« Faire imiter » : le problème de l’imitation chez Jean-Jacques Rousseau

DOI : 10.54563/mosaique.376

Abstracts

L’imitation occupe une place singulière dans la pensée de Jean-Jacques Rousseau. Plus exactement, sa singularité tient précisément au fait qu’elle n’occupe pas une place, mais plusieurs. Si l’imitation fait l’objet d’une condamnation morale, Rousseau n’en rejette pas complètement l’usage aussi bien sur le plan pédagogique (l’éducation du jeune Émile) que sur le plan esthétique et artistique où l’imitation va être repensée à nouveau frais, en particulier dans la pratique du dessin et dans la musique.

Imitation has a particular place in the Jean-Jacques Rousseau’s thought. More exactly, his particularity is explained by the fact that imitation has not only one place but many. If imitation is morally reprehensible, on the other hand, its use is allowed, under certain conditions. The education of young Emile and the practice of arts, specially drawing and music, lead us to think that imitation is sometimes necessary.

Index

Mots-clés

imitation, condamnation morale, éducation, arts, pédagogie

Keywords

imitation, moral problem, education, arts, pedagogy

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Text

Introduction

Il y a quelque chose de paradoxal à parler de l’imitation chez Rousseau, lui le philosophe de l’authenticité qui récuse tout modèle, toute figure étrangère susceptible de contrarier le mouvement singulier qui caractérise chaque individu. D’un point de vue ontologique, l’imitation est négation de ce qui est premier et original. D’un point de vue moral, l’imitation nous détourne du régime authentique de l’être pour nous tourner vers le règne du faux-semblant et des apparences. Pour être en partie vraie, cette condamnation demande toutefois à être nuancée. Comme souvent chez Rousseau, ce qui fait l’objet d’une critique va être réinvesti dans la perspective d’une réhabilitation. Si Rousseau est un penseur de la rupture, il est tout autant, voire plus encore, un penseur de la refondation. Ce qui est nié n’est pas définitivement rejeté et balayé, mais va être réemployé à des fins meilleures. À ce titre, l’imitation figure bien parmi ces concepts problématiques auxquels Rousseau redonne un second souffle après les avoir, dans un premier temps, condamnés et délégitimés.

Notre propos ne vise pas ici à rendre compte du processus inverse que l’on rencontre aussi dans l’œuvre de Rousseau et qui consiste à analyser la genèse et le devenir d’une faculté ou d’une tendance du point de vue de sa dégradation, comme ce peut être le cas par exemple de l’amour de soi, sentiment naturel, qui mue en amour-propre lorsque les hommes en arrivent à vivre en société. Il ne s’agira donc pas de confronter deux ordres, l’état de nature et l’état de société, en partant du premier pour arriver au second en vue de montrer comment le passage de l’un à l’autre aboutit à la dénaturation de l’homme et à sa dégénérescence. Le point de départ de notre réflexion nous inscrit d’emblée dans l’espace social et dans le jeu des interactions entre les hommes en interrogeant une pratique (l’imitation) qui, en soi, est condamnable, mais qui, sous certaines conditions, peut s’avérer légitime. Cet article vise à mettre au jour le processus de réhabilitation à l’œuvre dans l’usage complexe que Rousseau fait du concept d’imitation ; en particulier dans son ouvrage consacré à l’éducation, Émile ou de l’éducation, paru en 1762.

On commencera par détailler les raisons critiques qui conduisent Rousseau à rejeter l’imitation. Puis nous verrons en quoi l’imitation est inévitable et à quelles conditions il est possible de faire de cette nécessité vertu. Notre dernier moment nous conduira enfin à déterminer le bon usage de l’imitation par l’examen de cas concrets.

Première partie – Les raisons d’une condamnation

Chez Rousseau, la condamnation de l’imitation dans le processus de développement de l’enfant s’explique par la finalité que vise toute éducation naturelle. L’enfant doit devenir lui-même en se conformant à sa nature singulière. Être soi, c’est accorder et régler sa volonté sur ses capacités. Tout le programme éducatif du jeune Émile consiste précisément à préserver l’enfant de tout ce qui pourrait altérer sa nature. C’est la raison pour laquelle Émile sera élevé à la campagne et à l’écart de la ville. La ville constitue pour Rousseau le lieu de déformation de soi, en ce que le spectacle du jeu social incite chacun à sortir de lui-même et à se présenter autre qu’il est, dans le but de plaire aux autres. Cette opposition campagne/ville recouvre une série d’autres oppositions : être/paraître, amour de soi/amour-propre, être à sa place/se transporter hors de soi.

Dans ces couples d’opposition, l’imitation, en premier lieu, favoriserait plutôt les axes conceptuels marqués négativement. D’abord, l’imitation est du côté du paraître, le geste mimétique est tout extérieur et n’est pas motivé par une intentionnalité morale guidée par une volonté singulière et authentique. Ensuite, le geste mimétique est, par définition, transport hors de soi puisqu’il nous amène à mimer ce que fait un autre que soi. Rousseau l’affirme explicitement :

Le fondement de l’imitation parmi nous vient du désir de se transporter toujours hors de soi (Rousseau [1762], 1995 : 340).

Enfin, le geste mimétique semble être animé par le désir de plaire et d’être regardé (ce qui définit l’amour-propre) plutôt qu’il n’est l’expression de l’amour de soi, ce sentiment naturel et inné qui nous incline à tendre vers le bien et vers ce qui est conforme à notre nature. Pire, le désir d’imiter l’autre peut conduire à la négation même du sujet imitant qui, en aspirant à être un autre, finit par ne plus être qui il est. C’est en ce sens que le gouverneur (c’est-à-dire l’éducateur) tiendra à distance l’usage de l’instruction de l’histoire et des grandes figures qui la traverse :

Je vois à la manière dont on fait lire l’histoire aux jeunes gens qu’on les transforme, pour ainsi dire, dans tous les personnages qu’ils voyent ; qu’on s’efforce de les faire devenir, tantôt Ciceron, tantôt Trajan, tantôt Alexandre, de les décourager lorsqu’ils rentrent en eux-mêmes, de donner à chacun le regret de n’être que soi. Cette méthode a certains avantages dont je ne disconviens pas ; mais quant à mon Emile, s’il arrive une seule fois dans ces paralléles qu’il aime mieux être un autre que lui, cet autre fut-il Socrate, fut-il Caton, tout est manqué ; celui qui commence à se rendre étranger à lui-même ne tarde pas à s’oublier tout-à-fait (Rousseau [1762], 1969 : 534-535)1.

