Texte

Considérée jadis, d’Aristote à l’abbé Batteux, comme le principe même de la création poétique et artistique ; considérée naguère comme un exercice d’hommage aux grands maîtres, notamment dans les domaines de la musique, du dessin, de la sculpture, de la peinture et de la rhétorique, l’imitation a perdu, au fil du temps, ses lettres de noblesse. Aujourd’hui, l’imitation fait davantage l’objet d’opprobre que de louanges. Comme pratique artistique, elle est considérée au mieux comme une reprise neutre, au pis comme une simple copie voire même comme un plagiat. Comme théorie explicative du « vouloir artistique » et des pratiques de création, elle est entièrement discréditée, au moins depuis Kant et Hegel.

Il faut pourtant se garder de penser que la condamnation de l’imitation ne serait qu’un effet du temps, la conséquence d’un processus historique. La critique de l’imitation n’est pas seulement un phénomène contemporain. Depuis Platon, l’imitation est volontiers assimilée à une pratique trompeuse qui, non seulement, nous éloigne de la vérité, mais aussi de la justice et du bien. La condamnation de l’imitation est donc double. D’une part, elle fait l’objet d’une critique épistémique : l’imitation, parce qu’elle est apparence du vrai, ne serait qu’un faux-semblant. D’autre part, elle fait l’objet d’un procès moral : produire du faux-semblant serait chercher à tromper autrui en lui faisant passer pour vrai et premier ce qui n’est, au mieux, que vraisemblable, et qui n’est, dans tous les cas, que second. Pour le dire de façon plus large : l’imitation serait incompatible avec l’authenticité morale comme avec l’originalité créatrice.

Ces condamnations, à certains égards transhistoriques, révèlent vraisemblablement quelque chose de la nature même de l’imitation et de ses ambiguïtés. Les pratiques mimétiques sont pourtant anthropologiquement fondamentales : comment apprendre à parler ou à manier un outil sans imiter ? Les animaux même, remarquait Aristote, usent de mimétisme – comme si la capacité mimétique était une donnée fondamentale du vivant. Que penser donc d’une pratique qui, d’un côté, relève d’un usage essentiel, comme c’est notamment le cas dans les domaines de l’éducation et de l’apprentissage, mais qui, d’un autre côté, est rejetée en son principe même ?

Ce numéro se propose de réexaminer, de façon critique, les préjugés relatifs au concept d’imitation. Il s’agit de montrer en quoi l’imitation constitue une pratique complexe, bien plus complexe qu’on ne se l’imagine. Plutôt que de parler de « l’imitation » en général, il s’agit d’envisager différentes pratiques imitatives, en interrogeant les conditions de leur émergence, leurs qualités, ainsi que leur utilité propre. Chemin faisant, l’autrice et les auteurs seront également amenés à questionner la légitimité de sa présence au sein de grands textes littéraires ou scientifiques.

Sous le titre évocateur « Tremper sa plume dans l’encrier du voisin. Retour sur une passion ambiguë », l’article de Maxime Decout attire notre attention sur les émotions que suscitent les pratiques imitatives chez l’écrivain. Si, comme le rappelle l’auteur, « l’imitation en littérature procède bien d’une démarche intellectuelle », elle comporte aussi une forte charge émotionnelle qu’il importe de mettre au jour. Ces passions ne se réduisent pas au plaisir d’imiter. À l’inverse, elles peuvent être source d’émotions négatives (la peur ou la détestation par exemple). L’examen de ces passions permet de repenser le geste d’écriture lui-même et la manière dont le style d’un écrivain se construit.

Dans son article « Imitation et authenticité : réflexions à partir de Charles Taylor », Camille Roelens s’attache à analyser la notion d’imitation à l’aune des effets politiques et démocratiques que provoquent les pratiques imitatives et la menace qu’elles semblent faire courir à l’exigence d’authenticité et à l’injonction moderne d’être soi-même. Son analyse a pour ambition de dégager une philosophie de l’éducation à partir de l’œuvre de Taylor.

Virginie Chrétien, dans son étude sur « Le rôle de l’imitation dans le développement et l’apprentissage chez Jean Piaget », analyse la notion d’imitation au regard des six stades du développement de l’enfant dans la théorie de Piaget. À chaque stade correspondent non seulement un âge, mais aussi une pratique spécifique de l’imitation qui, à chaque étape, traduit un saut qualitatif dans le processus du développement cognitif de l’enfant. Les critiques que l’on a pu adresser à la théorie de Piaget n’invalident pas l’importance de sa doctrine de l’imitation.

Nassim El Kabli enfin, dans « “Faire imiter” : le problème de l’imitation chez Jean-Jacques Rousseau », réexamine de façon neuve la pensée du philosophe genevois. L’imitation fait, chez Rousseau, l’objet d’une condamnation en ce qu’elle relève d’une pratique qui éloigne le sujet de lui-même, en l’incitant à mimer ce qu’un autre fait ; elle se trouve pourtant réhabilitée, sous certaines conditions. C’est cette réhabilitation que l’auteur met en lumière dégageant, dans les textes de Rousseau, les raisons légitimes qui conduisent les hommes à imiter. Parmi ces raisons légitimes, l’art, en particulier, la musique, occupe une place singulière, au prix, néanmoins, d’une reconfiguration du concept d’imitation.

Littérature, musique, éthique, politique, éducation : autant de facettes d’un concept qu’il ne convient de ne pas disqualifier trop vite. Les pensées de Charles Taylor, de Jean Piaget et de Jean-Jacques Rousseau offrent, non moins que l’examen des pratiques mimétiques elles-mêmes, des ressources et des concepts pour aborder l’imitation au-delà des préjugés.

Citer cet article

Référence électronique

Virginie Chrétien et Nassim El Kabli, « Introduction », Mosaïque [En ligne], 17 | 2022, mis en ligne le 03 juin 2022, consulté le 28 avril 2024. URL : http://www.peren-revues.fr/mosaique/318

Auteurs

Virginie Chrétien

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