« Ce qui nous restera de Chaplin, ce n’est pas la bonne âme mais le mauvais ange »
Heiner Müller
Dans Le Cirque, Charlot revient sur scène pour gesticuler. Conclusion d’une course-poursuite effrénée comme dans les meilleurs films burlesques de Mack Sennett, et émaillée de deux séquences mémorables (la retraite dans le palais des glaces et la métamorphose en automate brutal qui assène mécaniquement des coups de matraque sur son compagnon de fuite), ce retour vaudrait comme une résurgence des ascendances scéniques du personnage et un retour aux origines foraines du cinéma, voire aurait une dimension autobiographique (voir Vance, 1996, p. 195). Si, le personnage du tramp apparaît pour la première fois au cinéma dans le court-métrage Kid Auto Races at Venice (1914), sa composition, soi-disant improvisée par Chaplin à partir du souvenir de passants miséreux du Strand londonien, doit beaucoup aux protagonistes des scènes du music-hall de l’époque, qui ne manquèrent pas de revendiquer la paternité de ses attributs (la canne, le chapeau, les chaussures trop grandes) et de sa gestuelle (la démarche en canard, les coups de pieds, les sautillements au moment du changement de direction). Charlot reviendrait donc sur le lieu de sa naissance.
Benjamin a qualifié le film d’œuvre de maturité, de « première œuvre de vieillesse [Alterswerk] de l’art du cinéma » (Benjamin, 2013, p. 214), au sens où il se dispense de l’action et du suspense pour provoquer le plaisir du spectateur, en misant, à la manière d’une œuvre musicale, sur les variations gestuelles du tramp, reprises des films antérieurs. Plus récemment, l’historien du cinéma, Jean Mitry parla du Cirque comme d’un film très distancié, dans lequel « l’abstrait se mêle au classicisme », d’« un jeu sur le spectacle, le mythe Charlot-clown et le comique absurde » (Mitry, 2003, p. 26). Le Cirque est, de fait, aussi un film réflexif qui fait retour sur quinze ans de pratique cinématographique, qui sonde les caractéristiques et les puissances du personnage et de sa gestualité, de façon quasi spéculative.
Au regard de l’émancipation de Charlot des limites scéniques et de son implantation dans l’espace public (rues malfamés, parcs, hôtels, cabarets), qui permettent de confronter sa gestualité à la réalité américaine, le retour à la scène pourrait paraître comme une double régression, à savoir un rétrécissement de la portée sociale des films et un appauvrissement du langage cinématographique. En effet, « le goût immuable » de Chaplin « pour le cube scénique frontal, actif sur 3 côtés (le fond, les deux bords) » (Tesson, 2007, p. 17) a souvent été allégué pour lui refuser le statut de metteur en scène : dans ses films, le point de vue du spectateur reste le même, seuls le décor et les accessoires changent pour amener à un nouveau gag (Magny, 2003, p. 188). L’objectif principal de chaque plan imaginé par le réalisateur-Chaplin est d’exhiber le plus simplement les déplacements et la gestuelle de l’acteur-Chaplin. « Je suis hors de l’ordinaire, je n’ai pas besoin de prises de vue extraordinaires », aurait-il dit (p. 187). Sans doute, le dispositif scénique qui informe le cadrage est-il voué à exalter les qualités du jeu corporel de Chaplin1. Mais il propose surtout une forme quasi abstraite de la gestualité du vagabond, déliée des intentions et des finalités qui peuvent la générer dans le monde social et l’intégrer dans l’enchaînement des causes et des fins de la fiction. Bien sûr, dans Le Cirque, Charlot fuit le policier ou un âne particulièrement mal intentionné dans ses premières intrusions scéniques involontaires et est contraint par le directeur du cirque à un numéro de funambule lors de sa dernière apparition. Mais, l’entrée sur scène suspend surtout l’ordre causal et l’attention du spectateur se concentre sur les effets de de la gestualité du personnage, sans se soucier des raisons qui l’ont conduit à se produire devant un public.
Chaplin aurait pu se tourner alors vers le monde du music-hall qu’il a connu très jeune, en tant qu’artiste pantomime. Mais il choisit le cirque. Comme le music-hall, le cirque est un art fondé sur la variété et de la gratuité des gestes, sur l’enchaînement non narratif des numéros spectaculaires, qui permet de multiplier les performances physiques les plus diverses, et de les montrer détachées de tout enjeu narratif2. Et surtout le cirque convoque la figure du clown.
