséquence naturelle de la retraite et de la réflexion prolongées, mais il agit comme un autre facteur de justification du retour à l’inclination et à la sociabilité. En effet, se défier du doute comme de la conviction apparaît comme étant plus sceptique que le rejet total à force de doutes. Or, nous l’avons vu, l’inclination est le seul moyen de ne pas céder au doute et à son corrélat émotionnel, composé d’incertitude et de mélancolie. Recourir à l’inclination, philosopher ou ne pas philosopher selon la disposition, se retirer ou profiter des moments de convivialité, est donc vu comme étant un comportement fondé par le scepticisme philosophique (Fogelin, 2009 : 132-137). Le retour à la vie commune et à ses enseignements, qui ne peuvent être trouvés que dans le monde, est le « fruit naturel des doutes et des scrupules pyrrhoniens » (Hume, 2016 [1777] : 405 [E.12.25.]). De telle sorte que suivre l’inclination à la sociabilité se trouve nécessité par le scepticisme, qui apparaît ainsi comme un niveau de justification proprement philosophique de ce suivi et agit comme une auto-régulation plutôt que comme un principe externe. Ces deux niveaux (les indications de la nature et le scepticisme) sont séparables conceptuellement, et peuvent à ce titre être considérés comme des principes distincts de justification du suivi de l’inclination, mais sont ontologiquement unifiés puisque le scepticisme est lui-même naturel.

Ainsi, Hume entend effectuer une synthèse entre la solitude du philosophe en retrait, image archétypale depuis les Grecs du rapport au savoir, et la société des hommes d’action qui ne sont pas philosophes. En écartant par principe les types de conversation et de sociabilité non mondaines, Hume laisse face à face deux mondes qui se disputent l’élite du genre humain, divisés ainsi en deux types : le savant et la personne de bonne compagnie. L’harmonie (voire, pour reprendre une expression de Deleule, la fusion, cf. Deleule, 1979 : 101) qu’il entend participer à instaurer entre ces deux modèles change en profondeur la manière même de penser et d’écrire, qui apparaîtra comme la tentative en apparence impossible de conciliation entre deux types de philosophie : une recherche théorique pure, soumise à des impératifs de rigueur la rendant austère, et un mode de composition éloquent, mettant au service d’un objectif pratique immédiat les ressources du style. À la figure du savant isolé et proprement inhumain, succédera celle du penseur rompu à la conversation plaisante et polie, mais la retraite reste considérée comme étant corrélative à l’activité de penser qui nécessite application et solitude. S’il s’agit bien d’un philosophe du monde, le premier terme est aussi important ici que le second : le soin porté à l’expression ne se substitue à aucun moment à l’exactitude de la pensée, et c’est bel et bien en tant que philosophe que le penseur a à apporter au monde la matière qui manquerait autrement à ses conversations. Réciproquement, le monde agit comme un principe régulateur de la philosophie : la raison laissée à elle-même, sceptique, se porte vers les objets de la vie commune et a besoin de l’expérience que l’on peut seule trouver dans les salons pour ne pas devenir chimérique et inintelligible. Ici encore, la pensée humienne entend être mixte et ne pas tomber dans l’excès caricaturé par Berkeley dans l’Alciphron du penseur de café sans méthode ni Belles-Lettres. À cette condition uniquement, la retraite pourra devenir humaine et mener au plaisir comme résultat d’une inclination naturelle à la recherche rationnelle.

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Notes

1 En regard des traductions françaises de référence, sont citées les principales éditions anglaises, à l’exception du Traité de la nature humaine, de l’Enquête sur l’entendement humain et de L’enquête sur les principes de la morale où sont mentionnés de manière standard les paragraphes. On peut ainsi retrouver facilement dans l’édition Clarendon les passages en question, « E.1.2. » devant par exemple se lire « Enquête sur l’entendement humain, section 1, paragraphe 2 », « EM.IX.2.16. » « Enquête sur les principes de la morale, section IX, partie 2, paragraphe 16 », et T.1.2.3.4. devant se lire « Traité de la nature humaine, livre 1, partie 2, section 3, paragraphe 4 ». La pagination anglaise est en revanche citée lorsque les Essais sont mentionnés. L’édition Clarendon n’étant pas disponible pour les Dialogues sur la religion naturelle, on se référera à l’original anglais en regard de la traduction de Malherbe. Pour le texte autobiographique de Hume, My own life, on citera les lettres de Hume éditées en 1932 puisque l’édition Clarendon des Essais ne le reproduit pas. Return to text

