C’est au cours des années 1910 qu’apparaissent au cinéma outre-Atlantique des personnages de vagabonds solitaires et quelque peu malmenés par tout ce qui les entoure. Ces personnages, identifiables par quelques caractéristiques communes comme un pantalon et des souliers bien trop grands, une veste ou gilet trop serré, un chapeau sur la tête ou encore le visage badigeonné d’un maquillage blanc éclatant (car les caméras de l’époque ne donnaient que peu de contrastes à l’image) nous rappellent facilement les premiers pas du cinéma burlesque américain. Parmi ces personnages de films muets, apparus dans un contexte géopolitique complexe et difficile en raison de la Première Guerre Mondiale, à une période où le « monde entier avait besoin de rire » (Keaton, 1984, p. 101), celui de Charlot, personnage créé et incarné par Charles Chaplin est sans aucun doute celui resté le plus à la postérité, s’affirmant non seulement comme la figure majeure du cinéma burlesque, mais aussi comme un des plus fameux noms de l’histoire du septième art.
Les premiers pas de Chaplin au cinéma sont aujourd’hui plus que séculaires. Apparu dans ce contexte de crise majeure, il a su faire rire ses contemporains puis les générations suivantes jusqu’à nos jours, où il ne cesse d’exercer son pouvoir comique. Chaplin, figure incontournable du cinéma, et du cinéma burlesque en particulier, est bien un comique, qui pense et bâtit son œuvre pour provoquer le rire, sans pour autant, naturellement, que ses films soient dénués de fond politique ou d’un propos plus sérieux. Nous verrons de quelle manière se construit le rire dans le cinéma de Chaplin, en analysant différentes caractéristiques du cinéma burlesque, les situations que l’on peut y retrouver, la place de l’action dans la fiction, mais aussi en étudiant le personnage de Charlot et les techniques utilisées par Chaplin pour jouer avec ce personnage. Nous observerons enfin ce qui peut lier ou différencier Chaplin des autres vedettes du cinéma burlesque contemporaines à son époque, ainsi que quelques autres figures, cinéastes, comédiens, artistes apparues bien après lui et qui peuvent se réclamer de son héritage, lequel ne cesse de s’enrichir pas des pratiques parfois extérieures au monde du cinéma.
1. Un cinéma comique par les codes du tragique
Chaplin a évolué au fil d’une longue et prolifique carrière dans le registre comique, et dans le genre burlesque. Le terme burlesque nous vient de la langue italienne et du mot burlesco, lequel désigne un genre de comédie théâtrale comique parlée – contrairement au cinéma burlesque muet – faisant la part belle sur scène à la grossièreté, la vulgarité ou la violence. Vers le milieu des années 1910, quand sont apparus les premiers films muets burlesques, décider d’exploiter au grand écran le registre comique signifiait délaisser le registre épique, qui était alors le registre principalement exploité au cinéma. Les cinéastes burlesques, dont Chaplin, tournèrent alors le dos aux récits d’aventures et aux héros épiques, forts et puissants, capables de nombreux exploits. A l’opposé, Chaplin et les burlesques prirent « explicitement le parti de l’homme faible » (Král, 1984, p. 74). C’est dans cet esprit que Chaplin a conçu et mis au point le personnage de Charlot. Charlot est un petit homme, un vagabond, pauvre et même marginal, la plupart du temps dépassé par les évènements autour de lui. Ce personnage, identifiable à son chapeau melon noir, sa canne et sa petite moustache, en plus de ses grandes chaussures, son large pantalon et sa veste serrée sur sa frêle silhouette représente le parfait contraire de la figure du héros épique, rien que par son allure tout sauf imposante. Charlot est en quelque sorte inadapté à son contexte d’existence, sans emprise sur les évènements et sur le cours de sa vie. Rejeté par le monde social, il ne lui reste plus qu’à errer sans but réel. Les situations dans lesquelles ce personnage se retrouve au fil des différents films de Chaplin – dans un premier temps des courts-métrages d’une vingtaine de minutes avant que les succès ne génèrent suffisamment d’argent pour produire des longs-métrages – ne relèvent pas non plus du registre épique. En effet, la plupart des premiers-courts métrages réalisés par Chaplin mettant en scène le personnage de Charlot prennent pour