Le Cirque propose, en effet, une réflexion sur le rire et pose la question de savoir si Charlot est un clown. S’inscrit-il dans « l’inglorieuse lignée des bouffons et des paillasses, des misérables mimes du cirque et de la farce, race oubliée », comme il est souvent dit (Kozintsev, 1970, p. 57) ? Selon Corine Pencenat, le clown a pour fonction de ridiculiser l’exploit, de figurer le ratage des numéros, de railler la mobilisation générale et la performance : « En mimant l’échec de la performance, il [le clown] est la soupape qui vient relâcher les tensions que provoque la lutte avec la gravité » (Pencenat, 2012, p. 58). Le clown oppose son rire terrestre au sublime aérien des acrobates. Les maladresses de Charlot mises sur la piste du cirque pourraient jouer ce rôle. Et pourtant, il n’en est rien. Charlot n’est pas un clown, ne sait pas faire le clown, comme le montre la séquence où il s’essaie à jouer les numéros canoniques de l’époque. Il ne peut pas jouer, car il n’a pas conscience de ce qui est vrai ou faux. D’ailleurs, le film distingue le pouvoir comique de Charlot et celui des clowns dès l’entrée en scène du vagabond : la frénésie hilare qui s’empare des spectateurs à l’apparition de Charlot contraste avec l’engourdissement dans lequel ils végétaient alors que les clowns se démenaient pour les ranimer. Dès que Charlot apparaît sur scène, tout au moins au début du film, les différents plans de coupe montrent un public subitement déchaîné et réjoui.
« De quoi rit le public ? » (« What people laugh at? »), titre d’un article écrit par Chaplin en 1918, dans lequel il donne des recettes comiques bien convenues, entre autres « le contraste » et « la surprise » (Chaplin, 2003, p. 120), est aussi la question que posent ces plans de coupe, et à laquelle Le Cirque répond avec davantage d’audace3. Est-ce l’étonnement face à l’intrusion inattendue du vagabond ? la maladresse endémique du personnage et ses incapacités corporelles ? Ces réponses, qui s’apparentent à celles proposées par Chaplin, ne suffisent pas à expliquer le réveil du public car elles étaient déjà valables pour le numéro des clowns. En fait, Charlot gesticule différemment des clowns. Le metteur en scène soviétique Kozintsev4, tout en faisant de Charlot le représentant contemporain d’une tradition comique immémoriale, pointe la singularité de Charlot dans ce mot d’esprit : « il ne s’agit plus de railler mais de dérailler » (Kozintsev, 1970, p. 63). Ce que montrent les séquences où Charlot apparaît sur la piste, c’est non seulement la démolition du spectacle mais aussi la défection de l’ordre du monde. Et c’est en cela que Le Cirque, malgré son caractère « abstrait », nous invite à penser les pouvoirs de la gesticulation.
1. La gesticulation ou l’art de faire dérailler le monde.
Sur la piste, la gestualité de Charlot s’affiche au public sous une forme pure, car dissociée de tout contexte signifiant, avons-nous dit : elle est faite d’agitations frénétiques, de mouvements incontrôlés et inefficaces, de mimiques exagérées ou déplacées, de contorsions et de chutes, qui sont décontextualisées. En cela, le dispositif scénique concentre l’attention du spectateur sur les « innervations infimes » et les « saccades », qui animent depuis 1914 le vagabond (Benjamin, 1991, p. 226), ces mouvements qui « ne répondent plus à aucune logique organique » (Rykner, 2013, p. 42). Bien sûr, ces décharges gestuelles, ces déséquilibres permanents, ces chutes brutales sont les produits d’un art excessivement maîtrisé de la pantomime que Chaplin développa et perfectionna depuis son entrée dans la troupe de Fred Karno. Mais nous préférerons parler ici de gesticulation, plutôt de pantomime ou de chorégraphie, l’une désignant les qualités des mouvements du personnage, les autres celles du comédien Chaplin.
