“Bisogna gettare il proprio corpo nella lotta».
Ecco il nuovo motto di un impegno, reale,
e non noiosamente moralistico:
gettare il proprio corpo nella lotta”.
Pier Paolo Pasolini
Quasiment inconnue en France, proche de Langston Hughes et de James Baldwin, Lorraine Hansberry fut une figure intellectuelle et artistique importante du mouvement de lutte des Africains-Américains, malgré sa disparition précoce, à l’âge de 34 ans. Son travail en tant que journaliste au sein du journal Freedom, fondé par l’acteur militant Paul Robeson, inaugura son activisme contre la suprématie blanche, qu’elle poursuivit, après la disparition du périodique engagé, par une série d’écrits, d’interventions, de conférences, témoignant de ses sympathies pour la pensée communiste et les mouvements de décolonisation. En même temps, elle entama sa carrière théâtrale par un début fracassant. A Raisin in the Sun fut la première pièce dramatique écrite par une auteure Africaine-Américaine à être produite à Broadway (Ethel Barrymore Theatre), le 11 mars 1959. Énorme succès public et commercial, la pièce fut jouée plus de 500 fois en un an et adaptée au cinéma en 1961 dans une distribution proche de la production théâtrale (avec l’inévitable Sydney Poitier en tête d’affiche). Elle est régulièrement reprise depuis sur les scènes et adaptée à la télévision. Au-delà de ses qualités dramatiques intrinsèques (dialogues brillants, alternance de moments pathétiques et de pointes ironiques), le succès rencontré s’explique par le réalisme inédit dans la représentation de la vie quotidienne des Africains-Américains qu’elle propose (« jamais les existences des Noirs n’avaient été données à voir sur la scène avec autant de vérité » salua James Baldwin1) et par son aptitude à figurer théâtralement la teneur des luttes qui éclataient un peu partout dans le Sud, bien que l’intrigue se déroule dans le ghetto noir du Southside à Chicago, où Hansberry avait grandi et avait pris conscience d’une ségrégation urbaine impitoyable.
À l’étroit dans l’appartement qu’ils occupent, les membres de la famille Younger, au début de la pièce, sont en train de rêver à leur avenir, une fois que le pactole de l’assurance-vie du père, récemment décédé, aura été versé. Le fils Walter Lee, honteux de n’être que le chauffeur d’un bourgeois blanc, aspire à devenir enfin quelqu’un, en ouvrant un commerce lucratif ; Beneatha, sa sœur, veut se consacrer à la médecine. La mère, Lena, quant à elle, souhaite offrir à sa famille un logement suffisamment grand, entouré d’un jardin. Elle achète donc une maison, mais dans un zone résidentielle blanche de la ville. Un certain Lindner vient alors proposer aux Younger, au nom de ceux qui seront leurs futurs voisins, de racheter la maison à un prix très élevé, pour que « le style de vie des habitants [du quartier] et tout ce pourquoi ils ont travaillé ne soient pas menacés »2 par la présence de cette famille africaine-américaine. Une proposition obscène, d’abord rejetée par les deux enfants de Lena, mais à laquelle ensuite succombe quasiment Walter Lee, alors qu’il a été ruiné par ses associés véreux. Finalement, il la refuse, prenant conscience de l’héritage des souffrances, endurées dignement, des générations passées. La famille Younger part s’installer dans le quartier hostile alors que la pièce s’achève. Le dénouement est apparemment heureux : Walter Lee est enfin devenu un homme (« He finally comes into his manhood today »3 conclut Lena), non en raison l’argent gagné comme il le voulait mais par la noblesse de son geste, et toute la famille enthousiaste quitte la pièce délabrée du ghetto pour se rendre joyeusement dans la maison plus cossue du quartier blanc.
De nombreux artistes radicaux, comme Amira Baraka, ont dénoncé à l’époque le « conservatisme » dans la forme et le contenu de la pièce. Pour preuve, ces rêves typiques de la classe moyenne portés par des personnages voulant s’intégrer par l’ascension sociale (l’uplift tant problématique en raison de l’individualisme qu’il promeut implicitement), rêves qui auraient donné une vision trompeuse de la jeunesse noire et oblitéré les réelles injustices du ghetto. Le réalisme de la pièce aurait réduit la question de la liberté à un problème immobilier et la résolution heureuse aurait laissé indemne le racisme systémique en signifiant que l’émancipation résulterait d’une victoire morale individuelle sur ses propres compromissions et faiblesses.
