Du point de vue psychanalytique, l’immense succès de la Médée euripidienne, puissante sorcière, meurtrière de ses propres enfants, malgré son ambivalence, est une évidence.
D’un côté, l’ambivalence affective de toute mère good enough à l’endroit de sa progéniture va de soi (« suffisamment quelconque », judicieuse traduction proposée par Joyce McDougall, pour ce terme, introduit par Donald Winnicott). Par suite, toutes sortes de situations plus ou moins pathologiques existent, et la haine peut prévaloir, y compris jusqu’au meurtre.
Surtout, la fantasmatique de la mère toute-puissante a été développée par tous les enfants humains, à juste titre (toute-puissance étendue à tous les « grands », toujours, à juste titre). L’extrême prématurité, le très lent développement des enfants humains – petite enfance, période de latence, puberté –, par suite leur longue dépendance à l’endroit des grands, dont leur mère, impliquent cette vision de la mère et des grands comme tout-puissants. Cette situation, plus le confinement des petits auprès des adultes, pendant longtemps, impliquent aussi une confusion originale, très profondément inscrite : la proie, le prédateur et l’objet sexuel sont le même objet, d’abord la mère, puis, les semblables.
Ainsi, il n’existe sans doute pas de culture sans représentation de la mère toute-puissante, bonne et/ou mauvaise. Pour la culture occidentale, et côté mauvaise, il s’agit des nombreuses ogresses, sorcières et autres marâtres des contes et légendes. Les figures historico-mythiques sont rares ; Comtesse Bathory ; filles de Philippe le Bel, à la Tour de Nesles ; de plus, elles ne sont pas censées avoir tué leurs propres enfants.
Cependant, il convient de souligner l’effroyable « chasse aux sorcières » réelle, qui conduisit au moins des dizaines de milliers de femmes, voire des centaines de milliers, sur des bûchers, dans toute l’Europe, pendant cinq siècles, du quatorzième siècle au dix-huitième : pendant les « Renaissance », « Âge classique » et début des « Lumières » ! Ce délire collectif misogyne, avec passage à l’acte, partagé par les mâles européens au pouvoir, laïcs et religieux, est incommensurable avec les postures des hommes grecs classiques, même si ces derniers sont reconnus pour… leur misogynie, eux aussi !
Ainsi d’Euripide, qui fonce tout droit dans le meurtre de ses propres enfants par leur mère, sans censure. Néanmoins, Euripide symbolise avec art. Il ne tue personne. Il énonce deux fantasmes présents chez nous tous : « Ma mère veut me tuer » (et, par retournement, « Je veux tuer ma mère ») ; et il explicite les vœux de mort que toute mère « normale » a éprouvés à l’endroit de ses propres enfants, par moments. En somme, Euripide se livre à un exercice d’« analyse sauvage », dont il est aisé de comprendre qu’il ait fasciné, depuis le cinquième siècle. « Analyse sauvage », parce que, dans les conditions usuelles, les fantasmes de la petite enfance sont refoulés, idem, les vœux de mort des mères à l’endroit de leurs enfants.
Étant donné ce constat, il a paru intéressant d’enquêter, autant que possible, sur la genèse de la Médée désormais classique. Le trajet sera assez long et sollicitera les auteurs anciens comme les modernes. C’est que la construction de la figure mythico-historique, projetée sur le moment minoen-mycénien, s’est réalisée peu à peu, la Médée meurtrière de ses propres enfants n’apparaissant qu’avec Euripide, ou juste avant lui. L’étude essaiera de recenser les divers thèmes ayant concouru à la création de la Médée tardive. Bien sûr, le thème des meurtres et sacrifices d’enfants et d’adolescents sera central. Grâce à des travaux récents, il sera possible de montrer que ledit thème est de création tardive, dans l’histoire grecque, aux sixième et cinquième siècles… mais les raisons de cette invention demeureront pour partie énigmatiques.
Il convient de commencer par quelques repères spatio-temporels, d’où un bref rappel chronologique initial, concernant les futurs territoires grecs.
1. Chronologie
Sur les territoires de la future Grèce, le néolithique est avéré d’environ 7000 à 32001 : villages, agriculture et élevage, céramiques. C’est tard, vu que le néolithique débute vers 10 000, dans les territoires des futurs Liban et Israël, ainsi qu’en Anatolie, et qu’il se déploie à l’est, en Mésopotamie et au Zagros. En outre, il a diffusé à Chypre dès le neuvième millénaire.
L’âge dit du « bronze ancien » existe d’environ 3300 à 2000. Cultures cycladique, dans les Cyclades, minoenne, en Crête, helladique, en Grèce méridionale. C’est l’ordre chronologique du développement, selon les territoires, et il concerne urbanisme, agriculture, métallurgie et échanges.
La Crête devient dominante, d’environ 2000 à 1450. « Civilisation minoenne », dite « palatiale », qui s’étend sur le monde égéen. Il existe une écriture, dite « linéaire A », non déchiffrée à ce jour.
La « civilisation mycénienne » qui s’ensuit et chevauche la précédente s’en inspire. Elle est datée d’environ 1650 à environ 1100. Les Mycéniens dominent les Crétois à partir d’environ 1450 : occupation du palais de Cnossos et apparition de l’écriture dite « linéaire B », qui est déchiffrée et qui transcrit du grec. Parmi les palais-forteresses importants de l’époque mycénienne, les archéologues ont trouvé, outre celui de Mycènes, ceux d’Iolcos, d’Orchomène, de Thèbes et d’Athènes : des sites où certains mythes de Médée se déroulent. L’organisation sociale mycénienne consiste en royautés palatiales nombreuses, de dimensions modestes, considérées peu centralisées, et plus ou moins rivales les unes des autres. Les échanges sont néanmoins conséquents, dans tout le monde égéen et au-delà : les Hittites connaissent les Achéens. Le déclin de la civilisation mycénienne commence aux alentours de 1200, repérable à la destruction de certains palais et à la disparition de l’écriture.
En fait, l’« effondrement de l’âge du bronze » concerne tout le monde est-méditerranéen et moyen-oriental développé, au moins entre 1200 et 1100. La plupart des cités et des États importants sont détruits : dynastie des Kassites, à Babylone ; empire hittite ; nouvel empire égyptien ; Ougarit ; l’Amurru ; les états louvites anatoliens ; et le chaos règne alentour de Canaan. Les raisons de l’effondrement sont très diverses, et très diversement appréciées, selon les auteurs : cela va des difficultés climatiques à l’apparition du fer, en passant par la fragilité de l’organisation sociale et jusqu’à d’éventuels envahisseurs, dits « peuples de la mer ».
S’ensuit la période des « âges obscurs », dans le futur monde grec, plus ou moins longue et de datation variable selon les auteurs. Les pertes de compétence sont nombreuses, dont celle de l’écriture, ainsi que celle d’organiser des cités et des échanges de quelque importance – des façons d’autarcie locale semblent s’instituer. Il semble aussi exister une baisse démographique importante.
La « Renaissance » de la Grèce antique, autrement dit la « période archaïque », commence au début du huitième siècle et dure jusqu’au début du cinquième, même si des prémisses sont avérées auparavant.
Puis vient la période dite classique, à partir de 480 : fin des guerres médiques, les Grecs ont vaincu les Perses, Athènes et Sparte sont prééminentes, elles vont bientôt se combattre. La période classique est brève : elle prend fin en 323, date à laquelle Alexandre a conquis l’empire perse.
Ainsi, les mythes de Médée, comme une grande partie de la mythologie grecque, sont projetés sur la période minoen-mycénienne.
Étant donné les informations disponibles à ce jour, ladite période a été reconstruite à partir du huitième siècle (Homère, Hésiode), sans doute déjà auparavant, et de plus en plus abondée, entre autres, au cinquième siècle, via les très nombreux auteurs qui s’y illustrent – dont les grands tragiques. Puis, les récits sont assez riches pour inspirer toutes sortes d’auteurs, jusqu’aujourd’hui ! D’un sens, cela ressemble à l’histoire de la Torah, qui dépend de vicissitudes analogues.
Une époque dont la splendeur semble se dérouler dans la seconde moitié du deuxième millénaire, suivie d’une période d’effondrement de durée plus ou moins longue, mais qui concerne plusieurs générations et comporte l’oubli de l’écriture, est reconstruite, trois ou quatre siècles plus tard, puis, incessamment…
On fait comment ? pour tenter d’y comprendre quelque chose ?
Après que les auteurs de la fin du dix-neuvième siècle et des débuts du vingtième avaient accordé beaucoup aux textes homériques et à Hésiode, quant aux informations sur le monde mycénien, le consensus des spécialistes a changé, à partir des années 1950. La plupart des auteurs considèrent désormais que lesdits textes et les suivants décrivent surtout leurs propres sociétés et celles qui les précèdent immédiatement, c’est-à-dire celles des « âges obscurs », même si quelques réminiscences de l’époque minoen-mycénienne sont aussi présentes.
2. Premières mentions dans la littérature
Les premières mentions de mythes où Médée et Jason interviennent sont dues à Homère et à Hésiode.
Homère cite Jason dans l’une et l’autre épopées – actuellement, l’Iliade et l’Odyssée sont datées du huitième siècle, la première antérieure à la seconde. Dans l’Iliade (VII, 469), Eunée2 (ou Eunéos, selon les auteurs), présenté comme le fils de Jason et d’Hypsipyle (ou Hypsypilé), est cité – il arrive à Troie, venant de Lemnos, avec « des nefs en grand nombre », et il fournit les armées grecques en vin. Puis « le fils de Jason » paraît (XXI, 41) : il aurait acheté Lycaon, fils de Priam, à Achille, qui l’avait enlevé et mené « dans Lemnos la belle », où il l’avait vendu comme esclave (avant la guerre de Troie). De fait, d’autres sources, ultérieures, évoquent l’escale des Argonautes à Lemnos, en route pour la Colchide. Ils y avaient copulé avec les îliennes, qui avaient auparavant tué leurs époux, pour ce qu’ils avaient pris des concubines thraces. Et la fille du roi Thoas, Hypsipylé, avait alors choisi Jason pour amant. Eunée, le fruit de ces amours, était ensuite devenu roi de Lemnos.
Dans l’Odyssée (XII, 69-71), le navire des Argonautes ainsi que Jason étaient évoqués, dans les circonstances suivantes. Ulysse et ses compagnons revenaient auprès de Circé, dans l’île d’Aïaïé (ou Aea), après qu’Ulysse s’était rendu aux Enfers, et Circé lui décrivait les périls de la suite de son voyage, dont les « Planctes ».
Seule passa par ce bord Argo, la nef des hautes traversées, celle dont tout le monde parle, tandis qu’elle voguait, après avoir quitté le pays d’Aïétès [ou Aeétès]. Et même alors, elle eût été promptement lancée contre les grands rocs, mais Héra lui fit passer l’obstacle, parce qu’elle chérissait Jason.
Ainsi, selon Homère, la génération de Jason était antérieure à celle de la guerre de Troie, idem, le voyage des Argonautes était antérieur à ladite guerre. Selon Robert Graves, « […] même les sceptiques les plus acharnés n’ont guère mis en doute que la légende fût, dans l’ensemble, historique, ni que le voyage eût eu lieu avant la guerre de Troie, à une certaine date, au cours du XIIIe siècle avant J.-C.3 [Époque mycénienne] » (Graves, 2011). De plus, Homère témoignait que, de son temps, le ou les récits du voyage étaient célèbres ; et que Jason était « chéri d’Héra ». Enfin, Médée était inconnue d’Homère, ou si peu importante, qu’elle ne figurait ni dans l’Iliade, ni dans l’Odyssée.
Ella paraissait à la toute fin de la Théogonie d’Hésiode (datée fin du huitième siècle ou début du septième), qui concluait son poème par « La descendance des Olympiens4 ». Voici la fin du texte d’Hésiode et la note de Paul Mazon :
Et, à l’infatigable Soleil [note], Perséis, l’illustre Océanide, enfanta Circé et le roi Aiétès [Aeétès]. Et Aiétès, fils du Soleil, qui éclaire les hommes, par le vouloir des dieux, épousa la fille d’Océan, le fleuve parfait, Idye aux belles joues qui, domptée sous sa loi amoureuse par la grâce d’Aphrodite, lui donna pour fille Médée aux jolies chevilles.
Salut donc à vous, habitants de l’Olympe ; à vous aussi, îles et continents, ainsi qu’aux flots marins entre vous épandus. [Fin de la Théogonie, v. 956-v. 964.]
[Note de P. Mazon] Pourquoi cette mention réservée ici à Soleil, fils de la Titanide Théia […] Nous ne saurions le dire. Une interpolation n’est pas impossible. Mais, peut-être aussi Hésiode attache-t-il un intérêt particulier à la légende de Médée. (Hésiode, 1982, p. 66.)