Ce terme de gesticulation est généralement porteur d’une valeur dépréciative : il renvoie à une version déchue du geste caractérisée par un excès ridicule, quantitativement (l’illimitation des mouvements corporels) ou qualitativement (leur emphase), par une inconvenance (le mouvement désaccordé à une situation), une inutilité (une action accomplie bien que condamnée à échouer), ou une insignifiance (la gesticulation ne porte aucune promesse de sens). Autant de caractéristiques auxquelles nous pouvons recourir pour décrire la gestuelle de Charlot : infinie, extravagante, excentrique, inefficace, inintelligible. On a beaucoup glosé sur l’inadaptation de Charlot, son étrangeté au monde, sa non-maîtrise des objets qui prennent le dessus sur lui, sur un Charlot impuissant, incapable de savoir comment interagir avec son environnement. Cela suppose de penser le vagabond à partir du modèle canonique du personnage doué d’intentions, prétendant agir sur le monde. Si Charlot gesticule et n’agit pas, ce serait donc en raison d’un manque ou d’une défaillance par rapport à une norme, et c’est pour cela qu’il serait comique. Tel un clown.
La gesticulation est aussi une condition historique. Agamben explique qu’elle est un trait de la modernité. Depuis la fin du 19e siècle, les sociétés vivent à l’ère de la gesticulation, les individus ont été désappropriés de leurs gestes, ils en ont perdu le contrôle (Agamben, 1995, p. 63). Les gestes défaillants, traversés par un manque ou un excès, du vagabond ont donc été examinés en tant que symptômes de cette condition historique. Dans la première version de L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique, Benjamin évoque les « psychoses collectives », provoquées par la mécanisation de la sphère gestuelle, auxquelles répondraient « les films burlesques américains » et en particulier « la figure historique de Chaplin » par « le dynamitage thérapeutique de l’inconscient » (Benjamin, 2000, p. 104) : le burlesque subvertirait l’aliénation gestuelle produite par le développement des machines en en proposant une version désacralisante et ridicule. La généalogie des gesticulations du cinéma burlesque, retracée par l’historienne Rae Beth Gordon, pointe, quant à elle, l’influence, à travers le relais du café-concert et du music-hall, des « pathologies corporelles liées à l’hystérie et à l’épilepsie : par exemple, les convulsions, les tics, la démarche et les postures hystériques » (Gordon, 2013, p. 18). La gesticulation ne témoigne pas, selon elle, d’une aliénation au système productif et aux processus sociaux, mais d’une aliénation à soi-même, et ferait écho à la mise au jour, par les théories psychiatriques de l’époque, d’un « inconscient corporel », à partir des « automatismes du corps qui recèlent et révèlent des informations que la conscience ignore » (p. 42).
Cette gesticulation serait emblématique de la modernité, de son rythme haletant et de la destruction du moi souverain, elle serait une réponse comique à l’angoisse qui naît de la prise de conscience du clivage qui affecte le sujet, comme de celle de la mécanisation des existences : une réponse libératoire à l’obsession d’une aliénation inéluctable. Dans cette perspective, Charlot pourrait être également qualifié de clown, un clown de la modernité. Dans son analyse de l’influence du cirque sur les avant-gardes artistiques du début du 20e siècle, Claudine Amiard-Chavrel souligne l’intérêt soudain des artistes pour la figure du clown en raison de sa puissance de révélation : les gesticulations et les provocations du clown rendent visibles « le non-dit de la vie, le non-avouable de l’homme et de sa condition sociale » (Amiard-Chevrel, 1983, p. 10). Charlot dévoilerait, donc par sa gestuelle débridée, l’envers, le refoulé de la modernité qui vient troubler le grand récit humaniste de l’imaginaire progressiste, la part cruelle de la domestication technique et morale des existences : le corps aliéné et le corps pathologique.
