La retraite, une question de bon sens

  • Retirement, a question of common sense

DOI : 10.54563/mosaique.2724

Abstracts

Suivant, dans un premier temps, la pensée de Bernard Friot, cet article montre que la question des retraites est bien plus qu’une question de répartition des revenus : à travers elle se joue une lutte pour la fixation du sens du travail, son bon sens. Mais en rester à ce conflit économico-sémantique serait méconnaître la portée déconstructrice d’une pensée qui prend la retraite au sérieux, la pose comme « première ». Dans un second temps, s’inscrivant dans les pas de Derrida, il s’agit d’accompagner le mouvement de la retraite dans la déconstruction du sens en tant que tel, du sens du sens ; c’est-à-dire à mettre en crise l’ontologie qui soutient toute pensée économique, aussi renversante soit-elle. C’est finalement l’ouverture de l’économie sur son dehors, la rupture du cercle de l’échange, le don tel qu’il est thématisé par Lévinas, qui apparaît comme l’angle le plus pertinent pour aborder la question de la retraite, dont l’enjeu est la justice avant la souveraineté.

Following initially the thinking of Bernard Friot, this article shows that the question of pensions is much more than a question of income distribution: through it there is a struggle to establish the genuine sense of labour. But to stop there would be to ignore the deconstructive scope of a thought that takes retirement seriously, and strives to begin with it. Secondly, following in the footsteps of Derrida, it is a question of accompanying the movement of retirement in the deconstruction of meaning as such, of the meaning of meaning; that is to say, to put into crisis the ontology which supports all economic thought, however astonishing it may be. It is ultimately the opening of the economy to its outside, the breaking of the circle of exchange, the gift as it is thematized by Levinas, which constitutes the most relevant angle to approach retirements, of which the issue is justice before sovereignty.

Index

Mots-clés

retraite, travail, économie, communisme, hétéronomie, souveraineté, don

Keywords

pension, labour, economy, communism, heteronomy, sovereignty, gift

Outline

Text

L’affaire semble entendue : la retraite désigne un temps de l’existence libéré du travail, assorti d’un revenu de remplacement assurant à ses bénéficiaires un niveau de vie proche de celui du reste de la population. Dans un régime par répartition, les pensions de retraite sont majoritairement financées par des cotisations sociales, prélevées sur les revenus des actifs (la part de la population actuellement en emploi ou au chômage), ces derniers acquérant ainsi un droit à une retraite future, financée par les actifs à venir. La retraite est donc aussi le nom d’un système de solidarité intergénérationnelle dont l’équilibre dépend de trois paramètres : le montant mensuel des pensions, la durée de leur versement, le montant des cotisations sociales.

Depuis une trentaine d’années, le vieillissement démographique, pesant sur les dépenses, est désigné comme le principal facteur de risque financier, suscitant des appels récurrents à d’impopulaires réformes (des « efforts ») censées assurer la pérennité du régime. Ainsi du report de l’âge légal de départ à la retraite de 62 à 64 ans adopté au printemps 2023 par 49.3, malgré plusieurs mois de fortes mobilisations sociales. Pourtant, l’antagonisme, assurent les réformateurs, n’a pas lieu d’être, comme le démontrerait une approche purement arithmétique du problème. Il en irait, tout compte fait, d’une affaire de bon sens et partant de pédagogie. À la limite, le pilotage des paramètres du système gagnerait à être automatisé, évitant ainsi de fastidieux débats divisant la société. L’idée, on s’en souvient, animait le projet de réforme de 2019, visant l’instauration d’un système de retraite à points, dont la valeur s’ajusterait à la conjoncture – projet finalement abandonné. La pédagogie ne convainc pas.

Reste que la ratio qui pose le problème ne cesse de dominer les esprits, y compris de ceux qui militent pour une retraite plus généreuse. Certes, on ne s’entend pas sur les calculs, on dénonce les fausses évidences d’un ajustement prétendument apolitique, mais l’on accepte le principe du calcul, du partage des « efforts ». Le maître-mot est celui de solidarité et il porte tout le prétendu bon sens qu’il conviendrait à présent d’interroger. N’avons-nous pas trop vite souscrit à l’idée que les retraités ne travaillaient pas ? Que les pensions étaient une ponction sur la valeur ? Accepter ces postulats, n’est-ce pas entériner l’idée que les retraités sont dépendants, voire vivent sur le dos des actifs, comme le soutient la doxa néolibérale qui réclame une baisse du montant des retraites au nom de la justice sociale ?

Le bon sens que nous nous proposons de questionner ne concerne pas seulement le cadrage macroéconomique imposant une définition univoque du travail et de la valeur. Il touche plus profondément à l’ontologie implicite qui sous-tend ce cadrage, assure ses lieux communs : une topologie du bon sens, qu’il s’agirait également d’interroger en partant non plus des lieux mais du mouvement, de la retraite elle-même. C’est donc à fronts renversés que nous aborderons la question du sens de la retraite. Peut-on encore l’opposer à la vie active ? N’est-elle pas la vérité de toute activité, de toute vie ? Et si l’on accepte ce renversement, de quoi se retire-t-on quand on part non plus à la retraite mais de la retraite ?

Le cadrage macroéconomique ou la fixation du bon sens

Nous avons l’habitude d’instruire la question des retraites comme une question de solidarité, prenant la forme d’un transfert social des actifs vers les inactifs. Qu’il s’agisse de mettre en cause cette solidarité ou au contraire de la promouvoir, les arguments contraires partagent une même axiomatique, un même ensemble de propositions tenant lieu de bon sens économique : les retraités ne travaillent pas ; comme les mineurs de moins de 15 ans et les exclus du marché du travail, ils sont « inactifs » ; leur activité passée leur donne droit à une pension de retraite ; celle-ci est financée par prélèvements sur la valeur produite par les actifs.

