Introduction
La pollution sonore regroupe généralement des nuisances sonores provoquées par différentes sources, principalement les divers types de transport, dont les conséquences peuvent aller d'une gêne passagère mais répétée à des répercussions graves sur la santé, la qualité de vie et/ou sur le fonctionnement des écosystèmes [1]. Le bruit est la première source de plaintes et l'une des premières sources de conflits, au travail, entre voisins, entre collectivités et usagers [2]. Une grande partie de la population urbaine mondiale est confrontée à des nuisances sonores. Les répercussions de la pollution sonore sur la qualité de vie et la santé deviennent de plus en plus préoccupantes dans les grandes agglomérations : c’est le cas à Sfax sur le littoral sud oriental de la Tunisie (fig. 1). Cette agglomération est considérée, par son poids démographique (environ 600 000 habitants), économique et son étendue spatiale, comme le deuxième pôle urbain du pays, après la capitale, Tunis. Elle a connu, depuis quatre décennies, une importante industrialisation littorale basée essentiellement sur le traitement des phosphates, peu soucieuse d’environnement. L’agglomération de Sfax a un plan semi-radioconcentrique et une banlieue assez étalée, mais son centre-ville est relativement dense (environ 350 000 habitants se concentrent dans un rayon de 4 km). C’est dans cet espace exigu que sont installés les commerces et l’industrie, particulièrement l’industrie chimique très polluante qui est située entre la côte et les quartiers les plus denses de l’agglomération. L’intensification du trafic automobile et la convergence des axes principaux vers la médina ont accentué les niveaux de polluants et de bruit tout particulièrement près du centre-ville. L’objectif du présent travail est d’étudier, dans un premier temps, la variation spatio-temporelle du bruit à Sfax en fonction de la densité du trafic routier et d’expliquer, en deuxième temps, les pics de pollution sonore en se référant à l’avis d’un sociologue.
Données et méthodes
Le niveau sonore est mesuré par des sonomètres de type « Extech » équipés d’un enregistreur ayant une résolution temporelle très fine (une seconde). Les capteurs, programmés à l’avance, ont été placés à 4 m de la surface et à plus de 2 m des parois. Nous avons opté pour l’unité dB (A) pour mesurer le niveau sonore et pour un pas de temps d’une minute. Cette unité tient compte des particularités de perception de l’oreille humaine ; elle est moins sensible aux sons de basse fréquence qu’aux sons de haute fréquence. Les capteurs ont été installés dans six sites dans l’agglomération de Sfax (fig. 1). Les deux premiers points de mesures correspondent à deux croisements encadrant l’aile sud de la médina.
Le point 3 correspond à un rond-point dans le centre-ville, le 4e est situé au bord d’une route à 1 km du centre-ville, le 5e est situé dans un quartier dense à 4 km du centre (cité El Bahri) et le 6e est implanté en pleine campagne, à 14 km à l’ouest du centre, près de la commune périphérique de Khazzanet. Les points de mesures sont localisés sur la figure 1 et leur environnement immédiat est précisé dans la figure 2.
Les mesures ont duré environ huit mois, entre janvier et août 2007, afin de cerner la variation spatiotemporelle du cycle quotidien du niveau sonore. De plus, nous avons réalisé deux campagnes de mesures spécifiques en 2011 : le but de la première était de cerner le cycle quotidien du niveau sonore durant le mois de ramadan en installant un sonomètre dans le 4e point du 2 au 29 août 2011. La deuxième campagne de 2011 consistait à réaliser des mesures dans les quatre premiers points durant la période de pointe de midi, le 29 septembre 2011, afin de déterminer le bruit engendré par les véhicules et plus précisément les pics liés aux coups répétés des klaxons.
En outre, des mesures itinérantes, réalisées instantanément par deux équipes, durant la période de pointe matinale du trafic routier, ont permis de spatialiser le niveau sonore à l’échelle de l’agglomération en octobre 2007. Pour mettre la relation entre niveau sonore et qualité de l’air dans les points 4, 5 et 6, les sonomètres ont été couplés à des capteurs mesurant les concentrations en monoxyde de carbone (CO) du 18 au 24 juillet 2005. Les capteurs portables de CO sont de type « Testo » et permettent des enregistrements à un pas de temps variant de 1 mn pour les relevés sur 24 h à 1 s pour les relevés sur 30 mn. L’étalonnage est réalisé au laboratoire Environnement et Développement de l’université de Paris VII. Les valeurs sont validées par comparaison avec les mesures d’une station « trafic » du réseau officiel de surveillance de la qualité de l’air (AIRPARIF) de la ville de Paris. Les données météorologiques utilisées dans ce travail proviennent d’une part de la station Sfax-el-Maou de l’Institut National de la Météorologie (INM), implantée sur l’aéroport, et d’autre part d’une station fixe « Davis » implantée dans le point 4. Les variables utilisées sont la direction et la force du vent.
Le protocole de mesure varie selon les objectifs à atteindre, il sera détaillé au fur et à mesure de la mise en œuvre.
Une enquête a été réalisée en septembre 2011 auprès de 250 conducteurs fréquentant le centre-ville afin de chercher des explications à l'utilisation abusive des klaxons notamment dans les grands croisements routiers.