Comme l’illustrent très bien les exemples de Socrate ou de Caton, le problème ne tient pas à la nature de l’objet de fixation mimétique, mais à sa logique et à sa structure même. Autrement dit, le problème n’est pas d’imiter de mauvais exemples au détriment d’exemples qui seraient bons, mais, plus fondamentalement, c’est le processus mimétique lui-même qui contrevient à l’ordre singulier de notre nature.

Si l’intention mimétique est favorisée par l’amour-propre, c’est qu’il arrive que notre désir d’agir ne soit pas, en réalité, motivé par une véritable inclination naturelle, mais qu’il le soit parce que nous nous imaginons qu’en faisant ceci ou cela, nous serons estimés des autres. L’action que l’on imite complexifie les rapports et contribue à les fausser. Agir conformément à sa nature, c’est agir dans la perspective de ce qui est bon pour soi, c’est entretenir un rapport naturel entre soi et le monde. Cela repose sur un équilibre entre nos besoins et nos désirs. Nous ne devons faire que ce que nous sommes en mesure de faire ou de nous procurer en fonction de nos propres forces. C’est ce que Florent Guénard (2004), dans son ouvrage Rousseau et le travail de la convenance, appelle le principe de convenance. Sur le plan anthropologique de l’éducation, deux modèles s’opposent. D’un côté, un modèle naturel et idéal selon lequel l’artifice permet de préserver la nature de l’enfant. D’un autre côté, un modèle dénaturant qui fait de l’activité éducative un principe de déformation. Il faut en conséquence distinguer deux types d’imitation : une imitation de la nature, qui est à rechercher et une imitation de l’homme, qui est à proscrire. Florent Guénard écrit ainsi :

C’est dire que l’artifice n’est bon et ne se justifie que s’il imite la nature, c’est-à-dire s’il imite son mode de production- natura naturans davantage que natura naturata. Il faut retrouver le mouvement de la nature, qui fait convenir, celui que l’art commencé a déformé et que l’art perfectionné doit suivre. Voilà pourquoi l’ordre des convenances est un modèle à imiter. Rousseau, dans son œuvre en général et dans l’Émile tout particulièrement, valorise l’imitation de la nature et critique l’imitation de l’homme par l’homme. (Guénard, 2004 : 41)

Si Rousseau condamne l’imitation de l’homme par l’homme, c’est d’abord parce que l’imitation entretient un rapport étroit avec l’imagination, ainsi qu’avec l’art. L’imagination, dans son usage social, consiste d’abord à nous projeter hors de nous-mêmes pour nous jeter dans le regard des autres. Cet usage est à l’œuvre dans l’amour-propre, tel qu’il se déploie dans ce que Rousseau appelle le régime de l’opinion, d’après lequel nous jugeons des choses à partir de ce que les autres en disent.

Percevoir l’action de l’autre, ce n’est pas s’en tenir à l’exécution d’un geste ou d’une action, c’est projeter en elle les effets qu’elle peut produire sur les autres. Dans ces conditions, le rapport n’est plus un rapport à deux termes (équilibre entre soi et le monde) ; c’est un rapport qui se démultiplie : l’action imitative engage à la fois le sujet qui imite, celui qui est imité et les effets que l’on croit produire sur les autres (volonté d’impressionner, d’être bien vu, etc.). Rousseau prend des exemples très précis et très concrets. Dans le livre III de l’Émile, il s’attache notamment à montrer le rôle néfaste de l’imitation – plus exactement du désir d’imitation – dans le choix du métier que l’enfant fera.

En faisant passer en revue devant un enfant les productions de la nature et de l’art, en irritant sa curiosité, et, le suivant où elle le porte, on a l’avantage d’étudier ses goûts, ses inclinations, ses penchants, et de voir briller la première étincelle de son génie, s’il en a quelqu’un qui soit bien décidé. Mais une erreur commune et dont il faut vous préserver, c’est d’attribuer à l’ardeur du talent l’effet de l’occasion, et de prendre pour une inclination marquée vers tel ou tel art l’esprit imitatif commun à l’homme et au singe, et qui porte machinalement l’un et l’autre à vouloir faire tout ce qu’il voit faire, sans trop savoir à quoi cela est bon. Le monde est plein d’artisans et surtout d’artistes, qui n’ont point le talent naturel de l’art qu’ils exercent, et dans lequel on les a poussés dès leur bas âge, soit déterminé par d’autres convenances, soit trompé par un zèle apparent qui les eût portés de même vers tout autre art, s’ils l’avaient vu pratiquer aussitôt. Tel entend un tambour et se croit général ; tel voit bâtir et veut être architecte. Chacun est tenté du métier qu’il voit faire, quand il le croit estimé (Rousseau [1762], 1969 : 474).