C’est à l’intérieur de ce cadre que l’essentiel des débats sur les dernières réformes ont trouvé à s’articuler – une situation que déplore notamment l’économiste Bernard Friot, pour qui la critique de leur injustice sociale (rappelant, contre la mise en scène d’une « lutte des âges », que les conflits de répartition ne se jouent pas entre les « jeunes » et les « vieux » mais entre le travail et le capital) est restée tributaire de la grammaire capitaliste. Poser le problème des retraites en termes de partage de la valeur sans interroger la détermination de cette valeur, célébrer le temps de la retraite où l’on est enfin libéré du travail, c’est, selon Friot, accréditer une opposition entre « actifs » et « inactifs » solidaire d’une vision restreinte du travail comme activité de mise en valeur d’un capital dans le cadre juridique d’un emploi. Dès lors, cette « lutte des classes » en est réduite à demander plus de solidarité en faveur des « inactifs » au nom d’idéaux sympathiques mais politiquement impuissants, n’étant que l’expression réactive de l’idéologie contestée. D’où la nécessité d’une redéfinition des termes, exercice auquel s’est livré Friot en partant précisément de la retraite, pierre d’angle d’un nouveau cadrage macro-économique. Contre tout apparent bon sens, Friot soutient que les retraités travaillent et que c’est dans leur activité productive qu’il faut voir le bon sens du travail. Une telle prise à rebours de nos habitudes de pensée requiert une explication.

Que signifie l’affirmation selon laquelle les retraités travaillent, qu’ils sont producteurs de valeur économique, et pas seulement de valeur d’usage (ce que l’on reconnaît volontiers mais qui n’empêche pas de les dire inactifs) ? L’élucidation du sens économique du travail est le cœur de l’analyse de Friot1. Ce dernier fait observer que définir le travail comme la production de biens et services socialement utiles donnant droit à rémunération, engage dans un cercle car la détermination de cette valeur économique ne va pas de soi, fait l’objet d’un conflit. En d’autres termes, dire que le travail est une activité qui produit la valeur est une définition exacte mais formelle qui ne tranche pas les différends quant à son contenu. Mais, plutôt que de chercher à dégager une essence du travail, la démarche de Friot consiste à prendre cette indétermination au sérieux : s’enquérir du sens du travail revient à interroger la validation sociale de certaines activités humaines plutôt que d’autres. Or, celle-ci n’a aucun fondement objectif, elle est de part en part politique. Pour le montrer Friot (2019 : 33) mobilise un exemple simple. Soit un individu tondant un gazon. S’il le fait hors emploi, il est réputé ne pas travailler, ne produire aucune valeur économique. Mais s’il le fait comme employé d’une entreprise privée, on dira qu’il travaille, qu’il produit une valeur économique. C’est pourtant du même travail concret qu’il s’agit. Ce qui fait la différence n’est donc pas la nature de l’activité mais son inscription dans un certain rapport social : on reconnait que l’activité de tonte du gazon en général produit une valeur d’usage, mais, dans un système capitaliste, c’est seulement sa propension à devenir une marchandise qui la consacre comme du travail. Or,

Cette confusion entre travail concret, production de valeur d’usage, et travail abstrait, production de valeur économique, est centrale dans la dépolitisation de la valeur et du travail et donc dans la naturalisation de leur pratique capitaliste (ibid. : 34)

La confusion consiste à chercher le sens du travail dans l’activité menée (le travail concret) alors que ce sont les rapports sociaux (le travail abstrait) qui en décident. S’aveugler sur le fondement politique du travail revient à avaliser la définition capitaliste du travail qui le détermine selon la « valeur-travail ». Qu’est-ce à dire ?

Quand on parle de « valeur travail », on désigne le cœur du capitalisme. Le capitalisme est cette forme spécifique d'organisation de la production qui la mesure – qui lui donne valeur – par le temps de travail moyen nécessaire. Les marchandises valent le temps de travail nécessaire à leur production, non pas le temps individuel, mais le temps moyen que révèle le prix auquel elles s'échangent […] Aucun autre mode d’organisation de la production que le mode capitaliste ne procède ainsi. Certaines sociétés n’ont même pas de terme générique équivalent à « travail » pour désigner les activités que nous désignons sous ce terme abstrait (ibid. : 78).

La valeur-travail recoupe ce que Marx appelait le travail abstrait : évaluation sociale de la marchandise à partir du temps de travail moyen présent en elle. Devenue mesure de toute chose par l’extension du « libre » marché, c’est elle qui rend l’exploitation possible : la force de travail marchandisée s’achète à un prix (mesuré en temps de travail moyen nécessaire à sa reproduction) inférieur au prix de la marchandise qu’elle produit (elle aussi mesurée en temps de travail), et c’est le détenteur des moyens de production, employeur de la force de travail, qui récupère le profit. D’où, « l’emphase que met le capitalisme sur un “travail” abstrait mesuré par le temps » (ibid. : 79).