2 De fait, si notre article se concentre sur le xviiie siècle britannique, la problématique de la sociabilité dans l’activité philosophique est tout aussi centrale en France à la même époque. La conception développée par l’article « Philosophe » de l’Encyclopédie ressemble de manière frappante aux réflexions humiennes sur le sujet. Ainsi on peut lire : « La plûpart des grands à qui les dissipations ne laissent pas assez de tems pour méditer, sont féroces envers ceux qu’ils ne croient pas leurs égaux. Les philosophes ordinaires qui méditent trop, ou plûtôt qui méditent mal, le sont envers tout le monde ; ils fuient les hommes, & les hommes les évitent. Mais notre philosophe qui sait se partager entre la retraite & le commerce des hommes, est plein d’humanité » (Dumarsais 1751-1772 : 510). Pour le rapport entre sociabilité et solitude en philosophie chez Rousseau et Diderot et leur dosage respectif, cf. Brunet-Fontaine, 2021. Return to text

3 Cf. Partie I, section 2, membre III, sous-section 15. Return to text

4 À cet égard, on peut considérer l’Enquête sur l’entendement humain comme ressortissant du régime de l’essai, puisqu’elle a paru pour la première fois sous le titre d’Essais philosophiques sur l’entendement humain en 1758 et que les sections en furent initialement autant d’essais séparés. Return to text

5 Si l’on a pu soutenir (cf. notamment Immerwahr, 1991) que Hume sépare dans son œuvre les textes ayant une vocation abstraite et ceux ayant une vocation pratique, l’essai sur l’essai ainsi que la première section de l’Enquête montrent qu’il entend les concilier. Il est vrai que la lettre à Hutcheson du 17 septembre 1739 (Hume, 1932 : 32-33) exprime des doutes quant à la possibilité de lier ces deux styles qu’il compare dans un cas à l’anatomie (le métaphysicien montre les principes des choses comme l’anatomiste ceux du corps) et dans l’autre à la peinture (la philosophie facile rend plaisante la vertu comme le peintre montre la grâce et la beauté des actions du corps), mais il y affirme néanmoins qu’il essaiera autant que faire se peut de les rapprocher. Ainsi Malherbe, qui insiste sur la radicale différence entre philosophie abstraite et philosophie facile, reconnaît néanmoins que Hume entend les concilier (cf. Malherbe, 1995 : 81-86 ; cf. également Deleule, 1979 : 101 et Simha, 2008 : 7-9). Dans un texte plus récent, cependant, il refuse cette idée de conciliation pour maintenir une distinction préservée par une « conjonction » et une « juxtaposition » (Malherbe, 2022 : 39). Il est vrai que Hume ne précise pas la nature de la clarté que la philosophie facile doit joindre à la profondeur. Mais de là à opposer la clarté de la distinction dans l’enquête métaphysique à l’évidence de la philosophie facile comme étant d’un genre différent, il y a un pas terminologique que Hume ne franchit pas dans la première section de l’Enquête. Si la nature de la clarté semble bien tenir dans le cas de la philosophie facile à une forme d’évidence, il n’est pas certain que la clarté de la philosophie abstruse réside dans la distinction (Malherbe, 2022 : 30). Si le manque d’évidence de la philosophie abstruse est lié au fait qu’elle s’éloigne des préoccupations communes des hommes et qu’elle entre dans un examen minutieux des principes, que cela implique une clarté spécifique ne se justifie chez Malherbe que par la comparaison avec Descartes. Or la notion d’idée claire et distincte n’a pas forcément le même sens chez Hume que chez Descartes, même si les termes lui sont empruntés. Locke avait ainsi une autre définition de l’idée claire et distincte. Aucun argument direct ne permet d’affirmer que pour Hume la clarté n’est pas un concept univoque. Qu’il y ait deux standards différents (l’évidence pour la philosophie facile, la minutie pour la philosophie abstruse) n’implique donc pas nécessairement deux modes de clarté différents. Ainsi la nature de la clarté jointe à la profondeur ne poserait pas problème : il s’agit simplement d’accentuer les points pratiques de la doctrine, tant dans les exemples que dans les objectifs de l’écriture, puisque c’est cet éloignement qui rendait la philosophie abstruse. D’où certaines concessions à la clarté (comme celles décrites plus bas en référence à Millican) et le changement de matière afférent, et d’autres à la profondeur, d’où l’exigence de réintroduction d’exactitude dans la philosophie facile (Hume, 2016 [1772] : 43 [E.1.8.]). Return to text

