One of the minor annoyances of modern times is a revolution.
Charlie Chaplin, Un roi à New York.
À la mémoire de ma mère
1. L’un des termes qui revient le plus couramment sous la plume des critiques, à propos de Charlot, est mythe (concernant Chaplin, ce serait plutôt génie). Charlot comme mythe, donc, dont rien ne pourrait nous porter à supposer qu’il s’agisse d’un mythe mort, comme ceux qui peuplent l’histoire de France qu’on enseigne aux enfants – près d’un siècle après l’apparition sur les écrans du dernier Charlot, le mythe ne semble rien avoir perdu de sa puissance – et pas seulement parce que les petits et les grands (les seconds davantage que les premiers, peut-être aujourd’hui) continuent de prendre plaisir à accompagner le Tramp dans toutes ses aventures, mésaventures et pérégrinations. Ce qui fait qu’un mythe est vivant plutôt que mort, c’est sa puissance, laquelle se vérifie à sa capacité de rassembler de la communauté – communauté imaginaire, communauté de pensée, communauté esthétique, avec toutes les proliférations discursives et les formes de rassemblement qui s’y rattachent.
Le mythe de Charlot est vivant, puisque ses puissances multiples et hétérogènes continuent de nous affecter, de nous déplacer. Le mythe est vivant, puisqu’il continue à nous envelopper et à nous tenir compagnie dans nos expériences et nos gestes les plus familiers. On pourrait dire qu’il le sera tant qu’il y aura des parias, des exclus, des humiliés et des vagabonds – autant dire qu’il est promis à l’éternité. Mais on dirait qu’il continue de faire époque en un sens plus spécifique, plus sagittal : c’est que notre époque se distingue, (dans notre Nord global tout particulièrement), comme fabrique de parias et d’indésirables. Comme topos de l’inhospitalité. Or, Charlot, c’est le personnage qui met l’hospitalité à l’épreuve et qui dévoile ce qui en est l’opposé – le rejet, la discrimination, l’abandon, le mépris1…
Ainsi, en ce sens, on dirait que le mythe-Charlot est non seulement toujours vivant, mais toujours plus vivant que jamais, tant il prend l’époque par le travers et l’expose à nos diagnostics et nos jugements. C’est sans doute ce qui fait que l’on ne se contente pas de continuer à voir des films de Charlot, mais qu’on les revoit sans cesse, comme pour y trouver une sève nouvelle, chaque fois, et de puissants antidotes contre ce qui, dans l’époque, nous accable.
L’idée serait ici d’une part qu’un mythe vivant est une chose infiniment rare. L’époque, dans ce qu’elle a de futile et de vulgaire, justement, est prompte à galvauder la notion de mythe, à fabriquer du mythe à partir de n’importe quoi, histoire d’en faire commerce. Les mythes ornementaux et dépourvus de puissance courent les rues et peuplent les magazines, mais ce ne sont là que des marchandises frivoles promues par les industries culturelles et le marché de la communication. Des mythes de papier (monnaie), éphémères, des mythes qui ne franchissent pas les seuils séparant une aire culturelle d’une autre ou de toutes les autres, des mythes circonscrits à un groupe de fans – ce ne sont pas là de vrais mythes, tout juste des modes, des engouements, des effervescences. Et Charlot, lui, est décidément d’une autre trempe. C’est sans doute la raison pour laquelle le mot mythe trouve souvent sa place, lorsqu’on l’évoque, dans une chaîne d’équivalence où survient un autre mot-clé, et puissant : universel. L’universalité (supposée) du personnage de Charlot. Ici encore, le terme, souvent déployé à la légère, devra être évalué, soupesé...
L’idée serait donc, d’autre part, qu’un mythe vivant, vraiment et pleinement vivant est par excellence ce qui, tout en nous surplombant, exerçant son emprise et, tout nous mettant en mouvement, se tient hors de notre portée. Ce qui, pour cette raison même, échappe amplement à nos prises et que nous ne saurions mettre en récit que sous les plus expresses conditions. L’idée serait donc que d’un mythe qui conserve toute sa puissance, nous ne saurions saisir que des fragments, dans une approche toujours infiniment partielle, sans espoir de toucher au cœur de l’objet ou de pouvoir en opérer une synthèse. Le mythe vivant, c’est, par définition, ce dont on ne saurait « faire le tour » par une opération intellectuelle, en enchaînant un discours sur lui. Le mythe-Charlot, donc, ici, par excellence.