Mais – et c’est là le point crucial – tout en reconnaissant que l’abstraction du travail est une invention capitaliste, Friot récuse son égalisation à la valeur-travail. Il entend conserver cette abstraction – « l’assumer » – pour en faire le pivot d’une subversion communiste. Cette opération théorique requiert d’analyser à nouveaux frais le concept de travail abstrait en déliant la dimension d’évaluation sociale de la référence à la quantité de travail. Ainsi analysée, l’abstraction du travail, qui seule permet de parler du travail en général, devient, en même temps, porteuse de l’indétermination de son sens. Le travail abstrait n’équivaut plus nécessairement à une force de travail sans qualités : il peut renvoyer à la qualification personnelle du producteur, pourvu que celle-ci s’exprime abstraitement dans un grade, indicateur de capacités générales s’appliquant à différents postes2. Dans la version communiste défendue par Friot, le travail abstrait n’est plus la quantification systématique d’activités qualitativement différentes (combien d’heures de travail ?) mais l’évaluation sociale de la contribution de chacun à la valeur économique (quel grade ?). Ce qui assure la commensurabilité des produits n’est plus un quantum de travail échangeable sur un marché mais la reconnaissance monétaire de la qualification des producteurs. Plutôt que d’opposer le travail abstrait, nécessairement capitaliste, et le travail concret, qu’il s’agirait de délivrer de l’abstraction, Friot défend une nouvelle articulation, communiste, de ces deux dimensions du travail vivant qu’il juge inséparables3. Car si c’est toujours le travail concret qui produit la richesse « c’est le travail abstrait qui détermine le travail concret en l’inscrivant dans la logique de la valeur » (ibid. : 42). L’enjeu politique n’est ni le partage de la valeur capitaliste ni l’abolition de la valeur en général mais la qualification de la valeur : capitaliste ou communiste ?

À quelle condition peut-on donc dire que les retraités travaillent ? En l’absence d’un sens intrinsèque du travail, tout dépend des institutions macrosociales. Les institutions capitalistes, marché du travail en tête, définissent le travail comme la production, sous la loi de la valeur-travail, de marchandises valorisant des capitaux. Cela exclut les retraités. Mais si une institution alternative évalue la production en fonction de la qualification personnelle du producteur, rien ne s’oppose à ce que la valeur d’usage réalisée hors emploi soit validée comme du travail. Or, et c’est là un autre point décisif de l’argument de Friot, une telle institution communiste du travail existe déjà, telle une enclave au cœur du capitalisme : un « déjà là » qui correspond au régime général des retraites, lequel, sous l’impulsion des ministres communistes du gouvernement provisoire, établit en 1946 un « statut communiste du travailleur » (ibid. : 41).

Dès lors, la pension de retraite du régime général doit être interprétée comme un salaire à la qualification personnelle, prenant la forme d’un salaire continué (sous-entendu après l’emploi) jusqu’à la mort, et s’opposant au différé de revenu issu d’un stock de cotisations cumulées caractérisant le fonctionnement des caisses de retraite complémentaires. Agiter le chiffon rouge de la capitalisation serait méconnaitre que « c’est en réalité à l’intérieur des régimes de retraite par répartition que se mène la lutte des classes » (ibid. : 11). Celle-ci oppose des pratiques antagonistes du travail exprimant des sens contraires :

Le revenu différé correspond à la pratique capitaliste du travail qui veut que les retraités soient des improductifs ; alors que le salaire continué affirme l’actualité du travail productif de travailleurs libérés du marché du travail (ibid. : 12).

Libération à l’égard du marché du travail et non du travail en tant que tel, la retraite apparaît comme une norme alternative du travail, le foyer de sens vers lequel les luttes politiques sont appelées à converger.

Conquérir, contre son extériorité dans le capitalisme, l’immanence du travail et son expression dans un salaire attaché à la personne, reconnaître dans un droit politique à la qualification et donc au salaire la contribution de chacun à la production de valeur économique, c’est là le cœur d’un combat fédérateur. Car l’hétéronomie du travail concerne tous les travailleurs (ibid. : 13).

Le renversement de perspective est total : ce n’est plus à partir d’un travail réduit à l’emploi qu’il faut comprendre la retraite, définie négativement comme in-activité ; c’est, au contraire, à partir de la retraite, définie comme vie active libérée du capital, qu’il faut comprendre le travail. Le bon sens du travail, c’est-à-dire non pas son sens « vrai » – puisqu’il n’y a pas d’essence du travail – mais son sens désirable, est la retraite, qu’il faudrait dès lors généraliser jusqu’à ce que, finissant par se confondre avec la « réalité » du travail, le signifiant « retraite » disparaisse. Telle serait la manière communiste d’en finir avec la retraite.

L’entreprise critique de Friot ne manque pas de soulever de multiples objections, à la fois théoriques, historiques et pratiques, qui pour l’essentiel, relèvent de l’analyse économique4. Laissant ce terrain, nous nous proposons de l’interroger d’un point de vue philosophique. Nous voudrions montrer que le travail conceptuel de Friot dépend d’une ontologie qui le retient encore dans l’horizon de ce qu’il entend subvertir ; horizon qu’une approche plus radicale de la retraite pourrait toutefois venir déstabiliser.

Le cadrage métaphysique5 ou la fixation du bon sens

Il n’y a pas de définition objective du travail, raison pour laquelle la fixation de son sens dépend de rapports de forces sociaux. Ce qu’on appelle travail résulte toujours d’une évaluation sociale et la lutte des classes, soutient Friot, consiste à déterminer le critère de cette évaluation, à qualifier la valeur6. Mais, en même temps qu’elle s’appuie sur l’indétermination a priori du sens du travail, la subversion communiste de la valeur promue par Friot est animée par l’idée que le bon sens du travail réside dans la reconnaissance de l’immanence du travail à la vie des travailleurs ouvrant, contre l’aliénation capitaliste, la voie d’une socialisation de la production.

