Dans un passage déroutant de son autobiographie (Malcom X, 2015), Malcolm X évoque sa découverte de la philosophie en prison, notamment de la philosophie occidentale classique1. Cette rencontre entre le jeune criminel déjà endurci mais engagé sur la voie d’une re-naissance stimulée par une autre initiation (l’enseignement d’Elijah Muhammad, chef charismatique de The Nation of Islam) est d’emblée placée sous le signe de la plus grande des ambivalences. Certes, la lecture de ceux qu’il appelle « les vieux philosophes » contribue, en lui ouvrant de nouveaux horizons, à sa revitalisation spirituelle ; mais d’un autre côté, sa relation à la tradition philosophique occidentale telle qu’il la découvre au fil de ses plongées boulimiques dans la bibliothèque (bien fournie) de la Norfolk Prison Colony a pour égide le différend. Ce n’est pas seulement qu’il entre dans l’espace de cette philosophie par cette porte étroite et rarement utilisée qu’est celle de la prison, plutôt que celle du campus universitaire ; ce n’est pas seulement que cette découverte est le fait d’un plébéien dangereux (et puni) et non pas d’un étudiant en quête de diplômes. C’est que l’évidence s’impose d’emblée à lui que cette tradition, loin d’incarner une quelconque figure d’universalité, a une couleur et une localisation : philosophie de l’homme blanc, philosophie occidentale. L’appropriation qu’il entreprend alors en autodidacte et non pas en étudiant (en lisant des livres et non pas en suivant des cours et en passant des examens) a pour égide la discorde, si ce n’est la guerre : cette philosophie qui lui ouvre de nouvelles perspectives (vistas, dans le texte) est aussi, il n’en doute pas une seconde, profondément solidaire de l’œuvre de mort dont l’homme blanc porte la charge, du tort infini infligé par la colonisation occidentale du monde aux peuples dits de couleur.
La discorde comme matrice ou principe de lecture produit ici d’impressionnantes distorsions perceptives : Malcolm lit tout ou presque (« most of old philosophers »), mais la dispute originelle avec la philosophie blanche le conduit très vite, dit-il, à préférer la philosophie orientale à l’occidentale. Cependant, ce qu’il entend par la première, il ne le dit pas ; en revanche, de la seconde qu’il attache à des noms propres, il se dit persuadé qu’elle emprunte largement à la première, sans reconnaître sa dette. Ce qui le conduit à cette conviction intime : ce qui, dans la philosophie occidentale nous instruit a été, pour l’essentiel, emprunté à la philosophie orientale. La preuve : Socrate (Platon est éludé au profit de son inspirateur) : « Socrate, par exemple, a voyagé en Égypte. Certaines sources disent même que Socrate a été initié à certains des mystères égyptiens. À l’évidence, Socrate a puisé une partie de sa sagesse (« got some of his wisdom ») parmi les sages de l’Orient » (p. 206)2.
Ici se pose au philosophe occidental blanc formé dans le cadre universitaire un redoutable problème de méthode, qui est tout autant une question d’engagement éthique et politique ; rien de plus tentant pour lui que saisir au collet l’autodidacte plébéien en vue de son expulsion séance tenante de la scène philosophique légitimée : son imposture s’établit solidement, dès lors qu’il s’autorise à inventer, pour les besoins de sa propre cause, cet imaginaire déplacement de l’Athénien en terre orientale – pris en flagrant délit d’ignorance, il ne saurait être que renvoyé à ses études… approximatives, inachevées, où l’imagination vient combler les lacunes du savoir.
Le défaut, majeur, de ce verdict sans appel étant qu’il ne fait, au fond, que conforter le philosophe légitimé (établi dans la sphère académique) dans sa position autocentrée, parfaite incarnation du faux universel – qui l’a fait juge, en l’occurrence, si ce n’est le pur décret selon lequel la philosophie est une instance et une institution plutôt blanches, occidentales, patriciennes, savantes, etc. ?
Dans une perspective décoloniale et décentrée, il serait beaucoup plus stimulant de s’intéresser à la façon dont Malcolm, lecteur de Platon (qu’il élude) embarque Socrate (auquel il tend à s’identifier) dans un grand rêve d’émancipation du peuple noir vivant aux États-Unis, un rêve manichéen et sécessionniste qui prend forme à l’époque où il est, dans le même temps, endoctriné par le leader de la Nation of Islam (NOI dans la suite) ; un rêve et un récit, donc, où tous les Blancs sont des « diables aux yeux bleus » et la seule issue à la subalternité institutionnalisée des Noirs est la création d’un État afro-américain, quelque part dans le Sud des États-Unis. Il faudrait alors s’intéresser à la façon dont il agence son rapport à la philosophie occidentale, (et au prix d’un bricolage vertigineux où l’imagination trouve toute sa place) sur le prophétisme d’Elijah Muhammad et le Grand Récit de la Chute, de la réduction en servitude du peuple noir mis en forme par ce dernier.
Pour que Socrate cesse d’être l’alibi philosophique et l’otage du grand Satan blanc, il faut qu’il se soit déplacé vers ce berceau de la civilisation qu’est cet Orient vague où se rencontrent l’Afrique et l’Asie. C’est, plutôt qu’un mensonge délibéré ou un aveu d’ignorance, une poétique, avec toutes les licences qu’elle autorise, un déplacement, une nécessaire transfiguration au fil de laquelle émerge un Socrate oriental, égyptien non moins que grec, un Socrate bronzé – une énergique mythification, si l’on tient à l’envisager à l’aune de la tradition académique et de ses règles – mais qui va permettre d’en faire un personnage, un protagoniste du grand récit de l’émancipation afro-américaine et noire dont Malcolm est appelé à devenir le brillant narrateur.