D’où la forme rhétorique de cet article : une succession de fragments. On pourrait dire, sur un mode légèrement sophistique : des milliers d’articles et de livres ont été écrits sur Charlot, des milliers de conférences, de séminaires et de colloques lui ont été consacrés – et le mythe est toujours là, comme inaffecté par ces innombrables tentatives d’approche et de saisie, se dérobant sans fin et préservant son aura, son mystère. On se rappellera ici la définition benjaminienne de l’aura : « l’unique apparition d’un lointain, si proche soit-il, le lointain est indéterminé ». Le mythe, ici, c’est ce proche si proche, si familier que ses images nous accompagnent sans relâche et qui, en même temps, constamment, demeure insaisissable, échappant à toute définition, à toute appropriation durable, à toute position statique : nous avons tout vu et revu de Charlot, et tout se passe pourtant comme si nous n’avions rien vu ; la preuve : chaque fois que nous le revoyons, c’est un nouvel ébranlement.
2. Dans leur monumentale Histoire du cinéma2, Maurice Bardèche et Robert Brasillach, fascistes notoires et excellents connaisseurs du cinéma muet, écrivent : « Il faut songer que, sans lui (Chaplin ou Charlot, AB), la petite moustache rognée qu’il mit à la mode n’aurait vraisemblablement pas été adoptée comme elle l’a été par des millions d’hommes. Ce fait seul indique une force extraordinaire de suggestion ».
Lisant ces lignes, il me revient, comme dans une illumination, que mes deux grands-pères, à quelques années près parfaits contemporains de Chaplin, portaient, en effet « la petite moustache rognée » sans que jamais je n’aie jamais songé, de leur vivant et au-delà, à opérer le rapprochement avec Charlot – ni l’un ni l’autre dont l’entrée dans la vie adulte s’était éternisée dans la boue des tranchées et qui s’adonnèrent, la paix revenue, au culte du travail n’étaient vraiment des comiques-nés…
Et donc ici, plutôt que parler de « suggestion », comme si les millions d’hommes revenus du front avaient eu à cœur d’imiter Charlot soldat, nous serions portés à opiner que le mythe, en prenant forme et consistance, se matérialise et trouve sa force imagée en se fixant dans des détails. C’est un trait de style, une image de l’époque, une tournure qui se condensent dans la « petite moustache rognée » comme dans d’autres particularités. Ainsi se constitue une signalétique dont le tramp peut devenir l’emblème flottant. Mais il n’est pas vrai que mes deux aïeuls, en adoptant tout naturellement la « petite moustache rognée » auraient songé à se faire un look à la Charlot, comme ces adolescents en rébellion qui, dans les années 1960, se coiffaient à la Elvis ou à la Johnny, adoptaient le Perfecto et les santiags.
Plus subtilement, en équipant son personnage de la petite moustache appelée à devenir iconique, Chaplin a senti, pressenti quelque chose de l’époque. Mais quoi ? Cela demeure bien difficile à détecter, car c’est les profondeurs de l’inconscient collectif de celle-ci (à supposer qu’une telle chose existe) qu’il nous faudrait explorer pour espérer tirer la chose au clair. Peut-être, à défaut de solution à l’énigme, une piste s’ouvre-t-elle du côté de Hynkel, le double maléfique du petit tailleur juif3 dans The Great Dictator. C’est que le premier présente en effet cette caractéristique d’emprunter au personnage de Charlot un seul des accessoires constitutifs de sa distinction – pas les big flat feet, le chapeau melon râpé, la canne flexible – mais bien la « petite moustache rognée ».
Chez Hynkel et son modèle transparent Hitler, cet accessoire tend à imager sous la forme la plus intensive qui soit ce qui désigne le personnage en propre – le ressentiment, l’esprit de vindicte, l’appétit de revanche, la paranoïa, la mégalomanie, la fuite dans l’imaginaire – tout ceci trempé dans le creuset de la défaite, de l’apocalypse – le monde des tranchées comme fin du monde. La « petite moustache rognée » devient ici l’emblème de la vie mutilée de toute la génération qui a été emportée, brûlée, asphyxiée par le souffle de la Grande guerre ; c’est dans un monde de mutilés que sont revenus à la vie « rognée » ceux qui ont survécu. Certains ensauvagés, féroces, ivres de vengeance et proprement délirants, comme Hynkel et son modèle, d’autres, le grand nombre, « simplement » humilés, sonnés, muets (Benjamin) et adonnés à la routine des jours jusqu’à la fin de leur vie – comme mes deux grands-pères.