point de départ une profession, dans laquelle le personnage va évoluer. Le personnage se retrouve de cette façon policier dans Charlot policeman1, employé chez un prêteur sur gages dans Charlot usurier2 ou encore concierge d’une banque dans Charlot garçon de banque3. Cette façon de placer les personnages burlesques dans un nouveau métier différent, pour les faire évoluer dans de nouvelles situations le temps d’un court-métrage se retrouve chez d’autres comiques burlesques de l’époque. Le personnage Malec de Buster Keaton est forgeron dans Malec Forgeron4, le personnage d’Harry Langdon est lui photographe le temps de Smile Please5. Ces situations sont assez éloignées de tout contexte épique : on imagine bien moins un concierge ou un employé de banque réaliser de grands exploits majestueux qu’un aventurier ou un héros militaire par exemple. Aussi, les situations de films burlesques ne durent jamais plus que le temps d’un film, le personnage s’essaiera à une nouvelle profession lors du film suivant. Charlot, finalement, « n’a fait tous les métiers du monde que pour ne s’installer dans aucun » (Král, 1986, p. 120). Comme un enfant qui pourrait au cours de la même après-midi jouer à être sportif, cuisinier, marchand et astronaute, il change d’activité pour les besoins des histoires que Chaplin souhaite présenter. Mais à la différence d’un enfant pleinement investi dans une activité ludique, on ne peut pas dire que Charlot s’épanouisse au travail. « Ses métiers ne représentent au fond pour Charlot que des aliénations passagères », il ne peut rester en place, ne supportant pas le conditionnement que lui impose un métier ou un patron. Surtout, toute tentative de Charlot de s’adonner à une nouvelle profession tourne systématiquement au fiasco. Dans Charlot usurier par exemple, il tente d’examiner un réveil mécanique qu’un client souhaite lui confier contre quelques sous. Il l’observe longuement, d’abord à la façon d’un médecin avec un stéthoscope, puis le démonte pièce par pièce, avant de se rendre compte qu’il est incapable de le remonter et de congédier le client. Puis, alors qu’il est coursé par son patron, il se réfugie dans l’arrière-boutique du magasin et détruit une imposante contrebasse, qui est d’ailleurs bien plus grande lui. En somme, Charlot, à l’instar d’autres personnages burlesques, change de situation « en pratiquant au cœur de ces rôles le même sabotage poétique » (Král, 1986, p. 23). Jusque dans son rapport au monde du travail, Charlot est un vagabond qui ne trouve jamais sa place, ne s’épanouit nulle part et ne trouve nulle activité qui lui corresponde, subissant souvent les brimades de patrons peu tendres face à sa maladresse constante. Il erre symboliquement, d’un métier à un autre, le temps de tout dérégler et saboter. Pour le cinéaste, il s’agit d’un moyen simple et efficace de placer le personnage dans de nouvelles situations pour s’ouvrir d’autres potentialités comiques et ainsi écrire, tourner et réaliser de nouveaux films.
En commençant à dresser le portrait de Charlot de la sorte, il pourrait s’avérer difficile pour qui ne le connaitrait pas de l’imaginer en personnage comique. Charlot n’est que peu, voire pas impressionnant, il est un pauvre vagabond sans-le-sou qui n’arrive pratiquement à rien. A partir de cela, il est tout à fait envisageable de se figurer Charlot comme un anti-héros, un personnage marginal et pathétique puisque rien à première vue ne semble vouloir tourner en sa faveur. C’est là précisément que se met en place une autre caractéristique des films burlesques américains du début du siècle dernier : l’usage des codes de la tragédie, du pathétique, pour générer du comique. « Les forces dont fait fonds le comique sont celles précisément à partir desquelles se définit l’expérience tragique : il ne fait que les affecter d’une dimension euphorique, là où la tragédie les emploie dans leur dimension cathartique. » (Michaud, 2004, p. 56). Autrement dit, les cinéastes du genre burlesque créent du comique en maniant les codes du registre tragique, mais en les exaltants, en les euphorisant. Ils mettent en scène des personnages qu’on aurait envie de plaindre tant ils semblent désemparés parmi leurs semblables, mais aussi vis-à-vis des objets et finalement face à peu près à tout ce qu’ils tentent d’entreprendre.
