Résumé

This paper focuses on the distinction made by Walter Benjamin between the gures of “the winner” and “the vanquished”. What does this distinction imply in practical and political terms? In this respect, the case of Mayotte's relationship to the other islands of the archipelago seems to us quite eye-opening in that today, a deepening rift divides the Mahorans who claim a fantasized “mahorité” – a postcolonial and traditional culture centered around the Mahoran community – and the inhabitants of the Comoros. This division can only play into the hands of neo-colonialists.

Texte

Une différence fondamentale existe entre les « vaincus » (Walter Benjamin) et les victimes. On peut, certes, identifier objectivement des « victimes » (de telles ou telles exactions), mais se subjectiver comme victime, c’est autre chose. Les vaincus ne s’enferment dans aucun destin, et, à l’occasion, peuvent en appeler à une « faible force messianique » (Benjamin) susceptible de leur rendre justice, sans empêcher quelque action relevant d’une forme de vengeance. En ce cas, si l’on suit Benjamin, il faudrait, semble-t-il, entendre « vengeance » à l’écart de tout ressentiment. Si ressentiment il y avait, il s’agirait d’un simple appel à une inversion du rapport de forces de nature réactive – rester sur le même terrain de lutte, mais en faisant du perdant le vainqueur. Au lieu de cela, l’appel à une « faible force messianique » implique que les vaincus ne cherchent pas à occuper, mécaniquement, ni d’aucune autre manière, la place des vainqueurs. Les vaincus ne visent pas les mêmes objectifs que les vainqueurs, pas plus qu’ils n’acceptent d’utiliser leurs armes. La « faiblesse » de cette « force messianique » montre assez que si les vaincus peuvent l’emporter sur les vainqueurs, ce sera par un changement radical de paradigme. Il ne s’agira pas, alors, de se faire plus fort que le vainqueur, sur son propre terrain (ce qui reviendrait à donner la victoire, au moins symboliquement, aux vainqueurs), mais de faire de la faiblesse ce qui peut renverser la force.

Ainsi, là où le statut de « victime » nous enferme dans la nécessité d’en appeler à un tiers (la victime se définissant essentiellement comme pôle passif de la relation), et, donc, à un tribunal capable de juger du tort commis, en position de neutralité (jugeant à partir du droit), le vaincu ne se défait pas de toute action possible de réparation, se constituant ainsi en pôle virtuellement actif. Ce qui ne signifie certes pas que toute victime (objective) soit mue par une forme de ressentiment. La vengeance, chez Benjamin, semble ainsi devoir être entendue, non comme une forme de ressentiment (où la faiblesse confirmerait sa faiblesse), mais comme une forme de revanche, où la faiblesse peut se faire entendre comme puissance singulière. Rester sur le terrain de la faiblesse, ne pas emprunter les armes du vainqueur, c’est cela qui constitue la force de la faiblesse. Sans cela, la victoire ne pourrait être autre chose qu’un reniement. Au fond, la faiblesse constitue la puissance du mineur. Il ne s’agit pas alors de devenir majeur, mais de miner le majeur de l’intérieur. Jean Genet le disait de façon suffisamment explicite :

Si le prisonnier est un Noir capturé par des Blancs, à cette trame difficile s’ajoute un troisième motif, la haine. Non la haine assez confuse et diffuse de l’ordre social ou du destin, mais la haine très précise de l’homme blanc. Ici encore, le prisonnier doit se servir du langage même, des mots, de la syntaxe de son ennemi alors qu’il sent le besoin d’une langue séparée qui n’appartiendrait qu’à sa nation. […] sa haine de l’homme blanc il ne peut la dire qu’au moyen de cette langue qui appartient également au Noir et au Blanc mais sur laquelle le Blanc étend sa juridiction de grammairien […] Il n’a donc qu’une ressource : accepter cette langue mais la corrompre si habilement que les Blancs s’y laisseront prendre. (Genet, 1991, p. 68)

Le refus d’un devenir-majeur (contradiction dans les termes pour Deleuze) constituerait donc la condition de possibilité d’une victoire des vaincus. Même victorieux, jamais les vaincus (en tant qu’ils ne se renieront pas) n’emprunteront la voie des vainqueurs.

