Dans de nombreux films, Chaplin décrit le thème de l’illusion du bonheur amoureux en utilisant les mécanismes de la suspension temporelle du rêve. Pourtant, la fonction du rêve, au fil des films, évolue. Dans The Bank (1915), par exemple, le rêve structure l’ensemble du court-métrage et voit un Charlot s’imaginer en galant homme puis en héros sauvant sa dulcinée des griffes des cambrioleurs. Charlot se rêve ainsi en prince charmant qui séduit sa bien-aimée dans le cadre d’un futur mariage bourgeois. La norme sociale sert de cadre au court-métrage et le rêve rejoue les clichés de la séduction romantique (fleurs, conduite héroïque).
Dans The Gold Rush (1924), Charlot, un instant seul, se retrouve avec Georgia, la femme qu’il aime, et ses amies autour d’un repas pour fêter Noël. Il se lance alors dans un numéro où, à l’aide de fourchettes, il fait danser deux morceaux de pain. Puis il se réveille, solitaire : il a rêvé. La prestation offerte par le vagabond aux jeunes femmes, cadrée en plan rapproché sur les mains et les pains, met en relief la portée universelle de l’improvisation artistique du personnage. Charlot semble offrir un numéro davantage destiné au spectateur qu’à ses amies. En effet, la grâce enfantine et innocente de cette danse rappelle la démarche maladroite du vagabond ; la scène isole ainsi au sein de la diégèse un pur moment où le cinéaste donne à voir l’expression singulière d’un corps et sa capacité à se donner en spectacle. Charlot n’est plus seulement un doux rêveur passif qui reproduit en rêve les codes bourgeois de la séduction comme dans The Bank. Avec The Gold Rush, il se révèle comme un artiste qui prend en charge la dimension spectaculaire de la fiction. Il crée ainsi son propre rapport autonome à la norme. L’être défectif de Charlot n’est plus caractérisé par l’illusion et la passivité, mais comme l’expression créative d’un être aux dons singuliers.
Charlot ne serait donc pas un simple rêveur, assujetti aux codes de la morale bourgeoise. Mais comment Chaplin parvient-il progressivement à enlever au rêve sa passivité et à donner à son personnage une liberté hors du commun, out of joint, celle d’un être non soumis à la conjoncture, et dont la nature est de glisser sur le monde, sans jamais s’y engluer ? Cette manière d’être toujours en mouvement est une forme de « désertion » qui n’a plus rien à voir avec le sens négatif que l’on attribue d’ordinaire à ce mot. Ainsi le problème est de savoir comment l’essence « stochastique » de Charlot va entrer en résonance avec le monde dans la mesure où l’idylle est pour partie un reflet d’une tradition séculaire idéalisée par l’ordre bourgeois. Pour le comprendre, nous ferons une brève esquisse des transformations du personnage au fil de ses apparitions les plus significatives.
1. Les débuts d’un personnage
En remontant aux origines grecques, l’idylle, chantée par des poètes comme Théocrite, mettent en scène les amours des bergers dans un décor pastoral et bucolique. On retrouve cette thématique dans plusieurs films de Chaplin où Charlot est le protagoniste. Après avoir mis en scène la dimension grivoise d’un Charlot qui court après tout ce qui porte jupons dans les séries Keystone et Essenay (1914 – 1915), Chaplin modifie les traits de son personnage avec The Tramp (avril 1915). Dans ce court-métrage, il explore les fondements d’une sentimentalité qui épouse les sources du récit idyllique. Charlot se promène dans un décor verdoyant et aide une jeune fille à échapper à trois voleurs. Celle-ci, pour le remercier, l’emmène à la ferme de ses parents où Charlot peut trouver du travail et sortir un temps de la misère matérielle et affective. Il va plus loin dans The Vagabond, sorti en 1916. Charlot sauve une jeune bohémienne maltraitée et exploitée par un groupe de gitans. Après leur avoir échappé, ils partagent tous les deux une vie de fortune. Chaplin insiste alors sur la survie du couple (repas modeste, toilette sommaire). Ce film explore ainsi, davantage que The Tramp, le temps idyllique de la vie à deux du couple, perdu sur les routes de campagne. Ce cadre champêtre déploie aussi le topos romantique de la vie simple et frugale du couple au sein d’une nature bucolique. Dans ces deux courts-métrages, Charlot est galant et courageux et n’a pas peur d’affronter les voleurs pour sauver la femme qui en est la victime. L’abnégation et l’empathie dominent alors et favorisent l’identification affective du spectateur avec le vagabond.
