« Pas de côté, envol ou cabriole. Une généalogie chaplinesque en littérature. »

DOI : 10.54563/revue-k.600

Résumé

The Tramp has inspired many artists since the beginning of the 20th century. Extremely popular, the character created by Chaplin carries a subversive charge while being the protagonist of universally understandable stories. This article aims to highlight a filiation between Valéry’s M. Teste (1946), Henri Michaux’s Un certain Plume (1938), Italo Calvino’s Marcovaldo (1963) and Éric Chevillard’s La Nébuleuse du crabe (1993), four collections of short fictions, gathered around an eponymous figure reminiscent in some respects of the Tramp.

Plan

Texte

Homme image, homme mécanique, homme poème, clown funambule, Charlot inspire de nombreux artistes dès le début du XXe siècle, comme Fernand Léger, Louis Aragon ou encore Blaise Cendrars. Extrêmement populaire, le personnage créé par Chaplin introduit une certaine gratuité dans la mécanique bien huilée de la société de consommation : il porte une charge subversive tout en étant le protagoniste d’histoires universellement compréhensibles. Cet article vise à mettre en lumière une filiation entre les œuvres M. Teste de Valéry (1946), Un certain Plume de Henri Michaux (1938), Marcovaldo (1963) de Italo Calvino et La Nébuleuse du crabe d’Éric Chevillard (1993), quatre recueils littéraires, réunis autour d’une figure éponyme rappelant à certains égards la silhouette de Charlot.

Michaux a consacré un article à « notre ami Charlie » et son recueil Un certain Plume s’inscrit dans son sillage. Les récits ressemblent fortement aux résumés que Michaux fait des films de Chaplin dans son article sur le « funny man » et Plume adopte la même attitude distanciée face aux événements. Calvino explicite également l’héritage de Chaplin lorsqu’il présente dans la Postface de Marcovaldo le personnage éponyme comme un « bouffon mélancolique », l’« ultime incarnation d’une série de héros candides, pauvres diables à la Charlie Chaplin » (Calvino, 2017, p. 206). Cette analogie tisse tout le recueil, chaque nouvelle fonctionnant comme un court métrage, plaçant le personnage dans une situation cocasse. L’auteur italien renoue avec ce format à deux reprises : pour les Cosmicomics en 1965, avec l’improbable Qfwfq qui donne cohésion au recueil de nouvelles tout en interrogeant son statut de personnage ; puis avec Palomar, en 1983. Par souci de concision, nous nous pencherons sur le premier de ces trois recueils, Marcovaldo. Éric Chevillard se situe dans une filiation avec Henri Michaux, même si c’est sous la forme de la prétérition1. Sa Nébuleuse du crabe, écrite en 1993, présente également plusieurs analogies avec les recueils narratifs de Calvino. A l’image de Qfwfq, le personnage de Crab est polymorphe et totalement fantaisiste. La « nébuleuse du crabe » souligne son oscillation entre l’infiniment grand et l’infiniment petit, tout comme Palomar, dont le nom est emprunté à l’Observatoire qui contint un temps le plus grand télescope du monde. Enfin, à l’instar des cycles cosmicomics, de Plume ou de Teste, soumis à plusieurs modifications, ajouts, suppression, l’œuvre mettant en scène Crab parait ouverte : le personnage apparait en effet également dans d’autres œuvres, comme Un fantôme, publié en 19952. Dans cette généalogie, Monsieur Teste occupe une place à part dans la mesure où Valéry manifeste un certain mépris pour l’œuvre de Chaplin, notamment pour ses spectateurs, ces « foules au comble de la joie » en regardant « un mime dévorer des lacets de chaussures, et faire, avec un art incontestable, danser des petits pains en guise de poupées » (Valéry, 2020, p. 277). La dimension cocasse et le registre comique qui caractérisent les quatre autres œuvres n’est pas (ou si peu) présente dans ses textes, qui pour certains ont été rédigés dès 1895, même si le recueil n’est publié qu’en 1946. Néanmoins cette œuvre soulève des questions similaires à celles posées par Marcovaldo, Un certain Plume et La Nébuleuse du Crab : recueil au carrefour de plusieurs genres littéraires, œuvre ouverte, fragmentaire, paradoxalement fondée sur une silhouette.