Il ne suffit donc pas de s’approprier le savoir et les traditions de l’Autre-blanc pour penser sa propre émancipation, il ne suffit pas de lire tout ce qui se trouve déposé dans la précieuse bibliothèque (fournie par un riche philanthrope blanc) de la prison – encore faut-il le saisir dans les serres de ce rêve, de cet imaginaire proliférant que nourrissent les récits des origines, les fables et les mythes sortis de l’imagination fertile du prophète Muhammad et de son maître et fondateur de l’Islam imaginé dont il se fait le promoteur, D. W. Fard3. À un écrivain anglais qui lui demandait quelle avait été son alma mater (université dans laquelle il aurait été formé), un Malcolm déjà doté d’une stature internationale, ayant voyagé au Proche-Orient et en Afrique noire, conférencier réputé, répondit lapidairement : « Books ». La prison comme école de lecture : « En fait, la prison m’a permis d’étudier bien plus intensivement que je l’aurais fait si ma vie avait suivi un autre cours et que j’étais allé à l’université ». Le bénéfice de cette formation autodidacte est évident : elle ne formate pas celui qui s’y est astreint comme le fait un cursus universitaire, elle n’a pas fait de lui un assimilé par le savoir et la distinction, un Noir apprivoisé et compatible avec la violence de l’ordre blanc. Elle l’a laissé libre de construire son rêve de re-naissance et de radicale bifurcation du destin du peuple noir. On touche ici du doigt le point de rupture entre ce rêve plébéien et celui de Martin Luther King, équipé, lui, d’une formation de juriste, combattant en faveur des droits civils, partisan de l’intégration de la minorité noire dans la société (alors) majoritairement blanche (d’origine européenne) des États-Unis.
Dans son autobiographie, Malcolm embarque la philosophie (le nom de…) d’une manière qui ne peut que jeter dans le plus grand des troubles quiconque se situe dans le champ de la philosophie universitaire européenne. Le choc suscité par les libertés que prend le révolutionnaire autodidacte noir avec la tradition et les récits autorisés le conduisent à s’interroger sur sa propre position – non pas seulement de sujet, maillon, acteur infime de cette tradition, mais de gardien : de quel droit, s’insurge-t-il, ce délinquant issu des bas-fonds de la pègre de Harlem se mêle-t-il de venir piétiner nos plates-bandes en tirant parti de sa louche renommée pour réécrire une histoire de la philosophie toute imaginaire, taillée à la mesure d’une utopie post-esclavagiste, entièrement hétérogène (et pour cause !) à cette tradition ?
La philosophie universitaire, il faut l’avouer, a une sainte horreur de ce type d’empiètement, d’intrusion auxquels elle est portée à réagir en propriétaire et conservatrice des antiquités. C’est qu’il lui est facile de disqualifier et dénoncer l’amateurisme de formules comme celles-ci :
Schopenhauer, Kant, Nietzsche, bien sûr, j’ai lu tout ça. Je ne les respecte pas ; j’essaie juste de me rappeler quelques-uns de ceux dont je me suis imbibé des théories durant ces années [de prison]. De ces trois-là, on dit qu’ils ont jeté les bases sur lesquelles la philosophie fasciste et nazie a été construite. Je ne les respecte pas parce qu’il me semble qu’ils ont passé l’essentiel de leur temps à discuter de choses qui ne sont pas importantes. Ils me rappellent beaucoup de ces prétendus ‘intellectuels’ noirs à qui j’ai eu affaire – ils passent leur temps dans des discussions sans objet (arguing about something useless – p. 207).
Ce que la philosophie universitaire ne supporte guère, c’est la brutalité, la trivialité du geste consistant, ici, à changer brusquement d’angle de vue sur la tradition (qu’elle patrimonialise et sacralise), pour statuer : du point de vue de l’émancipation du peuple afro-américain, tout ceci n’est pas si important ou, du moins, cela ne nous apporte pas grand-chose. Ou, pire encore : tout ceci est à mettre dans un même sac et à considérer comme denrée suspecte – pauvre Kant, associé à Nietzsche dans le procès expéditif en proto-nazisme4 !
Ce à quoi la philosophie universitaire manifeste une allergie radicale et définitive, c’est ce genre de question de vrai barbare : mais en fin de compte, ce trésor culturel et spirituel dont vous vous êtes institués les gardiens une fois pour toutes, à quel titre pourrait-il nous importer, nous être de quelque utilité, nous qui aspirons à effectuer ce saut de tigre qui nous permettrait, enfin, de nous émanciper de notre condition de post-esclaves, de ce destin subalterne auquel nous assigne sans relâche l’Amérique blanche ?
Malcolm, dans ce passage où il expédie si cavalièrement la philosophie allemande, procède, comme nous sommes tous et constamment portés à le faire, par association : le bon Kant, le chagrin Schopenhauer et le sulfureux Nietzsche, il les associe spontanément à ces parvenus afro-américains « blanchis » (whitewashed) par leur études universitaires et la promotion sociale (toute relative) dont ils bénéficient dans cette Amérique où les discriminations fondées sur la couleur demeurent un principe instituant. Mais cette association expéditive contre laquelle se cabre d’instinct le philosophe salarié est fondée sur l’expérience davantage que sur le préjugé : la philosophie allemande, c’est le parfum et les joues roses de Noirs cultivés et embourgeoisés dans les États-Unis du début des années 1960, pas une arme de combat – on peut imaginer que, dans la riche bibliothèque de la prison de Norfolk, les livres de Marx n’encombraient cependant pas les rayons…
Malcolm installe ses propres repères dans la forêt immense de la philosophie occidentale (blanche), se demandant : qu’est-ce qui, dans toute cette prolifération discursive, importe vraiment pour nous, pour notre communauté de destin et de combat ? Bien sûr, on objectera à bon escient qu’insuffisamment équipé pour ces lectures ardues, il rate bien des choses qui, bel et bien, pourraient importer (« matter ») pour ladite cause, l’inspirer, l’appareiller, la soutenir… La chose est sûre, mais demeure l’indestructible validité de ce critère de lecture : jusqu’à quel point tout ceci importe-t-il (est-il important) pour nous, pour notre cause ?
C’est, pour ce qui me concerne, ce que je ne cesse de répéter à mes étudiants lorsqu’ils m’interrogent sur la pertinence de leur projet de recherche : does it really MATTER – ou bien est-ce juste un joli, un pittoresque petit sujet pour une élégante petite recherche en vue d’une peau d’âne bien lissée ?