 

Concernant l’archipel des Comores, qui se compose de quatre îles, seul un tour de passe-passe référendaire de la France est parvenu à faire de Mayotte (une de ces quatre îles) un territoire français. Qu’il s’agisse là d’une entreprise néocoloniale, c’est une évidence, mais ce qu’il faudrait interroger, c’est l’émergence (suscitée) d’une subjectivité « mahoraise », faisant du Comorien un étranger à Mayotte. Les affrontements violents, aujourd’hui, à Mayotte, ont bien souvent pour arrière-fond l’idée qu’une « identité mahoraise » distinguerait les Français résidant à Mayotte des dits clandestins, venant des autres îles de l’archipel. Dans ces conditions, il s’agit d’une sécession jouant à l’intérieur du camp des vaincus : bien que Mayotte soit traitée par la France comme une région de seconde zone, apparaît le désir, chez ceux qui se réclament de cette « identité mahoraise », de se distinguer du peuple comorien, quitte à faire appel au gouvernement français (là est occupée la place de la victime), soit pour expulser les supposés « clandestins », souvent en commençant par détruire leurs habitations de fortune, soit en réclamant des lois d’exception, comme l’extra-territorialité de la maternité de Mamoudzou. C’est parce que certains Mahorais s’estiment victimes de l’immigration essentiellement comorienne, qu’ils font appel au gouvernement français, autrement dit à la puissance néocoloniale. En cela, ils oublient le commun statut de vaincus de l’ensemble des ressortissants des quatre îles. On est là face à un phénomène de distinction, dans le sens de Bourdieu, aboutissant, en l’occurrence, à opérer des hiérarchies au sein de la plèbe. Il s’agit là d’un phénomène délétère, comparable à celui que James Baldwin décrivait, et qui concernerait alors un simple retournement de l’oppression :

J’ai beaucoup à cœur de voir les Noirs américains conquérir leur liberté ici aux Etats-Unis. Mais leur dignité et leur santé spirituelle me tiennent également à cœur et je me dois de m’opposer à toute tentative des Noirs de faire aux autres ce qu’on leur a fait. Il me semble connaître – nous le voyons tous les jours, tout autour de nous – le désert spirituel où mène cette route. C’est là une loi si simple et pourtant apparemment si difficile à comprendre : Quiconque avilit les autres s’avilit lui-même. Il ne s’agit pas ici d’une profession de foi mystique mais d’une simple constatation, qui trouve sa confirmation dans le regard de n’importe quel sheriff de l’Etat d’Alabama – et je voudrais bien ne jamais voir un Noir tomber si bas. (Baldwin, 1963, p. 111)

Et le problème, c’est que bien des Mahorais soutenant l’idée d’une « identité mahoraise » sont en effet tombés aussi bas. En effet, ces quatre îles étaient sœurs, entretenant des échanges continus, et, depuis l’indépendance des Comores, Mayotte, administrativement, et de façon plus inquiétante, du point de vue de bien des Mahorais, étant devenue française (département français à présent), ce sont les frères et sœurs des autres îles (parfois littéralement) qui sont devenus des étrangers, pire dans leur esprit, des « clandestins ». De là des pratiques de « décasage » (le fait d’expulser de leur logis, le plus souvent précaire, leurs habitants, parfois en détruisant ledit habitat – quand ce ne sont pas les forces de l’ordre qui opèrent ces destructions), de dénonciation, d’intimidation à l’égard de Comoriens non Mahorais, ou supposés tels (il est arrivé que des cartes d’identité françaises soient détruites, parce que les agresseurs considéraient que ces « Français » n’étaient que des Français « de papier », en fait, bien davantage des Comoriens – du Marine Le Pen (ou du Zemmour aujourd’hui) dans le texte). Il est même arrivé que des Comoriens menacés choisissent de se livrer aux gendarmes français (sachant qu’on les expulserait), plutôt que de prendre le risque de subir des violences de la part de « comités » fonctionnant comme des milices. Bref, il s’agirait, pour les personnes soupçonnées d’être plus ou moins comoriennes, de devoir produire une attestation de « mahorité » - dont on imagine qu’elle ne sera jamais suffisante. Ce dont on les accuse, c’est de vouloir profiter des avantages de Mayotte (même pauvre, Mayotte constitue, dans cette région, un îlot de richesse relative), autant dire des avantages que le rattachement de Mayotte à la France procure à l’île.