Ces quatre auteurs construisent des personnages énigmatiques, qui oscillent entre absence d’épaisseur et consistance. En effet, ils sont à la fois à peine décrits, rapidement esquissés, et ne se projettent pas dans la temporalité en se situant entièrement en réaction aux situations qui se présentent, à l’instar des personnages burlesques. Mais ils donnent en même temps leur nom à des recueils qui tissent d’eux un portrait cohérent à travers différents textes qui se caractérisent par leur concision, pouvant rappeler le rythme effréné des slapsticks. L’effet vignette des textes de Michaux, Calvino et Chevillard, structurés autour de situations cocasses dans lesquelles est plongé le protagoniste, en rappelle également le fonctionnement. Tous posent la question de leur corporéité, à la manière de Charlot, dont le costume et la démarche chorégraphiée sont à la fois apparemment neutres et pourtant reconnaissables ; prosaïques et stylisés. Entre ancrage réaliste et représentation fantaisiste, la mise en scène du corps dans les films burlesques propose une interrogation ludique, légère, sur le rapport de l’homme au monde. Le vide intérieur qui les définit, leur attitude subversive et l’écart qu’ils établissent vis-à-vis des codes imposés par la société sont les conditions indispensables à l’interrogation métaphysique qu’ils suscitent. Enfin, parce qu’il est vagabond, à la marge, en opposition à des figures d’autorité, Charlot porte aussi un regard naïf et renouvelé sur le monde dont il interroge les présupposés, les normes et les conventions. Ce renouvellement du regard est au centre des œuvres représentant M. Teste, Plume, Marcovaldo, Palomar et Crab notamment à travers une réflexion constante sur le langage, sur les expressions toutes faites et les habitudes de pensée, dans un équilibre complexe entre la forme poétique, la forme narrative et l’essai. Ainsi, ces recueils se situent dans des espaces interstitiels empruntant des chemins de traverse par rapport aux genres littéraires auxquels ils pourraient être initialement associés. Comme Charlot, si ces personnages sont constamment mis à distance, présentés comme des pantins mécaniques, voire des hypothèses conceptuelles, ils sont également capables de susciter de l’émotion. Leurs auteurs nous invitent ainsi à porter une nouvelle attention à la surface, au petit, au mineur, au personnage non héroïque, à ceux dont on peut rire sans néanmoins se départir d’une certaine tendresse, parce que l’on sait qu’ils incarnent la condition humaine.

1. Légèreté paradoxale de ces personnages éponymes

Ces recueils explorent une tension entre le caractère central du personnage éponyme et le fait que ce dernier reste peu défini, à la manière d’une esquisse. Cette tension résonne avec le fonctionnement de Charlot : silhouette au milieu de la foule, pourtant parfaitement identifiable, à la fois éminemment singulière, souvent confondue avec son auteur et pourtant support de projection universelle.

M. Teste, Plume, Marcovaldo et Crab partagent avec Charlot le fait d’être « n’importe qui, une personne prise au hasard dans une foule » (Le Blanc, 2020, p. 12). Très peu décrits, ces personnages se caractérisent essentiellement par leur manque apparent de singularité et le peu d’attention que la société leur accorde a priori. Marcovaldo est souvent représenté comme une petite silhouette traçant son chemin au milieu du fourmillement de la ville. M. Teste est « Comme tout le monde », « né du hasard » (Valéry, 1946, p. 108). De fait, dans « La Soirée avec M. Teste », le narrateur précise que « personne ne faisait attention à lui ». Son mode de vie est bien prosaïque : son travail consiste en « de médiocres opérations hebdomadaires à la Bourse » et il prend « ses repas dans un petit restaurant » (Valéry, 1946, p. 18). Plume est quant à lui si peu visible qu’il est réifié : « Les uns lui passent dessus sans crier gare, les autres s’essuient tranquillement les mains à son veston. » (Michaux, 1963, p. 145). Enfin, le narrateur de La Nébuleuse du crabe va jusqu’à avouer : « Crab fut durant toute sa vie un individu falot, sans charme ni personnalité […]. Crab passait inaperçu. Il marchait au bras de son ombre. Il était de cette humanité qui fait nombre » (Chevillard, 1993, pp. 85-86).

Si ces personnages sont peu caractérisés physiquement, ils ont également peu de profondeur psychologique. Enfermés dans un schéma d’échec, Charlot, Plume et Marcovaldo semblent souvent subir passivement une situation. Héros candides, dans la tradition du Naïf de comédie, ils sont souvent distraits. Cette absence de densité psychique se traduit par un allègement physique. Par distraction, Plume se retrouve au plafond, Marcovaldo est projeté en l’air, et Crab, polymorphe change de forme constamment, allant même jusqu’à « se demander s’il a jamais vécu ». Et pour cause, personnage éminemment littéraire, il est toujours « à la merci d’un coup de gomme » (Chevillard, 1993, p. 86). Éric Chevillard revendique lui aussi cet évidement du personnage en affirmant : « Mes personnages n’ont aucune consistance psychologique. Ce sont, vous l’avez observé, des figures, peut-être même parfois des figures de rhétorique » (Chevillard, 2008). Intelligence supérieure, quoique virtuelle, M. Teste se distingue psychiquement de ces Naïfs même s’il a lui aussi une apparence apparemment extrêmement banale. Néanmoins son fonctionnement narratif mine de l’intérieur son statut de personnage, comme le rappelle Valéry dans sa préface : « Pourquoi M. Teste est-il impossible ?C’est son âme que cette question » (Valéry, 1946, p. 11). « Pour un portrait » met en évidence la difficulté à le cerner : « Il n’y a pas d’image certaine de M. Teste./Tous les portraits diffèrent les uns des autres » (Valéry, 1946, p. 108). Comme Crab ou Plume, Teste semble ainsi parfois courir le risque de disparaitre.

 

Ces personnages d’allure banale, apparemment sans grande profondeur psychologique, et risquant parfois même de disparaître, deviennent pourtant, en tant que personnages principaux, l’objet d’un regard, celui de l’auteur, du narrateur ou du réalisateur.