D’abord, Rousseau commence par l’exposition d’une méthode éducative dont la finalité consiste à identifier les talents naturels de l’enfant. Cette méthode procède selon un modèle empirique fondé sur l’observation. Il s’agit de montrer à l’enfant les productions de la nature et de l’art. Partant de là, le gouverneur pourra déterminer ce qui est conforme au goût naturel de l’enfant. Si l’enfant est naturellement doté d’un don particulier, (s’il en a quelqu’un qui soit bien décidé), ce qu’il appelle le génie, alors le gouverneur pourra percevoir la première étincelle de son génie. On remarquera que ce premier contact est d’abord passif. Rousseau ne décrit pas ici une situation où un enfant entreprendrait telle ou telle action (dessiner, jardiner, construire un meuble, etc.). Dès lors, comment concrètement percevoir cette étincelle de génie ? Par l’enthousiasme qui animera l’enfant. La première étincelle de génie ne se donne pas à voir dans l’accomplissement d’un geste, mais dans l’enthousiasme que manifestera l’enfant à la vue d’une production qui lui est présentée. Avec cette méthode, le gouverneur étudie « les goûts, les inclinations et les penchants ». Nous ne nous situons pas ici dans le registre de l’action à proprement parler : il ne s’agit pas d’étudier les capacités techniques de l’enfant, mais son appétence et tout ce qui excite son intérêt. Pour Rousseau, le génie s’entrevoit déjà dans le mouvement ou l’élan qui pousse l’enfant à être attiré par telle ou telle chose. Dans le désir s’exprime de façon embryonnaire le génie naturel. Le désir ou le penchant sont l’expression naturelle et singulière d’un individu ; ce penchant n’est pas privé et incommunicable ; autrui, notamment le gouverneur, a accès à cette vérité intime et subjective à travers l’observation du comportement de l’enfant.

Néanmoins, l’intérêt que l’enfant va témoigner pour telle chose ou telle activité (« inclination marquée ») peut n’être, en réalité, que la traduction d’un désir mimétique. Tout l’art du gouverneur va consister à démêler ce qui relève d’une impulsion profonde et authentique liée à la nature de l’enfant et ce qui relève de « l’esprit imitatif », c’est-à-dire d’un désir de faire comme l’autre sans considération pour ce qui est bon pour soi. Rousseau définit l’esprit imitatif et nous en donne deux déterminations. D’une part, l’esprit imitatif est commun à l’homme et au singe. Cette comparaison reviendra dans l’Émile. Si l’imitation fait l’objet d’une condamnation, elle n’en demeure pas moins fondée ; nous y reviendrons, sur une assise naturelle. Tel est le paradoxe de l’imitation : c’est un désir naturel qui nous pousse à nous écarter et à nous éloigner de notre nature propre. D’autre part, l’esprit imitatif nous incline à agir machinalement et à vouloir reproduire ce que l’on voit sans savoir en quoi l’action est bénéfique. Le geste mimétique réduit l’action à sa causalité matérielle et à sa causalité efficiente, il néglige sa causalité finale, c’est-à-dire ce pour quoi l’action est faite. Plus exactement, ce n’est pas tant que la personne qui imite néglige cette causalité finale, c’est plutôt qu’elle en déplace le centre de gravité. L’action n’est pas voulue en vue du bien qu’elle doit provoquer, mais en vue des effets que nous pensons qu’elle produira sur les autres. C’est le sens de la dernière proposition – capitale – de notre passage : « Chacun est tenté du métier qu’il voit faire, quand il le croit estimé. » Croire qu’une chose est estimée renforce son pouvoir d’attraction et met en branle le désir d’imitation. Par conséquent, le désir d’imitation est ici favorisé par le jeu de l’imagination qui nous amène à déterminer la valeur d’une action sur la base de la représentation que nous nous faisons, non pas de l’action elle-même, mais des représentations des autres. Autrement dit, si l’imitation est reproduction machinale de ce que l’on observe dans le monde, notamment chez l’autre, le désir d’imitation est, quant à lui, représentation de la représentation que nous prêtons aux autres.

 

De même, le désir d’imiter chez l’homme n’est pas motivé par le désir de reproduire ce qui est bon, juste ou beau et qu’un autre que soi ferait et nous donnerait à voir. À la différence du singe, qui célèbre par le jeu mimétique ce qu’il estime être « meilleur que lui » (340), le processus mimétique chez l’homme vise, le plus souvent, à dégrader intentionnellement le beau pour « le rendre ridicule » ou bien à reproduire ce qui n’est pas digne d’être imité (« on voit dans le choix des objets le faux gout des imitateurs »).

Le singe imite l’homme qu’il craint, et n’imite pas les animaux qu’il méprise ; il juge bon ce que fait un être meilleur que lui. Parmi nous, au contraire, nos Arlequins de toute espèce imitent le beau pour le dégrader, pour le rendre ridicule. Ils cherchent dans le sentiment de leur bassesse à s’égaler ce qui vaut mieux qu’eux, ou s’ils s’efforcent d’imiter ce qu’ils admirent on voit dans le choix des objets le faux gout des imitateurs ; ils veulent bien plus en imposer aux autres ou faire applaudir leur talent que se rendre meilleurs ou plus sages (Rousseau [1762], 1969 : 340).

Commentant ce passage, Nanine Charbonnel écrit :

Voilà le bon exemple que le singe nous donne : ne jamais imiter que des êtres qui ne sont pas de la même espèce que nous. Comme l’homme sauvage imitant les façons de faire des animaux mieux doués que lui, par la nature, d’un instinct artisanal, le singe, lui aussi, imite seulement des comportements, et encore jamais ceux de ses congénères (2006 : 35).

Nous ne partageons pas cette lecture. Ce qui distingue ici le singe imitateur de l’homme imitateur, c’est surtout ce fait paradoxal que le premier a une capacité de juger qui est supérieur au second. Aussi, Rousseau n’indique pas que le singe n’imite jamais d’autre singe. Rien ne dit qu’il ne pourrait pas imiter un être de la même espèce que lui qu’il jugerait meilleur 2.