La « petite moustache rognée », c’est ce qu’aurait en commun la masse ordinaire des survivants de l’apocalypse, des hommes diminués, jamais vraiment revenus du front et des tranchées, assommés pour toujours par les tirs d’artillerie, hallucinés par le souvenir des charniers, dans l’offensive comme dans la retraite, et puis le monstre, le vampire rugissant et surgissant de ce champ de désolation. N’ayons garde d’oublier que le personnage de Charlot émerge, et avec lui la fameuse petite moustache, pas seulement petite, mais diminuée, réduite à sa plus simple expression, pendant les années de guerre – certes, son inventeur a mis un océan entre lui et le continent où s’opère la tuerie en masse. Cependant, européen lui-même, partisan de l’intervention des États-Unis dans le conflit, auteur de Charlot soldat, il est vivement impliqué dans le conflit. La moustache rognée, dans ce contexte, établit une continuité entre l’homme diminué entendu comme underdog, le plébéien, le chômeur, le sdf, le tramp, bref l’homme sans qualité mis à l’épreuve par la vie civile, dans les sociétés de ce qui est bien déjà une sorte de Nord global et le fantassin des champs de bataille de la Première guerre mondiale, le non-sujet acosmique et flottant de ces sociétés (aux génériques des Charlot, celui-ci est généralement désigné comme a tramp et non pas comme the Tramp, ce qui le signale bien comme l’homme sans qualité par excellence), c’est-à-dire, la masse perdue, la chair à canon. Une solide continuité s’établit entre le premier et le second et c’est, dans Charlot soldat, la petite moustache rognée du quelconque affublé d’un uniforme qui, de la manière la plus ostensible, exhibe le passage d’une condition à l’autre.
L’adjectif « rogné » désigne bien ici une diminution, une soustraction – comme une amputation. Il suffit pour le comprendre de se rappeler les fières moustaches non rognées qu’exhibaient les générations antérieures ! Moustaches philosophiques complètes, excessives et prolifiques, à la Nietzsche, moustaches de pouvoir à la Bismarck, moustaches artistes à la Flaubert… Avec la « petite moustache rognée », il y a de la castration dans l’air – la castration en masse de la génération sacrifiée, celle des tranchées. Ceux qui survivent sont célébrés comme des héros – mais ils ont, dans l’épreuve qui les a réduits à l’état de masse entièrement exposée, perdu quelque chose qu’ils ne retrouveront jamais – la moustache mutilée est l’emblème de ce manque, une marque infiniment plus authentique que toutes les décorations dont s’ornaient leurs boutonnières. La moustache proliférante, aux conditions du virilisme d’époque, c’est le blason de l’expansion de la vie, sous toutes ses formes, de la Grande Allemagne de Bismarck (ou la France de la Victoire de Clémenceau) à la Grande Santé de Nietzsche. La « petite moustache rognée », c’est celui de la génération sacrifiée, celle dont le ressort a été brisé par cette guerre qui n’a de grande que son affinité avec le néant4. Avec Hynkel/Hitler, le sacrifice trouve sa transcendance – le devenir-enragé, monstre, vampire. Hynkel/Hitler, c’est Nosferatu, augmenté de la « petite moustache rognée » volée à Charlot (tout comme les nazis ont volé le drapeau de la révolution, le souillant en y ajoutant cette sorte d’araignée noire et runique qui déploie ses pattes velues et gluantes sur la carte de l’Europe).
3. Bien sûr, le long discours du petit tailleur juif, à la fin de The Great Dictator, consacre la supériorité morale (la victoire) de l’homme démocratique sur le dictateur totalitaire. Mais si l’on s’en tient à cette leçon et aux tons tant soit peu sulpiciens de l’éloge de la fraternité entre tous les humains, de l’esprit de tolérance et de la paix… prononcé par le kleiner Mann, cette leçon demeure un peu courte, sirupeuse, aux limites du kitsch, parfois. Mais ce qui est en jeu dans l’épilogue du film est loin de s’épuiser dans la profération grandiloquente de ce message de teinture humaniste adressé aux hommes et aux femmes de bonne volonté. C’est dans la mise en intrigue de la figure du double et non pas dans l’explicite de la déclaration/proclamation (le message) que le film déploie sa radicalité. Selon une tradition immémoriale, qui n’est pas seulement occidentale, le double est une copie plus ou moins vraisemblable, mais toujours suspecte par un trait ou un autre, de l’original. Le double est un imposteur, un escroc, un imitateur intéressé, un décalque maléfique de celui qu’il imite. L’original se tient du côté du haut et le double du bas, quand bien même, dans le devenir de leur relation, les choses sont appelées à se compliquer.