Plusieurs des films de Chaplin représentent ce processus de mise en lumière. Ainsi, la première scène des Lumières de la ville dévoile littéralement le vagabond aux yeux de la foule : il s’est en effet endormi, lové dans les bras d’une statue recouverte d’un drap que l’on retire devant tout le monde. Le tramp s’impose malgré lui aux regards, comme une réalité que ne voudrait peut-être pas voir l’Amérique contemporaine. La Ruée vers l’or met également en évidence la façon dont une jeune femme, Georgia, apprend à le prendre en considération. Leur première rencontre met en scène un quiproquo puisque Charlot répond aux signes que Georgia adressait en réalité à l’homme placé derrière lui. Le gag met en évidence un douloureux constat : Charlot serait si insignifiant que les yeux glissent littéralement sur lui. Tout au long du film, Georgia prend néanmoins peu à peu conscience de lui et de ses sentiments. Dans « La ville perdue sous la neige » Marcovaldo est lui aussi rendu invisible puis révélé aux regards dans une scène rappelant l’univers du burlesque américain et les gags liés au corps : recouvert de neige, il est en effet pris pour un bonhomme de neige, jusqu’au moment où il se met à bouger, terrifiant ainsi les enfants rassemblés autour de lui.

S’ils sont rendus visibles par le regard porté sur eux, Charlot et Marcovaldo manifestent également le désir d’être vus et considérés. Charlot est content de lui, premier court-métrage mettant en scène le personnage de Charlot, développe un comique de répétition qui se fonde entièrement sur sa volonté d’être visible : assistant à une course automobile, il ne cesse de se placer face à la caméra, malgré les coups qu’il reçoit. Dès lors, il n’est pas uniquement caractérisé par sa « résignation à l’incapacité » (Bäckström, 2007, p. 161), par son « laissez-faire » (p. 165) : il est aussi celui qui persiste, qui insiste, qui veut être vu.

Charlot et Marcovaldo apparaissent en effet comme des personnages quichottesques, des « coureurs d’idéal qui trébuchent sur les réalités » (Bergson, p. 10). Dans la Postface de Marcovaldo, Calvino précise ainsi : « l’attitude qui domine dans le livre, c’est l’obstination, le refus de se laisser décourager. » (Calvino, 2017, p. 211) Bien souvent les nouvelles de Marcovaldo mettent en scène son aspiration à retrouver, en ville, une Nature rêvée. Par exemple, il se réjouit de pouvoir cueillir des champignons trouvés sur le bord de la route, sans deviner qu’ils peuvent être vénéneux ou il fantasme une nuit à la belle étoile dans un parc sans anticiper les éventuels inconforts. Dans Les Temps modernes, Charlot a tôt fait de considérer l’étang jouxtant son cabanon comme un lac où il pourra se baigner ; et dans La Ruée vers l’or, il se prend pour le héros d’un mélodrame en escaladant le balcon pour parler à Georgia. Cependant les éléments rappellent vivement à ces personnages leur statut : Marcovaldo ne dort pas de la nuit, constamment dérangé par les bruits de la ville et tombe malade avec les champignons. Charlot quant à lui s’écrase sur le fond trop proche de l’eau, ou se voit littéralement retiré du cadre par Big Jim qui l’enlève pour l’emmener avec lui. Crab apparait comme le versant grinçant de ces figures quichottesques. Après avoir décrit une représentation qui serait partagée par la doxa, le narrateur précise d’une façon laconique, jouant ainsi sur les pronoms : « On, sauf Crab. » (Chevillard, 1993, p. 21). C’est également dans une posture d’observateur se distinguant de la foule que M. Teste échange avec le narrateur en commentant le regard ébahi des spectateurs au théâtre, dans « La Soirée avec M. Teste ».

 

Opposer une silhouette à la foule permet à la fois de la singulariser mais aussi d’interroger le rapport de l’individu au groupe et aux normes sociales. À l’instar de Charlot, Marcovaldo et Plume sont souvent confrontés à des figures d’autorité, voire à un groupe. Au restaurant, Plume déroge aux conventions en oubliant le menu et apparait de plus en plus coupable, de manière kafkaïenne. Il en est de même pour Crab, aux prises avec des vigiles qui l’enferment sans qu’il comprenne pourquoi. Hors normes, ces personnages échappent aussi aux conventions morales. À l’image du premier Charlot, Plume n’est pas toujours une victime passive : dans « La nuit des Bulgares », il agit et cela de façon cruelle3. Même s’ils le voulaient, ils semblent donc de toute façon ne pas pouvoir s’intégrer. Comme le répète Michaux dans son article « Notre Frère Charlie », le tramp ne sera « jamais que solitaire et vagabond » (Michaux, 1998, pp. 46-47). De même, « Crab a bien essayé de se fondre dans la foule » mais il est « toujours comiquement décalé » (Chevillard, 1993, p. 64). Comme Plume, ce dernier pourrait dès lors être décrit « comme un homme désorienté dans un monde qui lui est étranger » (Bäckström, 2007, p. 154). Ainsi, ces personnages invitent à une réflexion ontologique sur l’homme et sur son rapport au monde. Juste avant d’être recouvert de neige, Marcovaldo est plongé dans une méditation philosophique parodique : « Voilà, c’est ça : sous la neige, on ne peut pas distinguer ce qui est en neige et ce qui en est seulement recouvert. Sauf dans un cas : l’homme, parce que là on sait que moi je suis moi, et pas ce bonhomme de neige. » (Calvino, 2017, pp. 37-38) Présenté comme extrêmement simple, le raisonnement du personnage est tourné en dérision. La suite de la nouvelle met en évidence sa naïveté : s’il croit être différent parce qu’il est un homme, il est bien détrompé ; lui aussi peut disparaitre. Le renversement comique est d’autant plus ironique que c’est justement parce qu’il raisonne ainsi qu’il n’entend pas les travailleurs faire tomber sur lui les pelletées de neige qui vont le recouvrir. Ce faisant, Calvino interroge la façon dont on peut ou non être reconnu comme humain. C’est aussi sous l’angle de la « dignité » de l’individu que Charles Chaplin aborde le registre comique dans son article sur le rire de 1919 :