Le trafic routier est une source incontestable de pollution sonore
Le trafic routier à Sfax : aperçu général
Les transports routiers se sont fortement développés à Sfax pour satisfaire les besoins croissants de la population. L’étalement urbain connu par la ville et la concentration dans le centre-ville des activités économiques dites « supérieures » ainsi que les activités culturelles, ont conjointement augmenté le nombre des déplacements pendulaires et la distance parcourue par les habitants. Les difficultés liées au transport routier dans l’agglomération de Sfax sont devenues préoccupantes. Un article de presse, publié le 30 novembre 2006, intitulé « Sfax est en train de supplanter le Grand Tunis dans les problèmes de transport, impossible de circuler ; impossible d’être à l’heure ; impossible d’apprivoiser les bus » a fait la une du journal Le Temps.
Environnement des points de mesures (fond, image IKONOS datée du 9 juin 2007).
Environment of measurement points (bottom, IKONOS dated June 9, 2007).
Durant les années 1980, les deux roues étaient le moyen de transport le plus utilisé par les Sfaxiens. Ces dernières années, la voiture a tendance à se développer au détriment du transport collectif et des mobylettes. La part de la voiture privée dans les transports a évolué de 21 % en 1986 à 42 % en 2003 [3].
En janvier 2012, on compte environ 160 000 voitures dans l’agglomération de Sfax dont environ 3 200 taxis. Ces derniers roulant principalement au gaz et les petites cylindrées dites « voitures populaires », roulant à l’essence, sont les plus nombreux dans l’agglomération. Un nombre important de camions et de vieux véhicules circulent encore dans le centre-ville.
Le transport public est assuré principalement par les bus. En 2008, 23 lignes de bus desservent 680 arrêts dans le Grand Sfax, d’après les statistiques de la Société Régionale du Transport de Sfax (SORETRAS). Toutes les lignes convergent vers trois gares situées aux alentours de la Médina : Bab Ejjebli, Bab El Khasba et El Karia. Le parc de véhicules de la SORETRAS compte 234 bus pour la circulation intra-urbaine et une flotte totale de 388 bus si on ajoute les lignes régionales et nationales.
En raison de la défaillance du transport public, de l’âge du parc automobile, d’un réseau routier mal adapté aux besoins actuels, de l’absence des couloirs réservés aux bus et des embouteillages chroniques dans le centre-ville, les véhicules qui sillonnent quotidiennement l'agglomération sont devenus une source de nuisances pour les habitants. En effet, le trafic routier est une source majeure de pollution sonore et atmosphérique.
Un cycle quotidien du niveau sonore influencé par le trafic automobile de proximité
L’analyse de la circulation routière, basée sur le comptage des véhicules dans une dizaine de ronds-points et carrefours de la ville en 2007, montre que certaines voies se caractérisent par un trafic relativement intense en raison de la répartition spatiale uniforme des locaux de travail et de services. C’est près du centre que nous relevons le trafic le plus dense dans l’agglomération (fig. 3, 6A). D’après une enquête personnelle, réalisée auprès de 50 chauffeurs de taxis en 2011, les croisements les plus embouteillés sont les deux ronds-points qui encadrent l’avenue 14 Janvier (points 2 et 3 sur les figures 1 et 2).
En 2007, environ 35 000 véhicules/jour traversent ces deux points dont environ 4 000 durant la période de pointe matinale. Le profil quotidien du nombre de véhicules dénombrés dans l’un de ces deux ronds-points, par heure, montre la succession de trois pics liés aux heures de pointe (fig. 3) :
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un fort pic matinal (entre 7 h et 9 h) qui correspond au départ vers les locaux de travail et vers les services divers ;
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un pic vers la mi-journée entre 12 h et 15 h. Ces heures séparent la première et la seconde séance de travail ;
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un pic enfin d’après-midi (entre 17 h et 19 h) est lié à la sortie des locaux de travail, des lycées et des écoles.
Les moyennes horaires du niveau sonore, calculées à partir des enregistrements continus à l’échelle de la minute sur la période janvier-juin 2007, durant les jours ouvrables, traduisent assez fidèlement l’influence du trafic automobile de proximité sur le niveau sonore (fig. 4). La courbe présente trois pics liés aux déplacements quotidiens de la population décrits ci-dessus. Durant ces périodes de pointe, en dehors des moyennes horaires, nous relevons des pics de bruit, à l’échelle de la minute, dépassant 80 dB et 75 dB respectivement dans le centre-ville (point 3 sur la figure 1) (fig. 4A) et à 1 km au sud (point 4 sur la figure 1) (fig. 4B).
Figure 4. Profil quotidien du niveau sonore enregistré dans deux points situés dans et près du centre-ville durant les jours ouvrables (courbes moyennes sur la période janvier-juin 2007 ; localisation des points de mesures dans la figure 1).
Profile of the daily noise level recorded in two places in and near downtown area during working days (average curves for the period : January to June 2007 ; location of measurement points in Figure 1).
Le cycle quotidien du bruit varie d’un point à l'autre dans l’agglomération en fonction de la localisation par rapport au centre-ville. On remarque que le bruit généré au début de la journée dans le point 3 (75 dB) est plus intense que celui enregistré à la fin de la journée (73 dB) car il correspond au déplacement au travail dans le centre et dans les zones industrielles (le point de mesures est situé entre les deux grandes zones industrielles de la ville : El Maou au sud et la Poudrière au nord, fig.1), mais aussi aux déplacements des habitants pour accéder aux divers services concentrés particulièrement au centre. Au milieu de la journée, durant les heures creuses, le trafic routier baisse de moitié (1 700 véhicules/heure contre 3 700 véhicules/heure au pic matinal (fig. 3) mais le bruit baisse légèrement (2 à 3 dB) car le niveau sonore est mesuré selon une échelle logarithmique. En effet, l’augmentation de 3 dB correspond au doublement de l’intensité sonore. De même, pour augmenter le niveau sonore de 5 dB, il faut tripler le bruit, et l’augmenter de 10 dB revient à le multiplier par dix [4].