Dans cette optique, il est évident que ces identitaires mahorais épousent la cause du vainqueur. Jadis colonisés (aujourd’hui néo-colonisés), qu’ils le veuillent ou non, qu’ils en aient conscience ou pas, ils font leurs les « valeurs » des colonisateurs. Du fait de l’enrichissement (tout relatif) de l’île, relativement aux autres îles de l’archipel, ils tendent à constituer Mayotte en une forteresse comparable à celle de l’Europe à l’égard des ressortissants extra-européens – de manière toute relative, dirions-nous, car Mayotte constitue le département français le plus pauvre. Au lieu de se questionner sur le déséquilibre économique introduit par la présence de la France dans l’Océan indien (vis-à-vis des Comores et de Madagascar en particulier), ils tendent à faire des « étrangers » (dénomination entérinant le coup de force français ayant démantelé l’archipel) des profiteurs, notamment en ce qui concerne le fantasme de femmes comoriennes venant systématiquement accoucher à Mayotte, de façon à ce que leur enfant bénéficie de la nationalité française.

Ces tenants du pseudo-concept de « mahorité » n’hésitent pas, à l’occasion, à traiter les travailleurs comoriens comme des étrangers qu’on peut exploiter sans vergogne. C’est ainsi que certains propriétaires font travailler ces dits clandestins, notamment dans le bâtiment, et, au moment de devoir les payer, les menacent de les dénoncer (ce qui conduirait à leur expulsion), s’ils insistaient pour toucher leur salaire. Ces Mahorais – qui, redisons-le, ne représentent qu’une partie de la population mahoraise – ont vite appris du colonisateur de naguère, et de l’actuel néo-colonisateur. Cet exercice de la violence à l’égard des Comoriens constitue une forme indéniable de rupture de fraternité. Et cela, moins parce que les uns et les autres appartiendraient à une même nation, mais beaucoup plus parce qu’ils sont les uns et les autres du côté des vaincus. Ce divorce au sein des vaincus est peut-être la pire trahison qui soit – il revient à faire alliance avec le colonisateur (le vainqueur), contre ses frères de misère, endossant ainsi les habits du vainqueur (notamment en en appelant au droit français pour que le droit du sol n’y soit plus la règle).

J’ai enseigné trois ans à Mayotte, et, à la fin de mon séjour, j’ai reçu des menaces et intimidations, alléguant de ma sympathie pour les Comoriens (me prêtant des rapports sexuels avec des Comoriens – ce qui écartait l’idée que mes motifs eussent pu être politiques). S’exprimait là toute la haine à l’égard de quiconque (je m’exprimais alors sur un blog Médiapart) pouvait exprimer quelques réticences, pour le moins, à l’égard des pratiques de décasage, et des violences exercées à l’encontre de qui était supposé être d’identité comorienne. Cette chasse à l’étranger, et à ses prétendus suppôts, rappelle bien, à cet égard, les pratiques colonialistes. La plainte déposée après ces menaces de mort ne fut suivie d’aucun effet, tout comme les pratiques de décasage furent envisagées d’un œil indulgent par les forces de l’ordre, laissant faire. En cela, la puissance, néocolonialiste, de la France semblait confortée de l’intérieur de la zone colonisée. Métropolitain à Mayotte, j’étais discrédité, supposé ne rien connaître aux subtilités de l’archipel, et le même reproche était adressé à celles et ceux qui n’avaient pas mis les pieds à Mayotte. Perdant à tout coup ! Seuls des Mahorais (vécussent-ils à Marseille – ma contemptrice principale y résidait) – et encore des Mahorais non soupçonnés de « complicité » avec les Comoriens - étaient censés y comprendre quelque chose.

On entre là sur un terrain miné, où seuls les autochtones autorisés auraient une vision juste de la situation – ce qui suppose déjà un tri entre ces dits « autochtones ». Aurait-on le souci de s’immerger dans cette culture (y compris, pour certains, dans sa langue), il nous manquerait toujours l’appartenance identitaire. Bref, seuls le sang et le terre ne sauraient mentir. Certes, je n’inclus pas, loin de là, tous les Mahorais dans ce constat (il est toujours utile de le préciser et de le redire), et il est évident que nombre d’entre eux ont continué à suivre les principes ancestraux de la fraternité et de l’hospitalité. Mon accusation ne concerne que les Mahorais identitaires (dans le sens de la fantasmée « identité mahoraise »). D’ailleurs, même en se plaçant sur ce terrain maurassien (le sang et la terre), l’idée d’une supposée mahorité constitue une absurdité. Il y manque bien l’élément marin (l’océan Indien), qui constitue le lien fondamental entre les quatre îles de l’archipel, élément qui s’est transformé en nœud poignant de la discorde, devenant un cimetière où tant de Comoriens ont péri, depuis l’adoption du visa Balladur.

