Ni Hegel ni Freud ni Lacan ni quelqu’autre créateur de système n’a osé s’emparer de Médée pour en faire l’illustration de l’une de ses thèses. Euripide, Sénèque, Pierre Corneille, puis son frère Thomas, auteur du livret de l’opéra de Charpentier, d’autres encore s’approchent d’elle, mais c’est elle qui s’empare d’eux, leur impose son énigme, l’effrayant défi d’une femme qui tue ses enfants et n’en meurt pas.
Euripide lui-même a subi l’énigme de Médée. L’histoire en est connue, il ne peut la modifier. Hérodote, son contemporain, raconte même que Médée, fuyant Athènes, se réfugia en Asie Mineure, dans la contrée dont les habitants désormais portent le nom de Mèdes. La femme qui commit le meurtre le plus horrible a donc non seulement survécu, mais elle est devenue « mère » d’un peuple glorieux, rival puis allié soumis mais honoré de l’empire perse. Et c’est bien une héroïne que crée Euripide, une femme capable d’hésiter, puis de se reprocher comme un crime son propre recul, « Honte à ma lâcheté », capable de vibrer de douleur jusqu’à la moindre de ses fibres, mais de dire « Tu pleureras ensuite ! ». La Médée de Sénèque est bien plus proche de l’image quelconque d’une femme folle furieuse, mais elle a ce mot étrange, qui fait hésiter le sens, « Medea nunc sum ».
« Souviens-toi que je suis Médée », répond, à travers les siècles, la Médée de Charpentier au « Maintenant je suis Médée » de Sénèque. Comme si chaque auteur, quoi qu’il veuille faire de Médée, ne pouvait que répéter ce qui contraint Médée elle-même. « Être Médée » est bien autre chose qu’un destin, ou c’est peut-être tout le contraire d’un destin, que l’on subit, que l’on cherche parfois à assumer de manière exemplaire. Avoir à « être Médée » est de l’ordre de l’événement. Médée pouvait-elle, à tout instant, fuir Corinthe sur le dragon ailé qui survole le palais embrasé ? Ou bien ce dragon, qui signifie, soudain, sa quasi-divinité, est-il le signe de ce que Médée, la femme, a dépouillé - écorchée terrifiante - les liens qui tissaient ses attaches humaines et est devenue celle qu’elle avait oubliée, trahie pour devenir grecque et femelle, est devenue cette vérité qui a son nom, Médée ?
Médée serait morte de désespoir si elle n’était devenue Médée, si elle n’avait retrouvé, au moment de la plus grande humiliation que puisse connaître une femme, l’accès à ce qui en elle s’était nié pour faire exister la femme aimante et loyale. Qui aura la bêtise de dire Médée jalouse ! Jalouse d’une jeune princesse ignorante et vaine ? Jalouse d’un homme lâche et veule, menteur et vaniteux ? A aucun moment, Médée n’envie à Créuse son piètre trophée. C’est le sens de sa vie qui est en jeu, non la possession d’un Jason. Et la vengeance est un bien piètre mot pour désigner son acte. Si Médée s’était vengée, comme nous autres simples mortelles, elle aurait payé le prix de sa vengeance. Elle a passé contrat avec l’humanité et le contrat a été rompu. « Pleure à jamais les maux que ta flamme a causés », lance-t-elle à Jason à la fin de l’opéra de Charpentier. Et nul ne lui donne la réplique qui restaurerait l’ordre de la morale, nul n’est là pour réconforter Jason ou, au moins, annoncer que la meurtrière sera poursuivie par le remord. Jason est puni, Médée reste impunie. Jason a cru que son pouvoir de mâle avait transformé la magicienne en femme, que l’on peut tromper et abandonner. Il a commis une erreur et créé l’épreuve par laquelle l’Autre, celle qui s’était niée par amour, a retrouvé le pouvoir d’exister.
Plutôt que de vengeance, peut-être faut-il ici introduire ce terme grec si riche, la « panique ». Lorsque Médée comprend que Jason va la quitter, que leur histoire douloureuse, criminelle va s’effacer sans laisser d’autres traces que celles, intolérables, de sa propre mémoire, c’est une véritable panique qui l’envahit. « Ce n’est pas possible ! ». « Quel prix de mon amour ! Quel fruit de mes forfaits ! » chante la Médée de Charpentier. Ces forfaits, pour elle, étaient autant de liens glorieux, proclamant un amour à la mesure de son être. Et soudain, le monde se vide, la mémoire devient l’ennemie, ricanante, obscène. Médée, la femme, sait qu’elle va en mourir si elle n’en appelle pas à l’Autre. « Pour qui cherche ma mort, je puis être barbare ». Face à la panique, il faut pouvoir, non pas médiocrement rendre coup pour coup, mais recréer un monde autre, sans commune mesure avec celui qui fait défaut. « Être barbare ». « Être Médée ».