C’est donc la thèse d’un travail sans essence mais endogène à l’humain qui dicte la démarche : une vision anthropologique du travail qui transparait quand, confronté à l’objection du travail des retraités en perte d’autonomie, Friot rétorque que fonder la valeur sur la qualification personnelle revient à l’attacher à un attribut inaliénable de la personne, indépendamment non seulement de l’emploi mais aussi des tâches qu’elle effectue. L’humain, être de travail, est, comme tel, l’origine de toute valeur7. Le droit politique au salaire est un droit de l’homme. L’impression de flottement laissée parfois par l’argumentation (toute valeur dépend d’un travail concret ; mais la valeur, fondée sur la qualification personnelle, est indépendante de la réalisation de tâches concrètes) se dissipe quand on restitue l’ordre de fondation des arguments. C’est parce que la valeur est liée à la personne même du producteur, et non à ce qu’il fait, que la réalisation d’un travail concret est secondaire du point de vue du sens de la valeur ; et que, ayant ce sens, la maîtrise du travail concret incombe aux producteurs. C’est pourquoi Friot peut, sans contradiction, célébrer la percée communiste libérant les individus d’avoir quelque chose à faire pour être reconnus comme « producteurs de valeur » et recevoir un salaire, tout en exhortant ces derniers à prendre leur responsabilité sur le travail concret, à organiser la production effective de valeur8.

L’enjeu des retraites – à savoir qui décide du sens de la valeur et comment celle-ci doit être concrètement produite – est donc la souveraineté. En libérant le travail de la capture du capital, il s’agit finalement de se ré-approprier sa vie en se donnant sa propre loi : devenir un sujet autonome, responsable, majeur. La conquête du travail abstrait s’inscrit pleinement dans le projet moderne d’émancipation, solidaire d’une métaphysique du sujet. Et Friot ne manque pas de souligner la tendance à l’autonomie immanente au capitalisme qu’il s’agirait au fond de libérer.

Qu’on pense à tous ceux qui ont pu « s’en sortir par le travail », déjouant ainsi, grâce à l’abstraction capitaliste du travail, les déterminations du milieu social, de l’école, de la nationalité (ibid. : 81).

Par rapport à la pratique capitaliste du travail, les rôles sont inversés (ce sont les retraités qui sont indépendants et les employés dépendants), mais les intentions demeurent inchangées : il s’agit toujours de gagner sa vie, au sens profond de pouvoir en disposer librement – ce que les institutions capitalistes envisagent comme la liberté procurée par le marché (la libre utilisation de la force de travail contre les autorités d’Ancien Régime) et les institutions communistes comme la souveraineté immédiate des travailleurs sur le travail. Si elle donne lieu à des interprétations divergentes, c’est néanmoins dans un horizon commun que s’inscrit la lutte pour la fixation du sens du travail. Il y a, en deçà du conflit d’interprétation, un sens du sens (c’est-à-dire une forme idéale qui rassemble les différentes interprétations et organise leur conflit) qui demeure le même : propriété de sa vie, de son travail vivant, de soi. L’indétermination du sens du travail reste arrimée à un sens de l’existence : c’est Ulysse qui fait un beau voyage, revient chez lui, boucle sur lui-même, se retrouve – métaphore qui travaille toute l’ontologie occidentale comme elle travaille toute économie (capitaliste ou communiste) : la loi de la maison, le nomos de l’oikos, c’est la loi du retour, qu’il en aille du revenu, de l’échange, de la circulation du capital ou de la reproduction de soi. Il faut que ça revienne à soi : tel est le chemin odysséique de l’oikonomia (Derrida, 1991). Est-ce un hasard si, chez Friot, la fin se confond avec le commencement, le « déjà là » ? Un « déjà là » qu’il s’agirait de ranimer en revenant aux intentions véritables ayant présidé à l’établissement de la sécurité sociale, lesquelles seraient à exhumer, sous les significations sédimentées du récit capitaliste, dans les actes communistes de 1946. La retraite, condition socio-économique de l’autonomie, fait signe vers le topos d’une liberté retrouvée, d’un retour au lieu propre, à l’oikos. N’est-ce pas promouvoir une métaphysique de la présence que la notion même de retraite, mais cette fois entendue comme mouvement, paraît pourtant solliciter ?

La retraite, il est vrai, indique le mouvement du retrait, du retour en arrière. Qu’on l’entende de manière existentielle (la quête d’un lieu où s’abriter de l’agitation du monde), sociale (le droit au salaire à la personne contre le chantage à l’emploi) ou militaire (le repli devant la supériorité de l’ennemi), une même dimension spatio-temporelle traverse ces différentes significations, leur confère une unité sémantique minimale. Elle commande la question générale qui chaque fois paraît s’imposer : d’où se retire-t-on, et pour aller où ? Et chaque fois, la réponse paraît être la suivante : on quitte un état de haute tension (le tumulte de la ville, l’aliénation capitaliste, le danger de mort) pour rejoindre un état de basse tension, d’apaisement (le refuge, le salaire à vie, la sécurité). Et chaque fois se dessine le même schéma : la retraite comme retour à une situation de départ (avant la vie mondaine, avant la vie aliénée, avant la guerre) – retour à l’origine. Tout se passe donc comme s’il s’agissait de quitter un point B pour rejoindre un point A préalablement abandonné en allant d’A à B. Mais, nous demandons : partir de la retraite, la poser comme « première », n’est-ce pas mettre cette topologie du sens commun, ce b.a.-ba, en question ? Dire que le départ précède le point de départ paraît insensé. De fait, c’est le sens du sens qui est ébranlé. Mais nous demandons, à nouveau : d’où le mouvement du retour puiserait-il son énergie, sa force motrice, sinon de la recherche d’une origine introuvable ? N’est-ce pas le retrait qui, dans l’après-coup, suscite la nostalgie d’une origine à jamais perdue, qui n’a en vérité jamais eu lieu ?