 

Ce qui caractérise à chaque fois l’imitation, c’est un processus de dédoublement. Par essence, l’imitation est dédoublement d’une action première et authentique que le geste mimétique vient reproduire. En outre, ce dédoublement n’est pas seulement poïétique puisqu’il concerne aussi les processus de représentation commandés par l’imagination, faculté de dédoublement de la réalité. Voilà pourquoi l’imitation fait l’objet d’une condamnation chez Rousseau. Elle mine la naturalité du sujet et l’éloigne de son authenticité. L’imitation encourage les faux-semblants, elle préfère les apparences à la réalité. Cette condamnation morale de l’imitation, appuyée sur son régime ontologique fondé sur une logique du dédoublement, éclaire les raisons pour lesquelles Rousseau condamnera de manière radicale le théâtre. Dans la Lettre à d’Alembert, il définit le jeu de l’acteur comme un art de la tromperie. Le comédien fait mine de ressentir des sentiments qu’il n’éprouve pas. Il joue à être un autre. L’imitation est ici synonyme de contrefaçon. Rousseau lui-même définit d’ailleurs le talent du comédien comme art de se contrefaire :

Qu’est-ce que le talent du Comédien ? L’art de se contrefaire, de revêtir un autre caractere que le sien, de paroître différent de ce qu’on est, de se passionner de sang-froid, de dire autre chose que ce qu’on pense aussi naturellement que si l’on le pensoit réellement, et d’oublier enfin sa propre place à force de prendre celle d’autrui (Rousseau [1758], 1995 : 72-73).

La condamnation de l’imitation chez Rousseau est essentiellement d’ordre moral. Imiter, c’est sortir de son ordre naturel et des rapports de convenances qui lient le sujet au monde. C’est mutiler son moi au profit de rapports artificieux fondés sur les apparences et le désir de plaire.

Pour autant, l’imitation n’est pas rejetée sans autre forme de procès car, bien orientée, elle peut contribuer à l’éducation (y compris dans le domaine des arts) ; elle fait à ce titre l’objet d’une forme de réhabilitation. À quelles conditions l’imitation est-elle légitime ? C’est à cette question que notre deuxième partie est consacrée.

Deuxième partie – Imprégnation et imitation : le dilemme du gouverneur

Tout le problème est d’articuler la condamnation de l’imitation et sa nécessaire légitimation. Comment l’imitation est-elle à la fois rejetée en son principe et investie dans la pratique pédagogique ?

Comme nous l’avons vu dans notre première partie, l’imitation repose sur un fondement naturel. Il y a un désir d’imiter qui est inscrit dans notre nature. La solution va donc consister à orienter les objets de fixation mimétique en empêchant l’enfant d’être confronté à des sujets ou des actions qui ne sont pas dignes d’être imités et en le mettant en rapport avec ce qui serait conforme à sa nature. La solution paradoxale à ce problème lui-même paradoxal peut se formuler de la façon suivante : imiter n’est légitime qu’à la condition que ce qui est imité ne contrarie pas l’ordre naturel de celui qui imite.

Plus encore, et nous allons le voir à partir de l’analyse d’une expérience morale particulière, celle du don et de la charité, le risque de l’imitation est qu’elle prenne le dessus sur la nature morale de l’individu. Le problème n’est plus ici que l’imitation ne soit pas en accord avec le sujet et ce qui convient à sa nature. Le problème est que l’imitation risque d’étouffer la moralité du sujet en le conduisant à terme à n’accomplir des actions que par pur mécanisme et non par sincérité. La question du don éclaire ce point.

Pour pouvoir donner, il faut posséder ; pour que ce don ait une véritable valeur morale, il faut que ce dont on se sépare en donnant ait une valeur pour celui qui donne. Ce qui fait la valeur du don, c’est le fait de donner à quelqu’un quelque chose qui nous est cher. Ce ne peut pas être l’argent pour l’enfant, parce que l’enfant n’a pas conscience de la valeur de l’argent : « Un enfant donneroit plutôt cent louis qu’un gâteau. » (1762, 338). Dès lors, exiger de l’enfant des actes de charité (donner « des pièces de métal qu’il a dans sa poche et qui ne lui servent qu’à cela », 338), c’est le forcer à accomplir des actes qui n’ont pas de signification morale pour lui. Pour parler comme Kant, l’enfant qui « fait la charité » de cette façon agit « conformément au devoir », mais non « par devoir ».

Si l’imitation en matière d’action morale constitue un risque pour la moralité elle-même, comment éduquer l’enfant à la moralité ? Rousseau y répond de la manière suivante :

Maîtres, laissez les simagrées, soyez vertueux et bons ; que vos exemples se gravent dans la mémoire de vos élèves, en attendant qu’ils puissent entrer dans leurs cœurs. Au lieu de me hâter d’exiger du mien des actes de charité, j’aime mieux les faire en sa présence, et lui ôter même le moyen de m’imiter en cela, comme un honneur qui n’est pas de son âge ; car il importe qu’il ne s’accoutume pas à regarder les devoirs des hommes seulement comme des devoirs d’enfans (Rousseau [1762], 1969, 339).

À une méthode d’éducation morale par imitation, qui incite l’enfant à reproduire mécaniquement des gestes, Rousseau substitue une méthode par imprégnation : « Que vos exemples se gravent dans la mémoire de vos élèves en attendant qu’ils puissent entrer dans leurs cœurs ».

 

Dans le domaine de la morale, il faut éviter de faire imiter aux enfants des actions comme l’aumône ou la charité, dont ils ne peuvent pas sentir la valeur et les bienfaits. Pour contribuer à la formation morale de l’enfant, il faut que l’éducateur (le gouverneur chez Rousseau) donne à voir des actions morales que l’enfant va progressivement intérioriser. Dès lors, le gouverneur doit s’abstenir de prescrire à l’enfant de faire ce qu’il n’est pas en âge d’accomplir (ne pas exiger de l’enfant des actes de charité) tout en réprimant chez lui le désir d’imiter en rendant impossible son actualisation (« lui ôter même le moyen de m’imiter »).

La méthode par imprégnation tient compte de l’évolution cognitive et des capacités de l’enfant. Si l’enfant a de la mémoire, sa conscience morale n’est, à cet âge, pas encore développée : l’enfant n’est pas en mesure de faire positivement le bien. Ce n’est pas que l’enfant soit immoral ; mais, à ce stade, sa moralité se limite à ne pas faire le mal. Souvenons-nous que, pour Rousseau, l’essentiel de l’éducation repose sur ce qu’il appelle l’éducation négative 3. Dans le domaine de la morale, il ne faut rien enseigner aux enfants, pas de préceptes qu’ils ne peuvent pas comprendre :

[…] la seule leçon de morale qui convienne à l’enfance et la plus importante à tout âge est de ne jamais faire de mal à personne (Rousseau [1762], 1969, 340).