Toute situation comique est basée sur ce fait. Pourquoi ? Parce qu’alors l’homme perd sa dignité. Et c’est encore plus drôle si le personnage dans l’embarras se refuse à admettre qu’il lui arrive quelque chose d’extraordinaire et s’entête à garder sa dignité. C’est pourquoi les films reposent sur l’idée de m’occasionner des embarras pour me fournir l’occasion d’être désespérément sérieux dans ma tentative.

Empêtrés dans leurs corps maladroits, les Naïfs chaplinesques suscitent cette tendresse mêlée de rire, parce qu’ils renvoient spectateur et lecteur à leur propre condition. Enfin, si Charlot est souvent figuré en opposition à la foule et aux figures d’autorité, dans ses longs métrages, il propose également une réflexion sur le fait de vivre ensemble, ménageant la possibilité d’une relation d’entraide.

 

Comme le souligne leur rapport complexe aux autres, ces personnages sont présentés en « position d’équilibre4 ». En effet, dans son corps même Charlot est tout entier fait de paradoxes : si son buste minaude et joue au dandy, son bassin est au contraire ouvert et naïf comme celui d’un enfant. S’il avance, c’est également toujours avec un mouvement horizontal, comme l’indique son fameux lever de jambe au moment où il court. Enfin si ses habits sont ceux d’un vagabond, il porte néanmoins une canne et le port de son chapeau le distingue5. Placé au bord d’un précipice, sur des patins à roulette ou sur un fil, Charlot risque constamment de tomber. Il en est de même pour Marcovaldo, Plume ou Crab. Le succès populaire de Charlot a mis en évidence sa capacité à susciter projection et identification. Est-ce parce que Chaplin a réussi à créer « une idée humoristique, une abstraction comique » (Chaplin, 1966, p. 120) ou parce que Charlot incarne « un désir subconscient mais universel » (Michaux, 1998, p. 45) ? Cette tension entre abstraction et incarnation, général et singulier, explique peut-être également la polarité fréquente dans la réception de ce personnage : soit le désir de s’approprier Charlot, de projeter sur lui ses propres aspirations ; soit au contraire une confusion entre l’homme et le personnage. Si Soupault semble suggérer dans son Charlot qu’il connait mieux Charlot que Chaplin lui-même, les surréalistes défendent l’artiste au nom du personnage dans le texte Hand off Love lors du procès intenté par son ex-femme (Cohen, 2016). Cette confusion s’explique par la récurrence du personnage dans l’œuvre du réalisateur. Elle se pose autrement pour les œuvres de Michaux et Valéry, dans la mesure où ces derniers jouent avec les frontières de l’autobiographique. Michaux signait « Plume » certaines de ses lettres ainsi qu’un court récit intitulé Tu vas être père. Les « Extraits du Log-book » de M. Teste ainsi que ses « Pensées » sont en partie empruntés à celui de Valéry lui-même. Cette confusion entre auteur et personnage ménagée par Michaux et Valéry peut avoir une influence sur leur réception, comme le souligne Borges qui dit de M. Teste : « Ce personnage serait un des mythes de notre siècle si tous, au fond de nous-mêmes, nous ne le tenions pour un simple doppelgänger de Valéry » (Borges, 1957, p. 98.). Or cette tension entre singularité et généralité est au cœur du processus d’écriture : comment transmettre, donc recourir nécessairement à une forme de généralisation, ce qui est éminemment singulier et personnel ? De tels personnages semblent dès lors imposer à la narration une forme très courte, presque fragmentaire et ouverte.

2. Au carrefour des genres

« Au carrefour », Michaux répète pas moins de trois fois cette expression dans son article sur Charles Chaplin en précisant : « Là est placé Charlie », au carrefour de plusieurs possibles, de plusieurs formes, de plusieurs genres.

M. Teste et Plume, suivi de Lointain intérieur sont deux recueils dont la genèse a été longue, faisant l’objet de remaniements et dont le corpus est relativement hétérogène. Le cycle Teste et le cycle Plume apparaissent par conséquent comme des ensembles ouverts, comme si les auteurs étaient hantés par leur personnage, mais également, à l’inverse, comme si leur difficulté à trouver de la matière pour construire ces figures témoignaient du fait que ces dernières leur échappaient en partie. Pour Valéry, l’éclectisme relatif des textes, et notamment l’insertion de fragments de ses propres cahiers, pourrait s’expliquer par son souci de donner une certaine épaisseur à son personnage. De même, on pourrait parler de cycle Qfwfq et de cycle Crab dans la mesure où ces deux personnages de Calvino et d’Éric Chevillard excèdent le recueil dans lequel ils ont été conçus, semblant se promener dans l’œuvre de leur auteur. Éric Chevillard s’en amuse dans les premières lignes d’Un fantôme : « Ce malheureux Crab, car c’est reparti, exactement la même histoire, toujours le même livre » (Chevillard, 1995, p. 9)