L’énigme est multiple, puisque les derniers personnages évoqués dans la Théogonie ne sont pas olympiens, ni, bien sûr, Médée, au contraire de tous ceux qu’Hésiode, grand thuriféraire de Zeus et des Olympiens, a énumérés auparavant. De plus, cette mention de Médée est la seule, dans tout l’œuvre d’Hésiode, et elle est lapidaire. Enfin, cette fois, Jason est inconnu : aucune mention, ni de Jason, ni des Argonautes, dans tout l’œuvre. Or, Homère atteste que ces récits étaient à la mode… du moins, quelques temps auparavant.
Cependant, Mazon laisse figurer, après ce qu’il juge être la fin de la Théogonie, une interpolation, « […] une hérôogonie, un catalogue – sec et incomplet – des héros nés de l’amour d’une déesse et d’un mortel. […] Ce morceau a peu de chance d’être authentique » (Hésiode, 1982, p. 17). Voici le début de ce texte, qui suit immédiatement la fin de la Théogonie, et annonce le propos (v. 965-v. 968) ; puis, à la suite, les vers consacrés à Médée – qui n’est désignée que comme « fille d’Aiétès » (v. 992-v. 1002).
Et maintenant chantez, Muses Olympiennes au délicieux langage, filles de Zeus qui tient l’égide, chantez donc les déesses, les Immortelles entrées au lit d’hommes mortels, qui leur ont enfanté des fils pareils aux dieux. (v. 965-v. 968)
La fille d’Aiétès [Aeétès], roi nourrisson de Zeus, ce fut le fils d’Aison [Aeson], qui, par la volonté des dieux toujours vivants, un beau jour l’emmena du palais d’Aiétès. Il avait achevé les douloureux et multiples travaux que lui dictait un roi terrible et orgueilleux, l’insolent, furieux et brutal Pélias. Il les acheva, tous, et revint à Iolcos, après bien des fatigues, ramenant sur sa nef rapide la vierge aux yeux qui pétillent, dont il fit sa florissante épouse. Elle subit donc la loi de Jason, pasteur des hommes, et lui donna un fils, Médéios5, que, dans les montagnes, nourrissait Chiron, le fils de Philyre – et le plan du grand Zeus ainsi s’accomplissait. (v. 992-v. 1002)
Contradiction entre l’interpolateur et Hésiode, et d’ailleurs, l’ensemble des autres sources : Aiétès, prétendu « nourrisson de Zeus », n’a rien à voir avec l’Olympien, vu qu’il est fils d’Hélios et de Perséis. Le texte est néanmoins intéressant, parce qu’il présente Médée comme une déesse (il n’est pas le seul), « aux yeux qui pétillent » et « florissante épouse » : pas la moindre notion de tragédie à l’horizon ! Ni dans la présentation hésiodique réputée authentique, « Médée aux jolies chevilles »…
3. Généalogie de Médée et significations de son nom
Grâce à Hésiode et quelques autres, plus tardifs, mais non l’interpolateur, qui fait exception, la généalogie de Médée est stable et elle se décline ainsi.
Lignage maternel : Médée est fille d’Idya, une Océanide, fille d’Océan et de Thétys, tous deux Titans : enfants d’Ouranos et de Gaïa.
Par sa mère, Médée est ainsi arrière-petite-fille d’Ouranos et de Gaïa, et elle appartient au lignage des Titans. Une modification tardive de ce lignage est due au seul Diodore de Sicile (1er siècle a.n.e.) : il propose qu’Hécate ait été l’épouse d’Aeétès, et ainsi, la mère de Médée et de Circé – ça ne change pas le lignage titanesque maternel de Médée et le rend plus prestigieux.
Lignage paternel : Médée est fille d’Aeétès (ou Aiétès), fils du soleil Hélios et de Perséis, une autre Océanide. Hélios est fils d’Hyperion et de Theia, tous deux Titans.
De nouveau, Médée est arrière-petite-fille d’Ouranos et de Gaïa, et elle appartient au lignage des Titans, via sa grand-mère paternelle, Perséis ; elle est arrière-arrière-petite-fille d’Ouranos et de Gaïa, via son grand-père, le soleil. Elle a pour tantes paternelles Circé et Pasiphaé, sœurs d’Aeétès (sauf chez Diodore de Sicile).
Bref, un lignage prestigieux, purement titanien, antérieur à celui des Olympiens, et que ces derniers ont combattu et vaincu (Robert Graves considère que Médée est l’une des déesses terre-lune minoe-mycéniennes, détrônées par le régime patriarcal ultérieur. Cependant, la proposition de Graves, d’une époque quasi matriarcale à la Bachofen, ne fait pas l’unanimité, même si l’existence de divinités féminines puissantes est attestée, tant dans le monde minoen que dans le monde mycénien).
La résidence de Médée en Colchide procède de l’histoire suivante. Aeétès avait reçu Corinthe de son père Hélios. Puis il partit pour la Colchide – sans doute pour agrandir son royaume. Cependant, la résidence ultérieure de Médée et Jason, à Corinthe, procède de l’ancienne royauté du père de Médée sur la ville (Graves propose que Médée ait été la déesse archaïque de Corinthe, l’Athéna archaïque locale, « connue à Corinthe sous le nom de Médée » (488).)
En grec, le nom de Médée est Μηδεια.
Le nom de la mère de Jason est, selon Grimal, 1969, soit Alcimédé, Αλκιμεδε ou Polymédé, Πολυμηδη (ou autre, selon d’autres auteurs, cf. infra).
Sans revenir sur la longue investigation étymologique effectuée à propos de Méduse et de Mètis (Bompard-Porte, Bennequin, Michel, 2013, pp. 107-118), en voici un résumé. Que « méd/té » soit écrit avec des epsilons ou des êtas, avec un delta ou un tau, les significations de « penser, méditer, soigner (“médecin”), mesurer (“mètre”), dire le droit » sont présentes.
« Il n’y a pas lieu de séparer μεδομαι et μηδομαι, mais il est vraisemblable que ces deux présents sont apparentés au thème me- attesté dans μητισ, μετρον, etc. » (Chantraine, 1984).
Pour ce qui concerne Médée, êta, delta, epsilon, il convient de rappeler que μηδεα, un neutre pluriel, signifie aussi « sexe de l’homme » et « pensées, soucis »… au iota près, et que μητρα rangé par Chantraine dans le même champ sémantique, signifie, entre autres, « matrice, utérus, ventre ou sein de la mère ». Accès avéré à la bisexualité, voire, à l’altérité des sexes ?
Alcimédé signifie « Intelligence puissante », et Polymédé, « Poly-intelligence ».
Ainsi, l’environnement maternel puis matrimonial de Jason consisterait en dames douées, expressis verbis, de… « La mètis des Grecs » : c’est la souveraineté que Zeus et autres olympiens accaparent, au fur et à mesure que la « civilisation » évolue (Detienne, Vernant, 1974). Comme en Égypte et en Mésopotamie, et même si l’histoire est plus lacunaire, il semble que, en Grèce aussi, les femmes et les déesses aient été peu à peu soumises et/ou éliminées et/ou diffamées, au profit d’un pouvoir masculin de style monarchique, au ciel comme sur terre… Achille dénonce encore la tyrannie d’Agamemnon, au début de l’Iliade.
Mètis, océanide, non olympienne, est avalée par Zeus, pour ce qu’elle aurait menacé sa souveraineté. Il s’ensuit la naissance de l’Athéna6 olympienne, de la tête de son père, et la fille à son père… qui participe à la décapitation de Méduse, « Celle qui médite », puis sera une aide majeure de Jason, aux dépens de Médée (cf. infra).
Méduse est fille de Phorcys et Céto, par suite, petite-fille de Pontos et Gaïa. De nouveau, une antique divinité de l’intelligence, non olympienne. Selon certaines versions, c’était une jeune fille très belle et fière de sa beauté, en particulier de ses cheveux, que, par jalousie, l’Athéna olympienne aurait transformés en serpents ; ou bien, Méduse aurait été violée par Poséidon, dans un temple d’Athéna, raison pour laquelle cette dernière l’aurait changée en monstre… (Le viol est à interpréter, souvent, comme une destitution de la déesse violée – dont la divinité est déniée – au profit de son violeur.)
Médée est la troisième déesse non olympienne à incarner expressis verbis la mètis. Et la mythologie grecque « classique » lui règle son compte – avec l’aide d’Euripide (cf. infra).
Andromède, « celle qui pense les hommes, et/ou les modère et/ou les domine » est porteuse de la mètis, elle aussi, mais elle n’a pas d’autre rôle qu’épouse muette de Persée, dans la mythologie classique – même si Graves rapproche à juste titre l’enchaînement d’Andromède, nue, sur un rocher, « […] d’une représentation très répandue en Syrie et en Asie Mineure : la défaite par Marduk du monstre marin Tiamat, émanation de la déesse Ishtar, dont il neutralisa la puissance en l’enchaînant à un rocher (p. 814) ».
4. Généalogie de Jason
La généalogie de Jason n’est pas aussi claire, ni aussi stable que celle de Médée.
Jason est d’ascendance humaine, il procède du seul couple subsistant, après que Zeus avait déclenché un déluge7 : Deucalion et Pyrrha, cousins germains, vu que le premier est fils de Prométhée, et, la seconde, fille d’Epiméthée.
Voici l’énumération des ascendants de Jason.
Parmi les enfants de Deucalion et Pyrrha figure Hellen, géniteur des Hellènes – le récit appartient aux mythes de fondation de la Grèce antique. Hellen épouse Orséis, nymphe des montagnes ; ils engendrent, entre autres, Éolos, le grand-père d’Éole, le maître des vents (dont le père est Poséidon).
Éolos et son épouse Énarétè, installés en Thessalie, engendrent : Créthée, Sisyphe, Athamas, Salmonée, entre autres. Ce sont le grand-père et les grands-oncles de Jason, côté paternel. Jason appartient à la cinquième génération après le déluge (Deucalion-Hellen-Éolos-Créthée-Aeson-Jason).
Salmonée épouse Alcidicè (généalogie inconnue), et ils ont une fille, Tyro (« nom probablement préhellénique » Graves, 1967, p. 351). Salmonée est si orgueilleux qu’il tente d’imiter Zeus, et ce dernier, irrité, finit par le foudroyer. (Incessamment, la prévalence des Olympiens (et de la société qui les vénère) apparaît lors de combats et autres éliminations on ne peut plus violents. Héraclès !)
Tyro est séduite par Poséidon, et elle enfante deux jumeaux, Pélias et Nélée. Ensuite, Tyro épouse son oncle Créthée dont elle a trois fils, parmi lesquels Aeson, le père de Jason.
Créthée est considéré comme le fondateur d’Iolcos. Outre ses propres fils, il a accueilli Pélias et Nélée comme ses enfants. S’en est suivie la rivalité entre Aeson et Pélias. Ce dernier finit par usurper le trône de son demi-frère, le roi légitime.
Aeson a épousé, selon Grimal, soit Polymédé, une fille d’Autolycos (fils d’Hermès et grand-père d’Ulysse), ou Alcimédé, une descendante d’Hellen et d’Orséis. D’après Graves, cependant, l’épouse d’Aeson et mère de Jason varie entre huit personnages différents, selon les sources (cf. infra).
5. Prémisses des Argonautes
Voici le récit aussi succinct que possible des événements nécessaires à l’intelligibilité de la rencontre entre Médée et Jason.
Toison d’or. Athamas, l’un des grands-oncles de Jason régnait à Orchomène de Béotie (capitale des Myniens, selon l’Iliade). Suite à une famine, il avait fallu que le roi ou les enfants du roi fussent sacrifiés (royauté archaïque). En l’occurrence, cela concernait les enfants d’Athamas, Phrixos et sa sœur Hellé. Or, les enfants furent sauvés du sacrifice par un bélier volant à toison d’or, qui les enleva. Envoi de Zeus, ou don de leur mère, Néphèlé, qui l’aurait tenu d’Hermès. Voyage à dos de bélier volant, vers l’orient. Hellé tombe en mer et se noie (d’où l’Hellespont – l’histoire appartient aux mythes de fondation de la Grèce antique –), mais Phrixos et le bélier parviennent en Colchide, chez Aeétès. Ainsi, la première mention d’un sacrifice d’enfants, dans les mythes de Jason et Médée, concerne le lignage de Jason, côté paternel.
Bon accueil de Phrixos en Colchide. Aeétès lui donne sa fille Chalciopé en mariage. Phrixos sacrifie le bélier à Zeus et offre la toison au roi, qui la consacre à Arès et la fait clouer à un chêne, dans un bois consacré au dieu. Phrixos et Chalciopé ont de nombreux enfants qui, plus tard, recouvrent le royaume d’Orchomène. « Mais une autre tradition voulait qu’Aeétès ait tué Phrixos, car un oracle lui avait prédit qu’il mourrait d’un descendant d’Eole. Cette tradition […] appartient sans doute à un remaniement tragique de la légende. » (Grimal, 1969).