Faut-il donc proscrire, en matière d’éducation morale, toute méthode par imitation ? À première vue, la réponse semble positive. En réalité, les choses ne sont pas si simples. Comme nous l’avons vu, Rousseau n’ignore pas que l’imitation et le désir d’imitation sont naturels. Par conséquent, si la méthode par imprégnation est privilégiée (dans le domaine de la morale), la méthode par imitation n’est pourtant pas complètement exclue :

Je sais que toutes ces vertus par imitation sont des vertus de singe, et que nulle bonne action n’est moralement bonne que quand on l’a fait comme telle et non parce que d’autres la font. Mais dans un âge où le cœur ne sent rien encore, il faut bien faire imiter aux enfants les actes dont on veut leur donner l’habitude en attendant qu’ils les puissent faire par discernement et par amour du bien. L’homme est imitateur, l’animal l’est ; le goût de l’imitation est dans la nature bien ordonnée, mais il dégénère en vice dans la société (Rousseau [1762], 1969 : 339).

La réhabilitation de l’imitation dans l’éducation morale de l’enfant s’explique par la prise en compte d’une donnée naturelle : le désir d’imiter relève d’une tendance naturelle, commune aux hommes et aux animaux, en tous les cas aux singes. Dès lors, le risque serait de laisser cette tendance naturelle livrée à elle-même. L’enfant serait alors amené à prendre pour objet d’imitation ce qui n’est pas digne de l’être, faute d’être capable de discerner le bien et d’agir « par amour du bien ». D’où la condamnation des villes où le spectacle urbain se définit par son caractère vertigineux en offrant mille prises à l’enfant qui finissent par le perdre. L’amour du bien requiert une progressivité dans le temps et le développement des connaissances des rapports. Cet amour du bien est un amour spontané (c’est ce qui fait sa valeur) qui n’est pourtant pas instinctif ou primitif. Le spontané, en ce sens, se cultive et se travaille – tel est le paradoxe. La solution que va apporter le gouverneur est de consentir à faire imiter à l’enfant des actes de charité plutôt que de laisser libre cours à sa tendance naturelle à vouloir imiter. Autrement dit, si l’enfant veut imiter, alors autant orienter sa tendance et son inclination. Nous avons signalé plus haut un passage du livre IV de l’Émile dans lequel Rousseau condamne aussi bien les bons que les mauvais exemples (« s’il arrive une seule fois dans ces paralléles qu’il aime mieux être un autre que lui, cet autre fut-il Socrate, fut-il Caton, tout est manqué »). Or, nous venons de voir que l’imitation de certains actes moraux jugés bons était parfois nécessaire (« il faut bien faire imiter aux enfans les actes dont on veut leur donner l’habitude »). Il n’y a ici aucune contradiction. D’une part, l’imitation ne porte pas sur le même objet ou le même contenu : d’un côté, ce qui est imité, ce sont des hommes ; d’un autre côté, ce qui est imité, ce sont des actes. D’autre part, et ce point est capital, le processus mimétique intervient dans ces situations à des âges différents. Dans la situation mimétique qui consiste à faire imiter à l’enfant des actes moralement bons, ce dernier n’est pas encore un être moral ou un moi relatif engagé dans des relations avec les autres. L’enfant, mu par le seul amour de soi, ne regarde que lui. En revanche, dans le livre IV, l’enfant, devenu adolescent, commence à faire l’expérience d’autrui, notamment à partir de l’éveil des passions sexuelles. C’est à compter de ce moment précis que l’amour de soi peut se pervertir en amour-propre et amener Émile à n’être plus lui-même.

Mon Emile n’ayant jusqu’à présent regardé que lui-même, le premier regard qu’il jette sur ses semblables le porte à se comparer à eux ; et le premier sentiment qu’excite en lui cette comparaison, est de désirer la premiere place. Voilà le point où l’amour de soi se change en amour-propre, et où commencent à naître toutes les passions qui tiennent à celles-là (Rousseau [1762], 1969 : 523).

Ainsi, l’imitation n’est-elle légitime qu’à un stade pré-moral et à « un âge où le cœur ne sent rien encore » (339). Cela se comprend aisément si l’on se souvient que ce qui est condamnable, pour Rousseau, c’est l’imitation de l’homme par l’homme. Or, tant que l’enfant n’est pas encore un être moral, ce n’est jamais l’autre qu’il imite, mais uniquement ce que l’autre fait – ce n’est pas la même chose. Imiter l’action d’autrui n’est pas imiter autrui. Vouloir imiter l’autre n’est, du reste, jamais s’en tenir à un rapport mimétique à deux termes (le sujet qui imite et le sujet qui est imité). Non seulement, nous l’avons signalé, l’imitation est transport hors de soi et nous conduit à quitter notre place naturelle, mais, de surcroît, ce mouvement hors de soi est la traduction d’un désir social que nourrit notre vanité et notre désir d’accéder à « la première place »4. L’imitation de l’homme par l’homme implique donc un rapport social complexe qui excède la seule logique d’identification à un tiers en nous projetant dans l’ordre social dans son ensemble.

Rousseau réhabilite donc l’imitation – sous une certaine forme – dans l’éducation morale ; mais il faut ajouter que, si l’éducation d’Émile est réussie, un tel désir d’imitation ne devrait pas prendre forme. La méthode par imitation n’est envisageable alors qu’en un second temps, après la méthode par imprégnation, et au cas où le désir d’imiter se ferait sentir de manière pressante.

Si je réussi dans mon entreprise, Émile n’aura surement pas ce désir. Il faut donc nous passer du bien apparent qu’il peut produire (Rousseau [1762], 1969 : 340).