Ce qui est incommodant pour le philosophe salarié (Joseph Ferrari), dans ce passage de l’autobiographie, c’est qu’il le contraint à se poser la question : la question qu’il pratique a-t-elle une couleur ? Ou plus précisément : où et comment se situe-t-elle dans le paysage du color divide – aux États-Unis, ici, mais aussi bien dans le monde post-colonial européen, dans une France qui ploie sous le fardeau de son héritage impérial comme sous celui d’une maladie héréditaire ?
On pourrait tout aussi bien dire que Malcolm dont les universités ont été le vol en bande organisé, le trafic de drogue, les paris clandestins, la prostitution, les bars et les bas-fonds de Harlem, Malcolm qui, pendant toutes les années de ce qu’il décrit lui-même comme celles de sa chute, sa déchéance et son absence à soi-même, n’a jamais ouvert ni un livre ni même un journal -–ce Malcolm qui découvre la lecture en prison en même temps qu’il s’ouvre à la « vérité » propagée par l’enseignement d’Elijah Muhammad, n’est pas équipé pour entrer dans le monde dense et exigeant de la philosophie allemande – Kant, ses successeurs et détracteurs. Alors, il les feuillette et les abandonne vite au profit d’autres lectures plus accessibles – History of civilization de Will Durant, Outline of History de H. G. Wells, Souls of Black Folk de W.E.B. Dubois… Mais est-ce ici le plébéien (présomptueux, forcément présomptueux, et trop pressé…) qui n’est pas à la hauteur ou bien la philosophie savante qui, sans relâche, crée ses propres – et draconiennes – conditions de sélection et d’exclusion, en administrant au descendant d’esclaves (qui porte sur son corps et dans son sang la marque du viol de la femme noire par le maître blanc5) la preuve qu’il n’est, décidément, pas à la hauteur ? Dans la bibliothèque de la prison où il finit de purger sa peine, Malcolm est venu à la rencontre de la trinité mythique de la philosophie allemande – et s’est senti rejeté. Alors, forcément, il se venge en faisant sienne la version la plus simplifiée de la mauvaise réputation : ces trois-là, de toute façon, sont les pères spirituels du fascisme et du nazisme, maladies et perversions du pouvoir blanc par excellence…
Quelque chose cependant fait que Malcolm, en dépit de ces déconvenues, ne peut pas en rester sur cette dispute, cet échec, sur cette rencontre ratée. Il lui faut alors inventer une nouvelle et impressionnante distorsion, comme pour signifier que non, décidément, congédier d’un geste définitif la philosophie occidentale n’est pas si simple. Alors, il écrit ceci :
Spinoza m’a impressionné pendant un certain temps (for a while), quand j’ai découvert qu’il était noir. Un Juif espagnol noir. Les Juifs l’ont excommunié parce qu’il se faisait l’avocat d’une doctrine panthéiste, quelque chose comme « Dieu comme totalité » (the allness of God) ou « Dieu en toute chose ». Les Juifs ont organisé un service funèbre pour Spinoza, signifiant par là qu’il était mort à leurs yeux ; sa famille a été chassée d’Espagne, ils ont fini en Hollande, je crois. (p. 208)
Ici, comme dans le cas de Socrate, l’approximation (pour dire le moins) est ce qui fait sens : Spinoza se doit d’être accueilli dans le corps de la race noire, race opprimée mais promise à la plus glorieuse des résurrections, pour devenir un allié, un frère, si ce n’est un penseur de l’émancipation vivant dans la vérité de l’Islam. Spinoza « impressionne » parce qu’il est un « Juif noir » et persécuté à ce titre par sa propre communauté. Sa condition noire est inséparable de sa philosophie, le panthéisme, en tant que celle-ci est, aux yeux de sa communauté, le signe et la marque de son hérésie. La philosophie de Spinoza est stigmatisée parce qu’elle est « noire », tout comme il est excommunié parce qu’il est un Juif noir venu d’Espagne – un « oriental », donc. La guerre des races, la blanche et la noire en l’occurrence, se retrouve dans la figure de Spinoza, elle en traverse le destin tragique.
L’anamorphose est ici violente, spectaculaire – mais en un sens, elle se soutient. Effet symbolique de l’astigmatisme résultant des lectures assidues de Malcolm sous le faible éclairage d’une veilleuse durant ses nuits encellulées (d’où les lunettes à monture épaisses qui, à partir de sa sortie de prison, deviennent indissociables du personnage public), elle survient ici à point nommé pour nous rappeler cette vérité effacée sur l’ardoise magique du grand récit occidental après la Seconde guerre mondiale : cela ne fait pas si longtemps que ça que « les Juifs » sont devenus (ont été adoubés et reconnus comme) des Blancs à part entière – avant, ils étaient plutôt des « Orientaux » à l’exotisme variablement prononcé ou atténué. Lorsque, dans les années 1960, les Juifs séfarades, en provenance des pays du Maghreb et du Proche-Orient, affluent vers l’État d’Israël, ils sont couramment et péjorativement désignés par l’« aristocratie » ashkénaze qui se voit comme fondatrice et propriétaire du pays en tant que « noirs », que leur teint mat désigne comme des Juifs de seconde classe, plus proches que des Arabes, en vérité, que des Juifs européens. Aujourd’hui encore, les Falashas, Juifs éthiopiens établis en Israël à partir de la fin des années 1970, les Juifs yéménites se heurtent à toutes sortes de préjugés et de discriminations imputables à la couleur de leur peau (Bessis, 2021).
Le « Juif noir » que Malcolm voit s’incarner dans la figure de l’auteur de Spinoza est continûment une figure contentieuse, tant culturelle que politique. À travers elle, l’enjeu du color divide vient parasiter l’imposante « question juive » de la plus incongrue des manières. La « vista » de Malcolm consiste ici à opérer une suture expresse entre un différend interne au monde juif et la question de l’émancipation de la « nation » noire aux États-Unis. Spinoza devient en quelque sorte, sous sa plume, l’ancêtre symbolique de ces Juifs marocains, yéménites ou irakiens que l’on saupoudre de DDT à leur arrivée en Eretz Israël, aux heures des premières vagues d’émigration massive de ceux qui vont devenir par la suite la base électorale des promoteurs du « grand Israël » et de l’apartheid institutionnel (le Likoud et sa sinistre postérité).