Ouvertes, ces œuvres empruntent essentiellement à la forme narrative, mais par leur concision, leur recours à l’image et leur travail de refonte du langage, elles peuvent également être considérées comme poétiques. Marcovaldo et Un certain Plume se structurent essentiellement autour d’un schéma narratif : un élément perturbateur provoque des péripéties et un dénouement, souvent la déconvenue du héros. Dans sa Postface, Calvino situe par ailleurs son recueil dans l’héritage du conte et de la fable auquel il est particulièrement attaché, mais il suggère également l’influence des livres pour enfants, en soulignant l’importance de l’image : « Marcovaldo est le héros de ces fables modernes », qui « restent fidèles à une structure narrative classique : celle des petites histoires à vignettes qu’on trouve dans les journaux pour enfants » (Calvino, 2017, p. 206). De fait, ses nouvelles ont été publiées dans des quotidiens, comme l’Unità, mais aussi dans le Caffé et le Corriere dei Piccoli. Réunir un ensemble de récits plongeant chacun le même personnage dans des situations différentes n’est en effet pas sans rappeler le modèle des livres pour enfants ou des planches de bande dessinée. De même les références récurrentes de Plume à son lit peuvent faire penser à l’univers de Little Nemo in Slubmerland, publié chaque semaine de 1905 à 19146. Michaux parle également des « contes d’Un certain Plume » dans une lettre à Paulhan7 et Raymond Bellour commente ainsi : « Plume concentre en Michaux le pouvoir du conte et du portrait […]. Le cycle de Plume tient ainsi à jamais lieu du roman dont le mythe et la réalité se sont peu à peu effrités » (Bellour, 1998, p. 1251). Néanmoins le recueil Plume, suivi de Lointain intérieur est édité chez Gallimard en poésie. Le recours à une forme concise s’explique comme une imitation du film burlesque caractérisé par l’enchainement des actions. Michaux recherche ainsi l’énergie liée au rythme, à l’accélération de la pensée qu’il admire chez Chaplin, ce faisant il confère à ses textes la forme de poèmes en prose. Constitué de fragments hétérogènes, M. Teste est qualifié par Valéry lui-même de « petit roman » (Valéry, 1926, p. 213), un hapax dans l’œuvre de celui qui s’indignait contre « la marquise sortit à 5 heure ». La Nébuleuse du Crab est publié dans la catégorie roman, mais dans un entretien Éric Chevillard précise : « Seule compte la poésie, dans le roman aussi. Les grands romans sont des poèmes » (Chevillard, Inrockuptibles, 1993). Le texte est découpé en chapitres, eux-mêmes séparés en sections qui se distinguent par des astérisques et qui peuvent être très courtes. Ce format n’est pas sans rappeler les extraits de M. Teste dans les sections « Pour un portrait de M. Teste », « Quelques pensées » et « Extraits du Log-book ». Ils adoptent la forme du « coq-à-l’âne », laquelle consiste à juxtaposer des phrases sans nécessairement de lien logique entre elles, à l’image du rapport qu’entretient Charlot avec le monde selon Michaux : « sa vie est coq-à-l’âne ». Se fait jour une analogie entre le comportement du personnage filmique et la forme langagière de ces œuvres littéraires.

 

Les longs métrages de Chaplin se caractérisent en effet eux-aussi par leur place au carrefour des genres, entre l’héritage des slapsticks et celui du mélodrame sentimental. Au sein même des slapsticks il existe une tension entre l’enjeu des gags, qui tend vers une forme de réalisme, en particulier parce qu’il a pour objet le corps, et leur traitement, totalement fantaisiste et stylisé. Ce changement de ton est mis en exergue dans les premières images de La Ruée vers l’or qui prend d’abord la forme du documentaire, avec un plan large sur la foule des chercheurs d’or, avant de ménager une rupture, lorsque la silhouette de Charlot apparait en plan rapproché, mettant en valeur sa démarche caractéristique. La scène est tournée cette fois-ci en studio, ce qui permet d’adopter un ton plus artificiel propre à la comédie. Dans ses films, Chaplin met constamment en scène des enjeux liés au corps – le besoin de nourriture, l’aliénation du travail, etc. –, mais il le fait sous une forme stylisée qui les déréalise : chorégraphiées, les bagarres n’engendrent aucun pathos et le plaisir que prend le spectateur à ce spectacle est lié à la jubilation de voir l’acteur maitriser parfaitement cette performance (Garric, 2015). À son image, Plume reçoit de nombreux coups et plusieurs des poèmes en prose se fondent sur une grande violence. Mais la manière dont celle-ci est traitée, avec beaucoup de distance, déplace le sujet vers une dimension onirique et fantaisiste. Dès le premier texte, « L’homme paisible », Plume est présenté dans son lit, avec la forme d’un refrain « et il se rendormit », suggérant que l’histoire racontée pourrait également être un rêve, à la manière là encore des planches de Little Nemo. De même, Crab est un personnage totalement fantaisiste mais les situations très prosaïques dans lesquelles il est plongé créent un effet de décalage comique. Marcovaldo est représenté dans des situations très similaires à celles du tramp, dominé par sa faim et usé par un travail aliénant. Néanmoins, Calvino explique écrire ce recueil « en marge du “néo-réalisme” ». Ainsi, comme chez Chaplin, il n’est jamais fait référence à un lieu précis, à une ville réelle, indécision nécessaire à l’élaboration d’une « fable moderne » (Calvino, 2017, p. 213). En outre, le corps du personnage fait également l’objet d’un traitement particulier : propulsé en l’air dans « Un samedi de soleil, de sable et de sommeil », ou projeté contre un mur du fait de son propre éternuement dans « La ville perdue sous la neige », il n’obéit pas aux lois de la pesanteur. Enfin, Charlot comme Marcovaldo introduisent du jeu dans la mécanique bien huilée du supermarché ou de l’entreprise dont, par leur seule présence, ils interrogent les codes. Il en est ainsi pour les aventures que les deux protagonistes rencontrent dans le grand magasin. Dans Les Temps modernes, Charlot transforme son travail de veilleur de nuit en chorégraphie sur patins à roulette et dans « Marcovaldo au supermarché », Marcovaldo et ses enfants jouent à se faire passer pour des consommateurs en remplissant leur caddie de denrées qu’ils ne pourront pas payer, finissant par en décharger le contenu sur les toits du magasin.