Mais les gesticulations de Charlot dans Le Cirque ne sont ni symptomatiques d’une condition historique, ni révélatrices de l’impensé de celle-ci. Elles ne portent pas davantage de revendication : elles ne prétendent pas dénoncer les inégalités de l’ordre social. Elles n’aspirent pas plus à retrouver l’humain en dévoilant les divers modes d’aliénation. Leurs causes diégétiques importent peu : la fuite devant le policier pourrait évoquer un vague discours politique, mais Charlot fuit également devant un âne. Difficile donc d’y voir un quelconque message. D’ailleurs, dans les autres films, les causes exposées (l’alcool, la concupiscence, la méchanceté, la maladresse endémique) des gesticulations du personnage sont somme toute peu originales, interchangeables, et se révèlent être davantage des concessions au régime représentatif auquel le cinéma naissant fait progressivement allégeance. Et les diverses significations qu’on a pu attribuer à ces gesticulations, la revanche sociale du miséreux (Sadoul), la victoire du rêve contre la triste réalité (les surréalistes), l’insurrection de la nature contre la civilisation (Balázs), l’enfance défiant l’ordre raisonnable des adultes (Eisenstein), le retour à un état d’innocence (Kracauer), … ne sont pas pertinentes pour les qualifier ici. Les gesticulations du Cirque ne témoignent de rien, ne disent rien, ne signifient rien. En revanche, leurs effets comptent. Chaplin avait noté dans l’article cité que « toute situation comique » est basée sur l’être humain, « placé dans une situation ridicule et embarrassante » (Chaplin, 2003, p. 110). En cela, il est proche de toutes les théories d’obédience psychologique ou philosophique établies à la fin du 19e siècle, Bergson en tête, selon lesquelles la cible du rire est toujours l’homme, un homme défaillant ou embarrassé. Le tramp est en effet le funny man que réclament les spectateurs quand il sort de piste. Et pourtant, les films de Chaplin s’inscrivent également dans une autre tradition du rire, selon laquelle on ne rit pas de la défaillance de l’homme mais de la défaillance du monde, de la fiction du monde. Artaud, ainsi, a pu noter que dans « les Charlots les moins humains », le cinéma donnait à voir « les convulsions et les sursauts d’une réalité qui semble se détruire elle-même » et triomphait « dans l’humour le plus excessif » (Artaud, 1978, p. 20). Et c’est ainsi que l’on peut comprendre la dimension « révolutionnaire » du rire chaplinesque dont parle Benjamin à propos du Cirque (Benjamin, 2013, p. 216) : le déraillement du monde.
Kracauer a employé, dans sa critique de La Ruée vers l’or, une métaphore frappante : Charlot « est un trou dans lequel tout tombe ; ce qui est normalement lié se brise en morceaux en le heurtant » (Kracauer, 1974, p. 166). Le philosophe allemand nous invite, en conclusion de sa critique, à concevoir le paradoxe qu’incarne Charlot : l’absence de conscience, de volonté, l’impuissance du personnage deviennent « de la dynamite », et son comique « subjugue les rieurs et suscite plus que des émotions, car il touche à l’existence de notre monde » (p. 167). L’intuition géniale de Kracauer concerne avant tout la dimension morale du personnage. Charlot est un personnage auquel ont été soustraites les qualités propres à l’humain, et sa passivité, son absence de désir et de volonté remettent en cause les fondements même du monde humain fondé sur la conscience et l’intentionnalité des gestes, un monde qui éclate en fragments dans sa confrontation à son négatif. Comme La Ruée vers l’or appartient déjà à la période de maturité de Chaplin, le monde, écrit Kracauer, finalement se recompose : Charlot substitue à la violence du monde un univers du conte, où toutes les forces élémentaires, même les ours, s’accordent à la passivité du personnage. Mais, nous l’avons dit, les séquences scéniques du Cirque, pourtant postérieures, opèrent un retour à un état antérieur, où la décomposition, le déraillement du monde ne peut aboutir, de façon sentimentale et optimiste, à un nouvel accord. Et plus que de morale, il y est question de corps, de physique : le monde se défait sous l’effet de la gesticulation du personnage. C’est ce que nous allons maintenant voir à travers l’analyse des trois entrées scéniques de Charlot.
2. Entrée n°1 : l’expulsion des garants de l’ordre
Après s’être engouffré sous le chapiteau du cirque, le vagabond déboule sur la piste et prend la place sur un tourniquet pivotant à toute vitesse du quatuor de clowns qui s’agitaient en vain. Après sa chute, il expulse de l’appareil rotatif le policier et, continuant à tourner, allongé, sur la machine, il donne un grand coup de pied au postérieur du directeur du cirque venu s’interposer pour que le spectacle reprenne. Après avoir disparu dans les coulisses, il réapparaît sur la piste au numéro suivant, à l’intérieur d’une cabine d’où aurait dû sortir l’assistante du magicien, qui voit son tour de téléportation totalement foirer : Charlot apparaît ensuite sur le siège où était une nouvelle fois attendue la jeune fille. Les deux artistes magiciens deviennent les spectateurs impuissants des apparitions facétieuses de Charlot, qui repart en courant.