Mais au-delà, le point de suture, c’est la figure du philosophe qui, pour entrer en phase avec la cause afro-américaine, se doit de devenir un juif noir, figure limite, étrange centaure propre à pulvériser toutes les taxinomies raciales et culturelles. Ce faisant, cependant, Malcolm se livre au passage à l’opération la plus scandaleuse et irrecevable qui soit, du point de vue de la tradition universaliste et humaniste de la philosophie occidentale : il fait entrer sans ménagement le color divide et le critère de la race dans le champ de la philosophie, il essentialise et catégorise l’auteur de l’Éthique en le désignant en premier lieu comme un philosophe noir – juif-noir. Au terme de cette opération d’une grande violence symbolique, Spinoza devient un philosophe « de couleur » et qui, au demeurant, serait plutôt panthéiste. Or, le propre de toute philosophie occidentale, universaliste et humaniste, c’est de s’afficher comme magnanimement color blind, indifférente à la couleur et de ne s’intéresser qu’aux doctrines, aux concepts, aux théories et aux systèmes, aux livres qui, par définition, sont sans couleur et sans race. Malcolm, fantasmant ici un Spinoza noir, est, en vérité, prophète en son pays – et au-delà : il anticipe sur les decolonial studies qui font aujourd’hui les beaux jours des campus états-uniens en s’attachant à restituer leurs couleurs aux idées, aux doctrines, à la pensée.
En termes simples, nous dirons que l’opération que réalise Malcom sur un mode particulièrement fruste et plébéien, tant à propos de Socrate que de Spinoza, s’appelle un détournement. Le geste prohibé par excellence et qui, du côté des spécialistes qualifiés, ne saurait susciter qu’un haussement d’épaules définitif6… Mais voyons, nous les membres du club, avons-nous bien réfléchi au statut du détournement dans l’exercice de la philosophie universitaire, dans la façon dont nous redéployons l’héritage (le patrimoine) en tant que matière à enseigner ? N’est-ce pas une trop facile commodité que la façon rituelle dont nous relevons, précisément, l’exemple caricatural du détournement de Nietzsche par les nazis comme la plus détestable des opérations ? Avons-nous toujours résisté, en France, à la constante tentation de nationaliser le bon Descartes ? Et de l’intraitable Rousseau, n’avons-nous jamais fait un des pères fondateurs de la protoplasmique et souvent patibulaire démocratie libérale d’aujourd’hui ? Et ce pauvre Foucault, tiré à hue et à dia entre Pères de l’Église et post-hippies des campus californiens ? Ne passons-nous pas notre temps à détourner (d’une introuvable orthodoxie ou vérité établie) nos personnages de prédilection dans l’usage que nous faisons du theatrum philosophicum ?
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La suture opérée ici par Malcolm entre le signifiant juif et le signifiant noir recèle, rapportée au contexte états-unien, des ressources inépuisables. Dans un passage de leur biographie de Malcolm X (Payne, 2021), Les et Tamara Payne relatent dans le détail une rencontre secrète entre une délégation de The Nation of Islam dirigée par Malcolm et des émissaires du Ku Klux Klan, le 28 janvier 1961 – entrevue organisée à la demande du Klan et commanditée par le « Messager » (Elijah Muhammad). C’est qu’à l’heure où le combat pour les droits civiques a le vent en poupe, où l’étoile du pasteur King monte parmi la communauté afro-américaine, les chefs du Klan et la tête pensante de la NOI sont devenus sensibles aux paradoxales convergences qui les rapprochent : là où les premiers s’activent en vue de la perpétuation de la ségrégation raciale, dans le sud des États-Unis, les seconds tiennent pour la séparation, la sécession de la minorité noire, ce qui, de manière évidemment illusoire, semble créer une base commune entre les deux « extrêmes » face aux courants favorables à l’intégration – les libéraux blancs, les modérés ou réalistes noirs.
Selon la doctrine promue par le « Messager » dont la parole est réputée infaillible parmi les membres de la NOI, le Klan est fréquentable dans la mesure où son idéologie et son action incarnent la version la plus honnête de la diablerie blanche – le Klan, c’est la quintessence de la majorité blanche aux États-Unis, l’expression la plus pure et la plus sincère de la position tenue par les blue-eyed white devils dans le champ de la lutte des races. Les dirigeants du Klan, eux, font le calcul que les partisans d’Elijah Muhammad peuvent être, parmi la minorité noire, des alliés manipulables, dans la lutte contre l’intégration. Le « Messager » s’imaginant déraisonnablement, de son côté que le Klan soutiendra le projet sécessionniste de la NOI. Malcolm élude entièrement cette rencontre dans son autobiographie, ce qui en dit assez long sur les souvenirs mélangés qu’elle a pu lui laisser.
À l’issue de premiers échanges à l’occasion desquels les deux délégations se testent et s’observent, le chef des Klansmen, un certain Fellows, en quête d’un terrain d’entente, se lance dans une philippique contre qui lui apparaît pouvoir être une cible commune : les Juifs. Ce ne sont pas les « nègres » (niggras – niggers, avec l’accent du Sud) qui causent tous ces problèmes autour des droits civiques, mais bien plutôt les agitateurs venus de l’extérieur et « les Juifs ». Sans ces interférences « nos nègres », au Sud, resteraient à leur place. Ce sont les Juifs qui leur montent la tête et financent cette agitation. Malcolm intervient alors pour dire que l’Honorable Elijah Muhammad pense qu’en effet les Juifs exercent une influence excessive (undue) sur les Noirs, dans le Nord autant que dans le Sud (des États-Unis).