Dans son article « Charlot, poète malgré lui », Nadja Cohen explique :

Charlot offre ainsi une caricature hilarante de l’efficacité érigée en dogme par le taylorisme, dans Les Temps modernes (Modern Times, 1936). Vivante antithèse de cette doctrine, il la contre sans cesse par le geste inutile, l’arabesque, la dépense gratuite. Comme le poète-danseur que Valéry oppose au prosateur-marcheur, Charlot semble toujours préférer la ligne courbe et les chemins de traverse. » (Cohen, p. 8)

Comme Charlot, Teste, Crab, Plume et Marcovaldo figurent une façon de résister face aux conventions langagières, contre les habitudes de pensée, à l’origine d’images poétiques. M. Teste est ainsi décrit comme celui qui « avait tué la marionnette », celui qui refuse de se soumettre aux normes de politesse et, ce faisant, les interroge. Lorsque Charlot persiste à suivre ces normes dans les situations les plus incongrues, comme ses fréquents signes polis du chapeau au moment de quitter un ennemi, la démarche est opposée mais la finalité est la même : leur absurdité est mise en évidence.

3. Chercher un nouveau regard : une expérience de pensée

La dimension poétique commune à ces œuvres tient à leur volonté de renouveler le regard sur le monde, sur les conventions langagières. Dans sa préface à M. Teste, Valéry précise : « Dans cette étrange cervelle, où la philosophie a peu de crédit, où le langage est toujours en accusation, il n’est guère de pensée qui ne s’accompagne du sentiment qu’elle est provisoire » (Valéry, 1946, p. 11). Éric Chevillard confie ainsi à Mathieu Larnaudie que son projet serait de dynamiter la langue de l’intérieur, à travers l’humour et le comique (Chevillard, 2007). Cette méfiance commune à l’égard du langage vise notamment son caractère figé.

L’une des qualités souvent relevée dans l’art de Chaplin est l’efficacité de son geste, non parce qu’il est démonstration de force physique, mais plutôt parce qu’il produit des images riches, énergiques. En effet, ses détournements d’objet, comme le fait de manger des lacets à la manière de spaghettis ou de transformer des petits pains en chaussons de danseuses ont souvent été analysés comme des métaphores. Reprendre un objet pour lui donner une autre fonction que son utilité première est une façon de poétiser le monde, en portant sur lui un nouveau regard, en le défamiliarisant :

Tout le geste de Charlot (tout le jeu de Chaplin) est dans cette force d’évocation ou de proposition par laquelle il nous offre d’abord sa propre existence, toujours changeante, jamais fixée, et par laquelle il éclaire encore les êtres et les choses sous un jour nouveau pour les donner à voir dépaysés. (Dreux, 2007, p. 158).

L’étrangisation à laquelle nous fait accéder Charlot nous amène à mettre à distance nos habitudes de pensée ; mais son travail de l’image nous invite également à nous interroger sur la définition même de l’homme, à travers une réflexion sur sa dignité et son rapport au monde (Le Blanc, 2020). Cette « pensée gestuelle » (Dreux, 2007, p. 160) se passe de mots : « Dans Le Dictateur, Charlot regarde brûler sa maison ; nous le voyons de dos ; il ne bouge absolument pas ; et il y a dans ce dos tous les éléments tragiques d’une longue tirade. Chaplin atteint le comble du mime qui est l’immobilité8 ». C’est pour cette raison que Chaplin a longtemps refusé le parlant : « Les acteurs savent que l’objectif enregistre non des mots mais des pensées. Des pensées et des émotions. Ils ont appris l’alphabet du mouvement, la poésie du geste » (Chaplin, 1966, p. 121). Dans le processus créatif lui-même les mots ne semblent pas toujours nécessaires : au scénario maitrisé et établi en amont, Chaplin préfère le travail continu et répété de l’improvisation. Le texte ne précède donc pas non plus l’image. Enfin, si Charlot est devenu une telle surface de projections, c’est aussi parce qu’il réussit à ne jamais figer son œuvre à la laisser toujours ouverte. De fait, les images que produit Chaplin donnent à penser parce qu’elles n’imposent pas un seul sens, parce qu’elles sont riches de significations tout en étant fugitives et laissent au spectateur le soin de son interprétation dans la mesure où elles ne s’appesantissent pas.