Pour ce qui concernait Jason lui-même, les récits étaient encore plus multiples et soumis au « remaniement tragique ». La longue recension que Graves leur consacrait (Graves, 2011, pp. 873-933) laissait pantois. Quant aux condensations, déplacements, surdéterminations, rationalisations, etc., cela dépassait de très loin le plus compliqué des rêves qu’aucun patient n’eût jamais créé. Il est vrai que le mythe avait été remanié et réélaboré pendant plus d’un millénaire… voire plus de trois, en considérant les parutions récentes. Or, sociétés comme religions avaient eu le temps d’évoluer, pendant tout ce temps !
Alain Moreau a recensé près de cent cinquante œuvres qui traitent de Médée ou y font allusion, depuis les poèmes homériques (VIIIe siècle av. J.-C.) jusqu’au poète Dracontius au Ve siècle de notre ère [Moreau, 1994, p. 280]. Duarte Mimoso-Ruiz, dans son étude consacrée à Médée antique et moderne, en dénombre près de trois cents entre 1210 et 1903. (Guittard, 2014, p. 141.) [Et les bientôt cent vingt ans suivants sont encore plus pléthoriques !]
Avant de tenter de s’y retrouver, peut-être préciser qui était Jason, Ιασων, selon l’étymologie. Chantraine dérive le nom du verbe ιαομαι, qui signifie « traiter médicalement, soigner, d’où guérir », et qui génère nombre de termes composés avec ιατρ-, signifiant « iatro- ou médico- ». Graves abonde dans le même sens et propose de traduire Jason par « Guérisseur ». Il est loisible de souligner que le nom de Jason désigne ainsi un sous-ensemble, restreint au seul « iatro- », des compétences plus étendues que le nom de Médée implique.
Cependant, selon nombre de versions du mythe, Jason était le nom que Chiron, père nourricier, avait donné au fils d’Aeson.
Aeson avait épousé Polymélé, également connue sous le nom d’Amphinomé, Périmédé, Alcimédé, Polymédé, Polyphémé, Scarphé ou Arné, qui lui donna un fils du nom de Diomède. Pélias l’aurait tué sans pitié si sa mère n’avait rassemblé ses parents pour le pleurer, comme s’il était mort-né, et ne l’avait ensuite sorti de la ville et abandonné sur le mont Pélion où Chiron le Centaure l’éleva comme il avait fait auparavant, ou par la suite, pour Asclépios, Achille, Enée et d’autres héros célèbres (Graves, 2011, p. 813).
Pélias ayant usurpé le trône de son demi-frère, il ne lui convenait pas qu’un fils d’Aeson vécut.
Les huit possibilités, quant à l’épouse d’Aeson et mère de Jason/ Diomède, en disent long, quant à la négligence (euphémisme) avec laquelle la tradition grecque classique traite les femmes et mères. D’un sens, l’épouse d’Aeson et mère de Jason peut être n’importe qui, c’est sans intérêt ni conséquence.
Par contre, Diomède compte. Il signifie en effet « Intelligent, etc., comme un dieu ». D’un sens, avec ce nom-là, il surpasserait Médée, n’était que le lignage de la dame/ déesse suffit à la qualifiée de « diomédée ».
Ainsi, la deuxième mention d’un meurtre d’enfants, dans les mythes de Jason et Médée, en l’occurrence, celui d’un nouveau né, et fût-il simulé, concerne… Jason lui-même !
Graves proposait que les formes accessibles du mythe de Jason, des Argonautes et de Médée eussent procédé de la « coalescence » (en psychanalyse, on dirait « condensation ») de plusieurs mythes.
Il y avait un mythe très-classique des « travaux de mariage », imposés par le père, en l’occurrence, Aeétès, au prétendant, Jason, à la main de sa fille, Médée.
S’adjoignait une légende minyenne d’un voyage en Adriatique, parti d’Iolcos (le port naturel d’Orchomène). Ce voyage aurait condensé de multiples visées : rapporter, en effet, une toison emportée par Phrixos, ainsi que l’ombre de Phrixos, qui manquait à sa patrie. En outre, quérir de l’ambre, dont un lieu de ressource se trouvait à l’embouchure du Pô. (L’ambre a partie liée avec le soleil, et avec l’or.)
Une autre légende minyenne s’agrégeait, celle d’une incursion en mer noire, pour combattre le monopole du commerce alors exercé par Troie, dans cette mer. Cette fois, la toison d’or évoquait les orpailleurs, qui, en Colchide, récoltaient l’or alluvial à l’aide de peaux de moutons.
La confusion du voyage en Adriatique avec celui en mer noire, et la manière dont elle procédait de la similitude entre des noms étaient amusantes, et tout à fait à la manière des rêves : Aeaea (« Deuil »), la capitale de la Colchide, du temps d’Aeétès, est proche d’Aea, nom de l’île de Circé, sœur d’Aeétès – laquelle île se trouve, en principe, en Adriatique. De plus, le nom ancien du Danube, qui se jette dans la mer noire, était Ister, et il a été confondu avec celui de la rivière Istros, qui se jette dans l’Adriatique, près de Trieste, (cette confusion-là est relevée par Diodore de Sicile). Enfin,
Il est possible que « Colchide » soit une erreur et que le mot ait été mis pour « Colicaria », située sur le cours du Pô inférieur, non loin de Mantoue, qui semble avoir été un relais sur la route de l’ambre, puisque les filles d’Hélios qui pleuraient des larmes d’ambre apparaissent dans la légende aussitôt que l’Argo s’engage dans le Pô. (Graves, 1967, p. 881)
Il est amusant aussi de lire les fantaisies géographiques (« rationalisations »), par lesquelles certaines versions du mythe inventent que les Argonautes reviennent de Colchide : en remontant le Danube, puis en réussissant à rejoindre l’Adriatique ; ou bien ils passent par le Don, débouchent dans le golfe de Finlande, etc. ; voire, ils partent par la Caspienne, l’océan indien, etc. (Graves, 2011, pp. 909-911)…
C’est Diodore de Sicile (1er siècle a.n.e.) qui, de nouveau,
[…] eut le bon sens de s’apercevoir que l’Argo ne pouvait revenir que par le Bosphore, comme il était venu. (Graves, 2011, p. 912)
Il est peu probable que l’histoire, telle qu’elle fut connue d’Homère, était semblable à celles que racontaient Apollodore et Apollonios de Rhodes [3ème siècle a.n.e.] ; même le voyage d’aller de l’Argo, sans parler du voyage de retour, n’était pas encore établi du temps d’Hérodote [v. 480-v. 420] – car Pindare dans sa Quatrième ode pythique (462 av. J.-C.) en avait donné une version très différente de la sienne8. (Graves, 2011, p. 879)
Ainsi les diverses versions du mythe se promènent-elles dans l’espace et dans le temps… et dans la description de Médée, qui, de lumineuse déesse pré-olympienne passe au rang de sombre magicienne infanticide…
6. Thèmes mythiques
Les éléments à peu près stables des mythes qui concernent Médée et Jason semblent les suivants. Jeune homme, Jason/ Diomédée rencontre Pélias, à l’occasion d’une réunion de rois. Il se fait reconnaître et réclame son royaume – Héra, qui en voulait à Pélias de ne sacrifier pas en son honneur, inspire ses actes comme ses paroles, et le soutient. Pélias répond qu’il cédera le royaume, à la condition que Jason rapporte la toison d’or et l’ombre de Phrixos, dont, selon l’oracle, Iolcos pâtit aussi de l’absence.
Enrôlement de héros venant de toute la Grèce, mais divers, selon les versions ; pour la plupart des commentateurs, le mythe des Argonautes vise à construire une unité panhellénique. Parmi les héros, Héraclès est presque toujours présent, ainsi que Castor et Pollux, Orphée et Atalante ; idem Argos le Tespien, qui construit le navire Argo (« La Rapide »), en général, à cinquante rameurs (les Argonautes), avec l’aide d’Athéna : elle fournit une poutre oraculaire pour la proue du navire et l’y fixe.
Navigation des Argonautes jusqu’en Colchide. Péripéties diverses et variées, selon les versions.
Accueil très-hostile d’Aeétès. Il donnera la toison à condition que Jason passe le joug aux deux taureaux d’Héphaïstos – sabots d’airain, naseaux soufflant le feu – ; qu’ensuite il laboure un champ avec eux ; qu’enfin il y sème les dents du dragon, un reste de l’épisode Cadmos, qu’Athéna avait offert à Aeétès.
Intervention décisive de Médée, rendue amoureuse de Jason, via Eros, sollicité par Aphrodite, sollicitée par Héra et Athéna : c’était le moyen qu’elles avaient trouvé pour soutenir leur favori – héros vraiment olympien, tant par sa généalogie que par ses soutiens. Médée promet à Jason de l’aider, à la seule condition qu’il l’épouse et l’emmène sur l’Argo. Jason jure d’être fidèle à Médée, sa vie durant, par tous les dieux de l’Olympe.
Médée procure à Jason un onguent qui le protège du feu. Il passe le joug aux taureaux et laboure le champ.
Médée conseille à Jason de lancer une pierre parmi les Spartoï (« Hommes semés »), de sorte qu’ils s’entretuent (même stratagème que Cadmos, sauf que Jason est moins malin que Cadmos, et Médée doit lui souffler la ruse).
Aeétès se dédie et refuse de donner la toison à Jason.
Médée conduit Jason à la toison, dans le bois d’Arès. Grâce à des incantations, elle calme le dragon immortel qui en est le gardien – c’est un descendant de Méduse et de Typhon. Ensuite, elle l’endort, en aspergeant ses paupières de quelques gouttes de narcotique.
Saisie de la toison. Fuite vers l’Argo. Combat contre les Colchidiens alertés. Méléagre, Argos, Atalante et Jason sont blessés, seul Iphitos est tué. Les Argonautes réussissent à embarquer et à fuir. Médée guérit vite toutes les blessures (jamais Jason ne semble apte à guérir quiconque).
La conquête de la Toison d’Or correspond à la conquête par Héraclès des Pommes d’Or que gardait aussi un dragon toujours éveillé [et autre descendant de Méduse]. Quatre au moins des travaux d’Héraclès semblent lui avoir été imposés en tant que candidat à la royauté. Jason et Héraclès sont, en fait, la même personne quant au mythe de l’exploit en vue du mariage ; […] « Jason » était, naturellement, un des titres d’Héraclès. (Graves, 2011, p. 908)
Ici s’interrompt la séquence continue d’éléments mythiques à peu près stables. Peut-être est-il loisible de souligner à nouveau à quel point Jason-Héraclès est un héros olympien ?
7. Retour de Colchide
Comme déjà vu, les versions du retour d’Argo en Grèce sont très variées, et cela concerne aussi Médée.
Quant au meurtre d’Apsyrtos, le jeune frère ou demi-frère de Médée, les versions suivantes coexistent.
Médée tue son demi-frère, emmené à bord de l’Argo, puis le découpe en morceaux qu’elle jette à la mer, un par un, retardant ainsi la poursuite d’Aeétès – qui les rassemble pour assurer une digne sépulture à son fils.
Ou bien le crime a eu lieu à Aeaea, peut-être du fait de Jason, qui aurait aussi tué Aeétès. Au reste, le nom de ce demi-frère serait Aegialée, (« Riverain »), le surnom Apsyrtos (« Emporté ») étant posthume et lié à l’histoire.
Ou bien, Apsyrtos a été envoyé par Aeétès à la poursuite de Jason. À l’embouchure du Danube, une trêve a lieu entre les Argonautes et les Colchidiens ; Médée est débarquée sur une île consacrée à Artémis ; une médiation est demandée au roi des Brygiens : quid de Médée et de la toison ? Iront-elles en Grèce, ou retourneront-elle en Colchide ? La trêve est rompue par Apsyrtos, peut-être à la demande de Médée, qui lui aurait fait dire qu’elle avait été enlevée de force. Apsyrtos se rend dans l’île et il y est tué par Jason, par derrière. Privé de leur chef, les Cochidiens se dispersent.
Ou bien, Apsyrtos continue encore longtemps de poursuivre les Argonautes (cf. infra).
Ensuite, Jason et Médée doivent quitter l’Argo – injonction de la proue oraculaire d’Athéna – tant qu’ils ne seront pas purifiés du (ou des) meurtres. Ainsi sont-ils considérés comme deux complices meurtriers. On ne sait comment, ils se retrouvent chez Circé, tante de Médée, qui vit sur son île, Aea, en Adriatique. Elle les purifie. De nouveau, une séquence stable des mythes.