En 1919, avec Sunnyside, Chaplin va encore plus loin et intègre une scène onirique qui chante les joies de la séduction et de la nature. Après s’être assommé en tombant d’un pont, Charlot rencontre en rêve un groupe de femmes, toutes de blanc vêtues, et se met à danser avec elles dans les bois. Cette farandole voit tourbillonner le faune et les nymphes, emportés par un ballet lyrique. Cela n’est pas sans évoquer, pour un lecteur français, le début de l’églogue (petit poème pastoral ou champêtre) de Mallarmé qui a servi de modèle au ballet L’Après-midi d’un faune, écrit par Debussy :
Le faune :
Ces nymphes, je les veux perpétuer.
Si clair,
Leur incarnat léger qu’il voltige dans l’air
Assoupi de sommeils touffus.
Aimai-je un rêve ? (Mallarmé, 1971)
Charlot peut ainsi s’évader pleinement dans la jouissance pure et délicate d’un rêve amoureux dont la nature aérienne (« clair, léger, voltige, air ») contraste avec la lourdeur laborieuse de son métier d’homme à tout faire, maltraité par un patron qui lui met constamment des coups de pied au derrière.
Mais Chaplin met aussi en avant le cadre social que revêt une telle représentation bucolique idéalisée.
The Idle Class (septembre 1921) opère de manière hilarante ce mélange entre cadre bucolique et onirisme. La scène débute de manière classique avec le thème bucolique de l’idylle lors de la rencontre (un simple croisement sans échange, en réalité) avec Edna Purviance qui monte à cheval dans les bois. Puis le rêve s’active, le cheval de la jeune femme s’emballe, Charlot la rattrape, lui sauve la vie, ils se marient et ont un bébé. La dimension comique met en lumière le lien entre le topos du chevalier courtois et le cadre pastoral et champêtre à travers une ellipse fulgurante qui accentue encore la puissance de l’illusion héroï-comique propre à l’idylle. Cette accélération elliptique met en relief la rêverie naïve du vagabond qui transforme une simple vision en un mariage bourgeois heureux.
Le rêve idyllique signe-t-il l’impossibilité pour Charlot de vivre en couple dans le réel ? On pourrait le penser.
Dans The Tramp, le vagabond est attiré par la jeune femme, mais celle-ci a déjà un amoureux. Déçu, Charlot écrit une lettre d’amour et s’en va, seul, sur la route. Dans The Bank (août 1915), Charlot sauve la banque, fait prisonnier les cambrioleurs et obtient la reconnaissance du patron ainsi que l’amour de la jeune secrétaire, interprétée par Edna Purviance. Mais la fin du court-métrage révèle un héros qui a rêvé et s’est endormi dans les bras de son balai. Après qu’il ait sauvé Edna Purviance dans The Vagabond, celle-ci rencontre un artiste qui peint son portrait, ce qui permettra à sa mère fortunée de la reconnaître et de la sauver d’une vie misérable. La jeune femme part avec le peintre, mais rongée par le remords, elle décide de retourner récupérer Charlot, sans aucune certitude sur leur future relation. Vers la fin de The Circus (1928), Charlot refusera cette fois-ci de suivre l’écuyère dont il est tombé amoureux et qui lui a préféré le funambule. De même, la fin de City Lights (1931) voit Charlot s’immobiliser dans la rue tandis que des gamins se moquent de lui, à l’unisson de la jeune femme aveugle dont Charlot était épris et qui a retrouvé la vue.
L’idylle onirique permet alors à Chaplin de prendre conscience de la valeur de son personnage et de sa nature singulière. Le cinéaste se garde bien, toutefois, de conclure ses films par un happy end. Il insère au contraire un élément de chute finale qui vient plomber les rêves du héros et inscrit ainsi de manière réaliste le retour pathétique de Charlot sur terre. L’idylle et le rêve ne sont plus seulement chez Chaplin les moteurs d’un sentimentalisme bucolique, mais enrichissent le réalisme qui dépeint la désillusion du héros. L’être défectif de Charlot ne se construirait-il pas alors autour de ce vertige ente le haut et le bas, cette oscillation tragi-comique entre l’élévation du rêve amoureux et le réveil cru lié à la réalité sociale ?