 

Dans leurs œuvres littéraires, Valéry, Michaux, Calvino et Éric Chevillard effectuent à leur manière ce travail de mise en question du langage, de défamiliarisation et de suggestion destiné à prévenir tout risque de pétrification et de limitation. Tous refusent l’interprétation figée, notamment en travaillant sur le regard de leur personnage, à travers des programmes différents.

Plume, Crab et Marcovaldo portent souvent sur le monde un regard naïf qui remet en question les habitudes de pensée. Les poèmes en prose de Plume reprennent au pied de la lettre des expressions figées. Ainsi « Plume chez le médecin » illustre de façon littéraire l’expression “mettre un doigt dans l’engrenage”, « Plume au plafond », “avoir une araignée au plafond” et « Plume voyage » commence par une série d’expressions toutes faites. Le poète nous invite ainsi à mettre à distance les expressions figées et à porter un nouveau regard sur le langage. De même, Crab entre fréquemment en contradiction avec la pensée commune : il décide par exemple de marcher sur les mains, érigeant cette posture comme une nouvelle convention. Comme nous avons pu le voir, il prend également le contrepied des métaphores topiques et préfère considérer les moules comme des petites chaussures vernies ou mieux des « babioles folkloriques manufacturées » (Chevillard, 1993, p. 21). Dès lors, à l’instar de Ponge, Éric Chevillard se propose de mettre en valeur des éléments prosaïques pour construire un nouvel imaginaire autour d’eux. De même, comme Marcovaldo a « un œil peu adapté à la vie en ville » (Calvino, 2017, p. 207), il peut déceler des détails auxquels les citadins ne font plus attention. Il ne s’agit néanmoins pas pour Calvino de dénoncer les conditions de vie urbaines en idéalisant un imaginaire bucolique qui ne serait plus. Par exemple, dans la nouvelle « La Lune et le gnac » de Marcovaldo, l’enseigne lumineuse clignotante, réclame pour du cognac, est certes le signe manifeste d’une entrave de la société de consommation à la contemplation des étoiles, mais Calvino nous amène surtout à considérer l’objet et non plus le seul message qu’elle renferme. Ainsi, il isole le « G » de « Gnac » présenté comme un obstacle entre deux amoureux qui se regardent : au creux de la lettre apparaît puis disparaît le visage de la jeune fille. Enfin, l’enseigne lumineuse entraîne des sentiments divers chez les personnages, leur faisant penser aux dancings et au rythme de jazz ou à Superman. La narration ne vise donc pas uniquement à dénoncer la publicité, mais à regarder cet objet de réclame sous des angles nouveaux. Calvino insiste sur ce point dans sa postface :

dès que le récit […] tourne à l’apologue, l’auteur bat en retraite avec son art caractéristique de l’esquive (persuadé que les véritables significations d’une histoire sont celles qu’un lecteur sait trouver en y réfléchissant pour son propre compte), et il s’empresse de dire que tout cela n’était qu’un jeu. » (Calvino, 2017, p. 215)

Il ne s’agit donc pas pour ces auteurs de délivrer une leçon de morale, mais, par le détour comique, de faire bouger les conventions langagières, de créer du jeu. Car, selon Éric Chevillard, « l’humour est la seule véritable force offensive et défensive de l’homme. Il est de même nature que la poésie, il déstabilise un instant la réalité, il la met en doute » (Chevillard, 1993, Inrockuptibles). Enfin, ces trois auteurs proposent des images à la fois drôles, poétiques et proprement littéraires, car possibles uniquement dans l’imaginaire. Il en est ainsi de Crab, dont le pied est coincé au niveau de l’horizon :

Douloureux en soi, non, honnêtement, vous ne sentez rien, mais ça vous tient, ça vous empêche, ça vous prive de bien des joies, impossible de bouger lorsque vous avez comme Crab un pied coincé entre le ciel et la terre pour vous être malencontreusement trouvé là-bas au moment où s’opérait leur jonction, l’adhérence étroite de leurs bords sur une ligne circulaire unique : vous resterez toute votre vie à l’horizon. Après quelques tentatives inutiles – risibles ou pathétiques, on ne sait jamais bien –, Crab n’essaye même plus de se dégager. Il vieillira là-bas.  (Chevillard, 1993, pp. 46-47)

Chaplin expliquait que la scène de La Ruée vers l’or dans laquelle Charlot manifeste sa joie en sautillant parmi les plumes des coussins, se suffisait à elle-même et qu’aucun discours n’était nécessaire. De la même manière, Calvino refuse d’« houspiller » les images mythiques par un discours critique trop précis et conceptuel, celles-ci impliquant une signification « qu’on ne peut expliquer en dehors d’elles », dans la mesure où cette signification est équivoque, nuancée, complexe (Calvino, 2001, pp. 14-15). La petite silhouette de Crab, coincée par le pied à l’horizon, en réunissant une dimension à la fois éminemment pragmatique et prosaïque et une perspective poétique et mythique, trouve un équilibre si juste entre dimension comique et suggestion, qu’il pourrait se passer de commentaire.