Penser radicalement la retraite exige plus qu’une élucidation sémantique : une déconstruction de l’espace topologique dans lequel le discours de Friot, malgré les audaces et les renversements, baigne encore. Une déconstruction qui ouvre sur une existence pas tout à fait sensée, incapable de se dominer de bout en bout, de se mouvoir dans le cercle du même. La retraite, nous le verrons, réintroduit le thème de l’autre, de l’aliénation – mais une aliénation plus originaire que l’aliénation capitaliste – dans la bonne gestion domestique. La valeur d’autonomie ne saurait avoir le dernier mot et d’abord parce qu’elle n’aura jamais eu le premier.

Partir – de la retraite

Reprenons du début : partons de la retraite. Le mouvement est premier, précède toute station, et son premier pas est une marche arrière : ça commence par répéter. Il en va donc d’une répétition d’avant l’origine, ce qui revient à dire que la « première fois », l’origine, est déjà un effet de répétition. Cela sonne comme une aberration, mais remarquons cependant qu’en bonne logique, le sens de la première fois, la première fois comme telle, ne peut émerger qu’après la deuxième fois. Il faut la deuxième fois, la répétition, pour que la première fois se donne – a posteriori – comme la première fois. Plus généralement, observons qu’un événement qui se voudrait irrépétable, pur ici-maintenant sans mémoire, n’aurait aucune chance d’apparaître. Pour qu’une chose se présente, en effet, il est nécessaire que cette chose dure minimalement, que dans l’unité d’une expérience temporelle, une rétention la répète comme la « même », l’identifie. Mais cette rétention ne survient pas à une impression primaire (un « point source » dirait Husserl), car celle-ci, à son tour, n’est rien en dehors de la possibilité de la répétition : même le clin d’œil de l’instant dure. Ainsi, la temporalisation, condition de l’apparaître, suppose la réitération comme ce qui « fait » tout présent, le retient de s’évanouir dans son irruption même. Ce que l’on se représente comme la pointe indivise de l’instant dissimule le travail de répétition qui espace le temps, de telle sorte que le présent puisse avoir lieu. On en vient donc à penser la présence du présent « à partir du pli du retour, du mouvement de la répétition et non l’inverse » (Derrida, 1967 : 80). En d’autres termes : il n’y a pas d’abord une « première fois » puis un retour à l’origine, mais un retour qui produit la « première fois » comme un effet d’après-coup, comme si nous n’avions jamais affaire qu’à la re-présentation d’un événement « originel » introuvable.

C’est donc la répétition qui est « originaire » et ce que l’on nomme naïvement origine est en fait déjà une trace, en un sens inédit : non pas trace de ce qui a été, présent-passé, mais trace d’un passé absolu, d’un « avant » qui n’a jamais pu se présenter – passé qu’aucune mémoire, aucun retour ne rendra jamais. Ce passé absolu échappant à toute maitrise, toute intuition, est une altérité absolue, irréductible au même, mais logée au cœur du même. Toute chose, tout étant, vient à la présence et se laisse identifier comme l’écho d’une origine qui n’a jamais eu lieu, comme renvoi à (de) l’autre. L’identité est d’emblée divisée, dans le mouvement itératif même qui la constitue, par une altérité irrécupérable.

Demandons-nous maintenant : qu’est-ce qu’une pensée de la trace, une pensée qui part de la retraite comme mouvement plutôt que comme état à restaurer, change dans la compréhension de l’économie ? Qu’est-ce qu’une telle philosophie fait à l’économie ? Reprenons la description topologique esquissée plus haut : l’économie est dominée par la figure du cercle, du retour, et singulièrement du retour à la maison, comme lieu de l’appropriation. Or, si tout « commence » par la retraite, il faut remarquer que c’est la condition topologique même du cercle qui est déconstruite, à savoir la possibilité d’un point d’origine qui soit, en même temps, point de retour. En effet, comme nous l’avons vu, la répétition originaire est la génération de la localité – de l’avoir lieu – mais d’une localité toujours déjà divisée. Il ne saurait y avoir de point simple, d’instant indivisible, et par conséquent de mouvement allant du même au même. Partir de la retraite ne permet plus d’accréditer le topos économique du retour à l’oikos, et la valeur d’autonomie. « Le soi du présent vivant est originairement une trace » écrit Derrida (ibid. : 101), ce que l’on peut traduire en disant que le sujet n’est jamais totalement présent à lui-même, toujours déjà écarté, différé, par la répétition qui l’institue. C’est, finalement, la possibilité du propre et donc de l’appropriation qui est en crise. Une crise structurelle, insurmontable, que Derrida aura nommé ex-appropriation, pour souligner le fait que le mouvement d’appropriation est contrarié par les conditions même de la constitution du « propre ».