Mais, ce même Amira Baraka écrivit, un quart de siècle plus tard, que la pièce d’Hansberry était un « récit fidèle et une description saisissante de la lutte réelle »4. La pièce, de fait, possède une portée politique indéniable, sans doute atténuée par la facture conventionnelle de la pièce, destinée aux scènes commerciales américaines. On assiste, d’une part, à une rupture dans la construction du personnage africain-américain : Hansberry entend briser l’archétype de la Black Mama, la Mère Noire, incarnation de la vertu simple et superstitieuse, dévouée à ses maîtres, soumise à l’ordre social5. C’est en effet Lena Younger, et non sa fille politisée Beneatha, qui décide, de façon inattendue, de passer outre la ségrégation urbaine présente de facto à Chicago. Et Hansberry de faire alors un parallèle entre celle-ci et Rosa Parks, lors d’une conférence sur la construction du personnage dramatique :
Lena Younger, la mère, est la matriarche noire personnifiée, le rempart de la famille nègre depuis l'esclavage, l'incarnation du désir de transcendance des Noirs. C'est elle qui, dans l'esprit du poète noir, récure les sols d'une nation afin qu’il puisse y avoir des diplomates et des professeurs d'université noirs. C'est elle qui, tout en semblant s'accrocher aux règles de la tradition, pousse les jeunes vers les tuyaux d'incendie. Et qui, un jour, refuse tout simplement de se déplacer à l'arrière du bus à Montgomery. Ou bien qui achète une maison dans un quartier entièrement blanc où ses enfants risquent d'être tués par des briques jetées par la fenêtre par une foule raciste hurlante6.
Lena Younger apparaît donc aux yeux d’Hansberry comme une déclinaison théâtrale de Rosa Parks : même apparence vertueuse et inoffensive, même décision imprévisible (« un jour ») et inflexible malgré la menace du pouvoir blanc. Notons au passage l’effacement du nom propre pour évoquer l’événement déclencheur du boycott des bus à Montgomery : Hansberry réintègre le refus de Rosa Parks dans la multitude des gestes d’émancipation restés anonymes, qui dessine une histoire répétitive et partagée de l’insoumission, à laquelle participent aussi, sur le plan de la fiction, les Younger. Une histoire qui s’écrirait à hauteur de corps, par des gestes minimaux aux effets puissants : l’ouverture d’un futur vivable, corrélative de la destitution du pouvoir blanc.
C’est à cet endroit qu’a lieu la deuxième rupture. Les Younger n’opposent pas à la ségrégation et au racisme des arguments raisonnables et rationnels, ne suivent aucune stratégie établie, qu’elle soit non-violente ou radicale, mais ils leur exposent leurs corps inflexibles. Lena Younger en achetant cette maison jette son corps dans la lutte, elle s’expose (et expose sa famille) à la violence de la haine blanche. Rappelons-nous en effet que le fameux d’ordre pasolinien (« jeter son corps dans la lutte – « to give my body to the struggle »7 écrit Hansberry) est emprunté, selon l’artiste italien, à un vers d’une « chanson innocente » qu’entonnent les Black Panthers rencontrés à New York en 1966. Pour autant, cet engagement du corps dans la lutte ne peut être circonscrit au moment de gloire du radicalisme noir. Depuis la Reconstruction, qui suit l’abolitions de l’esclavage, la longue lutte des Africains-Américains contre la ségrégation, de jure ou de facto, ne se déroule pas seulement dans les tribunaux, dans les clubs intellectuels ou sur le marché capitaliste : elle se joue également à hauteur des corps. « Putting your body on the line », littéralement « placer son corps dans la ligne de mire », était un de ses slogans populaires au début des années 60 : le corps déposé « dans la ligne de mire » se tient immobile, exposé à la haine, à la terreur du pouvoir blanc, un corps obstiné qui vient enrayer les manifestations du pouvoir dans l’espace social, révéler sa vulnérabilité. Selon Judith Butler, « lorsque Rosa Parks s’ass[oit] à l’avant du bus », celle-ci sape la performativité du pouvoir blanc en mettant en échec sa réalisation physique et ainsi inaugure un « processus insurrectionnel de renversement des codes de légitimité établis »8. Le déménagement des Younger, aussi petit-bourgeois soit-il, produit un effet du même ordre. Et, pourrions-nous continuer, ce pouvoir, renvoyé à lui-même car sans emprise sur le corps immobile et silencieux, dévoile sa nature obscène et dégénère en terrorisme (l’affable Lindner fera partie, à ne pas douter, de cette foule raciste jetant des briques par les fenêtres de la famille Younger9). Alors, oui, la présence des Younger est une menace, comme le dit le pauvre petit homme blanc, car elle révèle le caractère infondé de son pouvoir, que ne soutient finalement que la terreur.