Traditionnellement, dans la propagande du Klan, l’antisémitisme et le suprémacisme racial dont font les frais les descendants des esclaves sont indissociables. Mais dans cette hallucinante conversation se dessine une configuration nouvelle, propre à compliquer le tableau : l’homme du Klan introduit une distinction entre Noirs du Sud qui se tiennent à leur place, c’est-à-dire acceptent leur condition post-esclavagiste et se plient aux règles d’airain de la ségrégation, et Noirs subversifs, partisans de l’intégration et réclamant les droits civiques – des agitateurs des métropoles du Nord, soutenus par les Juifs progressistes et leur argent.
Cette conversation se situe dans un contexte politique où se dessinent des convergences entre la National Association for the Advancement of Colored people (NAACP) qui impulse la lutte pour les droits civiques et rassemble des Noirs et des Blancs et les libéraux et progressistes qui vont, avec J. F. Kennedy, arriver aux affaires. Dans ce contexte, l’irréaliste rêverie sécessionniste de l’« Honorable Elijah Muhammad » ne pèse pas beaucoup parmi les masses afro-américaines. Signe d’époque, les électeurs noirs se détournent alors du Parti républicain pour lequel ils votent traditionnellement et accordent massivement leurs suffrages au candidat du Parti démocrate, le catholique Kennedy, donc7.
Du point de vue des Black Muslims, l’alliance des promoteurs du mouvement des droits civiques dans la communauté noire avec les libéraux blancs, parmi lesquels nombre de Juifs progressistes, constitue donc le plus grand des dangers – ce qui conduit Malcolm à abonder dans le sens du Klansman. Les Juifs, dans cette configuration, sont passés du côté du monde blanc et ils sont en pointe dans la promotion de ce qui apparaît aux yeux des suprémacistes noirs musulmans comme le pire des pièges et la plus dangereuse des illusions – l’impossible intégration. À Hollywood, ce seront bientôt des réalisateurs juifs qui tourneront les premiers grands films d’intégration des Noirs, musique d’accompagnement cinématographique de la montée du mouvement en faveur des droits civiques – Devine qui vient dîner ?, Dans la chaleur de la nuit…8 Les Juifs progressistes, humanistes, universalistes, ceux d’Hollywood, de New York ou de Washington, en viennent ici à incarner, aux yeux de Malcolm et à l’égal des partisans noirs de M.L. King, les illusions du faux universel – cette autre rêverie inconsistante et mensongère qu’est l’intégration, c’est-à-dire la reconnaissance de l’égalité pleine et entière, dans la société états-unienne, de l’homme (l’être humain) noir avec l’homme blanc, la production des conditions d’une égalité de chances sociales et d’un statut culturel égalisé entre l’un et l’autre. Un demi-siècle plus tard, l’événement que constitue la mort de George Floyd et la scène qui s’agence autour de celle-ci (« Black lives matter ») démontrent avec un éclat particulier à quel point la vista de Malcolm est alors, sur ce point, irrécusable (Alexander, 2010).
L’amalgame suprémaciste produit par le Klan entre les Noirs et les Juifs apparaît ici comme l’arbre qui cache la forêt : c’est précisément dans cet environnement que les destins respectifs de la communauté noire et de la communauté juive se séparent du tout au tout aux États-Unis – les Juifs deviennent tout à fait Blancs, leur position dans les champs économique, social, culturel s’améliore, la figure de l’Holocauste dresse un barrage contre les discours antisémites – un parcours d’intégration exemplaire qui se poursuit sans relâche pendant la seconde moitié du XXe siècle, tandis que la plèbe noire, elle, entre dans l’âge du suremprisonnement et continue à subir, comme jamais, violences policières et discriminations sociales et culturelles de toutes sortes.
C’est sous cet angle que le film tape-à-l’œil de Spike Lee The Klansman9 est néanmoins intéressant : pour autant qu’il travaille désespérément et de la manière la moins crédible qui soit à entretenir le mythe d’une communauté de destin entre Noirs et Juifs aux États-Unis – le jeune flic noir avec la coiffure afro et son collègue-buddy juif s’activant à démanteler une cellule terroriste du Klan avant que ne se produise l’irréparable.
Telle est donc la puissance prédictive du syntagme détonant (et détonnant) « Spinoza noir », tel qu’il survient dans la bouche de Malcolm, pour l’autobiographie. L’oxymore montre ici du doigt la brèche qui s’est ouverte et n’en finira pas de s’élargir au cours des décennies consécutives entre les deux espèces humaines que décriait solidairement le discours suprémaciste du Klan – l’union sacrée de l’Afro-américain intégré (via son devenir-policier) et du juif éclairé devenu blanc et débarrassé du préjugé racial n’apparaît, à la lumière de l’événement cristallisé autour du nom de George Floyd, que comme une pathétique utopie rétrospective et surtout non exempte d’opportunisme et d’une rouerie toute hollywoodienne.
Ce que révèle en pleine lumière l’émergence du mouvement Black lives matter, c’est la persistance du color divide, spectre increvable de l’esclavage. Il est ce qui enferme la minorité afro-américaine aux États-Unis dans une condition post-esclavagiste à géométrie variable mais sans terme. C’est, encore et toujours sur l’horizon rétrospectif de la traite et de l’esclavage que viennent s’inscrire les crimes policiers (quintessentiellement blancs) dont les Afro-Américains sont les victimes électives. En termes d’époque, le suremprisonnement et les violences policières ciblées dont font l’objet les « Noirs américains » sont ce qui atteste non seulement de leur condition massivement subalterne, de ce qui fait d’eux, encore et toujours, pour une grande part, une plèbe – mais aussi des captifs de l’institution imaginaire issue de la traite esclavagiste. L’esprit de ladite « Reconstruction » et du système Jim Crow fait davantage que survivre dans tous ces états du sud où le bunker républicain trumpiste s’active inlassablement en vue de priver du droit de vote les citoyens noirs issus des couches défavorisées.