Selon certaines sources, les Colchidiens continuaient de poursuivre Jason et Médée. « Certains disent qu’Apsyrtos commandait encore la flotille à ce moment-là et que Médée le surprit et le tua dans une des îles illyriennes appelées depuis îles Apsyrtides (Strabon, VII. 5. 5.) » (Graves, 2011, p. 911)
Épisode phéacien. Les Argonautes ont fait escale dans une île voisine de celle des Phéaciens (Corfou), et ils fêtent le succès de leur expédition. Les Colchidiens, toujours à leur poursuite, arrivent, et ils réclament Médée et la toison à Arétè et à Alcinoos. Médée avait demandé aide et protection à Arétè, laquelle, en effet, plaide sa cause auprès d’Alcinoos, en lui rappelant combien les mauvais traitements des pères à l’égard de leurs filles sont fréquents.
Même actuellement, disait-elle, cette malheureuse princesse Métopé se languit dans un donjon en Epire sur l’ordre de son ogre de père, le roi Echétos ! On lui a crevé les yeux avec des clous de bronze et on lui fait moudre des grains d’orge en fer dans un grand moulin, tandis qu’Echétos se moque de la pauvre jeune fille : « Lorsque tu en auras fait de la farine, ricane-t-il, je te rendrai la vue ! » Et Aeétès est bien capable de traiter la charmante Médée de façon aussi barbare, si nous lui en donnons l’occasion. (Apollonios de Rhodes [v. 295-v. 215], IV, 1090-10959.)
Arétè obtient d’Alcinoos qu’il lui communique le jugement qu’il va rendre : si Médée est vierge, elle retournera chez son père, sinon, elle sera libre de rester avec Jason. Arétè fait avertir Jason ; le mariage de Jason et Médée est célébré. Peut-être souligner la valeur du qualificatif « charmante », attribué à Médée par Arétè, reine réputée sage et juste ? Encore chez les Phéaciens, et selon Apollonios de Rhodes, Médée n’est pas une figure tragique.
Craignant la colère d’Aeétès, s’ils reviennent bredouille, les Colchidiens s’installent à Corfou et dans les îles Apsyrtides – autre étymologie de ce dernier nom, cette fois, sans meurtre.
Parmi les pérégrinations des Argonautes existent ensuite le croisement de l’île des Sirènes – qui se seraient suicidées à cause de leur impuissance à rivaliser avec Orphée (elles étaient néanmoins de nouveau présentes lors du passage d’Ulysse) – ; puis, un passage par le lac salé Tritonis, en Libye, traité de manière diverse, selon les auteurs. Dans l’un et l’autre récits, Médée ne joue aucun rôle.
Épisode crétois. Talos, serviteur de Minos, offert à ce dernier par Zeus, protégeait les côtes en balançant d’énormes rochers sur les navires. Il était en bronze, avec une tête de taureau. Médée charma Talos, lui promit l’immortalité s’il buvait un breuvage qu’elle lui offrait. C’était un narcotique. Lorsqu’il fut endormi, Médée le tua, en retirant de sa cheville le clou de bronze qui obturait sa veine unique, de sorte que l’ichor divin, qui lui tenait lieu de sang, s’échappe de son corps.
Ou bien, charmé par Médée, Talos fit un faux pas, se blessa au talon et mourut.
Ou bien, Poeas l’Argonaute l’atteignit à la cheville avec une flèche et il en mourut.
Comme Dédale avait appris son art d’Athéna qui était connue à Corinthe sous le nom de Médée, la légende de la mort de Talos provient peut-être de l’interprétation fautive d’une représentation où figurait Athéna en train de faire une démonstration de la méthode à la cire perdue (Graves, 2011, p. 488). [Ladite méthode consiste à créer un modèle en cire, à le recouvrir de plâtre, puis à enfourner. Lorsque le plâtre est cuit, il est sorti du four et percé d’un trou, entre le talon et la cheville : la cire s’écoule et le bronze fondu est introduit par le trou].
8. À Iolcos
L’épisode du retour à Iolcos jouit d’une certaine stabilité, du moins quant à la mort de Pélias. D’une manière ou d’une autre, pour venger Jason, Médée convainc Pélias qu’elle a la puissance de le rajeunir et, au cours des manipulations de rajeunissement, elle le tue, ou le fait tuer.
Ou bien Aeson était encore en vie ; Médée le rajeunit ; elle le présente à Pélias, qui accepte de se soumettre au même traitement. Alors, Médée change d’incantations, et elle le tue.
Ou bien, Pélias a forcé au suicide les deux parents de Jason et il a assassiné son jeune frère (nouveau meurtre d’enfant dans la famille de Jason). Médée lui fait la démonstration de sa puissance sur un vieux bélier : elle le coupe en treize morceaux, les fait bouillir dans un chaudron et il en sort un jeune agneau. Pélias accepte de se soumettre au traitement. Médée l’endort puis ordonne aux filles de Pélias de le démembrer. Alceste refuse, mais Évadné et Amphinomé découpent leur père, qui meurt. Dans cette version, le meurtre de Pélias a aussi permis à Médée d’ouvrir Iolcos à Jason et aux Argonautes, où elle était entrée accompagnée de ses seules esclaves et déguisée en Artémis…. Les Argonautes n’étaient pas assez nombreux, ni assez puissants, pour conquérir la ville, en outre, des fils de Pélias s’étaient joints à eux, en cours de péripétie, rendant l’invasion de la ville malaisée.
9. À Corinthe
Dans tous les cas, nouvel élément stable, Jason et Médée quittent Iolcos et se rendent à Corinthe, où ils s’installent. Ils y vivent plusieurs années en bonne intelligence, et ont plusieurs enfants – leur nombre et leurs noms diffèrent, selon les versions (cf. infra).
Corinthe était l’ancien royaume d’Aeétès, et la ville dont Médée avait été la déesse poliade et/ou la princesse. (Ainsi, toutes les formes du mythe garderaient le souvenir de la matrilocalité, dont Graves proposait qu’elle ait été de règle, dans les temps anciens – thèse discutée.)
Cependant, le moment corinthien provoque une cacophonie de versions contradictoires ; en outre, la plus incohérente de toutes deviendra, in fine, dominante. C’est qu’il s’agit de se renvoyer une « patate chaude » : un autre meurtre d’enfants.
Ainsi, il apparaît qu’un thème essentiel des mythes de Médée & Jason soit le sacrifice et/ou le meurtre d’enfants. En effet, leur rencontre est provoquée par le sacrifice, miraculeusement évité, de Phrixos et d’Hellé – néanmoins, Hellé meurt noyée ; elle est ponctuée par la mort/meurtre, simulés et évités, de Jason ; et leur relation se conclut par le meurtre, réalisé, de leurs enfants… encore faut-il ajouter, selon certaines versions, le meurtre du jeune frère ou demi-frère de Médée, mais cet assassinat-là est moins stable ; idem, celui du jeune frère de Jason par Pélias. Enfin, il serait presque loisible de ranger les Spartoï, qui s’entretuent dès leur naissance, parmi les nouveaux nés victimes de Médée et Jason.
Il est possible, mais encore discuté à ce jour parmi les historiens, qu’en des époques reculées, les Phéniciens et autres Carthaginois, mais aussi les anciens Hébreux et les anciens Grecs aient pratiqué des sacrifices d’enfants, dont des traces subsisteraient dans la Bible et dans divers mythes grecs, y compris ceux de Médée et Jason ! Cependant, aucune preuve avérée n’existe, dans aucun des cas.
Néanmoins, le meurtre de nouveaux nés jugés trop faibles ou pléthoriques est une pratique répandue, dans toutes sortes de cultures, y compris dans l’Europe médiévale, voire plus tard ; celui des nouvelles-nées filles persiste en Orient. À Rome, le pater familias avait droit de vie et de mort sur ses enfants. Le rituel, accueil du nouveau né dans les bras ou dépôt au sol, signifiait l’acceptation ou le refus dudit nouveau-né, qui, dans le second cas, était exposé en un lieu public – pratique répandue aussi chez les Grecs (y compris dans La République de Platon).
Il convient de dissocier complètement le meurtre et/ou l’abandon des nouveaux-nés – c’est une régulation de la famille et de la population, à défaut d’un autre contrôle des naissances –, des meurtres et/ou sacrifices d’enfants qui ont d’abord été accueillis. Lesdits meurtres et/ou sacrifices d’enfants ne sont pas aisés à rendre intelligibles. Ils semblent exister chez les grands singes, lors d’un changement de mâle dominant : le nouveau dominant cherche à exterminer la descendance de son prédécesseur. Est-ce que certains hommes néolithiques auraient régressé à cet état simiesque ? Pas impossible, vu l’instauration progressive de la propriété de la terre, des animaux, des femmes et des enfants, par les mâles, corrélative de ce « progrès »…
Reste que la conclusion du séjour de Médée et Jason, à Corinthe, ainsi que la fin de leur relation sont toujours, autre élément stable, le meurtre de leurs enfants.
Néanmoins, les modalités des divers moments de l’épisode diffèrent.
Ou bien Médée a été appelée par les Corinthiens, pour régner sur la ville, comme légitime héritière de son père. Jason la suit. Ils règnent de conserve sur le royaume.
Ou bien, le conseil d’Iolcos a promulgué une sentence de bannissement à l’encontre de Jason – ainsi est-il au moins coresponsable du meurtre de Pélias. Médée et Jason arrivent à Corinthe en émigrés. Ils sont reçus par un roi Créon – même nom que le roi de Thèbes bien connu, doté d’une fille nommée Créüse ou Glauké, que ce soit à Thèbes ou à Corinthe. Ce moment est assez confus et improbable pour que tant Grimal que Graves se contredisent selon les pages – quant à savoir s’il y eut, on non, un roi de Corinthe appelé Créon et doté d’une fille, Créüse ou Glauké.
Si Médée a été appelée par les Corinthiens, soit Jason la soupçonne d’avoir empoisonné son prédécesseur, Corinthos, ou bien de cacher ses enfants dans le sanctuaire d’Héra, pour les rendre immortels et, peut-être, ce faisant, de les tuer, en usant de pratiques erronées – nouvelle mention de meurtres d’enfants, en l’occurrence plutôt des nouveaux nés. Quels que soient les soupçons de Jason, il se sépare de Médée et obtient d’épouser Créüse ou Glauké, fille du roi de Thèbes.
Si Médée et Jason sont arrivés en émigrés, les mythes n’explicitent pas pourquoi et comment Jason a décidé de quitter Médée, ni pourquoi et comment il a obtenu la main de la fille du roi, Créon de Corinthe.
Dans tous les cas, nouvel élément stable, la cérémonie des épousailles a lieu à Corinthe et, à cette occasion, Médée commande à ses enfants de porter à la jeune épousée un cadeau composé d’un vêtement et d’une couronne, les deux somptueux, dignes de la petite-fille d’Hélios. Éblouie et ravie, la nouvelle épousée enfile lesdits vêtements. Ils la brûlent à mort, idem son père, qui a tenté de lui porter secours.
Selon les récits, ou bien le feu s’arrête à ces deux personnages, ou bien la demeure brûle et, seul, Jason réchappe à l’incendie. (L’épisode évoque la tunique offerte par Déjanire à Héraclès…)
Dans tous les cas, autre élément stable, il s’ensuit que les enfants de Médée & Jason, porteurs des cadeaux empoisonnés, sont assassinés. « […] sur le meurtre des fils de Médée, les traditions différaient, les unes l’attribuant aux parents de Créon [en visite à Corinthe, pour les épousailles], d’autres aux Corinthiens, d’autres, enfin, à Médée elle-même » (Méridier, in Euripide, 2020, p. 109).
La tradition qui désignait les Corinthiens comme auteurs du meurtre a joui d’une grande stabilité et d’une non moins grande longévité, à Corinthe. En effet,
Du temps de Pausanias [v. 115-v. 180], on montrait encore dans la ville [Corinthe] la fontaine de Glauké, où la malheureuse princesse s’était jetée pour échapper à l’effet des poisons de son ennemie. Non loin de cette source, près de l’Odéon, s’élevait le tombeau des fils de Médée, Merméros et Phérès, lapidés par les Corinthiens pour avoir apporté à Glauké les présents qui avaient causé sa mort. Cette violence commise sur des innocents avait, disait-on, attiré sur la ville une épidémie qui décimait les enfants en bas âge. Sur le conseil de l’oracle, les Corinthiens instituèrent des sacrifices annuels […] C’est seulement à la prise de Corinthe par les Romains [146 a.n.e.] que ces sacrifices prirent fin, et que les enfants de la ville cessèrent de porter la tête rasée et des vêtements noirs. (Méridier, op. cit., p. 108)
Cependant, la version du meurtre perpétré par les Corinthiens connaît elle-même des variantes. Ainsi,
Suivant lui [Parméniscos], les quatorze enfants de Médée, sept garçons et sept filles, s’étant réfugiés dans le temple d’Héra Akria, auprès de l’autel, y avaient été massacrés par les Corinthiens. Pour expier leur forfait, les habitants de Corinthe vouaient tous les ans au service d’Héra sept garçons et sept filles des plus nobles familles, qui passaient l’année entière dans le sanctuaire de la déesse, et lui offraient des sacrifices expiatoires. (Méridier, op. cit., p. 108.)