6 Contrairement cependant à Livingston dans ce passage, nous faisons une distinction plus nette entre le but pratique, politico-moral, de l’Enquête et la vocation théorique du Traité. La ressemblance des thématiques n’indiquerait ainsi pas que la « mission morale » du Traité est atténuée, car une continuité de thèmes peut bel et bien recouvrir un but philosophique différent, ce que laisse penser la lettre de la première section de l’Enquête. Return to text

7 Nous différons néanmoins de Millican dans l’assignation de ce qui est laissé de côté par Hume dans cette optique. En particulier, nous ne pensons pas que le scepticisme soit rendu plus modéré pour ne pas laisser prise à une position de type fidéiste courante à l’époque. L’optique générale nous paraît cependant tout à fait pertinente pour comprendre les différences majeures entre le premier livre du Traité et l’Enquête. Return to text

8 La distinction n’est bien sûr pas absolument rigide, Hume intégrant dans ses deux Enquêtes des dialogues qui, s’insérant dans des essais, entrent ainsi dans le cadre de la philosophie facile. Suzanne Simha n’hésite par exemple pas à parler de « la forme des essais, enquêtes et dialogues » comme étant homogène (Simha, 2008 : 6). La forme du dialogue elle-même, si elle réunit, comme la philosophie facile, « les deux plaisirs les plus grands et les plus purs de la vie humaine que sont l’étude et la société » (Hume, 2005 [1779] : 77), pose néanmoins des problèmes spécifiques. En effet, Hume indique dans les Dialogues sur la religion naturelle que certains sujets qualifiés comme étant évidents et importants, mais aussi obscurs et incertains (ibid. : 75), se prêtent plus que d’autres au dialogue. Ces sujets ne sont pas forcément superposables à ceux de l’essai en général. On ne saurait donc assimiler purement et simplement la forme de l’essai à celle du dialogue, malgré leurs liens évidents dans la pensée humienne. Vraisemblablement, beaucoup de points applicables à l’essai le sont également au dialogue, mais afin de ne pas présupposer une uniformité qui serait à démontrer dans le détail, l’article traitera de la première forme sans préjuger que dialogue, essai et enquête sont parfaitement homogènes. Return to text

References

Electronic reference

Salim Haffas, « Un philosophe du monde ? Retraite et philosophie facile chez Hume », Mosaïque [Online], 22 | 2024, Online since 20 janvier 2025, connection on 19 mars 2025. URL : https://www.peren-revues.fr/mosaique/2698

Author

Salim Haffas

Salim Haffas est doctorant moniteur en philosophie (Université de Lille, Villeneuve d’Ascq, France) au sein du laboratoire STL. Ses recherches portent sur les philosophies de Hume et de Berkeley, sur la métaphysique et l’épistémologie du xviiie siècle britannique et du xxe siècle en France et dans le monde anglo-saxon. Il s’intéresse plus particulièrement aux modalités et aux théories de la perception.
Identifiant HAL : 1531834
Numéro ORCID : 0009-0003-9225-6571

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CC-BY