En ce sens, le pronostic que Malcolm et son maître Elijah Muhammad opposent, au début des années 1960, au rêve progressiste du Révérend King est parfaitement fondé : l’intégration conçue comme ce qui se destine à surmonter, dépasser enfin l’héritage maudit de l’esclavage, n’aura pas lieu. La ligne de démarcation, le point de séparation, de discrimination fondée sur la couleur persistera, prorogeant indéfiniment la condition subalterne et brutalisée des descendants de l’esclavage. Ce que perçoit avec acuité Malcolm, c’est que la démocratie américaine est une institution qui carbure au color divide non moins qu’à ce qu’elle affiche – les droits de l’homme et les valeurs universalistes. Que ce soit la minorité afro-américaine qui fasse continûment et en premier lieu les frais de ce mécanisme ne signifie pas que l’efficace de ce dernier se réduise au « traitement » de l’insoluble « question noire » aux États-Unis. La vague de violences ciblées contre les Asiatiques qui a enchaîné sur l’agitation démagogique de Trump autour du « virus chinois » montre bien que l’opération consistant à séparer le bon grain de l’espèce blanche de tout ce qui est supposé menacer son intégrité est inscrite dans les gènes de l’institution symbolique de la communauté politique aux États-Unis.
Mais d’un autre côté, la perspective sécessionniste et le suprémacisme inversé (la race noire comme creuset de la civilisation humaine aux temps mythiques et glorieux où les Blancs « vivaient dans les arbres ») que Malcolm et son mentor opposent aux illusions inclusives voire assimilationnistes de ceux qui se polarisent sur les droits civiques est tout aussi illusoire, pour ne pas dire aberrante – le KKK tend la main aux Black Muslims dans l’espoir que ceux-ci l’aideront à éliminer physiquement le Révérend King, et ne songe nullement à leur céder un pouce de territoire de la Géorgie ou tout autre état du sud, en vue de la fondation d’une république « nègre »…
En d’autres termes, il n’y a pas d’autre destin pour la minorité noire aux États-Unis que dans cet espace même et dans une coexistence conflictuelle avec la majorité blanche et ses appareils de pouvoir. Dans cette confrontation placée (tout au long de la séquence où Malcolm demeure loyal et inféodé à Elijah Muhammad, soit jusqu’en 1964) sous le signe de la plus vive des animosités, chacune des parties a à la fois raison et tort sur le fond contre l’autre. Chacune d’entre elles a beau jeu de faire la démonstration de l’inconséquence de l’autre – mais au prix, bien sûr, de l’ignorance ou du déni de sa propre inconséquence. Cette figure se situe assurément sous le signe du terrible, du draconien, tel qu’il plane au-dessus de la condition historique de la minorité noire aux États-Unis : tout horizon d’émancipation y porte la marque de ce qui le brouille et l’annule – la séparation, qu’elle prenne la forme du retour en Afrique ou d’une sécession dans l’espace états-unien, est, davantage qu’impraticable, une fantasmagorie, et l’intégration aussi bien est un leurre et un trompe-l’œil, pour autant qu’elle ne saurait être que violemment inégalitaire. Davantage même : fondée sur l’héritage de la discrimination et la ségrégation.
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La forme religieuse des discours enveloppe ces apories de l’émancipation. Elle emporte aussi bien ceux qui partagent le rêve du Révérend King que celui du « ministre » (au sens religieux du terme) Malcolm dans des intensités messianiques et prophétiques fondées sur des variations plus ou moins libres et des montages plus ou moins audacieux d’éléments empruntés à la religion du Livre et aux différentes traditions monothéistes. Ce sont des grands récits, des fables, des mythes, des promesses eschatologiques qui s’entrechoquent et qui enchantent un domaine politique où tout est entravé – ce n’est pas pour rien que, dès qu’un homme public noir commence à exercer un certain ascendant dans sa propre communauté, voire au-delà, les suprémacistes blancs le tuent, sous l’œil plus ou moins complaisant du FBI, à moins que les services de l’immigration ne le renvoient sur son île natale (Marcus Garvey10…).
L’État profond « américain » ne concède pas, dans ces années, le moindre espace à l’action régulière et légale d’une force politique proprement afro-américaine. La rançon de la renommée, c’est la mort violente que les deux frères ennemis d’hier (rapprochés sur la fin de leur vie) M. L. King et Malcolm X ont en commun, ce qui en fait un solide paradigme. Peut-être est-ce d’ailleurs leur perception partagée de cette condition draconienne qui pèse sur toute approche de l’émancipation de la minorité noire aux États-Unis qui, dans les temps qui précèdent leur disparition violente, réduisit l’écart entre les deux hommes ? Ou bien le fait que l’un et l’autre pensent leur combat dans des termes, selon les doctrines et des articles de foi dans lesquels le politique et le religieux sont inséparables – davantage encore, où la politique, constamment, plonge ses racines dans des récits religieux ?