Troisième partie : Du bon usage de l’imitation

Nous venons de voir que l’imitation était parfois nécessaire lorsque le désir d’imiter – naturel – pouvait l’emporter. Mais il est d’autres cas dans lesquels l’imitation sert directement (et non de façon seconde et substitutive) d’outil pédagogique et contribue positivement au développement de l’enfant. C’est notamment le cas dans l’apprentissage du dessin.

On ne sauroit apprendre à bien juger de l’étendue et de la grandeur des corps, qu’on n’apprenne à connaître aussi leurs figures et même à les imiter ; car au fond cette imitation ne tient absolument qu’aux lois de la perspective ; et l’on ne peut estimer l’étendue sur ses apparences, qu’on n’ait quelque sentiment de ces lois. Les enfants, grands imitateurs, essayent tous de dessiner : je voudrois que le mien cultivât cet art, non précisément pour l’art même, mais pour se rendre l’oeil juste et la main flexible ; et, en général, il importe fort peu qu’il sache tel ou tel exercice, pourvu qu’il acquière la perspicacité du sens et la bonne habitude du corps qu’on gagne par cet exercice. Je me garderai donc bien de lui donner un maître à dessiner, qui ne lui donneroit à imiter que des imitations, et ne le ferait dessiner que sur des dessins : je veux qu’il n’ait d’autre maître que la nature, ni d’autre modèle que les objets. Je veux qu’il ait sous les yeux l’original même et non pas le papier qui le représente, qu’il crayonne une maison sur une maison, un arbre sur un arbre, un homme sur un homme, afin qu’il s’accoutume à bien observer les et leurs apparences, et non pas à prendre des imitations fausses et conventionnelles pour de véritables imitations. Je le détournerai même de rien tracer de mémoire en l’absence des objets, jusqu’à ce que, par des observations fréquentes, leurs figures exactes s’impriment bien dans son imagination ; de peur que, substituant à la vérité des choses des figures bizarres et fantastiques, il ne perde la connaissance des proportions et le goût des beautés de la nature (Rousseau [1762], 1969 : 397).

L’art du dessin est l’art de l’imitation par excellence : il va servir d’instrument de perfectionnement des facultés sensibles et corporelles de l’enfant. L’imitation a une fonction que l’on pourrait qualifier d’ortho-organique. Avec l’imitation, l’enfant exerce ses organes, notamment l’œil et la main, instrument (organon) des sens que sont la vue et le toucher. L’objectif est de lui apprendre à « bien juger de l’étendue et de la grandeur des corps ». Le dessin, art de l’espace à deux dimensions, n’a pas de fonction esthétique (au sens technique cette fois) de recherche du beau, mais vise précisément à familiariser l’enfant avec le monde extérieur, avec l’espace à trois dimensions. C’est pourquoi Rousseau écarte l’idée de recruter un professeur de dessin (« maître à dessiner »). L’imitation doit prendre forme dans un rapport direct avec les objets de la nature. L’enfant ne doit pas imiter une imitation.

Il faut donc distinguer une imitation au premier degré et une imitation de second degré. La première vise à maîtriser les rapports de proportions par l’exercice de nos organes (mains, yeux) tandis que la seconde ne vise qu’à cultiver les apparences. À cet égard, la bonne imitation – au premier degré – doit se faire en situation réelle et présente. La mémoire ne doit pas intervenir et l’enfant doit s’exercer par l’observation.

Un deuxième cas, beaucoup plus développé dans l’œuvre de Rousseau, enrichit encore la problématique de l’imitation : c’est la musique. Rousseau, comme tout son siècle, pense les arts sous le concept d’imitation, la mimesis. Dans l’article « Imitation » du Dictionnaire de musique, Rousseau évoque l’Abbé Batteux (1713-1780), célèbre auteur du traité Des Beaux-Arts réduits à un même principe ; ce principe étant précisément l’imitation. « C’est à ce principe commun que se rapporte tous les Beaux-Arts, comme l’a montré M. le Batteux », écrit Rousseau ([1754], 1995 : 860), qui approuve donc la thèse de Batteux : tous les arts reposent sur l’imitation, qui est leur « principe commun ». Quand nous pensons aujourd’hui à la mimesis en art, nous songeons d’abord à la peinture, à la sculpture, au théâtre, aux arts figuratifs ou représentatifs. Mais Rousseau pense d’abord à la musique, pour deux ordres de raisons. D’une part, l’idée d’une musique mimétique est sans doute beaucoup plus répandue au 18e siècle qu’aujourd’hui ; et, d’autre part, la musique est l’art que Rousseau connaît le mieux, il le pratique (Le Devin du village) et il en fait la théorie dans différents textes. L’Essai sur l’origine des langues est d’ailleurs sous-titré « où il est parlé de la mélodie et de l’imitation musicale ».

Dans son Dictionnaire de musique, Rousseau distingue deux sens du mot « imitation » quand on l’applique à la musique : un sens spécifique et un sens général. Son intérêt se porte sur le sens général, mais il faut dire quelques mots du sens technique :

Imitation, dans son sens technique, est l’emploi d’un même chant, ou d’un chant semblable, dans plusieurs parties qui le font entendre l’une après l’autre. […] L’imitation est toujours bien prise, même en changeant plusieurs notes ; pourvu que ce même chant se reconnaisse toujours […] (Rousseau, [1754], 1995 : 861).