Certains procédés comiques, mis en avant par Chaplin dans son texte, sont ici indéniablement identifiables : la surprise (les apparitions inopinées de Charlot), le contraste (la consultation de la montre sur le tourniquet) et la mise à mal des figures d’autorité (les chutes du policier et du directeur). Mais ils ne suffisent pas à rendre compte de la déflagration produite par cette séquence. Car le rire ne dépend pas seulement des procédés comiques employés mais des effets de l’intrusion de Charlot : le fugitif expulse les occupants autorisés de la piste, la conquiert, et détraque tous les simulacres qui s’y déployaient, tout cela en gesticulant. La gesticulation de Charlot est donc invasive, elle prend possession de l’espace littéralement comme symboliquement : le vagabond éjecte ou relègue physiquement les autres personnages dans les marges du cadre de l’image, ou alors il les dépossède de leur centralité qu’ils détiennent par leur statut. La gesticulation de Charlot inverse la perspective : la marge devient centrale, elle s’empare du champ occupé par les garants de l’ordre du monde.
Ce mouvement intrusif qui défait la distribution consacrée des rôles et les fictions autorisées dans le champ de visibilité5, semble avoir, chez Chaplin, des sources théâtrales. De fait, Chaplin s’est fait connaître par le rôle d’aristocrate ivre qu’il tenait dans le sketch Mumming Birds, crée en 1904 par Fred Karno : assis dans une loge attenante à la scène, il interrompait, en montant sans cesse sur scène, les numéros un peu ratés d’un spectacle de music-hall. Chaplin reprend l’idée de ce sketch dans A night in the show, un court-métrage de 1915, où on le voit monter sur scène, titubant, pour punir les artistes incompétents en leur jetant au visage des tartes à la crème et devenir le clou du spectacle. C’est aussi le cas dans The Property Man (1914), dans lequel Charlot joue le rôle d’un accessoiriste irascible. À travers les querelles et bagarres qui l’opposent en coulisses à un collègue et aux artistes mécontents, il perturbe le spectacle jusqu’à déloger les performers de la scène. Si le dispositif scénique innerve tant l’esthétique filmique de Chaplin, c’est pour mettre en valeur, outre les performances pantomimiques de l’acteur, la conquête d’un champ de visibilité. Le cadre délimite l’espace qui sera peu à peu gagné par la gesticulation.
Le premier passage scénique de Charlot tend à montrer que la gesticulation occupe progressivement seule l’espace. Et cette domination de l’espace s’effectue à travers deux modalités. La plus évidente est à l’œuvre dans les coups de pieds au derrière donnés au policier et au directeur : l’expulsion physique. C’est elle qui prévaut dans les premiers court-métrages, qui relèvent pleinement du genre du slapstick. Il serait fastidieux de faire la liste de tous les expulsions hors du plan provoqués par les coups de Charlot, des innombrables gifles qu’il assène, des chutes qu’il provoque par le maniement de sa badine avec laquelle il accroche les jambes et les épaules de ses rivaux dans l’occupation de l’espace pour les reléguer au second plan. Pensons aux innombrables scènes de bagarre, dans un parc, à la plage, chez le dentiste. Mais, dans ces films, bien que ces altercations soient déclenchées le plus souvent arbitrairement, elles restent tributaires d’une motivation affective, d’une agressivité (la fameuse méchanceté du premier Charlot narcissique). Il reste dans Le Cirque quelques vestiges de slapstick, mais le film va privilégier la seconde modalité, beaucoup plus singulière et intéressante : paradoxalement, c’est la fuite désordonnée du personnage qui lui permet de prendre possession de l’espace. Sa course et ses esquives entraînent son poursuivant dans un mouvement tourbillonnaire, l’excentrent peu à peu jusqu’au bord de l’image. Par ses interruptions, ses changements brutaux de direction, ses passages au sol ou en l’air, Charlot déroute le policier. Au choc destructeur des corps, il préfère la fuite, la désertion qui entraine celui qui cherche l’opposition dans un mouvement insensé et vain, jusqu’à l’épuisement et à la défaite. La fuite est, pourrait-on dire, une arme, si ce dernier terme ne renvoyait pas à une intentionnalité. C’est en se soustrayant à la confrontation que la gesticulation annihile les obstacles qu’elle rencontre. La gesticulation ayant pris possession de l’espace, c’est alors la fiction qui se trouve menacée, comme le montre la deuxième apparition scénique.