Pour Malcolm, bien sûr, la rupture avec le christianisme de ses parents (adeptes de Marcus Garvey) et son passage à l’Islam de synthèse de la NOI est la bifurcation salvatrice, tant spirituelle que politique, qui constitue la prémisse de sa rupture sans retour avec la figure de l’Oncle Tom : le christianisme, sous toutes ses espèces, est pour lui la religion des Blancs et le moyen par lequel ceux-ci pratiquent le lavage de cerveau (un terme clé dans l’autobiographie) des Noirs, le moyen de leur asservissement sans relâche reconduit. Inversement, l’Islam se définit, selon la doctrine promue par Elijah Muhammad, qu’il reprend à son compte inlassablement, la religion des Noirs, la seule qui soit compatible avec leur auto-affranchissement et en constitue le véhicule – une position qui ne supportera pas l’épreuve de son pèlerinage à La Mecque (1964) où il éprouvera le choc de se retrouver à prier au contact de frères au teint clair et aux yeux bleus…11
Mais aussi longtemps qu’il s’active au service de la NOI et en devient rapidement un propagandiste craint par les uns et respectés par les autres, au point de susciter la jalousie du « Messager », la foi islamique et les disciplines rigoureuses qui s’y rattachent sont le point d’appui solide de sa rupture avec toute perspective d’intégration et d’accommodement avec l’ordre blanc. C’est cette position qui lui permet de tirer à boulets rouges sans relâche contre toutes les formes de collaboration noire avec l’institution et l’establishment blanc – et de trouver un écho parmi les franges les plus radicales de la plèbe noire insoumise et désaffiliée. C’est lorsqu’il s’en prend avec une véhémence inédite et une brillante éloquence à tous ces Noirs professionnels, éduqués, diplômés, polis et qui sont des « corps noirs avec des têtes blanches », formule toute fanonienne, ces Noirs progressistes qui jouent dans le camp des blancs, c’est lorsqu’il lâche ses chiens contre ces Oncle Tom qui, parfois, « parlent avec l’accent de Yale ou de Harvard », qu’il fait mouche auprès des subalternes noirs de Détroit, Chicago, Boston…12
Mais à vrai dire, ces fleurs de rhétorique qui consignent bien une position politique (inflexiblement anti-intégrationniste) ne trouvent leur élan et leur portée qu’à être enveloppées dans toute une théologie dont les approximations trouvent leur compensation dans l’intensité messianique et prophétique. L’Islam noir, négriste d’Elijah Muhammad et Malcolm est résolument ventriloque : c’est Dieu lui-même qui parle par leur bouche, les inspire et montre la voie à chaque instant. C’est aussi une religion tout aussi résolument providentialiste : tout est écrit, la rencontre du « Messager » avec son inspirateur Fard, celle de Malcolm avec l’Islam en prison, et, il en exprime souvent le pressentiment, celle de sa mort violente à venir… Ces intensités troublent plus d’une fois le lecteur d’aujourd’hui ; cependant elles sont ici non pas le soupir de la créature opprimée mais ce qui soutient le saut dans l’inconnu du descendant d’esclaves hors du cercle maudit (l’immémorial) de la subalternité.
Ce qui trouble évidemment à la lecture de l’autobiographie de Malcolm, c’est la combinaison (ou mieux l’indissociabilité) du projet révolutionnaire (pour autant que le projet d’émancipation radicale d’un peuple passant par une dissociation tout aussi radicale d’avec son destin antérieur se désigne comme révolutionnaire) et de la Vérité révélée. C’est Dieu qui parle et manifeste ses desseins à travers la parole du « Messager » et cette Vérité est répercutée de temple en temple par la bouche des « ministres » du chef de la NOI. Ce qui trouble, c’est la chaîne d’équivalence qui s’établit entre La Vérité ainsi consacrée, un projet d’émancipation collectif et une politique révolutionnaire. Nous sommes habitués à nous défier des théologies politiques retranchées derrière les desseins du Tout-Puissant révélées par ses ministres terrestres (a priori suspects de conflit d’intérêts…), à récuser les usages abusifs de la puissance, les faits accomplis et les violences dont elles sont le voile – les colons juifs dans les territoires occupés de Cisjordanie retranchés derrière leurs « c’est Dieu qui nous a donné cette terre » nous ont, à ce propos, suffisamment instruits. Nous sommes habitués à ce que la politique, toute politique, à commencer par une politique révolutionnaire, soit placée sous le régime du délibératif. Nous voulons pouvoir en discuter non seulement les arguments et les développements, mais aussi les fondements.
Or, nous avons affaire ici à cet objet insolite et troublant qu’est une politique révolutionnaire (telle que la conçoit Malcolm du moins : pour le « Messager », la théologie politique serait plutôt une sorte de business sectaire/messianique) non seulement fondée sur des dogmes, des prescriptions inflexibles destinées à régler les conduites des disciples, mais aussi sur des récits mythiques, une rhétorique incantatoire, des rites guindés, des modes de mobilisation et des formes d’organisation qui se tiennent bien éloignés de ce qui s’entend habituellement par une politique révolutionnaire moderne. Même après sa rupture brutale avec Elijah Muhammad (placée sous le régime de l’inexpiable – Malcolm est assassiné par les hommes de main du chef de la NOI), le dissident, dans son autobiographie, persiste non pas à faire de la politique la servante de la théologie, mais son inséparable compagne, ou plus exactement à s’en tenir à une théologie politique dans laquelle l’apparition de nouveaux motifs (comme l’anti-impérialisme, la critique du capitalisme, la question des droits et aussi la réévaluation du critère de la race – la couleur – comme opérateur de la division) ne remet pas en cause le fondement religieux du discours de l’émancipation. Ce mode de liaison persistant entre le religieux et le politique est sans doute l’une des raisons pour lesquelles Malcolm X demeure une source d’inspiration première pour de nombreux courants subalternes, décoloniaux, racisés dans le Nord global et au-delà.
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Le film de Spike Lee, Malcolm X, a donné une impulsion décisive, provenant d’un artiste afro-américain célèbre, à cette opération abjecte par excellence qu’est la transformation en fétiche, en marchandise, en objet du patrimoine d’une figure de l’émancipation dont le différend avec ce qui vise à le muséifier demeure intact autant qu’incandescent. Jamais la réduction de l’irréductible d’un soulèvement, d’un combat, d’une résistance infinie aux conditions de l’industrie culturelle, Hollywood en l’occurrence, n’aura été aussi criante que dans ce biopic tout en glitz, strass et schmalz, version société du spectacle du Black power. Empruntant à l’autobiographie co-écrite par Malcolm avec Alex Haley une collection de scènes à faire, de moments anthologiques, de détails hauts en couleur, ce film entreprend de construire la légende en accumulant les éléments d’un folklore de la révolte à l’usage des jeunes générations, afro-américaines notamment – ce film est entré en 2010 au musée national états-unien, inscrit au National Film Registry pour être conservé à la Bibliothèque du Congrès « pour son importance culturelle, historique ou esthétique ». Mais la suite des événements a montré que si la figure de Malcolm était toujours vivante, c’était bien dans la dimension politique, celle de la persistance du color divide, dans toutes ses manifestations, et dont les violences policières visant les Noirs ne sont que le sommet de l’iceberg.