La relation entre trafic routier et pollution sonore peut aussi être repérée à partir de l’observation des valeurs horaires moyennes enregistrées au cours des mois de juillet et août, dits à « séance unique2 » de travail, qui montrent des courbes différentes de celles des autres mois de l’année dits à « double séance » (fig. 5). En régime de séance unique, la pollution sonore est nettement plus faible que le reste de l’année, notamment aux heures des migrations pendulaires (7-9 h). Ceci indique une plus grande fluidité du trafic à cette période correspondant aux vacances annuelles d’une grande partie de la population. Le pic matinal est plus précoce qu’en régime double séance car le travail commence à 7 h au lieu de 8 h. Le trafic routier ainsi que le bruit ne baissent que légèrement après ce pic (de 8 à 12 h) car les habitants se déplacent au centre-ville, qui concentre en grande partie les services qui ferment en début d’après-midi. Ce dernier correspond au moment du deuxième pic. Il est suivi par une baisse du niveau sonore d’environ 6 dB entre 14 h 30 et 17 h 30, période consacrée par certains citoyens à la sieste. Le troisième pic de la journée est plus tardif (entre 19 h et 22 h) et plus étalé, il s’explique par les sorties nocturnes estivales.
En outre, la distribution hebdomadaire du niveau sonore, dans le centre-ville, présente des variations sensibles entre jours ouvrables, samedi (demi-ouvrable) et dimanche (jour de repos). Le dimanche, les décibels baissent fortement en raison d’un trafic routier moins dense que celui de la semaine et le premier pic de la journée est plus tardif : il se situe entre 11 h et 13 h, heure vers laquelle une partie de la population fréquente les marchés, les cafés et les restaurants du centre-ville (fig. 6A). Le samedi, les valeurs enregistrées sont semblables à celles des autres jours ouvrables jusqu’à 14 h. Le pic de 8-9 h et celui de 13-14 h correspondent aux déplacements pendulaires de la population. Les administrations et les autres services ferment le samedi après-midi d’où la baisse du niveau sonore après 15 h. (fig. 6B).
Figure 7. Profil quotidien du niveau sonore enregistré à 1 km du centre-ville durant les jours ouvrables du mois de ramadan 2011 (point 4 sur la figure 1, courbes moyennes sur la période du 2 au 29 août 2011).
Profile of the daily noise level recorded 1 km from the downtown area during the days of Ramadan 2011 (point 4 in figure 1, curves averaged over the period 2 to 29 August 2011).
La relation étroite entre la variation temporelle du trafic routier et le niveau sonore se justifie encore à travers le profil quotidien du bruit durant le mois de ramadan. Les mesures ont été faites durant le ramadan 2011 qui correspondait au mois d’août. Nous remarquons que le niveau général du bruit est moins élevé par rapport au reste de l’année car la période de mesure correspondait aux vacances scolaires et aux congés annuels d’une grande partie des travailleurs. Par conséquent, le pic matinal, modéré, n’a pas franchi 63 dB (fig.7).
Deux particularités caractérisent le cycle diurne du niveau sonore au ramadan. Premièrement, nous remarquons une chute brutale des décibels lors de la rupture du jeûne pour une durée moyenne d’environ une heure et demie. Deuxièmement, après le dîner, le niveau sonore s’envole. En fait, un pic équivalent à celui du matin est relevé ; il correspond à la fréquentation des habitants des mosquées, des cafés et des commerces du centre-ville. Ce pic se prolonge tard la nuit, jusqu’à 2 h du matin parce que la plupart des habitants rentre tard la nuit. De ce fait, la durée de la baisse du niveau sonore durant la nuit est relativement courte par rapport au reste de l’année (fig.7).
La variation spatiale du bruit et du trafic routier à l’échelle de l’agglomération
Les mesures itinérantes ont pour objectif d’étudier la répartition spatiale du bruit à l’échelle de l’agglomération en palliant le manque de postes fixes. Les mesures devraient se faire en un minimum de temps pour que la différence entre la première et la dernière mesure ne soit pas influencée par la variation temporelle du trafic routier en un point donné. Ainsi, nous avons choisi de travailler en deux équipes simultanément sur le même itinéraire correspondant à une des radiales (route principale) de l’agglomération. Chaque opérateur est chargé de réaliser trois mesures d’une durée de 10 mn chacune, pour obtenir le niveau sonore dans six points par radiale. Elles sont réalisées durant une période ou le bruit et le trafic sont relativement homogènes de 7 h 45 à 8 h 25. Pour chaque point, nous calculons ensuite le niveau sonore moyen équivalent à partir des 600 valeurs enregistrées (les sonomètres ont été programmés pour réaliser un enregistrement toutes les secondes). Les mesures ont été réalisées durant sept jours ouvrables : du 22 au 27 octobre 2007 et le 29 du même mois. Les points sont répartis sur toute l’agglomération et prennent en considération la densité du trafic routier qui baisse en s’éloignant du centre (37 000 véhicules/ jour) vers la campagne environnante (4 000 véhicules/ jour) (fig. 8A).