3. Entrée n°2 : la défaite de la fiction
Le lendemain, s’il n’a pas réussi son essai en tant que clown, Charlot a été engagé comme accessoiriste pour pallier la démission des anciens employés, furieux de ne pas être payés. D’emblée, il doit apporter sur scène une pile d’assiettes, bien sûr trop grande, pour le numéro de magie à venir. Poursuivi par un âne subitement agressif, il détale sur la piste et fait tomber les assiettes qui se brisent. Sa course s’achève dans le public, lorsque trébuchant sur la barrière, il s’affale sur les spectatrices du premier rang qui le repoussent sur la piste, où il tombe dans un tonneau. Puis il retourne en coulisse pour prendre une table truquée. Malgré les avertissements du magicien, il appuie par inadvertance sur le bouton qui libère des chapeaux posés sur la table une multitude d’animaux (colombes et porcelets) qui déambulent sur la piste. Le vagabond tente en vain de les attraper, de les remettre dans les chapeaux, avant d’être de nouveau attaqué par l’âne. Tentant de se réfugier derrière la table, il la renverse, libérant un troupeau d’oies et dévoilant la présence d’un machiniste, nécessaire au bon déroulement des trucs de magie. La séquence s’achève sur le chaos animalier qui règne sur scène et les invectives du régisseur.
Le comique de cette séquence repose sur la maladresse du personnage, incapable de mener à bien les tâches les plus simples, et sur l’embarras du personnage qui continue à saluer discrètement tout en essayant de réparer le désordre qu’il a causé. Deux autres procédés très classiques. Mais le rire des spectateurs n’est pas seulement causé par les faillites de l’être humain. Ils se réjouissent également de la faillite des simulacres et des fictions spectaculaires. Il n’est pas anodin que, dans ses deux premières apparitions sur la piste, Charlot s’attaque, toujours sans le vouloir, au magicien. Le numéro de magie incarne l’idée même de fiction : à l’aide de trucs, il fait croire à des liens de causalité, impossibles, entre des actions et des objets. L’enjeu du numéro de magie est donc de défier l’incrédulité du spectateur, en offrant une apparence d’existence matérielle à ces liens tout en dissimulant le truc qui la permet. Bien sûr, le spectateur n’est jamais dupe, il sait que le lien est fabriqué, mais jouit paradoxalement de son incapacité à comprendre le processus de fabrication. Or, dans ces deux séquences, Charlot est comme une instance de distanciation. Il révèle le truc (le conduit caché qui relie le siège de la cabine dans la première, le machiniste sous la table dans la seconde), il défait l’illusion de la fiction en révélant la réalité du travail. Mais cela ne suffirait sans doute pas à susciter le rire. Ce dont rit le public, c’est de l’échec de la fiction magique et la destruction de sa mise en scène, en bref de la défection des liens qui forment le monde.
Il est possible de déceler, également dans ce cas, une influence des premières expériences artistiques de Chaplin. Dans sa biographie, Sadoul notait en effet que l’échec était le « principal ressort comique » des spectacles de Karno et donnait les exemples suivants : « Le pianiste obstiné sentait le piano se disloquer sous ses doigts. La cantatrice obèse se préparait cérémonieusement à un grand air d’opéra sans qu’un son pût jamais sortir de son gosier » (Sadoul, 1991, p. 22). Quant aux comédies Keystone, dans lesquelles Chaplin fait ses débuts cinématographiques, elles dénotaient un « goût de la destruction systématique, de la négation burlesque et forcenée » (p. 36), propre au genre du slapstick. Mais l’échec, chez Karno résultait de l’incompétence des personnages, et la destruction était pleinement voulue chez Sennett. En d’autres termes, ils naissaient encore du sujet, défaillant ou subversif, qui tend vers un but. Or, dans la séquence du Cirque, s’il y a bien échec et destruction de la mise en scène magique, ils ne résultent ni d’une insuffisance ni d’un désir, mais simplement de la gesticulation sans finalité de Charlot. Et le personnage ne révèle pas un quelconque réel dissimulé par le voile chimérique de la fiction, mais délivre les éléments des relations que la fiction établissait : les colombes, les porcelets, les oies divaguent et Charlot erre parmi eux. Le personnage rend illisible le monde, sa gesticulation est un principe de déliaison, qui crée le désordre au sein du cadre scénique.
André Bazin, dans son étude importante de la symbolique de Charlot datant de 1948, regrettait « la mécanisation » du personnage, qui le fait agir « comme une force d’inertie qui continue sur une lancée initiale » (Bazin, 2000 p. 22), et l’entraîne hors de la fiction et de la sphère humaine. Selon Bazin, les premiers films de Charlot développent un jeu inhumain de forces mécaniques. Il faudrait sans doute nuancer cette idée de mécanisation de l’action filmique (qu’est-ce qu’une mécanique sans loi ?) et son supposé mouvement continu. Mais l’affirmation de Bazin, si on en retranche le jugement négatif, a le mérite de mettre en lumière les mouvements exclusivement physiques du personnage, irréductibles à la fiction, qui ramènent l’ensemble des existants à leur état de corps détaché. En prolongeant la métaphore utilisée par Bazin, nous pourrions dire que le corps déréglé de Charlot provoque une fission de la réalité qui se disloque en fragments épars. Et en tant que corps incontrôlable (encore une fois, il ne suit aucune loi), ses gesticulations détruisent la mise en scène de cette fiction, défoncent les décors et défont le spectacle6.