Méridier s’interrogeait quant à savoir si Médée, meurtrière de ses enfants, était une invention d’Euripide, ou si le thème était antérieur, sans apporter de réponse décisive – Grimal était plus affirmatif, côté invention euripidienne. Méridier citait et réfutait « l’absurde racontar » (Méridier, p. 109) selon lequel les Corinthiens auraient donné cinq talents à Euripide, de sorte qu’il fasse retomber sur Médée le meurtre de ses enfants…
Selon Grimal, cependant, Euripide a été un très actif partisan de l’attribution d’infanticides à des femmes, dans ses pièces, entre autres, alentour de Médée (Grimal, 1969). Ainsi, dans son Phrixos, pièce perdue, la seconde épouse d’Athamas, Ino, fomentait le meurtre de Phrixos et Hellé, enfants de Néphélé, première épouse ; puis, dans une autre pièce perdue, Ino, Thémisto, troisième épouse d’Athamas, fomentait le meurtre des enfants d’Ino, et une ruse de cette dernière amenait Thémisto à tuer ses propres enfants… Des meurtres simiesques, en somme, mais transférés par Euripide aux mères, et visant les demi-frères de leurs propres enfants.
10. Infanticides, filicides, néonaticides
D’un sens, Médée apparaît un peu comme une chimère, au sens de certaines mythologies : animal incohérent, constitué d’organes de diverses espèces, datant de diverses époques, ou, idem, au sens de la biologie contemporaine.
Le jeu de dislocations-et-remembrements d’une figure qui devient composite est bien représenté par les épisodes du frère cadet de Médée ; soit qu’elle le démembre et disperse les morceaux de son corps dans la mer, puis Pélias les rassemble ; ou qu’il poursuive les Argonautes et donne son nom à un groupe d’îles, avec meurtre ou sans. Le démembrement du bélier transformé en agneau va dans le même sens. Par contre, le dépeçage de Pélias est irréversible. Dans tous les cas, il s’agit, du point de vue psychanalytique, de représentations archaïques : corps morcelé et les angoisses que cela suscite (Kohut). De plus, aux cinquième et quatrième siècles grecs, la doxa prévalente, quant à la conception, énonce que la femme est un réceptacle passif, et que, seul, l’homme est créateur de la forme humaine (Euripide, Aristote) – la misogynie oblige, sans argument vraisemblable. Par suite, tout se passe comme si Médée démembrant son frère, le bélier et Pélias était une façon d’anti-homme, comme hors champ des « compétences » alors reconnues aux femmes, qui seraient côté matière, et non côté forme.
La dispersion des membres évoque aussi une manière de prégnance de l’infanticide, partout répandu dans le temps et l’espace, dont Médée serait peu à peu construite comme un impossible centre organisateur, ou une non moins impossible synecdoque. Au reste, elle acquiert à Corinthe une spécificité, du fait d’Euripide, ou un peu avant : elle devient « filicide ».
La langue courante n’a longtemps pas disposé d’un nom spécifique, pour désigner le meurtre d’un enfant par l’un ou l’autre de ses parents, ni pour qualifier lesdits parents. Depuis quelques années, on trouve, en français, le nom et l’adjectif « filicide ». Ils semblent avoir été introduits par la gente psychologue, qui s’intéresse désormais à ces personnes, voire les accompagne en prison. Lesdits psychologues distinguent alors les « néonaticides » des filicides, ce qui paraît judicieux.
Il est néanmoins curieux que, en français, les noms et adjectifs : parricide, matricide, fratricide, et, désormais, filicide et néonaticide, signifient et l’acte meurtrier, et l’actant actif, et l’actant passif. Ça ne vaut pas pour assassinat/ assassin, meurtre/ meurtrier, tuerie/ tueur, crime/ criminel. Seule exception : homicide, autrement dit, le seul autre nom qui indique aussi l’acte, l’actant actif et l’actant passif, à savoir, deux êtres humains (l’homo latin ; -cide procède du latin caedere, « tuer »). Les termes français qui valent comme nom et adjectif ne sont pas rares : cela vaut pour les couleurs ; pour beaucoup de noms d’habitants, à commencer par « français » ; pour la plupart des termes désignant les adeptes d’une religion ; etc., etc. Reste que les termes qui désignent à la fois l’acte meurtrier, la victime et l’auteur du meurtre comportent une singularité, parce qu’ils signifient d’un mot le prédateur, la proie et l’acte de prédation. Cette façon de condenser la signification comme en un centre organisateur, qui cumule toute l’énergie, est peut-être en relation avec le côté sacré/ tabou desdits actes.
L’absence d’un nom, jusque très-récemment, pour qualifier le meurtre d’un enfant non nouveau-né, par l’un de ses parents – il semble que le « néonaticide » apparaisse plus pour le différencier du filicide qu’en soi – évoque un tabou majeur, réalisé dans la langue elle-même, et qui aurait perduré des millénaires. Il est partagé par la plupart des langues européennes, comme par le latin et le grec.
Se pourrait-il que le spectaculaire succès continu de Médée filicide, depuis Euripide, jusqu’à nos jours, dépende, pour partie, de ce vénérable tabou, qu’il aurait transgressé ?
11. Médée sans Jason
Cependant, l’entrelacement de Médée avec des infanticides, filicides et autres sacrifices d’enfants n’est pas terminé.
Nouvel élément stable, Médée s’enfuit de Corinthe sur un char magique. Qu’elle tue ses enfants, avant de s’enfuir, au lieu de les emmener avec elle, pour les seuls motifs d’infliger de la douleur à Jason et que personne ne rie d’elle – thèse d’Euripide –, demeure aussi peu plausible qu’acrobatique ! Cela deviendra cependant la version dominante ; idem, le statut d’émigrés de Médée et Jason, à Corinthe ; idem, l’existence du roi Créon de Corinthe et de sa fille Créüse ou Glauké, doublets de ceux de Thèbes…
Le char de Médée était tiré par des serpents – les serpents sont les créatures du monde souterrain – munis d’ailes parce qu’elle était à la fois déesse de la terre et déesse de la Lune. […] puis le système patriarcal se raffermit : à la période classique, le char tiré par des serpents était la propriété incontestée d’Hélios et, dans le mythe postérieur de Médée et de Thésée, il le donna à sa petite-fille Médée uniquement parce qu’elle se trouvait en danger de mort. (Graves, 2011, p. 926)
Depuis Corinthe, en effet, Médée part se réfugier à Athènes, chez le roi Égée – encore un élément devenu stable –, dans les circonstances suivantes.
Elle avait rencontré Égée à Corinthe. Il revenait d’une consultation à Delphes, où il s’était rendu pour savoir comment pallier le manque d’enfant dont il souffrait.
Médée – Nous est-il permis de connaître son oracle ?
Égée – Sans doute, car il demande un esprit savant.
Médée – Qu’a-t-il donc répondu ? Dis, si je puis entendre.
Égée – De ne pas délier l’outre…
Médée – Avant d’avoir fait quoi, ou atteint quel pays ?
Égée – Avant d’être rentré au pays de mes pères.
Médée – Mais quel besoin conduit ta nef en ce pays ?
Égée – Il est certain Pitthée, qui règne sur Trézène…
Médée – Fils, dit-on, de Pélops, de piété accomplie.
Égée – C’est à lui que je veux communiquer l’oracle.
Médée – Oui, car l’homme est savant, et rompu à de tels cas.
Égée – Et pour moi le plus cher des alliés.
Médée – Bonne chance, et que tes désirs se réalisent ! (Euripide, v. 676 - v. 688)
Le dialogue de Médée et Égée, selon Euripide, se poursuit ainsi : Médée raconte à Égée que Jason l’a trahie, ce dont il s’indigne. Sur quoi ils concluent le pacte suivant : Médée lui promet une descendance grâce à « la vertu des philtres magiques » qu’elle connaît (v. 718), et contre la promesse qu’il l’accueille à Athènes, si nécessaire, en outre, « De ne jamais, toi-même, me chasser de ton territoire, et si un de mes ennemis m’en veut arracher, de ne pas me livrer à lui, toi vivant, de ton plein gré ». (Euripide, v. 749-v. 751)
La rencontre de Médée et d’Égée, à Corinthe, semble un nouvel élément quasi stable, même s’il est tardif (cf. infra).
S’ensuivent plusieurs versions de la conception de Thésée, à Trézène. Cependant, il est stable qu’il soit le petit-fils du roi Pitthée, parce que fils de sa fille, Aethra.
Ou bien le roi Pitthée décide de mettre sa fille encore vierge dans le lit d’Égée, après l’avoir enivré et avoir anticipé, via l’oracle, que leur rapport sexuel serait fécond. Assez improbable, dans la culture correspondante, en tous cas, pas d’exemple analogue, dans la mythologie.
Ou bien, les philtres de Médée agissent à distance, de sorte que le roi Pitthée et Égée, enivrés et quelque peu ensorcelés, s’entendent sur ladite relation sexuelle entre Aethra et Égée.
De plus, Athéna intervient en cette affaire. Elle commande en rêve à Aethra de se rendre dans une île, pour y effectuer un rituel, et Poséidon la viole, pendant la même nuit.
L’enfant de ces divers accouplements est Thésée. En l’occurrence, mater certissima, pater semper incertus !
Par son alliance avec Égée comme par son intervention dans la naissance de son fils, Thésée, voici Médée liée au lignage qui compte le plus de meurtres d’enfants ou de jeunes gens dans son histoire : les Tantalides, Pélopsides, Atrides, selon le niveau du lignage où la désignation s’arrête.
Tantale, fils de Zeus et de Poulô, avait servi son fils Pélops en ragoût aux dieux (autre filicide, autre démembrement). Le motif de ce festin est obscur : soit Tantale manquait d’une nourriture suffisante pour honorer les dieux venus dîner chez lui, ou bien il avait voulu mettre la clairvoyance divine à l’épreuve. Seule, Déméter aurait mangé sa part, trop affamée et/ou manquant de discernement. Par suite, la reconstitution de Pélops par les dieux comportait une épaule d’ivoire – il était peut-être tout couturé, comme le Péloponnèse était divisé. N’oublier pas que l’on touche ici, de nouveau, aux mythes de fondation de la Grèce antique classique, vu que « Péloponnèse » procède de Pélops. Pourquoi un autre filicide originaire (déjà l’« Hellespont » a paru ; puis les îles « Apsyrtides », possibles effet d’un fratricide) ?
Atrée et Thyeste sont deux des fils de Pélops, Pitthée en est un autre. Ainsi, Aethra, Égisthe, Ménélas, Agamemnon sont des cousins germains ; et, à la génération suivante, Thésée, Oreste, Iphigénie et Électre, des cousins issus de germains.
Atrée et Thyeste sont maudits par leur père, pour avoir tué de conserve leur demi-frère, Chrysippos – les mythes alentour de Chrysippos sont nombreux et très-divers, néanmoins, un meurtre d’enfant de plus.
Par contre, la haine qui se développe entre Atrée et Thyeste est stable, une fois inventée (cf. infra). Atrée tue trois enfants de Thyeste, bien que réfugiés en suppliants auprès d’un autel de Zeus, et il les sert en ragoût à leur père (encore un démembrement cannibale d’enfants, sans remembrement). Sur le conseil de l’oracle, Thyeste engrosse alors sa propre fille, Pelopia, à son insu. D’où Égisthe, élevé par Atrée, qui ignore son origine. Atrée envoie Égisthe tuer Thyeste. Le père et le fils se reconnaissent, et Égisthe revient tuer Atrée et donner son royaume à Thyeste. Vient ensuite dans le même lignage, le sacrifice par Agamemnon de sa fille Iphigénie (rappel : cousine issue de germains de Thésée) ; Égisthe, amant de Clytemnestre ; le meurtre d’Agamemnon et Cassandre ; in fine, le meurtre de Clytemnestre par Oreste… Il n’y a pas que des meurtres d’enfants et d’adolescents, mais il y en a beaucoup.
Côté Athènes, les sacrifices d’enfants et d’adolescents avaient aussi leurs héros. Le plus ancien filicide – selon la chronologie mythique – avait eu lieu soit sous le règne d’Érichthonios, l’enfant d’Héphaïstos et Gaïa, via Athéna, ou sous celui d’Érechthée, son petit-fils, via Pandion I. Dans tous les cas, il s’agit d’un mythe de fondation d’Athènes, avec filicide. Lors d’une guerre contre les habitants d’Éleusis, l’oracle de Delphes, transmis au roi athénien, signifia qu’il gagnerait à condition de sacrifier l’une de ses filles, ce qu’il fit (le nom de ladite fille varie selon les versions). Ses sœurs, par solidarité, se suicidèrent.