Figure 9. Niveau sonore enregistré dans quatre points situés dans et près du centre-ville de Sfax entre 11 h 50 et 12 h 50 le 29/09/2011 (localisation des points de mesures sur la figure 1, capteur Extech).
Noise level recorded in four places in the downtown area between 11 :50 and 12 :50 on 29.09.2011 (location of measurement points in Figure 1, Extech sensor).
Le réseau des points de mesures a été fixé d’avance et les arrêts ont été localisés par GPS (Global Positionning System). Les six mesures réalisées au bord de chaque radiale sont prises sur le trottoir à 2 m de la chaussée, à 1,5 m du sol et loin des croisements.
Les résultats obtenus montrent une forte corrélation avec le trafic routier. En effet, les niveaux sonores baissent régulièrement en s'éloignant du centre (80 dB) vers la périphérie (45 dB) excepté les grandes communes périphériques telles que Sakiet Ezzit et Sakiet Eddaier, situées à environ 8 km du centre, où le bruit est plus élevé par rapport aux points situés à 2 km et plus proches du centre (fig. 8B).
Les mesures itinérantes permettent de couvrir un espace étendu mais elles demeurent ponctuelles dans le temps et ne permettent pas de comparer les cycles quotidiens enregistrés dans plusieurs points de l'agglomération.
Les pics sonores dans les grands croisements du centre-ville
L'étude du bruit suggère de traiter, outre l’intensité moyenne sonore qui définit l’ambiance acoustique du milieu, l'intensité maximale sonore, représentée par des pics pouvant atteindre des niveaux très élevés. Au centre-ville, sillonné par environ 50 000 véhicules par jour, les moments de congestion deviennent de plus en plus longs au cours des périodes de pointe. Durant ces dernières, le niveau sonore est élevé, avec des pics exceptionnels dépassant parfois 100 dB causés essentiellement par des coups répétés de klaxons : une mauvaise habitude à Sfax. Pour repérer ces pics, nous avons réalisé des mesures à 2 m de la chaussée, avec une résolution temporelle d'une minute dans trois croisements au centre-ville soit les points 1, 2 et 3 et à 1 km du centre-ville au niveau du 4e point situé au bord de la route Soukra (localisation des points de mesure sur les figures 1 et 2). Les sonomètres ont été installés près des routes formées de quatre voies et se caractérisant par un trafic dense entre 12 h et 13 h durant les jours ouvrables tel que le 29 septembre 2011, durant lequel la campagne de mesures a été réalisée.
Dans les trois points de mesure situés au centre-ville, le niveau sonore est relativement élevé. Il avoisine 85 dB en moyenne avec des pics ponctuels dépassant parfois 100 dB. Ces pics correspondent principalement à des coups de klaxons, ils sont plus nombreux quand le trafic est perturbé par les piétons et quand la circulation n’est pas gérée par des agents de la police. En effet, près des ronds-points 1, 2 et 3, quand la circulation est gérée par des policiers, le comportement des conducteurs devient plus « respectueux », la circulation devient plus organisée, plus fluide et il y a moins de bruit. C’était le cas dans le deuxième point entre 12 h 15 et 12 h 50 (fig. 9).
À 1 km du centre, le trafic est légèrement moins dense aux heures de pointe, mais des pics de bruit dépassant 105 dB sont parfois enregistrés en cas de coups de klaxons répétés à cause d’une perturbation de la circulation par un stationnement interdit ou une traversée irresponsable de la route par un piéton, comme c’était le cas vers 12 h 37 (fig. 9).
Figure 10. Niveau sonore enregistré dans deux croisements du centre-ville de Sfax entre 11 h 55 et 12 h 48 (A et B) et entre 18 h 37 et 19 h 43, le 28/04/2005 (localisation des points de mesures sur la figure 1, pas de temps une seconde, capteur Extech).
Sound level registered in two roundabouts in the downtown area of Sfax between 11 :55 and 12 :48 (A and B) and between 18 :37 and 19 :43, on 28/04/2005 (location of measurement points in Figure 1, Extech sensor).
Les résultats obtenus vont dans le même sens que ceux d’une campagne de mesures réalisée en avril 2005, montrant les pics sonores liés aux klaxons dans deux grands croisements au centre-ville (points 1 et 2) durant les périodes de pointe de midi et de la fin de la journée (fig. 10) [5].
Le niveau sonore peut renseigner sur l’origine de la pollution atmosphérique
À Sfax, la pollution atmosphérique est originaire du trafic routier mais aussi de l’activité industrielle et particulièrement la transformation des phosphates. L’usine la plus polluante est la Société Industrielle de l’Acide Phosphorique et des Engrais (SIAPE), située à 5 km au sud du centre-ville [6]. Quand le vent est modéré et souffle du sud, le cas durant la renverse nocturne de la brise de mer et par temps de sirocco, les taux de pollution atmosphérique (CO, SO2, particules fines) augmentent dans le centre ; ce scénario est plus fréquent en été [7, 8, 9].