Les identitaires mahorais ne sont certes pas littéralement des Blancs (dans le sens de « colonisateurs »), mais leur mépris à l’égard des Comoriens est homothétique à celui des colons envers les Noirs. Dans le cadre de la lutte des classes, Marx n’envisageait jamais les prolétaires comme de futurs dominants – ce qui ne signifie certes pas qu’il ait été sans reproche, notamment à travers cette rupture dans la plèbe qu’il opérait lui-même, à l’encontre du Lumpenproletariat. Inverser seulement le sens de la domination, c’est reproduire le schéma même par lequel on a été opprimé. Contre l’évidence administrative (Mayotte est devenue département français), il s’agirait de faire jouer les ressorts de la fraternité. Et ces ressorts, heureusement, jouent à l’occasion, notamment à travers le fait que des Mahorais puissent se cotiser pour faire revenir à Mayotte tel ami, tel parent, expulsé de l’île, comme « clandestin ». Il est intéressant de noter, par ailleurs, que nombre de Mahorais se revendiquant d’une identité mahoraise ne se considèrent pas comme Africains (dénomination qu’ils jugent souvent péjorative), à l’inverse de bien des Mahorais accueillants à l’égard des Comoriens. Dans ce dernier cas, de l’appartenance à l’Afrique, il s’agit moins d’une position identitaire (qui peut exister) que de la conscience du fait que les Africains ont partie liée, dans une lutte contre le néo-colonialisme, étant en cela unis comme vaincus de l’histoire.

Dans un texte de 1958, pendant la guerre d’Algérie, donc, Franz Fanon insistait sur la différence qui existe entre une « véritable libération » et une libération octroyée par le colonisateur :

Ce sont les peuples coloniaux qui doivent se libérer de la domination colonialiste.

La véritable libération n’est pas cette pseudo-indépendance où les ministres à responsabilité limitée voisinent avec une économie dominée par le pacte colonial.

La libération est la mise à mort du système colonial, depuis la prééminence de la langue de l’oppresseur et la “départementalisation”, jusqu’à l’union douanière qui maintient en réalité l’ancien colonisé dans les mailles de la culture, de la mode et des images colonialistes. (Fanon, 2006, p. 122)

Est-il encore temps, aujourd’hui, à Mayotte, pour en revenir à ces préceptes définissant les conditions de possibilité d’une « véritable libération » à l’égard du colonialisme et du néocolonialisme ? La difficulté majeure réside dans le fait que la France a réussi à diviser l’archipel des Comores, institutionnellement, mais aussi en attisant la rancœur de bien des Mahorais à l’encontre des autres îles, naguère encore, sœurs. Ainsi, les violences à Mayotte, exercées contre les Comoriens ou supposés tels, ont atteint un tel niveau que la France (comme puissance d’interposition – rôle qu’elle ne joue pas, et c’est un euphémisme, systématiquement) a réussi à se rendre pour ainsi dire indispensable à Mayotte. Ainsi, la France joue le rôle du pompier incendiaire – attisant la guerre civile, et se présentant comme la puissance capable d’en écarter le déclenchement.

Bibliographie

Baldwin, J., 1963, La prochaine fois, le feu, trad. Michel Sciama, Paris, Gallimard.

Fanon, F., 2006, Décolonisation et indépendance, in Pour la révolution africaine. Écrits politiques, Paris, La Découverte.

Genet, J., 1991, L’Ennemi déclaré. Texte et entretien choisis (1970-1983), Paris, Gallimard.

Citer cet article

Référence électronique

Alain Naze, « Diviser pour mieux régner », K [En ligne], 7 | 2021, mis en ligne le 01 décembre 2021, consulté le 18 mars 2025. URL : http://www.peren-revues.fr/revue-k/1132

Auteur

Alain Naze

Articles du même auteur