Il n’est pas anodin que cette description laisse une large place à l’instance de réception, toute la première partie étant adressée à un « vous » : ces vignettes qui se fondent sur un fort pouvoir de suggestion impliquent lecteur et lectrice. « Quel est l’intérêt d’un livre qui n’offre aucune résistance, qui ne provoque pas l’intelligence du lecteur, sa merveilleuse intelligence ? » s’interroge Éric Chevillard (Chevillard, 1993, Inrockuptibles). De même, Valéry semble inviter le lecteur à s’identifier à M. Teste : « Pourquoi M. Teste est-il impossible ? – C’est son âme que cette question. Elle vous change en M. Teste » (Valéry, 1946, p. 11).

Enfin, Valéry cherche dans son recueil à résoudre un paradoxe : celui d’écrire un roman qui ne serait pas figé dans une vision trop générale du monde sous le regard d’un narrateur omniscient. Vouloir dire tout le réel suppose d’avoir recours au général et revient donc à rater ce qui fait l’essence même du réel. C’est ce que Valéry reproche au roman réaliste. L’œuvre doit en effet selon lui exprimer une intériorité absolument singulière, l’extériorité risquant toujours de s’imposer au texte et de lui imposer un langage abstrait et généralisant (Jarrety, 1991, pp. 212-233). M. Teste répond à cette exigence dans la mesure où il est « l’homme de l’attention » (Valéry, 1946, p. 31), « M. Teste est le témoin. » (Valéry, 1946, p. 109), ce que rappelle l’étymologie de son nom. Le choix d’un narrateur interne pour « La Soirée avec M. Teste » et de plusieurs regards, ou voix, pour essayer de le cerner dans l’ensemble du recueil, comme les deux lettres, ou les extraits de son journal, permet à celui qui a longtemps vilipendé la forme romanesque de maintenir en son sein le singulier et le précis. Ainsi, par l’implication du lecteur et par le choix de voix variées et singulières, à sa manière, Valéry évite la limitation d’un point de vue généralisant qu’il associe au roman traditionnel.

 

Petite silhouette qui semble saisie au hasard sur un chemin de traverse ou au milieu de la foule, Charlot se distingue néanmoins d’emblée par sa démarche caractéristique et des traits clairement identifiables. Chaplin réussit à situer son personnage au carrefour de l’abstraction comique – avec le langage universel de la pantomime – et d’une singularité qui donne l’illusion à tout un chacun d’une connivence particulière avec lui. Cette tension existe notamment parce que son parcours obstiné dans un univers apparemment réaliste acquiert non seulement une dimension poétique mais également métaphysique dans la mesure où elle pose des questionnements profondément humains. Dans le langage littéraire qui est le leur, Crab, Marcovaldo, Plume et Teste incarnent également ces « figures de résistance à l’ordre des choses » (Chevillard, 1993, Inrockuptibles) qui interrogent constamment les conventions, les normes, refusant le figement et proposant une pensée par image, une pensée de la singularité, de la nuance et de la précision qui puisse se communiquer également au lecteur et à la lectrice.

Bibliographie

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Notes

1 « Lautréamont, Beckett, Michaux, Dubuffet, tous ceux en qui je pourrais reconnaître mes maîtres sont précisément des hommes qui n’auraient pas voulu de disciples ou de suiveurs. C’est pourquoi, respectueux de leur enseignement et par fidélité à leur morale, je ne les reconnais pas comme mes maîtres. » (Chevillard, 1993, « Le monde selon Crab ») Retour au texte

2 Il apparait également dans « Nouveaux démêlés de Crab avec la poésie » (Chevillard, 2001) et dans « Si la main droite de l’écrivain était un crabe » (Chevillard, 2011) Retour au texte

3 Per Bäckström souligne néanmoins le retour à l’impuissance, expliquant à propos de Plume « qu’il est l’impuissant éternel, même dans les cas où ses actes mêmes sont la cause directe de cette impuissance » (Bäckström, 2007, p. 164) Retour au texte

4 « MOI n’est qu’une position d’équilibre » (Michaux, 1963, p. 217). Retour au texte

5 Analyse proposée par Jos Houben, dans l’émission de Simon Backès « Chaplin - Keaton, le clochard milliardaire et le funambule déchu », France TV, 2015. Retour au texte

6 René Micha interroge ainsi le genre auquel appartient Un certain Plume en finissant sur cette interrogation : « et pourquoi pas bandes dessinées ? » (Micha, 1966, p. 146) Retour au texte

7 Adressée d’Argentine, presque certainement en octobre 1936 (Michaux, 1998, p. 1261) Retour au texte

8 Jean Louis Barrault, 1948, « Le mime philosophe », Ciné-club, n°4 (Martin, 1966, pp. 155-156) Retour au texte

Citer cet article

Référence électronique

Barbara Servant, « « Pas de côté, envol ou cabriole. Une généalogie chaplinesque en littérature. » », K [En ligne], 10 | 2023, mis en ligne le 01 juin 2023, consulté le 17 février 2025. URL : http://www.peren-revues.fr/revue-k/600

Auteur

Barbara Servant