Panique, chez les Grecs, ne désigne pas un état psychologique mais un moment mythique. Le Dieu Pan, maître de la « panique », est celui par qui l’ordre social peut s’effondrer, une collectivité paisible devenir une horde barbare et inhumaine. D’un seul coup, tout bascule comme si ce qui faisait lien entre les humains se révélait soudain susceptible de faire émerger un collectif tout autre, d’engendrer ce que l’ordre social semblait, par nature, exclure1. La crise panique serait alors une sorte de transition de phase, comme entre liquide et cristal, un changement d’identité. La crise de Médée, lorsqu’elle hésite, lorsqu’elle doute, lorsqu’elle se sent mourir, est peut-être de cet ordre. Et la solution qu’elle invente, « Être Médée », rompre les liens qui la condamnent et créer un monde où nul ne pourra avoir pitié d’elle ou songer à lui « pardonner », la crée en tant qu’énigme que tous, Jason le premier, auront à réfléchir. Au sens où elle n’est plus « des nôtres », pour négocier, analyser, interpréter, mais où l’Autre qu’elle est devenue nous constitue nous-mêmes, atterrés, en pôles de réflexion, se renvoyant de siècle en siècle, à la manière d’un rayon lumineux - impassible à travers les diffractions que suscitent les milieux qu’il traverse -, la question : qu’est-elle devenue ?
Médée est une héroïne, mais elle n’a rien d’exemplaire. Elle n’est pas grecque, elle n’est pas des nôtres, humains civilisés. A travers Hérodote, à travers Euripide, c’est, souvenir ou hantise, un autre monde qui insiste, un monde barbare peut-être, mais redoutable, un monde où les Dieux eux-mêmes suivent d’autres lois. Médée se dit descendante du Soleil et c’est, dans l’Opéra de Charpentier, la robe qu’elle tient du Soleil son Aïeul que Jason ose lui demander parce qu’elle a suscité l’envie de l’égoïste et trop humaine Créuse. Les noires filles du Styx lui doivent obéissance. Les Euménides furieuses qui poursuivirent Oreste, demandant justice du matricide, ne peuvent rien contre elle. L’enfer lui est soumis et le Ciel lui est ouvert. Avec la tragédie d’Euripide, la Cité grecque célèbre une étrange extériorité, menaçante, insaisissable, qui semble se rire de ses Lois, et ne se soumettre à ses normes que selon ses propres conditions : vaincue mais toujours et invinciblement menaçante.
De quelle extériorité s’agit-il donc ? Que signifie Médée ? Pour certains, il y a là témoignage historique d’un monde oublié. Un monde « matriarcal » que les Grecs achéens ont détruit mais qu’ils craignent encore. Un monde où les femmes régnaient, prêtresses d’une Déesse redoutable, Mère et Mort à la fois. Médée a trahi sa patrie, Colchis, en livrant la Toison d’Or à Jason, elle a tué son jeune frère dont elle a dispersé les membres dans la mer pour ralentir leurs poursuivants. Mais c’est maintenant le moment où va peut-être s’accomplir la plus grande, la seule véritable, trahison, le moment où on va pouvoir la plaindre, dire qu’elle n’a jamais été pour Jason qu’un trophée de plus, signe du triomphe d’Aphrodite la grecque sur la Mère archaïque. Le Jason d’Euripide l’affirme : « Il te déplairait d’avouer que l’amour t’a contrainte, que tu n’as pu parer ses flèches, et que c’est là pourquoi tu m’as sauvé ». C’est l’instant le plus dur, celui où l’histoire est en suspens. Médée, simple femme, esclave de l’amour ? Mais lorsque Médée devient Médée, l’ordre divin des Grecs s’écroule. Le Soleil n’est plus Apollon, il a partie liée avec la mort, la lumineuse source de vie s’affirme soudain une avec la noirceur infernale. Et les lois de la culpabilité, du remord et de la justice s’effondrent. D’un seul acte, Médée, infanticide, est lavée de sa trahison. Elle redevient la Mère, retrouve la souveraineté qu’elle a reniée pour devenir grecque.
S’agit-il là de souvenir, ou bien de l’expression par excellence de la peur de l’homme face à la femme, à la mère ? Mère dévoreuse qu’il faut, à toute force, soumettre aux liens de l’amour conjugal et de la maternité respectable. Pour les Freudiens, Médée appartient à l’ordre du fantasme, car ils savent bien, eux, que la femme n’est pas comme cela, qu’elle demande la soumission, qu’elle demande à l’homme ce dont la naissance l’a irrémédiablement privée. La crainte, la haine de la femme toute puissante, castratrice, nouant vie et mort, au nom de laquelle tant de sorcières ont été tuées, ne désigne pas les femmes en tant que telles mais l’énigme qui poursuit le petit mâle, désespérément accroché aux symboles de sa différence.