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Ce matin, en me levant…j’ai pleuré. |
Nous avons choisi de publier, dans ce numéro, non un extrait de A Raisin in the sun qui mériterait d’être enfin intégralement traduit, mais une lettre restée inédite dans les archives personnelles de l’auteure jusqu’à sa parution dans la pièce posthume, To Be Young, Gifted and Black, montage de différents écrits d’Hansberry (fragments de pièces, d’interviews, de journal intime, de correspondance), réalisé en 1969 par son ex-mari, Robert Nemiroff10.
Un jeune lycéen, Kenneth Merryman, s’était adressé à Hansberry parce que, devant réaliser, dans le cadre d’un exposé scolaire, une étude comparative de la situation des Africains Américains au Nord et au Sud des États-Unis, il n’avait qu’une connaissance limitée des injustices qu’ils subissaient dans ce « nothern promised land that wasn't » (Rosa Parks) et voulait donc avoir le point de vue de la jeune dramaturge de Chicago. Fidèle à son habitude, Hansberry répond aimablement et expose franchement ses idées. Le lecteur pourra juger de l’humanisme un peu naïf préconisant l’émancipation intellectuelle, inspiré sans doute des idées sur l’éducation de W.E.D DuBois, rencontré au début des années 50 (ou envisager le ton parfois paternaliste tel un renversement légèrement ironique des positions sociales11), et s’étonner de voir Hansberry prôner en même temps la lutte par tous les moyens, deux ans avant le discours historique de Malcolm X. De fait, les propos d’Hansberry mettent à mal le récit forgé par l’historiographie conservatrice selon lequel le Mouvement africain-américain se radicaliserait seulement à partir de 1965, après les succès de la phase réformiste et non-violente et l’adoption du Voting Act Rights de 1965. Comme le souligne Caroline Rolland-Diamond, les traditions libérales et radicales ne se sont pas succédé mais « ont coexisté sur la longue durée », et surtout au sein de « l’activisme des femmes noires, centré autour de leur famille et de la communauté africaine-américaine locale »12. Hansberry évoque ailleurs, se rappelant son enfance, cette coexistence des traditions dans la lutte menée par ses parents, alors qu’ils avaient acquis un appartement dans une banlieue « blanche » : « Je me souviens de ma mère, désespérée et courageuse, patrouillant toute la nuit dans notre maison avec un luger allemand chargé, gardant obstinément ses quatre enfants, tandis que mon père menait la partie respectable de la bataille au tribunal de Washington »13. Elle laisse aussi les politiques et autres intellectuels débattre sur les stratégies (batailles juridiques, non-violence, autodéfense…) ou sur les finalités du mouvement (inclusion, nationalisme noir, révolution…). Car importe avant tout de se soustraire à l’inacceptable pour pouvoir « respirer ».
Au regard des meurtres policiers des dernières années, qui ont montré que « respirer » ne doit pas être lu comme une métaphore, l’affaire n’est toujours pas réglée depuis l’époque d’Hansberry et « les Noirs ne peuvent toujours pas respirer ». De fait, en 1956, 1962 ou au 21e siècle, il s’agit sans doute de se situer là où le pouvoir est vulnérable, à la hauteur d’un corps obstiné, qui ne recule pas ou qui se jette : Hansberry n’écrivit-elle pas en 1964 : « J’ai le sentiment que je devrais me jeter à nouveau dans le mouvement. Je redeviens un être humain »14 ?