Sous le règne du roi Pandion I, fils et successeur d’Érichthonios, nouveau filicide, via le mythe dont les acteurs sont Procné et Philomèle, les deux filles de Pandion, Térée, roi de Thrace et époux de Procné, enfin Itys, fils de Térée et de Procné. Élément stable : amoureux de Philomèle, Térée trompe Pandion, en lui faisant croire que Procné est morte, et Pandion lui accorde la main de Philomèle, avec laquelle il revient en Thrace. Là, deux versions : ou bien, il viole Philomèle dès leur arrivée, puis il lui coupe la langue et il l’enferme ; ou bien, il l’emmène au palais, coupe la langue de Procné et la relègue parmi les esclaves. Dans les deux cas, la sœur rendue muette réussit à broder le récit (sic !) de ce qui est arrivé et à le transmettre à sa sœur. Nouvel élément stable : Procné tue son fils, le cuisine et le sert à Térée (encore un démembrement avec le repas cannibale qui s’ensuit). Lorsque Térée apprend ce qu’il a mangé, il poursuit les deux sœurs en fuite, armé d’une hache, mais avant qu’il ne les atteigne, les dieux transforment les trois personnages en oiseaux. Rossignol et hirondelle pour les deux sœurs – les diverses versions varient quant à qui devient qui – ; huppe ou faucon pour Térée.
Quatre générations plus tard, règne d’Égée. Lorsque Minos comprit qu’Égée était responsable de la mort de son fils, Androgée, il envahit l’Attique, la vainquit et imposa aux Athéniens le tribut de sept jeunes hommes et sept jeunes filles, chaque année, à donner en pâture au Minotaure – ou cinquante jeunes hommes et cinquante jeunes filles, ou tous les sept ans, selon les sources. (Le Minotaure, fils de Pasiphaé, est un cousin germain de Médée, comme Ariane et Phèdre, vu que Pasiphaé est une sœur de Aeétès). Au passage, la conquête d’Athènes par Minos avait comporté, côté Athéniens, le sacrifice d’un groupe de jeunes filles, les Hyacinthides, censé sauver la ville, mais qui avait été vain. D’où la victoire de Minos, le tribut, puis le mythe de Thésée en Crête. In fine, Thésée serait filicide, lui aussi, en appelant Poséidon à noyer Hippolyte… sans compter que l’acte manqué par lequel il oublie d’installer une voile blanche, à son retour de Crête, ressemble à un parricide – réussi !
D’un sens, les sacrifices et/ou meurtres d’enfants ou d’adolescents ainsi que les filicides parsèment les mythes, et tout se passe comme si Médée en avait peu à peu focalisé la thématique – les héros des récits qui concernent les autres filicides sont moins célèbres, sauf côté Atrides.
Et ce n’est pas tout à fait terminé ! Selon quelques sources, arrivée à Athènes, sous la protection d’Égée, Médée serait devenue son épouse et lui aurait donné un fils du nom de Médos.
Égée avait confié la garde de Thésée à sa mère, Aethra, et à son grand-père maternel, Pitthée, parce qu’il craignait que ses neveux, les Pallantides, qui briguaient le pouvoir sur Athènes, n’attentent à la vie de son fils (et un meurtre d’enfant de plus ! évoqué sinon réalisé). Lorsque Thésée serait assez fort pour soulever le rocher sous lequel Égée avait caché son épée et une paire de sandales, qu’il quitte Trézène et parte à la recherche de son père. Après divers exploits (façon Héraclès, de nouveau), Thésée, encore jeune homme, arrivait incognito à Athènes, où Médée le reconnaissait, grâce à ses dons de magicienne. Et de fomenter un nouveau filicide, en persuadant Égée que ce jeune étranger allait l’assassiner, et qu’il convenait de le devancer. Le motif du meurtre était de conserver l’héritage du royaume d’Athènes pour son propre fils, Médos – cela impliquait que les Pallantides fussent devenus inactifs… Juste avant l’instant fatal, empoisonnement ou autre forme d’assassinat du fils par son père, Égée reconnaissait Thésée, à la vue de la poignée de son épée. Et Médée de quitter Athènes, cette fois-ci avec un fils, soit Médos, ou un fils de Jason, en empruntant le char ailé de son grand-père. Diverses destinations plus ou moins nordiques et orientales lui étaient assignées, dont le pays des Mèdes…
L’expulsion de Médée, d’abord de Corinthe, puis d’Athènes, se rapporte à la suppression par les Hellènes du culte de la déesse-terre – son char attelé de serpents prouvant qu’elle était une Déméter corinthienne [et/ou une archaïque Athéna corinthienne, selon Graves]. De même, la défaite des Pallantides par Thésée se rapporte à la suppression du culte primitif d’Athéna, avec son collège de cinquante prêtresses – pallas peut signifier soit « jeune homme » soit « jeune fille ». (Graves, 2011, p. 515)
Bien sûr, une incohérence persiste, si Médée eut un fils d’Égée, et que ce dernier ne fût l’objet d’aucune vindicte, du fait des Pallantides.
Il n’y a pas de mort de Médée, dans la tradition grecque : trop déesse encore, pour que quiconque l’ose. Idem, Sénèque la laisse s’envoler de Corinthe et ne la poursuit pas plus loin. Idem Corneille… « Médée ne mourut pas, elle devint une immortelle et demeura aux Champs-Élysées, où, selon certains, c’est elle et non Hélène qui épousa Achille10 » (Graves, 2011, p. 931)
Oui, plutôt judicieux que l’Achille du début de l’Iliade, dénonçant la tyrannie d’Agamemnon, et Médée, victime de l’installation du même système, se retrouvent, aux Champs-Élysées.
La liste des meurtres dont Médée est peu à peu chargée, qu’elle les ait accomplis, qu’elle ait tenté de les accomplir ou qu’elle les ait fomentés, est la suivante : en Colchide, les Spartoï (nombre incertain) ; en mer, son demi-frère Apsyrtos ; en Crête, Talos, le serviteur de Minos ; à Iolcos, Pélias, l’usurpateur ; à Corinthe, d’abord ses enfants, par erreur, pour les rendre immortels ; puis, Créüse et Créon ; puis ses enfants (nombre incertain) avant de quitter les lieux ; à Athènes, Thésée…
Les authentiques mères filicides, c’est-à-dire qui ne tuent pas leur/leurs enfant/s dans un épisode de folie provoqué par un dieu, comme Agavé tuant Penthée, ni parce qu’une substitution rusée leur fait tué leur propre enfant au lieu de celui d’une autre, comme Thémisto, sont rares. Outre Médée, la mythologie propose Procné, filicide d’Itys, et Althée, filicide de Méléagre.
Au contraire de l’histoire de Procné et Phylomèle, comme enfouie dans un très vieux temps, sous Pandion I, celle d’Althée et Méléagre était contemporaine de celle des Argonautes – les mêmes héros y prenaient part, avant la guerre de Troie. C’était à Calydon, capitale du royaume d’Étolie (nord du golfe de Corinthe), dont Oenée était le roi, Althée, la reine, et, Méléagre, leur fils. Peu après la naissance de Méléagre, Althée avait été prévenue par les Moires que son fils vivrait aussi longtemps que le tison, dans l’âtre, ne serait pas consumé. Althée retira le tison, l’éteignit et le cacha. Méléagre devint l’un des meilleurs jeunes guerriers et chasseurs de Grèce. Or, il arriva qu’Oenée oubliât de sacrifier à Artémis, laquelle envoya un énorme sanglier dans le pays, qui le ravageait. Convocation des héros, dont Jason, Castor et Pollux, Atalante, etc., à la chasse au sanglier fabuleux. Oenée promit que l’heureux chasseur qui tuerait la bête disposerait de la peau et des défenses. Méléagre tomba amoureux d’Atalante. Lors de la chasse, cette dernière fut la première à atteindre la bête d’une flèche, ensuite, Méléagre réussit à l’achever d’un coup d’épée. Aussitôt, il déclara que la peau et les défenses revenaient à Atalante. Colère de ses oncles maternels, qui n’acceptaient pas cette attribution ; bagarre ; Méléagre tue ses deux oncles. Conflit de loyauté pour Althée, qui, de son propre chef ou sur injonction des Érinyes, remet à brûler le tison, compteur de la vie de son fils. Mort de Méléagre. Althée devient folle et/ou se suicide, selon les versions.
Ce mythe fonctionne en système matriarcal presque strict, rareté dans la mythologie grecque… et le résultat en est que la matriarche soit filicide !
Tel était le matériau classique. Il était censé évoquer la période minoe-mycénienne, v. 2000-v. 1200, cependant que la construction débutait sans doute à la sortie des « âges obscurs », alentour du huitième siècle.
Néanmoins, les textes les plus anciens qui nous sont parvenus, ceux attribués à Homère et à Hésiode, ignorent tous les infanticides et autres filicides qui ont été rencontrés.
12. Revue des occurrences – et des non occurrences – des mythes filicides et infanticides, chez Homère et Hésiode
Tantale (« Titubant » ou « Très-pitoyable)
Une occurrence dans Homère : Odyssée XI, 582 et suivants. Ulysse décrit Tantale qui souffre aux enfers, mais il n’est pas question de sa vie, ni de filicide. (Certaines sources ultérieures proposent que le supplice de Tantale aux enfers le punisse d’avoir volé le nectar des dieux, dont il était proche, pour en donner aux humains.)
Tantale est inconnu d’Hésiode.
Pélops (« Visage maculé de boue »)
Une occurrence chez Homère : Iliade, II. Avec ignorance radicale des mythes tragiques concernant les Tantalides, Pélopsides et Atrides. Voici le passage.
Le puissant Agamemnon se leva, tenant son sceptre, ouvrage du travail d’Héphaïstos… Héphaïstos l’avait donné au seigneur Zeus, fils de Cronos. Quant à Zeus, il le donna au fulgurant messager. Le seigneur Hermès le donna à Pélops, le piqueur de chevaux. Pélops, lui, le donna à Atrée, le pasteur d’hommes. Atrée en mourant l’avait laissé à Thyeste riche en moutons. Et Thyeste alors l’avait laissé à Agamemnon, pour qu’il le portât et régnât sur les îles sans nombre et sur tout le pays d’Argos… (Homère, 1995, p. 19)
Pélops n’a pas subi de démembrement. De plus, il ne maudit ni Atrée, ni Thyeste : enfin, la haine entre Atrée et Thyeste n’existe pas.
Pélops est inconnu chez Hésiode.
Atrée (« Sans peur »)
Homère : pas d’autre citation que celle ci-dessus, hormis dans les formules patronymiques qui désignent Agamemnon et Ménélas. Bardollet précise ce qui suit : « L’histoire effroyable de la haine qui oppose les deux frères et celle de l’effroyable repas qu’Atrée servit à Thyeste avec la chair de ses enfants ne semblent pas avoir été connues d’Homère » (Homère, 1995, p. 745).
Atrée est inconnu d’Hésiode.
Thyeste (« Pilon »)
Outre la citation ci-dessus, Odyssée IV, 521-547 : moment où Ménélas raconte à Télémaque les révélations qu’il a extorquées, en Égypte, à Protée l’infaillible, sur le meurtre d’Agamemnon, par Égisthe, puis évoque celui d’Égisthe par Oreste. Clytemnestre ne paraît pas. Thyeste est cité comme père d’Égisthe.
Thyeste est inconnu d’Hésiode.
Agamemnon (« Bien décidé »)
Souvent cité dans l’Iliade et l’Odyssée, mais sans mention des tragédies, comme déjà noté. De plus, il n’arrive rien de fâcheux à sa fille benjamine, Iphigénie, connue sous le nom de Iphianassa. Elle est citée deux fois, parce qu’Agamemnon la promet comme épouse à Achille.
Agamemnon est inconnu d’Hésiode ; Iphigénie et /ou Iphianassa aussi.
Procné (« Aînée »), Philomèle (« Douce mélodie ») et Térée (« Vigie »)
Mythe inconnu d’Homère et d’Hésiode
Oenée (« Aviné »), Althée (« Guimauve ») et Méléagre (« Pintade »)
Trois occurrences du seul Méléagre dans l’Iliade (il est inexistant dans l’Odyssée).
Chant I, p. 30 : Méléagre ne fait pas partie des Étoliens venus guerroyer à Troie, parce qu’il est mort – pas de précision sur les raisons de ladite mort.
Chant IX, p. 125 et 126 : « le vieillard Phénix », qui a en partie élevé Achille, tente de le persuader de renoncer à sa colère. Il prend l’exemple de Méléagre, qui renonça à la sienne pour sauver Calydôn des attaques des Courètes.
Selon Bardollet, « C’est après Homère qu’on raconta que le sort de Méléagre était lié à un tison à demi consumé, que sa mère ralluma pour venger la mort de ses frères ». (Homère, 1995, p. 763)
Méléagre est inconnu d’Hésiode.