En dehors de ces situations particulières, par vent synoptique d’ouest en hiver ou d’est au printemps, le centre est pollué essentiellement par les sources mobiles. Dans ce cas, la variation hebdomadaire et journalière de certains polluants comme le monoxyde de carbone (CO) est dépendante du trafic routier [10]. Les pics de CO, quand le vent est modéré et stable au cours de la journée, sont enregistrés durant les périodes de pointe et correspondent au pic de bruit (fig. 4 et 6), exemple de la semaine du 21 mai 2007 à 1 km de la médina, dans le quatrième point. En effet, durant les jours ouvrables, les pics de CO correspondent aux déplacements pendulaires de la population soit à 8 h, 18 h et plus ou moins à 13 h. Le samedi et le dimanche, les pics de CO sont moins élevés, ils ne dépassent pas 7 ppm. Le samedi, les pics sont relevés à 8 h et 13 h c’est-à-dire à l’entrée et à la sortie du travail, alors que le dimanche un seul pic est enregistré à 11 h, heure de la fréquentation des cafés et des commerces du centre-ville (fig. 11).
Certaines nuits, les concentrations en CO sont relativement élevées dans le centre-ville en relation avec la brise littorale qui peut, certains jours et particulièrement durant la saison estivale, acheminer les polluants depuis les sources fixes de la zone industrielle Sud (El Maou) vers le centre durant la renverse nocturne [9].
La campagne de mesure réalisée entre le 18 et le 24 juillet 2005 montre la relation entre la renverse nocturne de la brise et les concentrations élevées en CO au centre et au sud de l’agglomération. Il s’agit d’une séquence de journées de brise caractérisée par un temps anticyclonique calme. Trois capteurs CO couplés à des sonomètres ont été installés durant la semaine du 18 juillet 2005 dans les points 4, 5 et 6 (localisation sur la fig. 1) : au centre-ville (point 4), dans la cité populaire El Bahri à 4 km au sud-ouest du centre (point 5), et dans la campagne environnante à Khazzanet située à 14 km à l'ouest du centre (point 6). Les mesures ont été étalées sur une semaine caractérisée par un temps calme avec une alternance entre brise de mer et brise de terre. Une rotation dans le sens des aiguilles d’une montre est observée lors du passage entre ces deux brises. Ainsi, un vent dont la vitesse ne dépasse pas 2 m/s de direction sud à sud-ouest est enregistré durant la renverse nocturne, comme le montrent les anémogrammes relevés par une station Davis installée à 1 km du centre-ville (point 4 sur les figures 1 et 2).
Figure 11. Cycle quotidien des concentrations en CO à 1 km du centre-ville de Sfax (point 4 sur la figure 1, capteur Testo, semaine du 21 mai 2007, pas de temps de 5 minutes).
Daily cycle of CO concentrations at 1 km from downtown area of Sfax (point 4 on Figure 1, sensor Testo, week of May 21, 2007, recording interval of 5 minutes).
D’abord, dans le centre-ville, trois pics de CO sont relevés durant les périodes de congestion du trafic (fig. 12A) : le premier est le plus important, il est observé le matin lors du déplacement domicile/travail (environ 8 ppm à 8 h). Le deuxième, enregistré entre 13 h et 14 h, est associé au retour du travail au domicile (régime de travail séance unique en juillet), il est plus étalé que le premier mais moins intense. Le troisième pic du CO qui survient après un creux de trois heures (heure de la sieste estivale) est causé par les sorties estivales entre 18 h et 21 h (fréquentation des cafés et des restaurants du centre-ville). Outre ces trois pics liés au trafic routier qui sont accompagnés par des niveaux sonores relativement élevés dépassant les normes françaises3 (environ 80 dB), un quatrième pic de CO, plus important, est observé dans le centre-ville entre 21 h et minuit (environ 14 ppm à 22 h). Cette hausse brusque des concentrations en CO ne peut pas être liée au trafic automobile puisqu’elle synchronise avec une chute du niveau sonore (la valeur moyenne durant cette période est de 65 dB) (fig. 12A et B). Elle provient des rejets industriels émanés de la zone industrielle El Maou et ramenés par le vent du sud au sud-ouest caractérisant la période de renverse nocturne de la brise littorale.
Ensuite, dans le quartier El Bahri, les concentrations en CO sont moins élevées que dans le centre-ville. Elles s’élèvent à 3,5 ppm entre 9 h et 13 h, période où la circulation automobile est active dans cette partie de l’agglomération. Un pic « exceptionnel » de CO est relevé à 20 h (13 ppm) (fig. 12A), il est généré par l’arrivée des polluants issus de la décharge municipale4 et la SIAPE par un vent de sud dont la vitesse est de l’ordre de 1 m/s. C’est le début de la renverse nocturne de la brise de mer. La cité El Bahri, située au nord-ouest des sources de pollution citées ci-dessus, est envahie par les fumées environ une heure avant le centre localisé plus au nord-est. Le quartier populaire dense (cité El Bahri) est relativement animé le soir (de 20 h à minuit) d’où un niveau sonore relativement élevé.
Enfin, les concentrations en CO et le niveau sonore sont très bas en campagne, ils ne dépassent que rarement 0,5 ppm et 50 dB.
Figure 12. Variations quotidiennes moyennes des concentrations en CO (valeurs enregistrées toutes les 10 mn moyennées sur 1 h, capteur CO Testo) (A) et du niveau sonore (pas de temps d’une minute,sonomètre Extech) dans trois points de l’agglomération (B), et vitesse et direction du vent près du centre-ville(valeurs enregistrées toutes les 10 mn moyennées sur 1 h, station Davis) (C) ; période du 18 au 24 juillet 2005).