Cela appelle au moins deux remarques. Premièrement, l’aliénation capitaliste ne peut plus être comprise comme la corruption d’un moi souverain : elle est l’actualisation d’une possibilité existentielle trouvant site dans le régime d’ex-appropriation qui fait que le sujet ne s’appartient pas. Si ce dernier peut être rendu étranger à lui-même sous le coup de la domination capitaliste, c’est parce qu’il n’aura jamais été lui-même, un je stable et assuré. L’aliénation capitaliste exploite une faille du sujet. Mais, deuxièmement, la reconnaissance d’une telle dépossession originaire ne revient pas à naturaliser les violences déterminées. Au contraire, elle permet de politiser tous les mouvements d’accaparement se réclamant d’une propriété naturelle, de dénoncer leur violence. Et non seulement de la dénoncer mais aussi de l’éclairer : n’est-ce pas, ainsi que le suggère Derrida (1996), parce que le propriétaire ne possède jamais assez absolument son bien que le désir de possession se mue si souvent en « rage appropriatrice » ; que le sujet, dans sa quête d’autonomie sans faille, peut se faire violence, finir par s’attaquer à l’autre – autrui et/ou l’autre en soi ?

La souveraineté populaire sur le travail, plus désirable que l’exploitation capitaliste, est, elle aussi, passion de la propriété, affirmation d’un « ceci est à moi » qui méconnait que le moi (fût-il élargi à l’humanité entière) se doit toujours à l’autre. Sous cette lumière, l’économie en général n’apparaît-elle pas comme l’oubli de ce qui fait la condition humaine (Lévinas, 1972) ? Certes. Mais, objectera-t-on, cet oubli n’est-il pas, en un sens, nécessaire, produit du rapport dialectique des forces sociales ? La réalité – dure réalité – n’est-elle pas toujours lutte pour la propriété ? La dénoncer comme violente, immorale, ne change rien au fait que « vous êtes embarqués », pour parler comme Pascal. La seule attitude responsable, réaliste, n’est-elle pas alors d’y prendre part pour le mieux, sinon pour le bien ?

D’une métaphysique l’autre

Partir de la retraite engage une déconstruction de la métaphysique de la présence. Ontologie à laquelle Derrida (1993) aura substitué le néologisme hantologie, pour dire que toujours l’être, et singulièrement le sujet, est travaillé par le fantôme de l’autre, possédé, que la maison est hantée. Mais cette déconstruction n’est pas une destruction pure et simple. Elle est, en son mouvement même, ouverture : non pas sur un autre être mais sur l’au-delà de l’être. Un au-delà qui, d’après Lévinas, signe la métaphysique digne de ce nom : non plus ontologie mais éthique, non plus désir du même mais du tout autre : de l’infini irréductible à la totalité. D’où le titre du maître ouvrage, Totalité et Infini, qui réserve une place de choix à l’économie en inaugurant une manière inédite de s’y rapporter9.

La méditation lévinassienne médite l’Autre, mais un autre qui n’est pas un autre être. L’Autre se produit dans un rapport au Même, mais dans un rapport unique en son genre d’être réfractaire à la totalisation. Il en va d’une mise en question, d’une interruption du Même par l’Autre. Or, ce qui est interrompu, c’est exemplairement le cercle de l’économie. Mais cette interruption est, du même coup, ce qui donne sens à l’économie, autrement dit ce qui, de ce point de vue, l’aura toujours déjà précédée (Sebbah, 2003). Tentons, en guise de conclusion, d’exposer cette « logique » anachronique.

« L’altérité n’est possible qu’à partir de moi » écrit Lévinas (1961 : 29). Paradoxe apparent, qui s’éclaire à remarquer que c’est seulement en partant de l’intériorité d’un pour-soi que s’envisage la transcendance métaphysique : « authentique sortie de soi qui ne mimerait plus Ulysse, mais suivrait les pas d’Abraham dans un mouvement sans retour, vers l’absolument autre » (Moati, 2011). C’est pourquoi Totalité et Infini accorde tant d’importance au thème de la séparation : constitution non pas d’un sujet en général mais d’un moi singulier. Il faut creuser l’ipséité du moi pour que « l’Autre ne soit pas un autre moi-même, et que le Moi ne soit pas non plus un autre pour l’Autre » (ibid.). L’être séparé, égoïste, est constitutif de la possibilité d’une ouverture à l’Autre absolu, à cet Autrui qui n’est pas un alter ego. Or, cette séparation s’accomplit comme existence économique. Qu’est-ce à dire ?

Dans la section « Intériorité et Économie » de Totalité et Infini, Lévinas montre que c’est par la jouissance du Monde que le moi s’individue ; jouissance qui n’est donc pas seulement un état psycho-physique mais un événement ontologique : « Le moi est la contraction même du sentiment, le pôle d’une spirale dont la jouissance dessine l’enroulement et l’involution » (Lévinas, 1961 : 123). L’image de la spirale figure ce mouvement de bouclage, de retour à soi qui fait le moi, en même temps qu’elle dessine un cercle délimitant une intériorité à même le Monde. Toutefois, précise Lévinas, la jouissance seule, troublée par la crainte du manque à venir, ne suffit pas à produire une intériorité séparée. Pour que la séparation se concrétise, l’existence doit se faire économique. C’est le travail qui, conjurant le souci du lendemain, assure la jouissance et « dessine la séparation sous les espèces de l’indépendance économique ». Mais celle-ci suppose la Maison :

Pour que cet avenir surgisse dans sa signification d’ajournement et de délai à travers laquelle le travail, en maîtrisant l’incertitude de l’avenir et son insécurité et en instaurant la possession, dessine la séparation sous les espèces de l’indépendance économique, l’être séparé doit pouvoir se recueillir et avoir des représentations. Le recueillement et la représentation se produisent concrètement comme habitation dans une demeure ou une Maison (ibid. : 160).