Les premiers spectateurs de Charlot fuyaient la lourdeur du réel en suivant ses exploits héroï-comiques, Charlot se retrouve ainsi confronté à la fin de l’idylle et à la prise de conscience, solitaire, de son héros. Confronté à la folie de la vie qui le laisse sur le côté, en l’occurrence sur le trottoir, Charlot retrouve son état de spectateur passif, chahuté par la virulence cinétique de la réalité qu’il ne comprend pas. Puis, la femme aveugle qu’il aimait, franchissant le seuil de la porte vitrée du magasin de fleurs, réalise enfin qu’il n’était pas le beau jeune homme riche qu’elle avait imaginé. Le jeu du cadre dans le cadre avec la médiation de la vitre-écran renvoie ainsi Charlot et le spectateur loin du rêve idyllique où le rire et l’émotion allaient de concert.
Faut-il alors conclure avec Francis Bordat qu’« Hors des fantasmes ou des rêveries de Charlot, rien ne s’esquisse qui témoigne d’un échange amoureux entre lui et les héroïnes(...) » ? (Bordat, 2016/2020)
2. Jeux de correspondance
L’idylle amoureuse s’incarne dans une joyeuse dépense ludique où les corps se font, comme dans Sunnyside, plus légers et vaporeux. Chaplin multiplie ces moments de jeux qui voient les couples s’amuser le temps d’une pause où la continuité temporelle de l’action est suspendue. Plus loin, ces intermèdes ludiques cristallisent la nature innocente de la relation idyllique, comme la reconquête d’un paradis initial. Le couple enfantin donnerait alors à la grande désertion chaplinesque une tonalité libre et joyeuse qui chante les plaisirs de l’instant présent. La suspension ludique comme preuve idyllique de l’échange amoureux serait moins une fuite face à un réel décevant que la conquête d’un espace vital épanoui et heureux où le jeu et l’amour témoigneraient de la naissance innocente des sentiments.
Les sources du récit idyllique rappellent l’importance des avatars du couple enfantin, notamment à travers les aventures de Pyrame et Thisbé ou celles du roman pré-courtois de Floire et Blanchefleur.
Tout d’abord, la séduction enfantine du couple s’exprime chez Chaplin via un jeu tactile et sensitif autour des corps qui se découvrent. Dans The Vagabond, Charlot prépare à manger pour la jeune femme et s’occupe également de sa toilette en l’aidant à se nettoyer le visage à l’aide d’un torchon de fortune. The Circus montre Merna, la jeune écuyère, engloutir de manière vorace le sandwich partagé par Charlot. Plus loin, Charlot se retrouve le visage plein de mousse face à une Merna incrédule. C’est aussi la jeune femme qui sauve Charlot coincé dans la cage aux lions, avant que le vagabond ne coure se cacher tout en haut d’un mât. La nuit, dans un centre commercial où Charlot a trouvé un travail comme vigile, la jeune vagabonde affamée de Modern Times (1936) s’empiffre de mets délicieux disponibles à profusion, comme dans un conte de fées. Enfin, dans The Great Dictator (1940), Charlot barbier s’occupe de la toilette d’Hannah avant de lui barbouiller le visage d’une mousse destinée au rasage. Ces jeux corporels liés à la nourriture ou à la toilette mettent ainsi en relief la nature innocente des partenaires de l’idylle amoureuse. De plus, l’importance de l’alimentation dans les jeux de la séduction enfantine relie l’activité ludique aux besoins primaires de la vie. Par ailleurs, la nourriture introduit un élément pré-sensuel en mettant en avant l’importance des mains et de la bouche, comme l’avant-goût d’un futur baiser.
Olivier Mongin note que « Le comique naît d'une double rencontre : celle de l'élasticité des corps et de la suspension du temps, c'est-à dire du mouvement et du temps » (Mongin, 1993, p. 132). L’être défectif de Charlot ferait ainsi entrer en résonance la suspension temporelle liée au jeu et l’impact cinétique du corps à l’écran. L’activité ludique, que ce soit la danse ou le patinage, valide « la générosité dépensière » (Bordat, 2016/2020) du personnage de Charlot à travers, notamment, cette suspension du corps qui voit le vagabond en patin à roulettes flirter avec l’abîme dans le centre commercial de Modern Times ou, dans The Rink (décembre 1916), repousser les lois de l’équilibre via des patins à glace. Dans ce dernier court-métrage, Charlot « déserte » son activité de serveur le midi et rencontre à la patinoire Edna Purviance, gênée par la séduction insistante du géant bourgeois interprété par Eric Campbell. L’ébauche de l’idylle qui se noue alors entre Charlot et la jeune femme passe par une maîtrise de l’espace de la patinoire qui voit les corps glisser et être propulsés jusque dans les coulisses d’un bar adjacent, à l’image de quilles géantes dans un bowling irrésistible. Cette débauche de mouvements et de corps élastiques accompagne une double vision de l’idylle : celle, lourde et maladroite, du couple bourgeois, et celle, vivante et insolente, du couple incarné par Edna Purviance et Charlot.