Pourtant, l’énigme de Médée n’appartient pas aux seuls mâles. Elle fait également signe aux femmes qui vibrent à sa panique, à ses hurlements de révolte, qui reconnaissent bien, trop bien, ce que peut être la lâcheté de l’homme qui, soudain, oublie. Peut-être est-ce cette vérité, brouillant les cartes du fantasme, qui a fait reculer Freud et ses successeurs. Médée parle trop aux femmes pour être immobilisée dans une interprétation viennoise. Elle suscite un possible trop présent, celui peut-être de ce « noir continent » que Freud lui-même n’a pu s’empêcher de reconnaître, comme par lapsus, alors que l’ensemble de sa théorie semblait garantir la ressemblance de la femme avec l’indigène respectueux qui désire la loi de l’homme blanc, la soumission à son empreinte civilisatrice. L’énigme de Médée insiste, traverse la psychanalyse, qui ne la résout pas.
De quel savoir Médée témoigne-t-elle alors ? Pourquoi, parmi toutes les héroïnes tragiques, sa douleur, sa colère, sa panique ont-elles des échos si actuels, franchissant les millénaires qui nous séparent du monde grec ? Pourquoi, surtout, son acte horrible nous est-il compréhensible de manière immédiate, comme si la ressource où elle puise, l’Autre Médée impassible et terrible qu’elle fait surgir là où fut une femme, nous la connaissions sourdement, nous savions qui elle est ? Comme si elle suscitait un écho, créait en nous une réflexion qui répète son énigme.
L’énigme porte moins sur l’acte que sur le devenir auquel cet acte donne lieu. Il faut peut-être oser penser que Médée glacée, purifiée, déliée, « impersonnelle et réfléchie, sentimentale et suprasensuelle », n’eut, devenue l’Autre, plus de haine pour Jason, « qu’elle ne nous hait pas, même dans la mort, mais qu’elle nous tend toujours ce triple visage froid, maternel, sévère ». Les mots qui précèdent n’ont pas été créés pour dire l’énigme de Médée, ce sont ceux de Gilles Deleuze lorsqu’il présente l’idéal masochiste, « froide alliance de la sentimentalité et de la cruauté féminines, qui font réfléchir l’homme ». Faire réfléchir, au sens où il ne s’agit pas de se donner un objet de réflexion, comme Descartes s’empare d’un morceau de cire pour en réfléchir l’identité, mais où on subit une réflexion, où on résonne à une énigme, qui, froide, fait de vous son miroir. Souviens-toi que je suis Médée.
Médée n’est pas une Méditerranéenne, c’est une femme venue de l’est et qui, d’après Hérodote, retournera à l’est, vers ces peuples que l’on peut imaginer encore nomades, les seuls où je puisse désormais la voir vivre, telle qu’elle est devenue, « Médée ». Et c’est là aussi, vers une steppe qui est à la fois vraie, mythique et présente, sourdement, en nous, que Deleuze se tourne pour faire exister la figure idéale et cruelle de la femme bourreau qui singularise le masochisme. « Dans l’identité de la steppe, de la mer et de la mère, il s’agit toujours de faire sentir que la steppe est à la fois ce qui ensevelit le monde grec de la sensualité, et ce qui repousse le monde moderne du sadisme, comme une puissance de refroidissement qui transforme le désir et transmue la cruauté. C’est le messianisme, l’idéalisme de la steppe. On ne croira pas pour autant que la cruauté de l’idéal masochiste soit moindre que la cruauté primitive ou la cruauté sadique, moindre que la cruauté de caprice [celle de Créuse et de Jason ?] ou la cruauté de méchanceté... Ce qui définit le masochisme et son théâtre est plutôt la forme singulière de la cruauté dans la femme bourreau : cette cruauté de l’Idéal, ce point spécifique de congélation et d’idéalisation » 2.
Point de congélation, dont la question insiste à travers la fluidité trouble de nos émois. Que l’on ne parle pas, ici, d’hystérie ou d’empathie. Nulle ne rêve d’imiter Médée, on n’imite pas l’événement, on ne l’anticipe pas, on ne le vit pas par procuration : il produit son présent, à chaque fois singulier, et pourtant à chaque fois répété. Nulle ne rêve de consoler Médée, de l’entourer d’une affection qui répare et réconcilie. Nulle même ne devrait oser affirmer une quelconque solidarité avec Médée. Elle n’en a que faire, elle ne nous demande plus rien, elle ne demande plus rien à personne. Elle est Médée.