La Maison, lieu du retrait, suspend les réactions immédiates au milieu, laisse du temps à la représentation et au travail. Le travail commence à partir de la Maison et revient y déposer ses « prises », ainsi converties en « avoirs » :

La possession s’accomplit par la prise de possession ou le travail qui est le destin propre de la main […] Mais la main […] ne constitue les choses qu’en séparant sa prise de la jouissance immédiate, en la déposant dans la demeure, en lui conférant le statut d’un avoir (ibid. : 170).

Tel est donc, à grands traits, le scénario de la séparation décrit par Lévinas : constitution d’un ego séparé du Monde dont il vit, dans et par le mouvement d’un ramener à soi, d’un retour à la Maison. Jouissance égoïste qui a une véritable légitimité, il faut y insister, mais dans la mesure où elle s’inscrit dans l’intrigue éthique. C’est depuis l’appel de l’Autre10, en effet, mettant en cause ma « joyeuse possession du monde » (ibid. : 73) que l’économie signifie. Cet Autre, vulnérable et dénué, qui m’enjoint de donner ce que je possède, interrompt une économie qui aura pourtant, d’entrée de jeu, été justifiée par la générosité du don. Autrement dit : si, d’un point de vue chronologique, il faut d’abord avoir pour donner (raison pour laquelle l’éthique suppose l’économie), du point de vue du sens, le don « précède » la possession. Non pas, téléologiquement, parce que le don serait la fin du travail qui, du début, oriente la main qui saisit mais, plus radicalement, parce que l’orientation en tant que telle n’émerge qu’à travers l’appel éthique : c’est la bonté de l’oblation – folie du point de vue de la raison économique – qui donne sens à l’économie, indique l’orient à partir duquel elle s’oriente, fût-ce pour ignorer cet appel11. Sans la possibilité d’une « abolition de la propriété inaliénable » (ibid.) le monde réduit à ma jouissance serait privé de sens – car le sens fixé par l’identité du pour-soi doit d’abord être ouvert par la substitution du pour-l’autre. L’ici se doit à un ailleurs absolu. La Maison, lieu où tout « commence », aura donc toujours déjà été la demeure de l’Autre, selon la logique de l’après-coup – « inversion chronologique de l’ordre logique » – qui gouverne les rapports de la séparation et de la transcendance (Moati, 2011).

À suivre Lévinas, le bon sens du travail demande donc à être traduit en justice : non pas la justice distributive rendant sa part à chacun, mais une justice plus haute, asymétrique, incalculable : priorité absolue de l’Autre sur moi. L’analyse économique ne peut penser autrement la retraite qu’à accepter d’être interpellée par des considérations éthiques qu’on aurait tort, au nom d’un réalisme dégrisé, de disqualifier comme naïves et secondaires. C’est à cette condition que la retraite cesse d’apparaître seulement comme l’enjeu d’un conflit de propriété ; que la solidarité qu’elle exprime, loin d’être réductible à un calcul faisant le jeu du capital, l’excède. Ce qui veut dire aussi que le désir d’émancipation ne répond pas au désir des retrouvailles mais à l’appel d’une justice infinie ; justice à inscrire dans le droit mais dans un droit qui n’épuisera jamais cet appel, l’excès d’une justice absolue sur le réel étant le moteur de tout progrès historique, de la perfectibilité du droit. En ce sens, l’enjeu des retraites est la justice avant la souveraineté.

Bibliography

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Notes

1 Il existe de multiples manières d’approcher les phénomènes humains rangés sous le signifiant « travail ». Pour en rester à une approche économique, notons que le travail pensé comme activité publique, rémunérée, et comme telle, facteur d’identité sociale, est une représentation connotée historiquement caractérisant les sociétés industrielles, décrites comme des « sociétés de travailleurs », (cf. Gorz, 1988). Dans l’Antiquité, par exemple, le labeur nécessaire à la subsistance n’était pas un vecteur de socialisation mais une obligation servile excluant de la citoyenneté. L’idée même de « travailleur » était inconcevable. À la lumière de ces brefs rappels, précisons donc que notre propos se limitera à suivre, jusqu’à un point qui s’éclairera par la suite, la tentative de Friot de déployer un sens moderne du travail à partir de la retraite. Return to text

2 Trois dimensions définissent la qualification personnelle : compétences transversales à un système interprofessionnel ; réseaux de pairs validant la qualification ; salaire lié à la qualification et non au poste. Return to text