Le cas de figure le plus simple, c’est le double abject, criminel – Mr Hyde. Mais le plus souvent, dans les proliférations narratives autour de cette figure, ce qui en créé l’attrait, c’est le brouillage des positions originelles : Bardone, le petit escroc, personnage moralement repoussant, qu’un concours de circonstances conduit à entrer dans la peau du Général de la Rovere, héros de la Résistance antifasciste italienne et qui, littéralement emporté par le souffle de l’Histoire, se métamorphose ; imposteur manipulé par l’occupant, le voici martyr offrant sa vie sur l’autel de la cause sacrée de la libération de son pays – ceci, donc dans Général della Rovere, roman de Indro Montanelli puis film de Roberto Rossellini (1959). Retournement, transfiguration – mais à partir d’une situation originelle où l’opposition est tranchée entre le modèle, d’essence aristocratique (le général patriote et résistant) et sa copie (l’imposteur) d’essence, lui, plus que plébéienne encore –, les bas-fonds de l’abjection morale.
On retrouve la même configuration dans Kagemusha, l’ombre du guerrier (1980), film d’Akira Kurosawa : un original d’essence noble (un chef de clan, sage politique et habile stratège, aux temps troublés des guerres intestines qui ravagent le Japon du XVIème siècle) et une copie vile, par excellence, puisqu’il s’agit d’un voleur voué à la mort infâme par excellence – la crucifixion.
Or, il se trouve que le voleur est le sosie parfait du chef du clan, lequel est sur le point de mourir. Pour des raisons stratégiques, sa disparition doit être cachée aux clans rivaux pendant quelques années. C’est dans ces circonstances que le voleur est appelé à servir de leurre en endossant le rôle du général mort, tâche impossible dont, au fil du temps, il va néanmoins s’acquitter avec autant de dévouement que de talent et de sang-froid. Mais ici encore, ces jeux tant fascinants qu’inattendus de l’original et du double supposent une base, un point d’origine solidement établi : l’original se tient du côté de la noblesse, de la distinction (le haut), et le double de l’abjection, la plèbe (le bas).
Or, c’est précisément cette évidence fondatrice que récuse The Great Dictator : le « vrai » sujet de l’histoire (l’intrigue, the plot), c’est le quelconque, celui que l’on désigne à bon escient comme le « petit » (tailleur juif), l’infime, l’homme sans qualité – mais celui qui, pour autant, n’en incarne pas moins les qualités humaines les plus pérennes et les plus authentiques. Le double abject, c’est l’autre, le Diable, le mégalomane hystérique, Hynkel. L’imposteur, c’est celui qui s’est imposé par la terreur au sommet de l’État, le tyran et le sujet qui porte la marque de l’authentique et vit dans la vérité (l’incarne par ses conduites et la profère), c’est l’homme d’en bas, le persécuté, celui que l’étoile désigne à la vindicte publique. C’est donc dans la situation originelle même que se produit le radical renversement des positions du vrai et de l’illusoire, de l’authentique et de la copie, du narrateur et de son imitateur (ou plutôt de sa caricature), du légitime et de l’illégitime et, tout simplement, du bon et du mauvais.
Le renversement auquel procède Chaplin dans ce film est vertigineux : il ne peut être de « sujet vrai » ou de héros que comme quelconque, homme sans qualité ou anti-héros – comme « petit » – par opposition à la « grandeur » du dictateur emporté par la démesure et perdu dans l’ivresse des cimes du pouvoir.
Cette approche de la constitution ou de l’ethos démocratique par l’infime et le quelconque, par l’héroïsme anti-héroïque de l’homme ordinaire exposé à la folie du pouvoir et la brutalité de l’État, est infiniment plus roborative que celle qui s’énonce dans le message-à-n’en plus-finir de la fin du film – le robinet d’eau tiède de l’exhortation pacifiste, humaniste, humanitaire. On remarquera à ce propos que lorsque Chaplin, longtemps rétif au parlant, se décide à s’y convertir (ou plutôt cède devant la pression irrésistible des logiques industrielles et commerciales du cinéma), ses films ne deviennent pas seulement parlants mais terriblement bavards, logorrhéiques, parfois, comme s’il ne fallait pas faire les choses à moitié : à l’homélie du petit tailleur juif fait écho la charge implacable de Monsieur Verdoux contre le capitalisme, à la fin de son procès ou bien encore, dans les Feux de la rampe, les redondantes exhortations adressées par le vieux clown à la jeune danseuse en mal de jambes à ne pas désespérer, aimer la vie, croire en l’avenir et autres flots de bonnes paroles inspirées par le volontarisme et l’énergie chaplinesques – le côté héros positif sentimental, les joues roses du personnage, bref tout ce qui se destine à agréger le consensus le plus large autour de la philosophie de la vie du grand homme et du rituel lâcher des ballons de l’optimisme qui va avec5.