La subtilité de l’usage de formes tragiques pour générer du comique se situe en fait dans le rythme. Les films burlesques présentent des personnages misérables dans des situations pathétiques, sans jamais vraiment accorder de répit aux spectateurs, et ainsi ne leur laisse pas le temps de s’apitoyer un tant soit peu sur le sort des personnages. Les évènements s’enchaînent à une telle vitesse, à un tel rythme, qu’il devient presque impossible de prendre du recul sur la situation de Charlot ou d’un de ses consorts. Ce rythme est alors déterminant, et même fondamental pour créer le rire. « Le burlesque n’est pas une comédie, c’est une tragédie dont le traitement par excès (de jeu, d’effets spéciaux, de magie, de fantastique, etc.) va “prêter à rire” » (Aboudarham, 2015, p. 37) et pour cela, les auteurs de films burlesques redoublent d’inventivité pour ne jamais cesser de stimuler l’attention des spectateurs, en créant le désordre, la confusion et le chaos en plaçant leur personnage au cœur de cette pagaille et les laissant s’agiter vainement. Puisque c’est « dans le désordre, dans le débraillé et la confusion des éléments que vivent à leur aise et prospèrent certaines formes d’horreur comme de comique » (Jouannais, 2004, p. 89), les cinéastes de burlesque se doivent de maintenir une cadence élevée d’agitation et de cohue, afin de ne pas faire retomber leur récit dans quelque chose qui serait alors davantage de l’ordre du tragique et du pathétique. Charlot se retrouve alors souvent, parfois bien malgré lui, au cœur de remue-ménages extraordinaires. Dans Charlot patine6, il est coursé par une dizaine d’individus, tous sur des patins à roulettes, comme dans une grande parade désordonnée. Dans Charlot garçon de banque, il est au cœur d’une tentative de braquage par une bande organisée. Dans Charlot usurier, il se bat dans l’arrière-boutique avec ce qu’il trouve sous la main. Il faut croire que cette ambiance de chaos quasi-permanent représente le contexte d’existence de ces personnages de fiction. D’ailleurs, comme ils sont facilement reconnaissables et identifiables par le public, « leur présence même est une promesse d’attentat » (Dreux, 2007, p. 12). En les voyant, le public sait très bien que si la situation n’a pas encore dégénéré, ce n’est que parce que le cinéaste prend un temps préalable pour installer un cadre à son récit, comme pour laisser le personnage se faire à la situation avant de l’embraser. Il est finalement impossible qu’il ne se passe rien d’anormal en présence d’un personnage comme Charlot.
2. Charlot à l’œuvre : vitesse et précipitation
Dans cette atmosphère de chaos, le cinéma burlesque ne se contente pas de créer un récit particulièrement rythmé. Il n’hésite pas à faire la part belle à la violence. Les scènes montrant des courses-poursuites, des disputes ou des bagarres impliquant plus ou moins de monde en plus du personnage central, sont légions. On qualifie souvent d’ailleurs ces vieux films burlesques, par métonymie, de slapsticks. Le terme slapstick désignait initialement « un instrument utilisé dans la commedia dell’arte. Bruyant mais inoffensif, il était composé de deux lattes de bois assemblées que l’on faisait claquer sur le dos ou le postérieur d’un comparse » (Coudert, 2000, p. 17). Avec le temps, le mot a été employé pour évoquer la farce bouffonne, l’humour grossier, les situations absurdes, les actions mouvementées… » (Coudert, 2000, p. 17) que l’on retrouve à la pelle dans les films burlesques. Charlot, par exemple, se bat avec son patron lorsqu’il est employé chez un prêteur sur gages dans Charlot usurier comme évoqué précédemment. Mais il va aussi prendre un malin plaisir dans Charlot boxeur7 à assommer plusieurs adversaires sur un ring de boxe, alors qu’il avait auparavant dissimulé dans son gant un fer à cheval, triche manifeste qui lui apporte un avantage certain et lui permet de vaincre à la boxe des adversaires aux carrures bien plus imposantes que la sienne.