3 C’est ce point qui distingue Friot de l’école de la « critique de la valeur ». La subversion communiste du travail abstrait inviterait à une étude de l’articulation des systèmes productif et monétaire que nous ne pouvons mener dans les limites de cet article. Bornons-nous à marquer la position de Friot. Marxiste, Friot fait du travail l’origine de toute valeur. Mais marxiste hétérodoxe, le travail n’est pas une quantité permettant de calculer a priori l’égalité entre deux objets qu’une expression monétaire viendrait représenter, mais l’évaluation sociale d’une qualification personnelle. C’est la reconnaissance politique du statut du producteur, via l’octroi d’un salaire financé par création monétaire, qui réalise la valeur et assure la commensurabilité des choses (sur des marchés administrés par un système de caisses sociales, chargé de la division du travail). La monnaie joue donc un rôle central. En liant valeur et monnaie, Friot se rapproche des thèses d’Aglietta et Orléan (1982) pour qui la monnaie est l’institution princeps ouvrant l’espace de la valorisation et des échanges. Mais, pour Friot, la monnaie reste le signe d’une valeur liée à la personne du producteur, alors que, pour ces derniers, la valeur n’a aucun fondement substantiel, n’étant que le désirable : résultat de la concurrence de désirs mimétiques que l’institution de la monnaie vient ordonner. Une position structuraliste que Marie Cuillerai (2016) résume ainsi : « c’est l’opération de la mesure qui fait naître la valeur des choses, et c’est donc dans la relation de confrontation des choses, dans l’échange, que la valeur née et se révèle n’être que le rapport de ces choses entre elles. » Si c’est l’institution de la monnaie qui fait la valeur, cette institution est un processus inconscient qui se déroule dans le dos des hommes : « les institutions sont des productions immanentes à la rivalité génératrice du désirable » (ibid.). Pour Friot, la monnaie reste l’instrument d’une volonté politique. Ce n’est pas la monnaie qui est souveraine, mais le producteur, selon la métaphysique du sujet qui dicte son discours (voir infra). Return to text

4 Cf. en particulier Harribey (2019), Husson (2018) et Khalfa (2010). Insistons sur le fait que Friot défend un marxisme hétérodoxe – « communisme » renvoyant chez lui à la généralisation d’une institution minoritaire interne au capitalisme et non au dépassement du capitalisme par le déploiement de ses contradictions. Pour une critique de cette position (cf. Garot, 2023). Soulignons aussi que le salaire à la qualification personnelle s’inscrit dans une opposition revendiquée à l’adage marxien : « de chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins ». Return to text

5 Le mot métaphysique est ici employé comme synonyme d’ontologie (à savoir la méditation sur l’être en tant qu’être, qui fait l’objet de la Métaphysique d’Aristote) selon un usage hérité de la scolastique. De façon plus contemporaine, notons que Derrida parle de « métaphysique de la présence », pour insister, après Heidegger, sur la détermination de l’être comme « être présent » (étant) qui sous-tend toute l’ontologie occidentale, et dont la métaphysique du sujet est l’expression moderne. Un autre sens, inédit, de métaphysique est toutefois possible, qui s’ouvre à partir de la pensée de Lévinas (cf. infra). Return to text

6 Il conviendrait ici de distinguer le fait de valoriser telle ou telle norme – le temps de travail moyen ou la qualification personnelle – et le fait d’évaluer, c’est-à-dire de hiérarchiser, les activités humaines, à partir de cette norme. Return to text

7 Dire que l’humain est un être de travail ne signifie pas qu’il travaille tout le temps, mais que le travail est immanent à sa personne. Friot souligne que c’est posé comme un être de besoin, séparé de son travail, que l’humain est forcé au travail. Même s’il le thématise autrement, il rejoint ainsi les thèses de Sahlins. Ce dernier montre, à partir de l’étude des économies primitives, que c’est l’idéologie productiviste prévalant dans les sociétés capitalistes qui oblige au travail en instituant la rareté, laquelle, rien moins qu’objective, est le nom de l’écart socialement produit entre moyens finis et désirs illimités. « C’est nous, et nous seuls, qui avons été condamnés aux travaux forcés à perpétuité. La rareté est la sentence portée par notre économie, et c’est aussi l’axiome de notre économie politique » (Sahlins, 1976 : 48). Return to text

8 L’absence de contradiction logique n’est pas l’absence de difficultés pratiques. Ainsi, la souveraineté sur le travail n’abolit pas les contraintes de production relatives à la satisfaction des besoins matériels et sociaux mais : comment définir ces derniers ? comment assigner les tâches pénibles, ingrates ? etc. L’autogestion démocratique est une solution formelle qui ne règle pas la question du pouvoir. Sur ces questions, et bien d’autres, cf. notamment Friot et Lordon (2021). Nous les laissons de côté, l’objet de cet article n’étant pas la retraite comme instrument de politique économique mais comme outil théorique pour penser une pratique alternative du travail. Return to text

9 Pour un commentaire de cette originalité, sur le thème de l’aliénation, cf. Fujioka (2023). Return to text

10 Qui est cet Autre énigmatique ? Cette question, présupposant la possibilité de définir l’Autre, ne peut recevoir de réponses arrêtées dans la mesure où Autrui – le Visage me faisant face – ne dérive pas d’une détermination ontique mais désigne une limite éthique éprouvée par le Moi. Si Lévinas donne parfois des figures exemplaires du Visage (le pauvre, l’étranger etc.) il faut garder à l’esprit que rien ne restreint a priori ce qui peut faire visage. Sur ce point, crucial, cf. Sebbah (2001). Return to text

11 Le refus du don, voire son impossibilité vécue (Derrida, 1991), suppose encore l’interpellation éthique : ce n’est qu’à l’aune de cette interpellation, en effet, que l’égoïsme prend son sens négatif d’absence de générosité. Pour une tentative de refondation de l’économie politique à partir du don, cf. Mardellat (2024). Return to text

References

Electronic reference

Thibault Mercier, « La retraite, une question de bon sens », Mosaïque [Online], 22 | 2024, Online since 20 janvier 2025, connection on 19 mars 2025. URL : https://www.peren-revues.fr/mosaique/2724

Author

Thibault Mercier

Thibault Mercier est doctorant en philosophie à l’Institut de Recherches Philosophiques (IRePh) de l’Université Paris-Nanterre. Ses travaux portent sur les thèmes du don et de la cruauté dans les pensées de Lévinas et Derrida.

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