4. Problème : le spectacle du déraillement du monde
Mais cantonnée à la piste du cirque, la démolition du spectacle n’est-elle pas elle-même un spectacle ? Un spectacle d’ailleurs dont le directeur du cirque a vite compris les promesses financières7. Il exploite la crédulité du personnage pour lui faire réitérer chaque soir sa performance, sans que celui-ci n’ait conscience de la mise en scène qui la déclenche. Le spectateur ne verra pas les prestations scéniques de Charlot des jours suivants (on apprend d’ailleurs que son succès s’émousse), mais, grâce à un plan furtif sur les coulisses avant l’entrée en scène du personnage, il comprendra que chaque soir, des machinistes conduisent l’âne à proximité de l’accessoiriste vedette pour lancer le numéro. Celui-ci ne peut être mis en scène puisqu’il dépend de la non-intentionnalité de son performer (il ne peut feindre la gesticulation), mais le système spectaculaire a su trouver les moyens de le répéter tout de même. Dans sa répétition spectaculaire, le pouvoir destituant de la gesticulation est entamé.
De plus, il ne faut oublier que la part classique du film (pour reprendre l’analyse de Mitry), sa trame narrative. Charlot n’est pas seulement un corps gesticulant la piste, il devient un personnage doué d’intentions et de sentiments en s’intégrant dans la troupe, qui prétend rivaliser avec le funambule Rex pour conquérir le cœur de la jeune écuyère, fille maltraitée du directeur du cirque. Renonçant finalement à cet amour illusoire, il aide à la résolution de l’intrigue amoureuse en convaincant les jeunes amoureux de se marier et de mettre le père récalcitrant devant le fait accompli. S’il en déplorait l’indigence et la simplicité grossière, Kracauer, dans la critique qu’il rédigea à la sortie du film en Allemagne, pointait l’importance de cette trame narrative dans le processus de recomposition sentimentale du personnage.
Il est vrai qu’à travers elle, le film procède à « l’ordonnancement humaniste » du gag burlesque, en lui attribuant des intentions et une valeur de signe déchiffrable en fonction de causes psychologiques ou de finalités pratiques (Amiel, 1998, p. 31 et 34). Hors de la piste, le comique tient à la maladresse du Charlot découvrant l’amour et à ses échecs de séduction. Deux types de gesticulation se succèdent donc : la gesticulation scénique qui fait dérailler le monde cède progressivement la place à une gesticulation moins excessive qui dénote l’inaptitude du personnage et son innocence dans le jeu des sentiments. Le film délaisse d’ailleurs la piste du cirque assez rapidement au profit du monde des coulisses. Le Cirque serait donc davantage une œuvre de transition qu’une œuvre de maturité, comme l’affirme le critique Noël Simsolo. Son intrigue même dessinerait une trajectoire allant d’un burlesque irréfléchi à un humanisme plus ambitieux (Simsolo, 2003, p. 228), comme si le film était l’occasion pour Chaplin de donner congé au comique déréglé des débuts du personnage. La dernière séquence qui le voit assis, seul, au sein du cercle fantôme de la piste du cirque parti pour un autre lieu, d’une certaine manière en atteste.
Dans la trame mélodramatique, les gesticulations et le déraillement du monde qui s’ensuit sont donc réduits à une performance et sont intégrés dans l’économie du monde du spectacle. Il y a sans doute, chez Chaplin, « une volonté de rendre réaliste Charlot » (ibid.), en en faisant un représentant éminent des artistes scéniques qui divertissent les foules. Il n’est d’ailleurs pas anodin que les spectatrices le renvoient sur scène lorsqu’il franchit la séparation entre la fiction et la réalité. La place de Charlot est sur scène, semble dire ce geste. Si la gesticulation défait le monde, limitée à la scène, elle n’est qu’un spectacle bien inoffensif. Mais le film ne s’arrête pas là, Charlot revient sur scène, mais cette fois, c’est pour sortir du spectacle.
