« Le citoyen noir ne peut toujours pas, voyez-vous, respirer »

Lettre à Kenneth Merryman

Texte

Le 27 avril 1962

Cher Kenneth Merryman,

J’ai reçu un grand nombre de lettres d’étudiants mais, je l’avoue, peu de la part d’un « garçon de ferme blanc, vivant dans une ferme riche et fertile sur la ligne Mason-Dixon ». J’ai donc été particulièrement heureuse de vous lire.

Vous me demandez mon point de vue sur la « question noire » aux Etats-Unis, en particulier sur Martin Luther King et sur les techniques apparemment diamétralement opposées des différents mouvements de libération.

Je considère le mouvement du Dr King comme le témoignage du sens tactique réaliste dont fait constamment preuve un peuple désespéré. C’est-à-dire que je doute fort qu’une grande quantité d’« amour » puisse être engendrée dans le Sud, à cause de la barbarie des tactiques et de l’idéologie racistes. Mais je suppose que des leaders comme le Dr King, qui ont une bonne connaissance de la mentalité et des traditions de cette République, ont tenté d’inventer des instruments de lutte qui ne conduisent pas directement au massacre de nos enfants.

Comprenez-moi bien : je ne veux pas insinuer que le Dr King ou ses compagnons ne sont pas du tout sincères lorsqu’ils brandissent la bannière de l’amour et de la non-violence dans la tempête de la lutte. Je suis sûr qu’ils le sont. Mais je suis aussi personnellement convaincue qu’ils estiment qu’il n’y a guère d’autre approche, au vu de la situation. Par conséquent, je les soutiens et les applaudis.

En même temps, comme la plupart des gens de ma génération et, surtout, ceux de la suivante (j’ai trente-deux ans), je sais très bien que ce n’est pas suffisant. Nous croyons que le monde est politique et que le pouvoir politique, sous une forme ou une autre, sera la clé ultime de la libération des Noirs américains et, en fait, des Noirs du monde entier. C’est la réalité politique du monde, au-delà de nos frontières, qui rend même possible le mouvement de King, selon moi.

Je pense que c’est ce à quoi la nation devra faire face ; et, étant noire et une patriote américaine dévouée, je m’en réjouis. Je pense que le Dr King devra de plus en plus faire face à une génération future de Noirs qui remettront en question même les limites de son militantisme et de ses idées et concepts, pour le moment, progressistes. La pression s’accroît partout : je pense que la presse quotidienne leurre la communauté blanche en minimisant la colère montant du ghetto et ce qui en résultera.

Au vingtième siècle, partout les hommes veulent respirer ; et le citoyen noir ne peut toujours pas, voyez-vous, respirer. Et, jusqu’à présent, l’intensité de notre ressentiment n’a pas encore atteint la société blanche qui reste, malgré les gros titres, convaincue que c’est notre problème.

En somme, la nation tient pour acquise la citoyenneté du Noir, mais n’est pas consciente du fait qu’elle doit conférer dans les faits la citoyenneté avant de pouvoir espérer la réciprocité. Tant que vingt millions de personnes ne seront pas complètement insérées dans le tissu de notre société, elles ne seront pas obligées de se comporter comme si elles étaient des citoyens.

Ce que je veux dire, c’est que la condition de notre peuple nous dicte ce qu’on ne peut qu’appeler des attitudes révolutionnaires, que le mot plaise ou non. Nous ne pouvons plus accepter que les racistes puissent déterminer la puissance du Noir – et il faudra bien qu’ils ne puissent plus déterminer quelles sont ses armes légitimes.

Je pense donc que les Noirs doivent envisager tous les moyens de lutte : légaux, illégaux, passifs, actifs, violents et non violents. Ils doivent harceler, débattre, adresser des pétitions, donner de l’argent pour mener des combats judiciaires, faire des sit-in, des lie-down, se mettre en grève, boycotter, chanter des hymnes, prier sur les marches – et tirer depuis leurs fenêtres lorsque les racistes parcourent leurs quartiers.

Et, dans ce processus, ils ne doivent avoir aucune considération pour les étiquettes, ils ne doivent pas renâcler au vu des efforts à fournir.

L’acceptation de notre condition actuelle est la seule forme d’extrémisme qui nous discrédite devant nos enfants.

J’ai écrit tout cela sur le ton de la conversation, non sous la forme d’un essai, mais j’espère vous avoir été utile. Si vous souhaitez me répondre, contester mes idées, ou les commenter, je serais ravie de vous lire à nouveau.

Sinon, je souhaite que les quatre prochaines années que vous passerez à l’université soient heureuses et enrichissantes. Je ne sais pas vers quel domaine vous vous dirigez mais, quel qu’il soit, profitez de l’occasion qui vous est donnée. Vous le ferez, n’est-ce pas ? L’humanité s’est donnée de la peine, pendant longtemps, pour accumuler tout ce que les livres, qui vous attendent, contiennent. Il y a tant de choses belles, émouvantes et inspirantes, dans les œuvres humaines que l’on devrait vivre ces années de formation scolaire dans un état de perpétuelle exaltation. Et ne négligez pas les arts !

Chaleureuses salutations,

Lorraine Hansberry, To Be Young, Gifted and Black,
New York, Vintage Books, 1995 [1ère éd, 1969], pp. 212-214.
 
Avec l’aimable autorisation de
(Permission to use copyrighted material granted by)
Joi Gresham, Literary Trustee,
Lorraine Hansberry Properties Trust

Citer cet article

Référence électronique

Lorraine Hansberry, « « Le citoyen noir ne peut toujours pas, voyez-vous, respirer » », K [En ligne], 7 | 2021, mis en ligne le 01 décembre 2021, consulté le 18 mars 2025. URL : http://www.peren-revues.fr/revue-k/1119

Auteur

Lorraine Hansberry

Traducteur

Stéphane Hervé