Il y a imitation dans la musique dès qu’un chant (une mélodie, un thème) est repris par différentes voix. Un canon comme « Frère Jacques » en donne un exemple évident : les différentes voix reprennent à tour de rôle le même thème, à l’identique. Mais, très souvent, le thème est repris en étant plus ou moins transformé : on le raccourcit ou on le rallonge, on ajoute ou en enlève des notes. Il y a imitation, précise Rousseau, tant qu’on peut « reconnaître » la mélodie (« pourvu que ce même chant se reconnaisse toujours »). L’imitation n’est pas ici imitation par la musique d’un objet extérieur ou d’un sentiment, mais elle est imitation de la musique par la musique. Rousseau souligne que l’imitation musicale ainsi comprise est très commune, facile à mettre en œuvre et que le compositeur ne doit pas en abuser. En voici un exemple tiré du Chant des Oyseaulx de Clément Janequin (1485-1558). Le motif qui suit se retrouve successivement aux différentes voix (mesures 53 et suivantes) :

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Le deuxième sens de l’imitation en musique est celui qui intéresse le plus Rousseau : la musique peut imiter des objets extérieurs ou des sentiments. On peut prendre pour exemple l’imitation du coucou par Clément Janequin, toujours dans le Chant des Oyseaulx (mesures 170 et suivantes) :

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Dans le contexte du 18e siècle, on songe naturellement aux Quatre Saisons de Vivaldi, ou à l’imitation par Rameau du coassement des grenouilles (dans sa comédie lyrique Platée, 1745) dont Rousseau se moquera dans le chapitre 14 de l’Essai sur l’origine des langues. Ce texte éclaire en profondeur ce que Rousseau entend par imitation musicale :

Il faut toujours dans toute imitation qu’une espèce de discours supplée à la voix de la nature. Le musicien qui veut rendre du bruit par du bruit se trompe ; il ne connoit ni le foible ni le fort de son art ; il en juge sans goût, sans lumières ; apprenez-lui qu’il doit rendre du bruit par du chant, que s’il faisoit croasser des grenouilles il faudroit qu’il les fit chanter, car il ne suffit pas qu’il imite, il faut qu’il touche et qu’il plaise, sans quoi sa maussade imitation n’est rien, et ne donnant d’intérest à personne, elle ne fait nulle impression (Rousseau [1754], 1995 : 417).

Rousseau confond le « coassement » des grenouilles avec le « croassement » des corbeaux, mais c’est un détail. L’erreur de Rameau est de pratiquer une imitation servile, une imitation sans la transposition esthétique indispensable. Imiter n’est pas copier : le musicien pour Rousseau ne doit pas « rendre du bruit par du bruit », mais « rendre du bruit par du chant ». L’imitation artistique doit non seulement imiter, mais « toucher et plaire » : l’imitation réussie est celle qui dépasse sa dimension strictement mimétique. Pour ainsi dire, l’imitation en art se dépasse elle-même.

Ainsi s’explique la puissance de l’imitation musicale selon Rousseau. L’originalité de Rousseau est qu’il extrait le concept d’imitation de son ancrage pictural usuel. La musique a le pouvoir de « peindre les choses » comme il l’écrit au chapitre XVI de l’Essai sur l’origine des langues. Cette peinture n’est pas une représentation figurée de telle ou telle chose (la mer, les flammes d’un incendie, les ruisseaux qui coulent, la pluie qui tombe et les torrents qui grossissent pour citer ces exemples que l’on trouve au dernier paragraphe du chapitre XVI) ; l’imitation du coucou ou du coassement des grenouilles est une imitation rudimentaire. La véritable imitation musicale est beaucoup plus subtile et beaucoup plus puissante. Un texte décisif du Dictionnaire de Musique en témoigne :

La Peinture, qui n’offre point ses tableaux à l’imagination, mais au sens et à un seul sens, ne peint que les objets soumis à la vue. La Musique sembleroit avoir les mêmes bornes par rapport à l’ouïe; cependant elle peint tout, même les objets, qui ne sont que visibles : par un prestige presque inconcevable, elle semble mettre l’oeil dans l’oreille, et la plus grande merveille d’un Art qui n’agit que par le mouvement, est d’en pouvoir former jusqu’à l’image du repos. La nuit, le sommeil, la solitude et le silence entrent dans le nombre des grands tableaux de la Musique. On sait que le bruit peut produire l’effet du silence, et le silence l’effet du bruit ; comme quand on s’endort à une lecture égale et monotone, et qu’on s’éveille à l’instant qu’elle cessé. Mais la Musique agit plus intimement sur nous en excitant, par un sens, des affections semblables à celles qu’on peut exciter par un autre ; et, comme le rapport ne peut être sensible que l’impression ne soit forte, la Peinture dénuée de cette force ne peut rendre à la Musique les Imitations que celle-ci tire d’elle. Que toute la Nature soit endormie, celui qui la contemple ne dort pas, et l’art du Musicien consiste à substituer à l’image insensible de l’objet celle des mouvemens que sa présence excite dans le coeur du Contemplateur. Non-seulement il agitera la Mer, animera la flamme d’un incendie, fera couler les ruisseaux, tomber la pluie et grossir les torrens; mais il peindra l’horreur d’un désert affreux, rembrunira les murs d’une prison souterraine, calmera la tempête, rendra l’air tranquille et serein, et, répandra, de l’Orchestre, une fraîcheur nouvelle sur les bocages. Il ne représentera pas directement ces choses ; mais il excitera dans l’ame les mêmes mouvemens qu’on éprouve en les voyant (Rousseau [1754], 1995 : 860-861).

Rousseau tient beaucoup à ces idées puisqu’on les retrouve exprimées de façon pratiquement identique au chapitre XVI de l’Essai sur l’origine des langues5. L’idée centrale est que la musique ne peint pas directement l’objet, qu’il soit sonore (pluie, torrents, ruisseaux, tempête) ou insonore (fraîcheur, désert, mur d’une prison, silence de la nuit) ; le musicien « substitue à l’image insensible de l’objet celle des mouvements que sa présence excite dans le cœur du contemplateur » ; et plus loin « [le musicien] ne représentera pas directement ces choses, mais il excitera dans l’âme les mêmes mouvements qu’on éprouve en les voyant ».

On voit que le concept d’imitation ainsi compris déborde très largement la notion usuelle de mimésis, qui ne peut plus s’interpréter ici comme ressemblance entre l’imité et l’imitant. La musique imite si elle est capable de susciter dans l’âme de l’auditeur les mêmes « mouvements » (les mêmes émotions, passions, affects) que ceux suscités par l’expérience directe de l’objet imité.