5. Entrée n°3 : survivre dans le monde défait
Le vagabond est contraint par le directeur du cirque de remplacer Rex le funambule, mystérieusement absent au moment de son numéro. Avec l’aide d’un machiniste, il trouve un subterfuge pour pouvoir réaliser ce numéro sans risque : une corde l’assurera. Le numéro débute : pour atteindre la plateforme en hauteur, il monte à la corde de façon tout à fait irréelle, le corps à l’horizontal, défiant toutes les lois de la gravité. Le machiniste tirant en effet de tout son poids sur la corde d’assurage, le vagabond est entraîné dans un éclair vers les hauteurs. Il en ira de même sur le fil sur lequel il enchaîne des postures invraisemblables, hors de toute physique, grâce à la traction opérée par son complice. Seulement le harnais lâche et il se retrouve sans aucun secours. Et pour pimenter la situation, trois singes, libérés de leur cage, viennent s’en prendre à lui. Le vagabond se déhanche de tous les côtés pour se maintenir sur le fil, malgré les assauts répétés des singes. Parvenant à basculer sous la corde pour se tenir avec les mains et les pieds, il gagne l’autre extrémité du fil où l’attend un vélo qui le fera regagner le sol.
Cette séquence se divise en deux parties. La première est telle une féérie, dans le genre du rêve angélique du Kid, dans laquelle Charlot vole et défie la mort. Ses déplacements sont magiques, excèdent de très loin la performance spectaculaire du funambule Rex, jusqu’à devenir grotesques. La seconde suspend l’illusion et ramène le personnage à la réalité physique : Charlot gesticule toujours, mais sans emphase parodique, seulement pour se maintenir en vie. La fiction magique est une nouvelle fois défaite et ne subsiste qu’un corps qui se débat pour résister à la catastrophe annoncée.
C’est l’intuition du pouvoir comique de cette deuxième partie qui aurait motivé Chaplin à faire le film, et à choisir le décor du cirque. Il aurait, en effet, dit à son complice Henry Bergman : « Henry, j'ai une idée, j'aimerais faire un gag qui me place dans une position que je ne peux pas éviter pour une raison ou pour une autre. Je suis sur un haut lieu gêné par quelque chose, des singes ou des choses qui viennent à moi et dont je ne peux pas me défaire » (cité in Vance, 1996, p. 187). Suivant cette déclaration du cinéaste, c’est donc encore l’embarras qui est censé déclencher le rire. Et effectivement l’utilisation inhabituellement systématique du gros plan concentre l’attention des spectateurs du film sur les mimiques cocasses du vagabond et sur les facéties des singes, qui le déshabillent, le cognent avec un trapèze, grimpent sur son visage, metteur leur queue dans sa bouche, afin de provoquer le rire. Mais, les gros plans n’occultent pas totalement la gravité de la situation. Le cinéaste en effet intercale également des plans d’ensemble qui rendent compte du point de vue du public du cirque : celui-ci ne voit qu’un corps vaciller sur un fil tendu à plusieurs mètres du sol. Et les plans de coupe qui montraient les convulsions euphoriques des spectateurs des gradins donnent à voir maintenant un affolement général. La séquence distingue donc les deux regards qui jusqu’alors coïncidaient peu ou prou. Et cette distinction permet de mêler deux types de réaction : le rire et l’effroi. Il ne s’agit par nous d’affirmer que l’art de Chaplin mêle comique et tragique : les gesticulations, n’étant le signe d’aucune défaillance ou impuissance, ne sont en rien tragiques. Cependant, la scène sur le fil témoigne de leur enjeu existentiel : après avoir défait le monde des fictions, elles permettent de vivre dans ce monde justement défait.
Dans la nouvelle de Kafka, Communication à une académie, le singe narrateur se raille des illusions de liberté dont se bercent les hommes, en contemplant les acrobaties des trapézistes qui donnerait une image de « la parfaite autonomie du mouvement » (Kafka, 1990, p. 160). Nous pourrions presque envisager la séquence du Cirque comme une vengeance des singes qui ramènent les hommes à leur nature gesticulatoire. La liberté et l’autonomie ne sont encore que des fictions qu’il faut déconstruire pour laisser apparaître la seule issue : gesticuler pour survivre à la catastrophe. Et puisqu’elles révèlent finalement le soubassement de tout mouvement humain, les gesticulations de Charlot ne peuvent plus faire spectacle. Le personnage quitte la piste et le chapiteau pour finir son numéro ailleurs, seul.