Ce qu’a fait Spike Lee, parfois, souvent même, mieux inspiré, jadis et naguère, c’est un film en costumes (de zazou, notamment, débauche de ces zoot suits extravagants que Malcolm affectionnait au temps de sa carrière de petit truand à Boston et Harlem), un film tout en décors lavish, débordant de sentimentalité, familialiste à outrance, avec son quota de maîtresses déjantées puis d’épouse aimante et d’enfants charmants, un mélo politique qui accumule les situations dramatiques les plus attendues, les coups de menton et le regard inflexible du rebelle – le Malcolm X de Spike Lee, c’est le Autant en emporte le vent de la cause noire et à ce jeu-là, c’est toujours Hollywood qui gagne et le box-office qui se frotte les mains.
On comprendra peut-être un jour mais trop tard, forcément, que ce genre de biopic, je veux dire les biopics prenant en otage de grandes figures modernes et contemporaines du soulèvement, de la révolte, de la résistance et de l’insoumission (Che Guevara, Marx, Gandhi, Rosa Luxemburg, Mandela…), c’est, du point de vue aussi bien des exigences de l’art que du traitement du politique au cinéma, non moins débile que les grosses productions réalistes-socialistes destinées à célébrer la gloire de Lénine, Staline ou Mao. Deux façons aussi vulgaires l’une que l’autre d’éteindre la flamme du combat pour l’émancipation (encore que dans le cas de Staline…) en la noyant dans les eaux tièdes de la muséification. L’acteur qui met son talent (ici Denzel Washington campant un Malcolm « plus vrai que nature ») en imitant les gestes, postures et tics de son illustre modèle n’est qu’un homme de paille s’agitant vainement sur une scène qu’il ne saurait habiter – l’Histoire. Même le Trotsky du talentueux Joseph Losey, avec Richard Burton dans le rôle-titre, ne se tient pas à la hauteur du sujet.
On remarquera au passage que le biopic est un genre manifestement genré, c’est-à-dire destiné en tout premier lieu à retracer les exploits et la carrière glorieuse de héros et figures historiques mâles – en cherchant bien, on trouvera toujours des exceptions, Rosa Luxemburg ci-dessus mentionnée, Marie Curie…, mais elles sont ici manifestement destinées à confirmer la règle : le biopic, c’est ce qui encense toute une gestuelle mâle de l’héroïsme et des actions glorieuses destinées à asseoir la renommée de leurs auteurs. Ce n’est pas pour rien que Spike Lee éprouve des affinités effusives avec l’agitation spasmodique de Malcolm, petit hustler devenu promoteur visionnaire de la cause afro-américaine en particulier et noire en général, plutôt qu’avec le sit-in en tous points bartlebien de Rosa Parks. Cinématographiquement, du moins pour le genre de cinéma auquel s’adonne Lee, le bruit et la fureur malcolmiens, c’est quand même autrement rémunérateur que la longue patience, l’endurance, la stamina de Rosa Parks…
Dans le cas du film de Spike Lee, l’alibi increvable de la transmission de l’héritage et de la propagation de la bonne parole (du rebelle) auprès des jeunes générations pour lesquelles tout cela, c’est « de l’histoire ancienne » dévoile son inconsistance – rien ne se transmet de l’esprit de la lutte et de la résistance avec ou dans ce genre de brouet. Le soulèvement devient pur spectacle et l’étape suivante, c’est le jeu vidéo. Vu à travers la grille « malcolmienne », ce film, c’est le parachèvement de la domestication de la lutte noire par les Noirs de cour au service des industries culturelles. C’est le stade terminal de l’intégration par la culture. Ce n’est pas pour rien que Barack Obama, autre figure éminente du Noir de cour, ne ménage pas ses éloges du film de Spike Lee. Et au bout du bout, l’administration postale états-unienne émet un timbre à l’effigie de Malcolm, événement majeur à l’occasion duquel les fonctionnaires, noirs et blancs, de l’héritage de Malcolm (comme il y avait, en Allemagne de l’Est, toute une bureaucratie culturelle post-brechtienne) viennent communier dans le souvenir et verser quelques larmes…
Le cinéma de Hollywood a toujours été assidu et constant dans la fabrication des mythes et légendes destinés à supporter le roman national, de Young Mr Lincoln de John Ford à MacArthur le général rebelle de Joseph Sargent, en passant L’Odyssée de Charles Lindbergh de Billy Wilder. Comme tout roman national, celui des États-Unis accorde la priorité aux légendes utiles qu’il convient d’imprimer dans l’esprit du public. Mais, pour des raisons liées à la genèse même de cet État-nation fondé sur un génocide, la traite des esclaves, un processus d’expansion continue et sa transformation progressive en machine de guerre hégémoniste, ce roman national-là, en particulier, est spécifiquement criblé, au-delà des mythes et des légendes, de mensonges et d’opérations de suture, là où la mémoire collective est portée à présenter toutes sortes de fuites mortelles, particulièrement expéditives et vulgaires. Le film de Spike Lee qui, contrairement à d’autres, ne produit aucun effort pour détourner la règle du biopic au service du roman national13, est particulièrement caricatural et peu avenant – s’agissant ici d’un révolutionnaire noir, combattant de la cause afro-américaine : il réussit le tour de force d’en faire, in fine, un héros américain, trouvant toute sa place dans le hall of fame de tant de héros américains, toute querelle à propos du color divide oubliée, illusoirement dépassée… Il réussit le tour de force de faire de Malcolm, arraché de force à la généalogie des révolutionnaires et rebelles noirs issus de l’histoire de la traite et l’esclavage (de Toussaint aux Black Panthers en passant par Nat Turner, W.E.B. DuBois, C.L.R. James et tant d’autres), un pèlerin des Droits de l’Homme, œcuménique et apaisé, ayant rejeté la fâcheuse habitude de stigmatiser les diables blancs aux yeux bleus… Un Malcolm normalisé et dès lors parfaitement muséifiable.
Un Malcolm, donc, dont on se demande bien ce qui a pu le faire mourir si jeune et de manière si violente, plutôt que devenir sénateur démocrate du Massachussetts ou du Michigan…