Cette « danse » de Charlot valide selon nous la maîtrise d’un espace scénique où le vagabond devient, grâce à la virtuosité plastique de son corps élastique, le clou du spectacle. Que ce soit en menaçant de tomber sur la piste de la patinoire ou en frôlant à chaque fois, tel un funambule, le précipice de l’étage du magasin dans Modern Times, les performances virtuoses de Charlot sont dans les deux cas associés à une forme de séduction innocente. L’idylle amoureuse se développe à travers cette oscillation perpétuelle du corps de Charlot, pris entre la chute et l’équilibre, le vide et le plein. Tel un enfant inconscient des limites, Charlot s’engage dans l’idylle avec toute la force innocente du potentiel élastique de son corps. L’idylle amoureuse et la suspension ludique offrent alors le spectacle d’une liberté enfantine qui reflète son être « désertif » et qui s’exprime de manière jubilatoire dans cette instabilité du corps amoureux et joueur. Charlot déserteur n’est plus alors la victime pathétique d’un rêve idéal, mais offre le spectacle d’une maîtrise singulière du corps en action, qui échappe à la pesanteur guindée des codes bourgeois de la société.
3. Un cinéma mineur ?
Olivier Mongin constate « que le scénario comique ne cesse de pourchasser le mauvais face-à-face, le ring, et que le face-à-face amoureux ne peut naître que d'une socialisation du conflit ou de la solitude initiale (du héros) » (Mongin, 1993, p. 129). En effet, comme nous l’avons vu pour The Rink, le face à face amoureux implique une confrontation des classes sociales riche/pauvre et la conquête par Charlot de la maîtrise de l’espace scénique via l’expression libre et enfantine d’un corps élastique. Nous pensons que cette résistance, si elle semble détenir un pouvoir politique subversif, dévoile en réalité l’irrésistible nature libre du vagabond qui transcende les déterminismes sociaux.
City Lights approfondit ce jeu d’inversion et de dédoublement du personnage de Charlot en l’inscrivant au cœur même du mélodrame. La jeune femme aveugle que le vagabond protège et aide financièrement, en allant jusqu’à se battre sur un ring de boxe, imagine un beau prince charmant au train de vie aisé. Charlot sauve la vie d’un riche bourgeois qui voulait se suicider. Selon son degré d’ivresse, l’homme reconnaît alors Charlot, soit comme un ami du même milieu, soit comme un étranger indésirable que son majordome se charge d’expulser dans la rue. Plus loin, City Lights propose une réflexion sur le jeu de miroir généré par les aventures de l’idylle amoureuse. Les deux premières scènes du film permettent d’illustrer notre propos. Tout d’abord, Charlot se réveille dans les bras d’une statue féminine qui fait l’objet d’une inauguration lors d’un conseil municipal où se trouve réuni tout le gratin bourgeois de la ville. Puis, dans un deuxième temps, le vagabond se retrouve devant la vitre d’un magasin où il admire les formes arrondies du corps d’un mannequin. Un ouvrier émerge alors d’une trappe au sol et interrompt la contemplation de Charlot qui l’invective. La trappe poursuit sa remontée et un géant apparaît devant un Charlot tétanisé qui s’enfuit. Que nous apprennent ces deux scènes ? Tout d’abord, la représentation du corps sculpté via la statue et le mannequin opère comme un premier modelage esthétique du modèle féminin et du désir. Puis le quiproquo sur la taille de l’ouvrier introduit l’illusion liée au jugement sur la forme du corps. Ainsi, la méprise de la jeune femme aveugle sur la véritable identité de Charlot se trouve déjà au cœur de la diégèse. La statue, le mannequin et l’ouvrier constituent tous trois un symptôme de la confusion des apparences et de la nature artificielle de l’idylle amoureuse. Cet artifice est au fondement de la chute finale qui voit la jeune femme reconnaître enfin, sur le seuil d’un magasin de fleurs aux multiples vitres miroitantes, la vraie nature de Charlot, le vagabond qui lui a permis de récolter suffisamment d’argent pour recouvrer la vue. Le « yes, I can see now » de la femme achève la traversée des apparences et conclut ces jeux de miroirs où Charlot a vu son identité se dédoubler de manière vertigineuse. L’être défectif de Charlot se caractériserait ainsi par cette propension à échapper à la fixation d’une identité stable et inamovible. Ce jeu de quiproquo permanent sur l’apparence met en relief la plasticité de cet être « désertif » que la réalité sociale ne parvient pas à canaliser. Charlot est déserteur car il échappe aux tendances normalisatrices imposées par les codes moraux de la société.