Averaged daily concentrations of CO (values recorded every 10 min averaged over 1 h,CO sensor Testo) (A) and noise level (recording interval of one minute) in three points in Sfax agglomeration (B) and speed and wind direction near the downtown area (values recorded every 10 min averaged over 1 h with Davis station from 18 to 24 July 2005) (C).
Klaxonner sans raison, c’est manquer de « rétroviseur »
À moins de prévenir un usager de la route d’un danger imminent, klaxonner serait un abus transgressant le code de la route et un manquement aux règles de la civilité publique [11]. Dans la ville de Sfax, le klaxon abusif, notamment pendant les heures de pointe, semble être responsable d’une pollution non moins nuisible, quoiqu’invisible, de celle dégagée par son industrie chimique et dont curieusement, se lamentent ses habitants depuis bien des décennies5.
Le rythme de vie que mènent les habitants de la deuxième région démographique et économique du pays est, il est vrai, de nature à générer l’énervement : l’automobiliste se hâtant de déposer à temps son enfant à l’école et/ou son conjoint au travail ou encore, craignant de rater un rendez-vous important pourrait bien, étant retardé(e) par l’embouteillage, perdre son sang-froid et se livrer à la transe des coups de klaxon échangés par une bonne partie des conducteurs sillonnant les principales artères du centre-ville.
Dans l’amalgame des réponses d’automobilistes recueillies à propos de l’habitude très répandue de klaxonner au niveau des ronds-points et/ou des feux tricolores au centre-ville de Sfax, on retient par exemple : « c’est pour alerter celui qui conduit la voiture se trouvant juste devant la mienne que quelqu’un de l’autre côté irait lui (et donc me) piquer sa (ma) priorité ». Ou « C’est pour pousser celui qui conduit la voiture se trouvant juste devant la mienne à avancer d’un cran et mettre fin à la priorité abusive dont dispose un peloton de voitures prioritaires puisque venant d’une voie dite principale ». Ou encore « Pour avertir l’automobiliste le plus proche du feu que ce dernier serait vert dans une seconde », sans parler bien sûr de la pluie torrentielle de klaxons et d’insultes venant de toutes parts quand un conducteur tarde par maladresse à remettre le contact de son véhicule qui venait juste de caler, « façon de lui dire ôte-toi de mon (notre) chemin et de lui faire savoir que la colère de tout le monde a atteint son paroxysme », etc.
Mais l’énervement n’explique pas tout, car il n’est pas logique que tous les usagers se seraient levés tard, énervés et entraînés dans l’« orchestre » des klaxons. Disons que l’énervement de quelques-uns est le catalyseur qui, par effet de contagion, s’amplifie et se transforme au fil du temps en habitus commun à un nombre de plus en plus important parmi les automobilistes de la région de Sfax. Or la contagion présuppose une prédisposition chez les usagers de la route à la réception et à la contribution à ce genre de comportement que nous jugeons nuisible. Cette présumée prédisposition à la nuisance pourrait alors nous renvoyer à la thèse d’un « trait culturel » propre aux habitants de cette région ou tout au moins à l’une ou l’autre de ses catégories sociales.
On a souvent taxé la région de Sfax de conservatisme. Par cela on entend une vision du monde et un système de normes et de valeurs propres à ses habitants et traduisibles en attitudes et comportements repérables lors des interactions quotidiennes. Parmi ces attitudes et comportements, on cite souvent le penchant à la primauté de la famille, dans l’acception plus ou moins étendue de la notion de famille, et conjointement, à l’évitement de ce qui est convenu d’appeler « la chose publique ». En réalité, on reconnaît aisément dans cette description le portrait idéal typique universel du paysan sur lequel s’accordent généralement les sociologues partout dans le monde. Par translation, le paysan sfaxien de résidence assez ancrée dans la banlieue de la ville, comme le paysan exilé plus ou moins fraîchement installé dans l’un de ses quartiers populaires, ou encore le paysan en camionnette faisant quotidiennement le va-et-vient entre le centre-ville de Sfax et ses régions limitrophes la ravitaillant et/ou s’y approvisionnant en marchandises, pourraient bien tous figurer parmi les auteurs potentiels de la pollution sonore.
En effet, de par leur « culture communautaire » peu sensible aux contraintes citadines et aux règles de la distanciation par rapport à autrui, ces automobilistes sont enclins à sous-estimer la nuisance causée par le klaxon sur la santé d’autrui. Celui-ci n’étant pour le moi communautaire qu’un « similaire » tel un membre de la famille ou du village, l’automobiliste confondant anonymat citadin et similitude communautaire aurait visiblement du mal à s’apercevoir du mal qu’il lui fait. Ainsi, tout se passerait comme si le rétroviseur – dans un sens plus large que son sens technique restreint – n’avait aucune existence dans la tête de cet usager de la route.
Cette analyse poussée à dessein à la caricature n’est pourtant pas propre aux automobilistes à « mentalité paysanne ». À Sfax, il y a aussi les motocyclistes6 qui transgressent systématiquement le feu rouge sous l’œil approbateur des agents de police7. Les piétons, de leur côté, adhèrent presque machinalement à la règle de « non-règle », soit en considérant la chaussée comme un continuum du trottoir de piétons, soit en traversant la route de n’importe quel endroit excepté de celui qui leur est aménagé.