4. Ce qui attesterait irrécusablement la vivacité du mythe est que l’auteur, l’œuvre et les personnages feraient office, dans les temps et les temps, de banque de données : Les Temps modernes, la revue de Jean-Paul Sartre (et quelques autres) fondée au lendemain de la Seconde guerre mondiale, les Charlots, groupe humoristique ayant eu leur heure de gloire dans les années 1970-80 (au cinéma, entre autres), Charlie hebdo (hélas…), le simple fait que, dans la langue française, Charlot soit devenu un nom commun – un charlot, soit un individu peu sérieux, peu fiable – un branleur, quoi… Ces formes multiples et hétérogènes d’inscription du mythe portent bien au-delà du succès d’un personnage et de son nom : elles sont le certificat d’authenticité du faire époque.
5. « Ma mère m’achète un Charlot intitulé Charlot parachutiste : sur la couverture illustrée, les suspentes du parachute ne sont rien d’autre que les bretelles du pantalon de Charlot » (Georges Perec, W ou le souvenir d’enfance).
Cette brève image d’enfance nous rappelle non seulement que le monde de Charlot est une vaste planète, mais que la multitude de parties qui compose celui-ci ne forme pas un tout intégré et moins encore harmonieux : Charlot, ce n’est pas seulement le paria quintessentiel, l’underdog universel, c’est aussi l’un des premiers produits, et des plus lucratifs, des industries culturelles et qui, à partir de l’original cinématographique, se décline et se diffuse sur tous les supports et dans toutes les formes – comic strips, statuettes, objets décorés, musiques et chansons, etc. Charlot, c’est le looser impécunieux, le plus que pauvre souvent affamé, sans logis et acculé à la misère – mais son créateur est, lui, un homme d’affaires avisé, prodigieusement riche dès le début des années 1920. Le cinéma est bien ici, dans une variante saisissante sur une célèbre formule de Marx, cette mécanique prodigieuse qui transmue la misère de la créature en prodigieuse réussite de son créateur et produit ce centaure : l’artiste de génie doublé d’un businessman d’exception.
6. « Charlot, c’est Chaplin, à quelques différences psychologiques et morales près, étant entendu que le génie de Chaplin est d’avoir réussi à conférer à Charlot la grandeur et l’universalité du mythe, selon la formule de Pierre Leprohon » (article non signé in Roger Boussinot, L’Encyclopédie du cinéma, Bordas).
On trouve dans cette citation à peu près la totalité des ingrédients qui composent la doxa chapelinesque : le motif du double ou du doublet Chaplin/Charlot, le génie, l’universel, le mythe. Reste à savoir ce dont serait faite, à proprement parler, « la grandeur et l’universalité du mythe » – ce qui élèverait le génie de Chaplin créateur du « type » (un autre mot-clé de la doxa) Charlot au niveau de l’universel. La réponse survient avec une notice consacrée à Chaplin, dans un autre ouvrage de référence, le Dictionnaire du cinéma américain de Michel Ciment et Jean-Loup Passek, chez Larousse : ce qui caractérise la philosophie de Charlot, dit l’auteur de la notice, Paolo Antonio Paranagua, c’est son « humanisme universel ».
Mais le problème est bien là, précisément – dans la conjugaison du motif (exposé, redoutable) de l’universel avec ce qui, en s’étant imposé comme la dimension la plus consensuelle du cinéma de Chaplin (et de la supposée philosophie de Charlot) n’en constituerait pas moins la partie la plus faible : le fameux « humanisme » passe-partout, sentimental et volontiers larmoyant, ces élans du cœur et ces mouvements de l’âme, ces beaux gestes altruistes et ces romances attendues, ces ritournelles sirupeuses qui, tous ensemble et séparément, ont imposé la marque de fabrique Chaplin/Charlot…
La critique est sans cesse portée à confondre le fait établi que le personnage de Charlot est « universellement célèbre », comme le dit une autre notice, avec l’universalité vraie de l’œuvre ou de ce type, laquelle demanderait à être argumentée, si ce n’est démontrée – comme toujours, cette universalité est proclamée par décret, elle est le fait d’un narrateur auto-institué (en vue de statuer sur l’universel) mais pas moins affecté de traits particuliers pour autant : blanc, issu du Nord global, immergé dans les codes de la culture occidentale, etc. Charlot est ici embarqué dans l’opération performative par excellence, celle qui consiste à postuler l’universalité, à « partir du principe » de l’universalité d’une figure, d’un objet dont, précisément, la condition ne pourrait être établie et fondée qu’à la condition de tests et d’une démonstration.