Si le rythme soutenu, la course-poursuite, le chaos et la violence font partie des éléments fondamentaux des premiers pas du genre burlesque au cinéma, c’est parce que ces films sont des films d’action. Rien n’est plus important que l’action dans les films burlesques. Naturellement, « tout film est un film de fiction » (Aumont, Bergala, Marie, Vernet, 1983, p. 70) et le burlesque ne déroge pas à cette maxime. Mais pour les cinéastes burlesques, Chaplin en tête, raconter une histoire n’est pas la motivation première au moment de plancher sur l’écriture d’un nouveau scénario. Il est avant toute chose question de chercher à faire rire. Pour Chaplin, penser faire rire passe par trouver un contexte au sein duquel placer Charlot, pour ensuite le laisser se mouvoir, s’agiter et dérégler ce contexte par sa maladresse habituelle. Rien n’est plus important que la présence des personnages, ce qui amène à considérer que le genre burlesque, au cinéma, « fait l’économie de tout attirail narratif pour faire évoluer ses protagonistes » (Beauvais, 2004, p. 68). Chaplin imagine un scénario pour placer Charlot dans un nouveau cadre, et pas forcément en imaginant une trame narrative précise. Une fois l’histoire située, une fois que Charlot a pris la mesure du contexte, « espace, temps et logique sont envoyés aux oubliettes » (Sufrin, 2004, p. 116). Le personnage peut alors se livrer à son exercice favori de semer le chaos partout où il passe, bien souvent malgré lui.
Ainsi, après avoir soigneusement démantelé la figure du glorieux héros épique qui va d’exploit en exploit, pour la remplacer par de petits personnages qui ne sont pas impressionnants et sans cesse malmenés par le cours des évènements, le burlesque opère une seconde déconstruction : celle de la narration linéaire. Avant l’avènement du burlesque sur grand écran, le public de cinéma était habitué à des schémas de narration assez classiques, avec une situation initiale établie, puis un évènement perturbateur. Le reste du récit étant alors consacré à une série de péripéties menées par un ou des personnages principaux jusqu’à l’établissement d’une situation de fin. Après avoir vu un film, le spectateur allait garder le souvenir de la trame narrative, de la succession d’évènements apparus à l’écran, tout en pouvant bien sûr se rappeler plus spécifiquement d’une scène ou d’une action en particulier. Les cinéastes burlesques, en cassant cette notion de narration linéaire, viennent encore davantage perturber les repères du spectateur, lequel, débarrassé de la tâche de suivre un récit pour ne pas passer à côté d’un élément crucial pour la compréhension de la suite du film, peut alors simplement observer les déboires des personnages et se laisser rire.
L’histoire racontée n’est pas au cœur des préoccupations des cinéastes burlesques. Ils cherchent avant tout à provoquer le rire par l’action de leur personnage à l’écran, et établissent les scénarios de leurs films précisément en imaginant ce que pourrait faire dans un contexte en particulier. Chaplin imagine ainsi, plus que des histoires à rebondissements, des situations où Charlot se retrouverait sur un nouveau terrain de jeu. Les situations sont d’ailleurs choisies et travaillées à partir du champ des possibles comiques qu’elles ouvrent. Pour évoquer des films précédemment cités, on peut aisément penser que l’intérêt de placer Charlot chez un prêteur sur gages dans Charlot usurier est qu’il pourra avoir alors de nombreux objets hétéroclites sous la main, ouvrant de nombreuses possibilités pour créer du comique. De même, jucher Charlot et d’autres personnages sur des patins à roulettes dans Charlot patine permet d’accentuer la vitesse des déplacements et d’assister à de nombreuses chutes des protagonistes, créant alors des slapsticks, des farces burlesques quelque peu grossières.