De surcroît, ne le perdons pas de vue : l’automobile est d’abord l’apanage des bourgeois, fer de lance de la modernité et de la civilité ainsi que de la classe moyenne, emblème du monde civique de l’État indépendant et moderne cultivant depuis près de soixante ans, via principalement son école, la citoyenneté et la bienséance. Seraient-ils tous, ceux-là aussi, des incurables « paysans » frappés de leur côté par l’ « amnésie » du rétroviseur ? Sans sous-estimer la part de responsabilité d’un réflexe « paysan », du reste fortement partagé et pas encore apprivoisé par l’urbanisation galopante et peu contrôlée par les autorités publiques, nous sommes tentés d’émettre une seconde hypothèse renvoyant plutôt à l’effet inverse – ou l’effet pervers, ce qui revient au même – du rôle d’un État qui, en se voulant un État providence, a non seulement pris en charge le confort de ses citoyens mais les a curieusement amenés aussi à oublier ce qui fait l’essence de leur citoyenneté : le sens de la responsabilité.
Décidemment, ce glissement de l’État providence à un État dévorateur n’est ni particulier au cas que nous étudions, ni récent. Alexis De Tocqueville a, depuis le XIXe siècle, confusément il est vrai, pressenti les retombées néfastes d’une égalisation des conditions conduites par l’État, amenant les individus plus ou moins inconsciemment à une confiance illimitée en cet entité abstraite nommée État et à se livrer aux délices de ce que Benjamin Constant appelle la « liberté tranquillité » [14].
La pollution sonore est-elle tout simplement un « effet pervers », une « agrégation » [15] de comportements individuels – individualistes – isolés, irresponsables ? En fait, il y a de quoi justifier une thèse incriminant l’« individualisme », notamment des membres d’une classe moyenne en nette expansion8. Au fait que ceux-ci sont majoritairement issus de milieux paysans et/ou populaires peu sensibles au savoir-vivre citadin, vient se greffer un habitus d’anonymat, délégant paresseusement à l’« État-providence » omniprésent le soin de veiller aux intérêts de tous les citoyens. Cet habitus est en grande partie le produit de l’élargissement du rôle du Welfare State dans l’égalisation des conditions et, du coup, dans la réduction de la zone d’intérêt de l’individu au strict confort familial, à commencer d’abord par les pays hautement industrialisés. Ce faisant, à la personnalité « intra-déterminée »9 caractéristique du premier esprit du capitalisme, innovateur et responsable, s’est substituée lors de la seconde ère du capitalisme bureaucratique – notamment pendant les Trente glorieuses –, une personnalité « extra-déterminée » hypnotisée par un État omnipotent et peu incline – voire apathique – au dévouement que véhiculent les valeurs du « monde civique » [14].
En poussant l’interprétation des comportements bruyants à leur extrême idéal typique, on réalise que chaque individu est emporté à la manière d’un « passager clandestin » [16], pour qui l’autre – usager de la route – n’a pas à être là en ce moment, que les conventions sociales – le code de la route en l’occurrence – sont superflues et que le rétroviseur, conçu afin de communiquer avec les autres usagers de la route, est, pour employer les termes de Robert. k Merton, sinon afonctionnel, dysfonctionnel.
Si c’est le cas dans des sociétés où l’État fut l’œuvre de la société et où la vie associative à même de faire contrepoids au paternalisme étatique est encore vivace, que dire alors du cas tunisien et sfaxien en l’occurrence, où inversement, c’est l’État qui avait façonné la société et contrôle la vie associative ? En tout cas, la probabilité que des effets non désirés et/ou indésirables se produisent est d’autant plus élevée que l’indifférence des individus est généralisée et que la marge de manœuvre des instances collectives de proximité est limitée.
Par-delà cependant des considérations ayant trait à cette omnipotence de l’État tunisien, le citoyen sfaxien ne nous semble pas inconscient de l’ampleur de la pollution – qu’elle soit sonore ou autre – qui l’entoure et dont il est la victime, ni non plus de sa forte participation dans son amplification, ne serait-ce que par l’utilisation excessive du klaxon10. Ainsi, il serait peut-être exagéré de réduire un excès de klaxon à une « mauvaise habitude sfaxienne » ou, pour employer le jargon bourdieusien, un « arbitraire culturel » paysan typique à des habitants d’une région ou d’une classe sociale plutôt qu’à une autre. Ceci, d’autant que cette incivilité routière est l’une des choses les mieux partagées entre les villes tunisiennes, excepté peut-être Tunis pour des raisons que nous verrons plus tard. Mais voyons d’abord la part de vérité que renferme ladite thèse et reportons nos réserves à plus tard.
Revenons à l’enquête : la majorité des automobilistes interrogés à Sfax justifie cet individualisme sur les routes en disant « Si je ne fais pas comme les autres, je ne peux pas m’en sortir » : histoire, certes, de diluer les klaxons intempestifs dans l’ensemble des transgressions et indélicatesses routières mais aussi de les « rationaliser » et de les inscrire dans des stratégies plus complexes que ne laisse entendre la thèse simpliste d’un « arbitraire culturel » paysan. Le « rétroviseur » est absent quelque part, car les usagers de la route ont le statut de « passager » ou – c’est pareil – de passager clandestin. Ils ne peuvent, il est vrai, échapper à une dose quotidienne de bruit quand ils traversent la ville suivant l’itinéraire familial de tous les jours. Cette « épreuve », faut-il encore qu’elle soit perçue comme telle, n’est pourtant qu’éphémère, car la « vraie vie » est sitôt retrouvée une fois l’individu de retour chez lui en banlieue. Les habitants des centaines d’immeubles au centre-ville sont aussi des passagers. Qu’il s’agisse de nouveaux venus d’autres régions (petits fonctionnaires de l’État en roulement), d’étudiants ayant épuisé le droit à une année de résidence en foyer universitaire public (le plus souvent, des gouvernorats du Sud et de l’Ouest du pays), c’est le statut de locataire passager plus ou moins démuni qui les unit. Mieux, ce statut leur sert de prétexte pour ne pas s’intéresser à ce qui est convenu d’appeler « choses communes », y compris à plus forte raison la pollution sonore qui diminue naturellement la nuit quand ils sont de retour chez eux pour dormir.