Ce faisant, c’est une satisfaction que se donne le discours occidental et la façon dont l’Occident prend l’ascendant sur d’autres mondes, d’autres cultures, tout en faisant l’économie de l’examen de la façon dont ses produits subissent l’épreuve du voyage, de la migration transculturelle, des ruptures de niveau, des changements de codes d’un monde à l’autre. Très franchement, je ne sais pas si Charlot a jamais fait rire les enfants au fond de la forêt amazonienne, s’il peut le faire aujourd’hui, je ne sais pas si ces enfants ont accès au dispositif cinématographique et, s’ils l’ont, jusqu’à quel point Charlot les divertit. Ici, la figure de l’universel postulé est inséparable de celle des satisfactions et bénéfices que sont censées procurer aux Blancs (à la classe moyenne blanche planétaire) l’opération conquérante de basse intensité qu’est l’exportation culturelle. On n’en finit pas de confondre l’« universalité » de Charlot avec la conquête du monde par les industries culturelles occidentales. Je rêve donc d’un énième essai consacré à Charlot qui, plutôt que démarquer les précédents, consisterait à aller mettre à l’épreuve ses films devant des publics aussi variés qu’une communauté de vieillards dans un slum de Kolkota, des orpailleurs clandestins de RDC, des enfants de la bourgeoisie rouge de Canton, des détenus d’un pénitencier sibérien, des mères célibataires d’une réserve indienne au Dakota, des enfants des rues de Belo Horizonte, etc.
Observer, analyser, raconter – là, enfin, l’on pourrait parler sérieusement, en connaissance de cause de l’« universalité » de Charlot, au-delà de la portée purement rhétorique de cette ritournelle6. Et il n’est rien, rigoureusement rien, si ne n’est une vague présomption blanche, qui me permette d’anticiper le résultat… C’est qu’entre autres choses, toute la glose que j’ai pu produire autour de la « petite moustache rognée » ne s’énonce et s’entend que sous des conditions historiques et culturelles infiniment particulières – le particulier étant ici, précisément, ce qui s’oppose à l’universel. En d’autres termes : l’universalité postulée de Charlot est-elle soluble dans l’hégémonie culturelle de l’Occident blancocentrique ?
7. On peut lire dans le dictionnaire usuel Quillet-Flammarion, édition de 1959, que Chaplin a « créé le type de Charlot, personnage ridicule et émouvant, en butte aux cruautés d’une société brutale ».
Il me semble que cette synthèse expresse du personnage de Charlot frôle le contresens. Charlot n’est pas une victime et même lorsqu’il est présenté dans des situations incontestablement litigieuses, incommodes, scabreuses – par exemple perdant son pantalon et apparaissant en caleçon, long ou court –, il n’est pas à proprement parler ridicule, pur objet de la risée publique, enfermé et figé dans un rôle qui serait celui du crétin de service, du pauvre type ou du malheureux pétrifié par le regard méprisant que lui jettent les autres. S’il fait rire, c’est précisément qu’il s’en sort, et généralement « par le haut », comme on dit, c’est grâce à sa résilience infinie, à sa capacité d’inventer les lignes de fuite les plus improbables qui lui permettent d’échapper, précisément, à la condition de la victime qui appelle soit le mépris (pour l’infime, le sans pouvoir), soit la pitié (pour le malheureux).
Charlot n’est jamais enfermé dans le ridicule – ceci dans la mesure même où sa traversée des situations les plus embarrassantes, voire compromettantes n’en ménage pas moins l’espace dans lequel sa dignité demeure intacte. Dignité est un mot-clé de la philosophie pratique de Charlot. Ici, la notion de type prend toute son importance. Certes, Charlot est une singularité forte, irréductible à tout autre modèle, pourrait-on dire, mais tout aussi forte est l’exemplarité de cette singularité – la dignité de Charlot irradie, elle est celle du paria, de l’acosmique qui résiste par le rire non seulement aux humiliations ponctuelles, mais à la politique du mépris qui est le régime constant sous lequel se placent les relations entre gens d’en haut et subalternes dans nos sociétés.