Les films burlesques du début du siècle dernier cherchent à faire rire en plaçant un personnage dans des situations où il pourra faire rire au mieux. Les épisodes comiques sont plus importants que la narration en elle-même, car les films burlesques sont davantage rythmés par les gags que par les éléments qui constituent le récit. Le gag est l’action à l’écran qui provoque le rire. Le principe « fondamental de tout gag est de créer une surprise en trompant une attente. Plus grande la surprise, meilleur le gag » (Coursaudon, 1986, p. 245), et c’est pour amener un maximum de surprises, pour créer un maximum d’attentes à l’image et les berner, que le rythme des films burlesques est tant endiablé. Mettre en place le chaos permet que de nombreuses actions puissent avoir lieu à tout va, et parmi elles un nombre conséquent de gags. La trame narrative, elle, sert à conduire le personnage d’une situation de gag à une autre. Le temps d’un gag, on oublie presque l’histoire dans laquelle ce gag prend place. Un personnage comme Charlot évolue dans une histoire, se déplace, sème le désordre, bouscule à peu près tout ce qui peut l’être. Au fil de son évolution dans le récit, il se retrouve confronté à des situations qui l’empêchent de progresser comme il l’entend : c’est parce qu’un gag potentiel se cache à cette situation précise. Les gags « transforment en évènement le moindre épisode » (Král, 1984, p. 153), le moindre objet placé sur le chemin d’un personnage burlesque, la moindre rencontre, la moindre intrigue peut subitement devenir l’élément central du film le temps de quelques secondes. Le cinéaste va alors pleinement focaliser son personnage sur ce qui représente pour lui une ouverture de possibilités comiques, pour en extraire le maximum jusqu’au tarissement de cette source comique, et ensuite reprendre le cours étriqué du récit jusqu’à la situation prochaine de gag. A titre d’exemple, Charlot en concierge dans Charlot garçon de banque est chargé de faire le ménage. Dans un bureau, il s’apprête à vider une corbeille remplie de papier. Il prend cette corbeille sous le bras mais, à cet instant, il la retourne et les papiers se renversent sur le sol. Il décide alors, par quelques coups de balai, de balancer ces papiers dans le bureau voisin, la porte vers celui-ci étant ouverte. Le plan suivant montre que dans ce second bureau, une autre personne est en train de balayer d’autres papiers sur le sol, en même temps que ceux envoyés par Charlot s’entassent dans son dos, près de la porte. Le balayeur s’en aperçoit et renvoie d’un coup de balai énergique tous ces papiers vers le bureau où se trouve Charlot, qui était alors le dos tourné. En se retournant, il ne comprend pas d’où peuvent venir ces papiers, alors qu’il avait balayé au préalable. S’ensuit une dispute entre Charlot et le balayeur, dispute qui n’a pour origine que de simples papiers sur le sol. C’est là qu’intervient un nouveau personnage, un supérieur hiérarchique de Charlot et du balayeur. Il semble les gronder, mettant un terme à cette querelle, et signifiant symboliquement que la séquence comique débutée par le ramassage de papiers au sol est à présent terminée. L’histoire se poursuit alors, pour aller buter sur la source de comique suivante.