Avouons donc qu’on est en face d’une appropriation assez superficielle du centre-ville et qui mérite elle aussi qu’on s’y attarde un tant soit peu. Car l’apathie affichée par les Sfaxiens par rapport à la chose publique – dont l’incivilité routière est l’une de ses expressions criantes – n’est-elle pas en quelque sorte une réaction impuissante face à un pouvoir non seulement injuste mais également despotique ? Le repli identitaire n’a-t-il pas dans l’histoire moderne des pays maghrébins servi de refuge contre la négligence et le centralisme de l’État tutélaire déguisé en État providence ? Le double sentiment d’être à la fois une région « livrée à elle-même » et « dépossédée » de prérogatives régionales11 a été, tout le long des dernières décennies, durement ressenti par les Sfaxiens.
Pour cela, à chaque fois que l’occasion se présente lors d’un séminaire scientifique, d’une journée d’étude organisée par l’APNES, ou d’une réunion aussi restreinte de l’un des partis de l’opposition, le contraste est mis en relief entre la contribution de Sfax au PIB et ce qu’elle reçoit en retour en termes d’infrastructures et de qualité de vie. Et ce contraste est souvent associé à la façon dont sont prises les décisions politiques et économiques concernant la région : des députés, des présidents de municipalités et hauts responsables régionaux nommés depuis Tunis et, de ce fait, sans crédibilité envers leurs soi-disant électeurs.
Interviewés sur les motifs d’un usage excessif et souvent injustifié du klaxon de la part des automobilistes de Sfax, les chauffeurs de taxi par exemple (3 200 voitures de taxi), grands usagers des routes, incriminent en premier l’incompétence et la corruption des autorités régionales : sinon comment peut-on expliquer, dans le plan d’aménagement de Sfax El Jadida, l’exigüité de la principale avenue (ex-7 Novembre rebaptisée 14 Janvier) abritant les prestigieux immeubles de tertiaire (hôtels, cabinets médicaux et centres de soins assimilés, sièges des agences de banques, d’assurances et des opérateurs de télécommunication, les bureaux d’avocats, etc.) ? Ou encore l’absence de parkings souterrains (quoique exigés et prévus dans tous les plans de construction d’immeubles) dans la majorité des nouvelles constructions, si ce n’est la complicité des responsables municipaux et/ou l’ingérence des bandes mafieuses du régime politique en place ?
Aujourd’hui, un an après la révolution, il y a lieu d’espérer un changement radical de la donne. La « réduction du déséquilibre régional », « la promotion de la démocratie régionale et locale » sont autant de slogans qui, conjugués à un regain d’intérêt spectaculaire de la vie associative, seraient peut-être, en rendant la parole et l’initiative aux citoyens, en mesure de les responsabiliser et d’ouvrir la voie à une « citoyenneté environnementale » pour qui le développement n’est point incompatible avec la qualité de vie.
Conclusion
Les mesures continues du niveau sonore, particulièrement au centre-ville de Sfax, montrent que le bruit à Sfax est, en grande partie, associé au trafic automobile. Le niveau sonore pourrait renseigner sur la source de la pollution, si elle est fixe ou mobile. En effet, durant la renverse nocturne de la brise de mer, les concentrations en CO augmentent au centre-ville. Cette pollution atmosphérique ne peut pas être causée par le trafic routier qui est fluide, comme en témoigne le niveau sonore faible. Elle vient de la zone industrielle El Maou et principalement de la SIAPE puisque le vent souffle du sud-sud-ouest.
À l’échelle de l’agglomération, la pollution acoustique baisse en s’éloignant du centre vers la campagne environnante en parallèle avec la diminution du trafic routier. Cet aspect a été montré en utilisant la technique des mesures itinérantes. Actuellement, un réseau de mesure a été mis en place pour étudier le profil quotidien du bruit dans dix points de l’agglomération. Pour cartographier le bruit à l’échelle de l’agglomération, nous envisageons, dans les travaux futurs, utiliser la modélisation, d’autant plus que les données sur le trafic routier sont disponibles.
Les mesures ponctuelles du bruit au niveau des grands croisements routiers montrent la présence de plusieurs pics dépassant 90 dB. Ces derniers sont causés par des coups répétés de klaxon. Il s'agit d'une mauvaise habitude à Sfax que nous avons essayé d'expliquer selon une approche sociologique. L'individualisme semble être derrière cette mauvaise habitude. Des travaux sont en cours pour approfondir cette approche. En outre des tests et des entretiens menés par une collègue psychologue sont en cours, le but est de trouver d'éventuels éléments d'explication du comportement irrespectueux des automobilistes, d'une part, et d'étudier les répercussions psychiques des nuisances sonores sur l'homme, d'autre part.