Minos (« Créature de la Lune ») et Minotaure (Le taureau de Minos »)
Minos est connu d’Homère comme roi de Crête (Iliade), puis juge aux enfers (Odyssée). Sans trace de conflits entre Minos et les Athéniens, ni sacrifices de jeunes filles athéniennes, lors d’invasions diverses, ni tribut de jeunes gens – le minotaure est inconnu d’Homère.
Voici la seule citation, qui pourrait évoquer un mythe ; Thésée y paraît. Odyssée, XI, 321-325 – Ulysse est aux enfers. « Je vis Phèdre, Pocris et la belle Ariane, la fille du sournois Minos, que Thésée autrefois conduisit de la Crête aux collines saintes d’Athènes, mais en vain ; Artémis la fit périr à Dia, l’île baignée des flots, Dionysos ayant témoigné. »
Chez Hésiode, une occurrence de Minos, à la toute fin de la Théogonie, v. 948, pour signifier qu’il est le père d’Ariane. Il va de soi que toute la mythologie qui le concerne est inconnue d’Hésiode aussi.
Erichthonios (« Laine sur la terre ») et Erechthée (« Celui qui s’affaire au-dessus de la bruyère »)
Chez Homère, aucune mention d’Érichthonios ; une mention d’Érechthée, Iliade, p. 28, lors de la présentation de « ceux d’Athènes », venus guerroyer à Troie. Ils sont « […] le peuple du magnanime Érechthée, que jadis Athéna, la fille de Zeus, avait nourri, que la glèbe qui donne le blé avait enfanté, que la déesse avait installé à Athènes, dans son temple opulent. »
Fermer le ban quant à Érechthée. Pas de filicide, ni etc.
Hésiode ignore Érichthonios et Érechthée, par suite tout ce qui pourrait les concerner.
Egée (« Dieu-fleuve »)
Inconnu d’Homère comme d’Hésiode.
Thésée (« Celui qui s’étend par terre ») Hippolyte (« Panique des chevaux »)
Trois occurrences de Thésée, chez Homère.
Iliade, p. 8 : Après qu’Achille a déclaré sa colère à l’endroit d’Agamemnon, Nestor prend la parole en s’autorisant de ses aînés, les hommes « les plus forts », qu’il a connus dans son jeune âge, dont Thésée.
Odyssée, XI, 321-325, déjà cité, parce que Minos y figure aussi (cf. supra).
Fin du Chant XI : Ulysse évoque des gens qu’il aurait encore aimé voir, aux enfers.
J’aurais pu voir peut-être à ma guise ceux du passé, Thésée, Pirithoüs, enfants de la gloire des dieux…[note] Mais déjà s’assemblaient les nations sans nombre des morts, et la peur verte me gagnait que Perséphone la superbe allât me jeter de l’Hadès la tête de Gorgo, ce monstre affreux. (Homère, 1955, p. 225)
[Note de Philippe Jaccottet :] Thésée n’est nommé qu’une fois dans l’Iliade, et ce vers, I, 265, se retrouve dans le Bouclier attribué à Hésiode (v. 182). Sa légende a dû se développer plus tard. (p. 483)
De fait, la seule occurrence de Thésée, chez Hésiode, est celle que Jaccottet signale.
Vu que ni Égée ni Hippolyte ne sont connus, ni d’Homère, ni d’Hésiode, il est plus que probable que les légendes de cette famille soient ultérieures, comme les mythes tragiques de la fondation d’Athènes.
Ainsi, le thème du filicide et celui du sacrifice d’enfants ou d’adolescents n’apparaissent pas au huitième siècle ni au début du septième, date conjecturée de la disparition d’Hésiode.
Les listes des auteurs grecs du septième siècle ne proposent personne susceptible de les avoir produits.
Le sixième siècle, par contre, offre le nom de Thespis d’Icare ainsi que deux tragédies, Les jeunes gens et Penthée ; la première était consacrée au tribut de jeunes gens qu’Athènes devait à Minos et au Minotaure ainsi qu’à leur sauvetage par Thésée ; la seconde, au meurtre de Penthée par sa mère et les Ménades… Une troisième œuvre, Les jeux funèbres en l’honneur de Pélias ou La Cavale, racontait comment le fils de Sisyphe, Glaucon, se faisait dévoré par ses propres juments, dressées à se nourrir de chair humaine… Cette fois, le filicide, le sacrifice de jeunes gens et autres crimes anthropophages (à un déplacement près) étaient attestés.
Thespis avait participé à de nombreux concours organisés sous Pisistrate, tyran d’Athènes de 561 à 527. Il était réputé avoir, sinon introduit, du moins fait évoluer le théâtre vers la tragédie.
13. Propositions récentes dues à Robert L. Fowler et à d’autres historiens et anthropologues anglo-saxons
Robert L. Fowler a étudié les anciens mythographes (Fowler, 2000 ; 2013). Dans son volume 1, il présente vingt-neuf auteurs, via les citations dont ils ont bénéficiés – tous leurs ouvrages sont perdus. Il se déplace ainsi du huitième siècle au début du quatrième. Parmi ces auteurs, il considère que Phérécyde d’Athènes (première moitié du cinquième siècle) et Hellanicos (dates incertaines, actif à la fin du cinquième siècle et au début du quatrième) sont très-importants. Son volume 2 est consacré à divers commentaires sur les mythographes et sur les mythes recensés dans le volume 1.
En se référant à ses travaux (2000 et 2013), à ceux de Sarah Iles Johnston (1997) et d’Emma Griffiths (2006), qu’il cite souvent, il semble loisible de préciser l’évolution des mythes de Médée ainsi.
Un auteur central, quant à leur origine et à leur évolution – étant donné ce qui nous est accessible – est le mythographe Eumélos (dit de Corinthe) qui, probablement au sixième siècle, peut-être à la fin du septième, écrivit une histoire de Corinthe, en particulier, celle de ses origines. Fowler présente Eumélos comme un autre mythographe important, très-passionné pour Corinthe, et souvent cité, entre autres, par Pausanias (v. 115-v. 180).
Eumélos aurait cherché à offrir des origines prestigieuses à la royauté corinthienne, d'où l’apparition de Médée, appelée à la mort de Corinthos, pour donner le trône à Jason : le roi le plus panhellénique possible était le plus approprié. Or, le mythe des Argonautes, bien connu à l’époque, était très-panhellénique (cf. supra). Fowler considérait que la construction de l’histoire, selon Eumélos, avait créé une chronologie impossible des successions royales, à Corinthe, jusqu'à Sisyphe (confirmation du problème Créon, déjà rencontré).
Le sentiment de Fowler était que, selon Eumélos, Médée n'était pas une déesse, mais une petite-fille de déesse – avis contraire à celui d’Hésiode (ou pseudo-Hésiode), comme à celui de nombreux auteurs plus tardifs.
Fowler ajoutait les précisions suivantes, en s’appuyant sur divers historiens et anthropologues actuels. Il aurait existé une sorte de « schéma classique » (classic pattern), propre à justifier l’existence d’un culte, et ayant fonctionné dans nombre de cités. Ledit schéma aurait été ainsi construit : dans un premier temps, il décrivait un conflit, lié à des objets de vénération ; ledit conflit provoquait ensuite une ou plusieurs morts violentes ; ces dernières étaient suivies, troisième temps, de désastres pour la ville ou pour la région ; le culte était alors institué, comme manifestation d’expiation (Fowler, 2013, p. 232).
Le schéma demeure énigmatique, et mériterait interprétation – pourquoi tant de culpabilité ? Il semble que le rituel ait dû protéger une partie de la population d’un danger, et éviter la reproduction de graves événements passés – pourquoi tant de peur ?
Dans le cas de Corinthe, d’Eumélos et de Médée, les choses se présenteraient ainsi, selon Fowler. Eumélos accusa Médée, non du meurtre de ses enfants, mais de les avoir enterrés dans le temple d’Héra, pour les rendre immortels (thème déjà rencontré) – y aurait-il une incohérence relative d’Eumélos, eu égard à ce que l’on sait, par ailleurs : tenter de rendre des enfants immortels suppose qu’on le soit, et, en l’occurrence, ce ne peut être que Médée. Cependant, il était possible qu’Héra eût fait à Médée une promesse, qu’elle n’eût pas tenue. Johnston examine aussi l’hypothèse que Médée ait été elle-même une figure d’Héra, dans une version plus ancienne du mythe que celle d’Eumélos. D’un sens, Johnston rejoignait Graves : Médée aurait été une ancienne déesse corinthienne, supplantée par l’Héra olympienne.
Selon Eumélos, la tentative de Médée aurait échoué et les enfants seraient morts. Jason et Médée se seraient alors séparés, Jason retournant à Iolcos, cependant que Médée transmettait la royauté à Sisyphe et s’en allait, sans qu’il soit précisé où (pas de drame de la jalousie, ou autre, entre Médée et Jason). Une raison possible de l’échec de Médée serait l’intervention de Jason, qui aurait interrompu le rituel d’immortalisation. Le conflit entre Héra et les Corinthiens s’en serait suivi : il dépendait du fait qu’ils n’eussent pas protégé le temple de la déesse du sacrilège. Héra aurait accablé les Corinthiens de maux terribles, au point qu'ils n'eussent d'autre choix que de lui consacrer chaque année autant d'enfants reclus que Médée en avait amenés au temple. La punition intermédiaire, dont Corinthe avait souffert, évoquait une épidémie, Pausanias mentionnant une espèce de peste, ou plutôt une atmosphère pestilentielle, et/ou la mort de nombreux enfants. Les enfants reclus étaient censés apaiser les âmes des disparus. Il devait y avoir procession, à l'aller et au retour. L’aller pouvait symboliser une sorte de mort, et le retour, une sorte de résurrection.
Fowler rapprochait le « schéma classique » corinthien ainsi construit de celui d’Eleusis. En effet, le geste de Médée rappelait celui de Déméter, plongeant dans les flammes Démophon, le fils du couple royal d’Éleusis, Céléos et Métanira, dont elle avait la charge, pour le rendre immortel. Là aussi, ce fut un échec, suite à la découverte de Déméter par Metanira, pendant l’opération d’immortalisation (analogue à la découverte de Médée par Jason). Puis, Déméter elle-même donna les instructions pour le rituel. Le culte de Déméter était à l'origine des mystères d'Éleusis. Là aussi, il s'agissait d’allers et retours, ceux de Perséphone aux enfers, autorisés par Zeus. L’aventure Perséphone aurait motivé le désir de Déméter de rendre un enfant immortel. Néanmoins, Fowler mettait en garde contre une analogie trop poussée, entre les deux mythes et rites, parce que la dimension agraire du culte, si importante à Éleusis, était absente, à Corinthe.
Cependant, dans les deux cas, le processus rituel évoquait la mort d'enfants, Perséphone, Démophon et les enfants de Médée, ainsi que la crainte de représailles suite à leur disparition – à Athènes, selon certains auteurs (tardifs), le monument du Delphinion commémorait l’échec de Médée voulant assassiner Thésée.
Ainsi, parmi les historiens et anthropologues récents, il existe un consensus quant au fait que, à Corinthe, le culte ait été destiné à protéger les enfants et leurs mères. Dans le cas de sept filles et sept garçons, ils étaient rasés et vêtus de noir, à leur entrée au temple, figurant sans doute leur propre enterrement.
Selon Fowler, le premier infanticide de Médée, le fratricide d’Apsyrtos, n’était pas mentionné avant Euripide (de nouveau, Euripide la chargeait, v. 167 et v. 1334, mais il ne donnait pas de détail). Puis Apollodore et Ovide accusaient Médée, et du meurtre, et du démembrement, et de jeter les morceaux du corps en mer. Pour d’autres auteurs, le crime était dû à Jason ou à un autre argonaute – par exemple, chez Phérécyde ou Apollonios (les deux, postérieurs à Euripide). Néanmoins, dans certaines de ces versions, où Médée n’était pas meurtrière, elle avait une part de responsabilité, parce qu’elle livrait son frère au meurtrier – acte considéré comme grave, de la part d'une sœur.
Fowler évoque que l’ajout tardif de contribuer au meurtre de son jeune frère ait eu lieu lorsque l’enjeu fut de rendre Médée barbare et de lui interdire le retour en Colchide (toujours Euripide).
Ainsi, selon Fowler, Médée n’était pas plus meurtrière que Déméter, lors de son apparition mythique. De plus, il ne trouvait aucun authentique filicide dans les formes anciennes des légendes. Seuls, de rares cas d’enfants tués par erreur et autres malentendus y figuraient.
Une hypothèse de Johnston (in Clauss and Johnston, Medea, Princeton, 1997) offrait encore une autre perspective. La version ancienne du mythe corinthien (Eumélos) se serait greffée sur une superstition commune, alentour de la Méditerranée, celle des « démones reproductives » (Reproductive Demons). Ce seraient les avatars de jeunes femmes qui, ayant perdu leur enfant, ou mortes en couches, auraient voulu tuer les enfants des autres. Cette superstition aurait contaminé Médée, la transformant en un tel démon, avant qu’Euripide ne change encore la donne.