On notera enfin que le concept d’imitation est presque entièrement absent du passage de l’Émile que l’on appelle couramment « la leçon de musique » (Émile, livre II, Pléiade, t. IV : 401-407, et manuscrit Favre, Pléiade, t. IV : 146-152). Il ne s’agit nullement, dans l’Émile, d’apprendre à l’enfant à imiter, mais de lui apprendre à exercer ses organes, son oreille, sa voix, il s’agit de lui apprendre à chanter et à jouer d’un instrument : « De même, dans le chant, rendez sa voix juste, égale, flexible, sonore ; son oreille sensible à la mesure et à l'harmonie, mais rien de plus. La musique imitative et théâtrale n'est pas de son âge » (Rousseau [1762], 1969 : 405). La capacité à imiter (musicalement) suppose donc l’acquisition préalable de compétences premières, qui sont celles dont il est question dans l’Émile.

 

Concluons en quelques mots. Nous avons voulu non seulement décrire, mais aussi justifier le grand mouvement parcouru par la pensée rousseauiste de l’imitation. Celui-ci part de la critique radicale de l’imitation, « simiesque » et inauthentique, trompeuse et immorale, pour aboutir à l’éloge de l’imitation en musique, qui est symbolisation et éveil des passions de l’âme. Ce grand mouvement ne nous fait pas exactement passer d’une dimension de l’expérience humaine à une autre, de la vie morale à la vie artistique. Cela nous fait passer de l’extériorité à l’intériorité. Comme soumission à l’extérieur, au régime de l’opinion, à l’amour-propre et aux regards des autres, l’imitation est condamnable et n’est pas rachetable. Mais comme mouvement de l’intériorité, de la passion et de l’énergie accentuelle, l’imitation est au cœur de la mélodie et des « effets moraux », du « pouvoir sur le cœur humain », dont la musique est capable (Rousseau [1754], 1995 : 885). Nulle contradiction dans ce double geste de condamnation et de légitimation, qui témoigne au contraire de la cohérence dynamique de la pensée de Rousseau.

Bibliography

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Charbonnel N., Philosophie de Rousseau, vol. I, Comment on paie ses dettes quand on a du génie, 2006, Lons le Saulnier : Aéropage.

El Kabli N., 2021, Soi-même par un autre. Figures d’exemplarité, figures d’exemple, Milan : Éditions Mimésis.

Enfert (d’) R., 2003, L’enseignement du dessin en France. Figure humaine et figure géométrique (1750-1850), Paris : Belin.

Kant E. [1785], 1969, Fondements de la métaphysique des mœurs, trad. Delbos V., Paris : Delagrave.

Lenne-Cornuez J., 2021, Être à sa place. La formation du sujet dans la philosophie morale de Rousseau, Paris : Classiques Garnier.

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Rousseau J.-J. [1754], 1995, Dictionnaire de musique, Œuvres complètes, Paris : Gallimard, Pléiade, tome V, p. 603-1191.

Rousseau J.-J. [1758], 1995, Lettre à d’Alembert, Œuvres complètes, Paris : Gallimard, Pléiade, tome V, p. 1-125.

Rousseau J.-J. [1762], 1969, Émile ou de l’éducation, Œuvres complètes, Paris : Gallimard, Pléiade, tome IV.

Rousseau J.-J. [1781], 1995, Essai sur l’origine des langues, Œuvres complètes, Paris : Gallimard, Pléiade, tome V, p. 371-429.

Notes

1 Ce passage est extrait du livre IV, soit au moment où Émile, jeune adolescent, devient un être moral. La précision est importante. Nous y reviendrons dans le deuxième moment de cette étude. Return to text

2 Sur ce point et, plus généralement, sur l’analyse de ce passage, voir mon livre : El Kabli, 2021 : 186-188. Return to text

3 « La premiére éducation doit donc être purement négative. Elle consiste, non point à enseigner la vertu ni la vérité, mais à garantir le cœur du vice et l’esprit de l’erreur » (Rousseau [1762], 1969 : 323). Return to text

4 Pour une étude approfondie de ce thème de la place, voir le livre de Johanna Lenne-Cornuez, Être à sa place. La formation du sujet dans la philosophie morale de Rousseau, Paris, Classique Garnier, 2021. Return to text

5 « Mais la musique agit plus intimement sur nous en excitant, par un sens, des affections semblables à celles qu’on peut exciter par un autre ; et, comme le rapport ne peut être sensible que l’impression ne soit forte, la Peinture dénuée de cette force ne peut rendre à la Musique les Imitations que celle-ci tire d’elle. Que toute la Nature soit endormie, celui qui la contemple ne dort pas, et l’art du musicien consiste à substituer à l’image insensible de l’objet celle des mouvemens que sa présence excite dans le cœur du Contemplateur. Non seulement il agitera la mer, animera la flamme d’un incendie, fera couler les ruisseaux, tomber la pluie et grossir les torrens ; mais il peindra l’horreur d’un désert affreux, rembrunira les murs d’une prison souterraine, calmera la tempête, rendra l’air tranquille et serein, et répandra de l’Orchestre une fraîcheur nouvelle sur les boccages. Il ne représentera pas directement ces choses, mais il excitera les mêmes sentiments qu’on éprouve en les voyant » (Rousseau [1754], 1969 : 421-422). Return to text

Illustrations

References

Electronic reference

Nassim El Kabli, « « Faire imiter » : le problème de l’imitation chez Jean-Jacques Rousseau », Mosaïque [Online], 17 | 2022, Online since 03 juin 2022, connection on 11 décembre 2024. URL : https://www.peren-revues.fr/mosaique/376

Author

Nassim El Kabli

Nassim El Kabli est professeur de philosophie et attaché temporaire d’enseignement et de recherche à l’Inspé de Douai. Il prépare actuellement une thèse sur l’écriture du lien chez Jean-Jacques Rousseau à l’Université de Lille (STL, UMR 8163) sous la direction de Gabrielle Radica. Il est l’auteur de la Rupture, philosophie d’une expérience ordinaire (L’Harmattan, 2015) et de Soi-même par un autre. Figures d’exemplarité, figures d’exemple (Mimésis, 2021).

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