Bien sûr, ce motif insistant de la dignité, aujourd’hui tant galvaudé, appartient à l’arsenal de la philosophie humaniste passe-partout à laquelle l’approche consensuelle (et paresseuse) de l’œuvre de Chaplin et du personnage de Charlot tentent de réduire leur puissante singularité. Mais la dignité dont il est ici question prend corps dans un champ agonique, elle se situe toujours du côté de ceux qui se défendent contre le mépris et tout ce qui tend à faire d’eux des subalternes maltraités, exploités, humiliés. C’est une dignité de camp7. On ne peut pas dire à proprement parler que Charlot est un personnage qui choisit son camp, il n’est pas un intellectuel sartrien qui trahit la classe supérieure de propos délibéré, tant sa condition de vagabond, toujours sur le point de repartir (il est celui qui s’en va toujours, dit Philippe Soupault8) s’impose à lui comme un pur destin. Mais c’est précisément dans la façon dont il fait de ce destin une œuvre d’art tissée de toutes les résistances à l’adversité, improvisées au fil des épreuves rencontrées, que le motif de la dignité prend des couleurs.
Devenu inséparable de l’endurance, de la résilience, de l’art de la survie, ce motif tend à faire de Charlot un emblème : celui de la vie du quelconque (de la masse) résistant, envers et contre tout, aux puissances de mort qui conspirent à sa destruction tout au long de l’interminable XXème siècle. C’est par ce biais de la dignité préservée, affirmée trotz alledem, que les films de Charlot communiquent avec les grands récits concentrationnaires – Antelme, Levi, Chalamov… – toutes choses égales par ailleurs. La dignité, ça n’est que la tournure morale de l’endurance de la vie plus forte que l’obstination des persécuteurs. C’est ici précisément que Charlot fait un signe vers l’avant en direction de l’Espèce humaine, tout particulièrement. En tant que ses films sont autant de manifestes contre les puissances de mort qui exercent leur emprise sur le siècle qui inventa le travail à la chaîne et la mise à mort industrielle.
8. « Charlot n’échappe (pas toujours) à la romance, que par l’invincible liberté du burlesque » (André Malraux, L’Homme précaire et la littérature, NRF Gallimard, 1977).
Ce n’est pas si simple, en fait. Bien sûr, il y a, dans les films de Charlot, tout ce côté fleur bleue et ritournelle, ce côté sirupeux et sentimental, qui n’a pas bien vieilli et qui, tantôt fait sourire le spectateur d’aujourd’hui, tantôt l’agace, impatient qu’il est de passer au prochain gag. Mais c’est oublier que ce qui, dans une forme réglée d’avance et parfaitement conventionnelle, se célèbre dans ces moments, c’est le printemps de la vie sous ses traits les plus irrécusables, dans sa forme la plus élémentaire : le fait de tomber amoureux. Charlot, ce n’est pas seulement le type qui ne reste pas en place, c’est aussi celui qui, au premier coup d’œil, au premier échange de regards, tombe amoureux et, dans cet état (second ?) oublie tout le reste, ses ennuis, sa misère, son allure de clochard – et l’inconvénient de n’avoir pas un sou en poche. Cette disposition à la romance (disponibilité pour l’amour) sont inséparables de son énergie et sa résilience – de son amour de la vie. Charlot tombe régulièrement amoureux parce qu’il est tout entier disposé du côté de l’énergie vitale, du côté de toutes les positivités – il se défend, il résiste, il rend, quand il ne peut, coup pour coup, mais il ne se venge jamais, il ignore le ressentiment – il avance, il poursuit son chemin et fait rire au détriment des puissants et des méchants, mais toujours d’un rire qui répare et jamais d’un rire qui humilie – contrairement à son triste et indigne émule Charlie hebdo, le spécialiste du rire qui humilie (les sans pouvoir, ceux d’en bas, les excentrés, de préférence).
Le rire associé à Charlot célèbre la vie qui reprend, qui se relance en résistant aux abus de pouvoir et à l’injustice – et c’est en ce sens qu’il peut faire bon ménage avec « la romance » – cette autre forme, manifestation, de la vie qui se maintient en expansion et déploie ses puissances créatrices en dépit de tout.