Modern Times propose, pour la première fois, le développement approfondi de la relation amoureuse au contact de la société marchande. Dépassant le jeu de miroir sur l’identité de Charlot, ce film connecte le vagabond et la vagabonde, interprétée par Paulette Goddard, et donne à voir l’évolution de leur attirance au sein du jeu dynamique des forces sociales (travail, rapports à la loi). De l’idylle à la tentative d’intégration sociale du couple enfantin, le couple multiplie les initiatives pour trouver sa place dans la société. Assis sur le bord de la route, les deux vagabonds observent un couple heureux s’embrassant devant une maison. Une scène idyllique s’ensuit qui montre la vie fantasmée de Charlot et de sa compagne se projetant dans une vie confortable. Charlot va chercher du lait, non dans le frigo, mais directement aux pies d’une vache qui s’arrête sur un simple geste de la main devant la porte de la maison, avant de repartir une fois la bouteille de lait remplie. Par ailleurs, le vagabond mange du raisin issu d’une vigne qui prolifère dans les pièces intérieures. Cet intermède imaginaire réintroduit ainsi de manière comique la dimension bucolique de l’idylle. La présence de la nature au sein du foyer bourgeois favorise un comique de situation qui nous renseigne sur la vision de Charlot déserteur. En effet, la norme du cadre de vie bourgeois se retrouve modifiée au profit de la cohabitation entre un mode de vie paysan et un mode de vie moderne. Cette collusion hétérogène remet en cause la notion de progrès et moque ainsi la civilisation industrielle. Plus loin dans le film, la jeune vagabonde accueille Charlot à sa sortie de prison et l’emmène dans une cabane délabrée située au cœur d’un no man’s land dont l’horizon laisse entrevoir la fumée des usines. De nouveau, Chaplin souligne de manière hilarante la maladresse congénitale de Charlot. Celui-ci, dès la porte d’entrée franchie, se cogne à une poutre et tombe de sa chaise lors du repas. Il décide de dormir dans une annexe extérieure qui ressemble davantage à la niche d’un chien. Puis, au moment de la toilette matinale, il plonge dans la rivière adjacente à la maison. Malheureusement, la faible profondeur de l’eau entraîne un mal de tête conséquent. Ainsi, la vie matérielle des deux vagabonds est empreinte d’une forme de naïveté enfantine et maladroite caractéristique de l’idylle amoureuse. Le couple enfantin ne parvient jamais à épouser de manière durable la norme d’une vie sociale moderne. Le vagabond et la vagabonde évoluent constamment en mode mineur. Modern Times consacre ainsi l’accomplissement innocent de l’idylle et l’attirance d’un couple qui échappe aux sirènes de l’injonction sociale.
Le cadre bucolique de l’idylle amoureuse imprègne durablement la vie des couples enfantins chez Chaplin. En plongeant ses amants dans le cadre pur et innocent de la nature, Chaplin consacre l’importance de l’expression libre des corps et leur résistance plastique face au monde moderne et bourgeois. La profusion des intermèdes ludiques où le couple retrouve les joies du jeu et des plaisirs enfantins contraste avec le productivisme forcené du monde du travail. La grande désertion représentée par l’idylle amoureuse apparaît alors comme un retour aux sources d’une vie spontanée où la jouissance innocente de l’instant présent prédomine. La cabane délabrée de Modern Times, perdue au milieu d’un no man’s land entouré d’usines, révèle ainsi un monde naturel et intime, où l’amour et le comique s’unissent pour mieux fêter l’expression libre d’un corps à l’innocence retrouvée, et non asservi aux normes sociétales dominantes. L’image finale de Modern Times, qui voit les deux vagabonds déserter la ville et partir main dans la main sur la route, concilie à merveille la puissance émouvante de l’idylle amoureuse du couple, libéré de toute norme, parce qu’enfantin et innocent, et la liberté propre à Charlot, cet être sur lequel rien ni personne n’a de prise.