L’hypothèse Johnston comporte en outre une Médée déesse de Corinthe, avant que la version olympienne d’Héra ne la supplante – ladite Médée corinthienne n’ayant rien à voir avec une Médée colchidienne, adjointe plus tard, selon Johnston.
En outre, elle décrivait comment mythes et cultes comportaient une ambivalence essentielle, encore présente chez l’Héra olympienne et, sans doute, plus ancienne, valable pour la Médée déesse poliade. Dans nombre de mythes, Héra était en effet décrite comme maltraitante à l’endroit des femmes en couches et des nouveaux-nés (Héphaïstos, parfois présenté comme son propre fils ; Héraclès ; Dionysos ; Sémélé ; Léto ; etc.). En même temps, des cultes à l’endroit d’Héra, protectrice des femmes enceintes et des nouveaux-nés, étaient très-répandus, entre autres, à Corinthe. L’explication proposée par Johnston était la suivante : les figures dangereuses, selon les mythes, étaient le plus apotropaïques, quant aux dangers qu’elles représentaient, d’où les cultes à elles adressés (Johnston évoquait les innombrables représentations de Méduse, ayant fonction apotropaïque). Du point de vue psychanalytique, l’ambivalence explicitée par la concomitance des mythes et des cultes relevait d’une élaboration symbolique de bon niveau…
Johnston faisait valoir un autre fait, en faveur de son hypothèse : la présence, à Corinthe, en relation avec le culte dédié à Héra-Médée, d’une statue de la Terreur, personnage féminin très-horrible, destiné à provoquer l’effroi : figuration de la part mythique d’Héra maltraitante, et/ou de Médée devenue filicide, et/ou d’une démone reproductive ?
Néanmoins, les démones reproductives n’étaient pas très anciennes, en Grèce, et elles n’apparaissaient pas dans les références de Fowler. Elles existaient plus tard, chez Aristophane, Diodore, etc., ce qui affaiblissait la proposition Johnston.
Avec les récents auteurs anglo-saxons, l’enquête sur les commencements de Médée touchait aux limites de ce qui était connu, à ce jour. À l’évidence, toute une série de thèmes variés et indépendants les uns des autres avaient peu à peu été raboutés tout en étant modifiés. Ainsi, la figure tardive et commune de Médée, grosso modo, à partir d’Euripide, était une chimère. Du point de vue géographique, elle avait existé à Corinthe ; puis en Colchide ; puis de l’Adriatique à la Libye, en passant par Corfou et par la Crète ; puis à Athènes ; puis, au pays des Mèdes, voire, aux Champs-Élysées. Il semblait que son statut le plus ancien et le moins incertain eût été celui de déesse poliade à Corinthe, avec de probables fonctions de protection des mères et des enfants ainsi qu’une stature ambivalente. Il évoluerait jusqu’à celui de la femme barbare par excellence, filicide, fratricide, et meurtrière d’une jeune épousée, chez Euripide – spectaculaire renversement. Il semblait que le règne des olympiens l’eût destituée, à Corinthe, au profit de l’Héra olympienne et corinthienne, douée d’attributs analogues aux siens. Eumélos l’avait associée à Jason, donc aux Argonautes et à leurs péripéties, tout en mettant en cause son statut de déesse. Le filicide avait été inventé plus tard, soit par Euripide, ou guère auparavant. Le fratricide était euripidien ; idem la rencontre avec Égée, Thésée, etc. ; idem la barbarie.
14. Questions
Restaient quelques questions. Pourquoi et comment les Grecs avaient-ils inventé des filicides – dont ceux de Médée –, ainsi que divers sacrifices d’enfants et d’adolescents, jusqu’à leur préparation en ragoût et à leur consommation anthropophage, aux sixième et cinquième siècles ? Pourquoi s’y étaient-ils soudain vautrés avec tant de créativité… et de complaisance ? (y compris dans les ragoûts d’enfants). Que ces récits aient ensuite connu un succès constant (au moins, ceux de Médée et des Atrides) était plus aisé à comprendre, du point de vue psychanalytique (« analyse sauvage », cf. supra). De plus,
Si l’on conçoit l’humanité comme un tout et qu’on la met à la place de l’individu humain singulier, on trouve quelle aussi a développé des formations délirantes (Wahnbildungen), qui sont inaccessibles à la critique logique et qui contredisent la réalité (Wirklichkeit). Si, malgré tout, elles ont la capacité de prendre un extraordinaire pouvoir sur les humains (eine ausserordentliche Gewalt über die Menschen äussern können), la recherche conduit à la même conclusion que chez l’individu isolé. Elles sont redevables de leur puissance au contenu de vérité historique qu’elles sont allées chercher dans le refoulement de scènes archaïques oubliées. (Sie danken ihre Macht dem Gehalt an historischer Wahrheit, die sie aus der Verdrängung vergessener Urzeiten heraufgeholt haben). (Freud, Constructions dans l’analyse, G.W. XVI, p. 56, traduction MBP. Souligné par Freud)
Tel serait le verdict freudien…
Les grands inventeurs des filicides, fratricides, sacrifices et autres ragoûts d’enfants qu’étaient les Tragiques – Thespis d’Icare, sous Pisistrate, puis, Eschyle, Sophocle, Euripide, et quelques autres, amplifiant le thème – auraient-ils dévoilé un « contenu de vérité historique » ? À l’évidence, les sacrifices d’enfants et d’adolescents, voire, l’anthropophagie corrélative, en étaient les thèmes. Il convenait peut-être d’admettre qu’à certaines époques très-reculées, des groupes humains avaient commis de tels sacrifices, voire, pratiqué l’anthropophagie… et que cela faisait partie des « scènes archaïques oubliées » communes à toute l’humanité. L’engouement persistant relevait sans doute pour partie de cet aspect. Quel groupe humain n’a pas projeté sur ses ancêtres, sur ceux des autres, voire, sur des groupes étrangers qu’ils aient commis sacrifices humains et anthropophagie ? En effet, cela fait partie du stock fantasmatique commun de l’humanité – outre les fantasmes individuels liés à la petite enfance, mentionnés en introduction. Au demeurant, il n’existe aucune preuve archéologique de l’existence de sacrifices humains, sur le territoire de la Grèce.
L’écart de la tradition grecque classique avec la plupart des autres consiste à attribuer lesdits méfaits non à des ogres, ogresses et autres cyclopes, considérés comme monstrueux, ou à des groupes étrangers, mais à des figures historico-mythiques à valeur fondatrice.
Ainsi pouvait-on citer, quant aux filicides, outre Médée, pour Corinthe, le cas des sacrifices fondateurs, à Athènes, et celui d’Agamemnon à l’encontre d’Iphigénie, pour Mycènes et les Achéens. C’était des inventions tardives (comme toute l’histoire sinistre des Atrides). Chez Homère, la fille cadette d’Agamemnon s’appelait Iphianassa, et il ne lui arrivait rien de fâcheux. Elle avait cependant perdu son statut de déesse vénérée à Aulis, peut-être hypostase d’Artémis, pour celui de fille d’Agamemnon. Cependant, son sacrifice apparaissait au cinquième siècle, chez Eschyle. D’un sens, son destin mythique était l’inverse de celui de Médée. Déesse, devenue fille de roi et authentique autochtone, puis sacrifiée par son père… Reste qu’elle aussi voyait son statut rabaissé, mais la misogynie foncière des Grecs classiques est bien connue.
Une analogie très anachronique était cependant tentante. Tout ne se serait-il pas passé, aux sixième-cinquième siècles, un peu comme sous la Renaissance européenne ? Alors, le discrédit avait été jeté sur le « Moyen Âge », réputé « obscur ». Cette invention très erronée avait rencontré un grand succès, et perduré plusieurs siècles. Est-ce que les Grecs des sixième-cinquième siècles, qui, comme les Renaissants, avaient vécu de profondes transformations sociales, avec, comme ces derniers, le sentiment de « progresser », auraient été tentés, eux aussi, de jeter le discrédit sur leurs prédécesseurs ? En l’occurrence, ils auraient visé plus large que les Renaissants, vu que leurs cibles s’étendaient des minoe-mycéniens à leurs prédécesseurs immédiats et concernaient toute l’histoire à laquelle ils avaient accès (les Renaissants idéalisaient les Antiques). Comment considérer, en effet, Homère et Hésiode, s’ils avaient méconnu et/ou passé sous silence tous les sacrifices et autres meurtres dénoncés par les auteurs des sixième et cinquième siècles ?
Un autre parallèle questionnait. Les Renaissants européens et leurs successeurs n’avaient pas seulement dénigré leurs prédécesseurs médiévaux. Ils s’étaient livrés à une effroyable débauche de meurtres réels de femmes, qu’ils avaient condamnées comme « sorcières » – du point de vue fantasmatique, ces assassinats de masse étaient plutôt des matricides, vu que les malheureuses femmes étaient accusées de forniquer avec le diable. Certes, un abîme séparait le passage à l’acte criminel des mâles européens, des siècles durant, des inventions symboliques des mâles grecs classiques. Restaient la misogynie et l’appétence pour les sacrifices humains mettant en cause des femmes et des enfants, qui leur étaient communes…
Poser les questions n’était pas les résoudre. En l’occurrence l’invention assez massive de sacrifices d’enfants et d’adolescents, ainsi que celle de filicides, voire, avec ajouts d’anthropophagie, aux sixième-cinquième siècles grecs, demeurait une énigme, même si l’on reconnaissait aux inventeurs une grande compétence symbolique… et un certain génie psychanalytique – tout anachronisme bu !
15. Annexe. Noms propres et leur signification
Achille. « Sans lèvres ».
Aeétès ou Aïétès. « Puissant ; Aigle ».
Aeson ou Aison. « Favorable, heureux, de bonne augure ».
Aethra. « Ciel clair ».
Agamemnon. « Bien décidé ».
Agavé. « De haute naissance ».
Alceste. « Puissance du foyer ».
Alcidicè. « Puissante justice ».
Alcimédé. « Intelligence puissante ».
Alcinoos. « Esprit puissant ».
Althée. « Guérisseuse ».
Amphinomé. « Qui paît partout ».
Aphrodite. « Née de l’écume de la mer ».
Apsyrtos. « Emporté ».
Arès. « Guerrier mâle ».
Arétè. « Indicible ».
Argos. « Lumineux ou Rapide ».
Atalante. « Résolue ».
Athamas. « Moissonneur des lieux élevés ».
Autolycos. « Véritable loup ».
Castor. « Castor ».
Céto. « Monstre marin ».
Chalciopé. « Visage d’airain ».
Chiron. « Main ».
Circé. « Faucon ».
Créon. « Gouverneur ».
Créthée. « Chef ».
Créüse. « Etre souverain ».
Deucalion. « Marin du vin nouveau ».
Enarétè. « Vertueuse ».
Eolos. « Changeant ».
Epiméthée. « Celui qui pense après ».
Eunée (ou Eunéos). « De la couche ».
Evadné. Peut-être « En fleur ».
Glauké. « Chouette ».
Hécate. « Cent ».
Hélios. « Soleil ».
Hellé. « Brillante ».
Hellen. « Brillant ».
Héra. « Protectrice ».
Héraclès. « Gloire d’Héra ».
Hyperion. « Qui habite en haut ».
Hypsipyle (ou Hypsypilé. « De la haute porte ».
Idye ou Idya. « Connaissable ».
Itys. « Saule ».
Lycaon. « Loup trompeur ».
Méléagre. « Pintade ».
Nélée. « Impitoyable ».
Néphèlé. « Nuée ».
Orphée. Peut-être, « De la rive du fleuve Ophruœis ».
Orséis. « Celle qui agite ».
Pandion. « Le tout ».
Pélias. « Livide, Gris, Couleur d’ecchymose ».
Penthée. « Chagrin ».
Perséis. « Qui détruit ».
Philomèle. « Douce mélodie ».
Phorcys. « Sanglier ».
Phrixos. « Frisson ».
Pitthée. « Dieu du pin ».
Pollux. « Vin doux en abondance ».
Poulô. « Richesse ».
Priam. « Racheté ».
Procné. « L’aînée ».
Prométhée. « Celui qui pense d’avance, réfléchit ».
Pyrrha. « Rouge feu ».
Salmonée. « Bien-aimé de la déesse Salma ».
Sisyphe. « Très-sage ».
Talos. « Qui souffre ».
Térée. « Vigie ».
Théia. « Divine ».
Thétis. « Qui dispose, ordonne ».
Thoas. « Impétueux ou Engourdi ».
Typhon. « Fumée engourdissante ou Vent chaud ».
Ulysse/Odysséus. « Blessé à la cuisse »/ « En colère ».
Zeus. « Ciel lumineux ».