On ne dira donc pas ici que le burlesque, associé à la liberté (le rire qui libère, qui ne peut être qu’un rire collectif) serait ce qui nous sauverait de l’ennui de la romance – l’un et l’autre, plutôt, nous emportent, dans des styles ou selon des modalités différentes, dans le courant de la Grande Santé – les jeunes femmes dont Charlot tombe amoureux sont généralement non seulement juvéniles, accortes mais surtout radieuses et palpitantes de vie. On s’intéressera plutôt à la façon dont, dans le montage de chacun des récits, des histoires, petites ou grandes qui font un film de Charlot (de quelques minutes au long métrage), se produisent ces agencements tout à fait singuliers et a priori improbables entre la carpe et le lapin, c’est-à-dire le gag, avec sa mécanique de précision (le fameux « mécanique plaqué sur du vivant »), d’une part, et, de l’autre, la scène de la séduction archi-stylisée, avec tout l’attirail de ses roulements d’yeux, roucoulades et autres soupirs enamourés…
Mais c’est ici précisément que Chaplin trouve sa pleine dimension, en tant qu’inventeur, pionnier du cinéma comme art autonome, doté de ses règles et principes propres. Ce qui rend possible non seulement la coexistence mais la composition dans un même récit de séquences ou « pièces » aussi hétérogènes que le gag et la scène sentimentale, c’est le montage, le rythme. Le récit filmique est saisi et porté par une dynamique, il est un flux dans lequel ces hétérogénéités, ces changements de genre et de style, de rythme, sont rendues com-possibles par le mouvement. En ce sens, le film est un « dispositif » au sens que Foucault prête à ce terme : un montage ou un agencement d’hétérogénéités et qui, néanmoins, constitue un ensemble fonctionnel – ici, une « histoire », un récit. Le film, tel que l’invente Chaplin au fil de la série des Charlot, repose sur des compatibilités qu’exclurait absolument le théâtre ou le roman. C’est ainsi que se dégage un art radicalement nouveau, et qui fait valoir ses conditions propres.
9. Et là, que dire – un enterrement, une profanation ? La preuve que les mythes, les icônes, les héros, toutes et tous, sont en fin de compte solubles dans la marchandise, irrévocablement voués à l’être ? Le passage à la couleur, au bariolé, parachève ici une évolution dont on a aujourd’hui largement oublié la portée : lorsque les premiers films en couleurs sont apparus, cette innovation a été perçue par beaucoup de spécialistes, critiques, cinéphiles comme un appauvrissement, une perte en densité ontologique, une artificialité abusive – plutôt que comme le truchement d’un plus grand réalisme (le point de vue du sens commun : le monde réel nous apparaît en couleurs). La pub de MacDo, c’est le stade terminal de la criarde artificialisation promue par le passage à la couleur : tout est faux et vulgaire dans cette image clinquante : les yeux bleus du personnage, le ruban du chapeau, la canne absurdement transformée en manche de parapluie, le gilet violet – sans parler de l’objet du délit – le cornet de frites aux couleurs du greenwashing de saison…
Évidemment Andy Warhol est passé par là – mais Warhol peint la mort (les affinités de la marchandise avec la mort), il nous met aux prises avec la « société de consommation », il ne se contente pas de vendre des sachets de frites light.
On se demande avec un brin de curiosité : le roi de la malbouffe a-t-il déboursé des sommes folles pour s’offrir ce carnage ou bien l’image de Charlot est-elle tombée de si longue date dans le domaine public qu’elle est ainsi exposée à tous les outrages ? Ce qui est particulièrement toxique dans ce recyclage publicitaire de Charlot, c’est sa métamorphose et sa pétrification en gandin, la transformation du paria en parvenu, avec ses habits de parade neufs et tape-à-l’œil. Le nihilisme du capital tourne ici à plein régime : au fil de cette manipulation du pur signe qu’est devenu ce qui était un personnage, un type toujours en mouvement et en transformation, une singularité quelconque, le forçat de la faim (La ruée vers l’or, etc.) peut devenir l’enseigne publicitaire figée d’un marchand de hamburgers, d’un fabricant d’obèses en série (cf. Supersize Me, le célèbre film inspiré par Michaël Moore, 2004).
C’est donc au prix d’un énergique détournement de cette publicité dégoulinant de ketchup mental que l’on reviendra au réel : en se souvenant que c’est en effet bien souvent aux portes des MacDo (et assimilés) du monde entier que séjournent ces frères d’infortune et descendants du Tramp que l’on nomme aujourd’hui sdf. L’association MacDo/Charlot n’est donc pas totalement oiseuse – à condition qu’on la « remette sur ses pieds » selon la procédure marxienne. Mais cette opération même de redressement trouve rapidement ses limites : Charlot ne faisait pas la manche, il multipliait les expédients et inventait une infinie variété de subterfuges pour assurer sa pitance et repartir d’un bon pas. Il était un vagabond poétique et créatif, pas une victime, ce qui fait toute la différence. Mais il est vrai aussi que son univers était la fiction cinématographique, pas le réel réellement sinistré et infiniment pesant d’aujourd’hui, impitoyable aux fragiles, aux désaffiliés – ce qui, à nouveau, fait toute la différence…