3. Un cinéma rythmé par l’action des corps
Les films burlesques sont des films comiques, qui provoquent le rire en présentant à l’image de nombreux gags et en reprenant les codes de la tragédie dans le désordre et le chaos. Cela conduit les spectateurs, quelque peu désorientés face à ces récits, à rire aux dépens de personnages malmenés, anti-héros malheureux et malchanceux. Ces personnages, comme le vagabond Charlot, apparaissent dans « une lutte permanente et acharnée contre un monde hostile et étranger » (Král, 1986, p. 32). L’environnement autour de Charlot semble le rejeter, que ce soit le monde du travail, évoquant une violence sociale, mais aussi n’importe quel outil ou objet qui se retourne contre lui. Tout est fait pour montrer un personnage sans emprise sur le réel. Pour autant, le burlesque n’a pas inventé le fait de rire aux dépens d’un individu. L’essence même du comique se trouve en fait dans l’idée « d’une dégradation physique et morale » (Baudelaire, 2008, p. 11) d’une personne. Le rire humain est intrinsèquement lié au ridicule et aux mouvements maladroits, non-contrôlés. Henri Bergson semble aller également dans ce sens dans sa théorie sur le rire, expliquant qu’on ne rit pas d’une personne qui s’assoie par terre, mais qu’on rira au contraire d’une personne qui tomberait par terre car ce n’est « pas son changement brusque d’attitude qui fait rire, c’est ce qu’il y a d’involontaire dans le changement, c’est la maladresse. » (Bergson, 1940, p. 2) Et plus précisément, les humains rient de la maladresse d’autres humain, car il n’y a pas de « comique en dehors de ce qui est proprement humain » (Bergson, 1940, p. 2), propos que Bergson appuie par l’exemple d’un paysage : « un paysage pourra être beau, gracieux, sublime, insignifiant ou laid ; il ne sera jamais risible » (Bergson, 1940, p. 2), car il ne porte en lui aucune des caractéristiques propres aux humains. Le fait de rire des malheurs de quelqu’un, ou d’un personnage fictif spécialement conçu pour subir tant de déboires provient du fait que « le comique est signe de supériorité ou de croyance de sa propre supériorité » (Baudelaire, 2008, p. 22). En somme, rire de la dégradation d’un individu, d’une chute ou d’une maladresse, signifie l’expression d’un sentiment de supériorité face à celui qui se couvre malgré lui de ridicule. Face à Charlot, le spectateur ressent une forme de supériorité face à ce personnage, en se disant qu’en toute circonstance, il aurait probablement mieux agi que lui. C’est pourquoi « il faut qu’il y ait deux êtres en présence » au minimum pour le rire, afin de fabriquer le sentiment de supériorité d’une personne sur l’autre. Pour le cas de Charlot, ce sont des spectateurs qui, par milliers, le regardent se démener à l’écran et, de concert, rient de lui. Enfin, pour le cas des « hommes qui ont fait métier de développer en eux le sentiment du comique et de le tirer d’eux-mêmes pour le divertissement de leurs semblables » (Baudelaire, 2008, p. 11), il leur est possible d’incarner eux-mêmes et eux-seuls cette dualité, afin de créer le sentiment de supériorité, en sachant « être à la fois soi et un autre » (Baudelaire, 2008, p. 45). Pour le cas des films de Chaplin, il s’agit alors symboliquement, pour Chaplin le cinéaste, d’être à la fois lui-même, Charles Chaplin, et Charlot, le personnage qu’il a créé. Le spectateur se retrouve à rire avec Chaplin des malheurs du personnage, Charlot.
Chaplin, du reste, occupait un rôle absolument central au cœur de la production de ses différents films. En plus d’être réalisateur, il était auteur, comédien principal, et à partir de la fin des années 1920 et les premiers pas du cinéma sonore, il composait lui-même la musique qui accompagnait l’image de ses films. Chaque œuvre est alors créée comme un « écho de la singulière personne de son auteur » (Král, 1986, p. 61), et porte sa trace tant l’auteur a joué un rôle central du début à la fin du processus de production, laquelle, au moment des premiers pas du genre burlesque au cinéma, était faite avec une certaine part de débrouille. Les premiers films ont été réalisés avec peu de moyens techniques et humains, et des budgets très réduits par rapport à ce que pourra connaître Chaplin par la suite. Les cinéastes burlesques avaient ainsi coutume de réaliser « leurs films en bricoleurs inspirés » (Král, 1984, p. 221), en s’adaptant avec les moyens du bord, pour pouvoir faire avec peu, ou encore en laissant place à l’improvisation sur les tournages. Les scénarios étaient écrits, mais comme l’histoire n’était qu’une forme de prétexte à l’action, les cinéastes burlesques se laissaient toute liberté pour improviser, sortir du script, pouvant potentiellement rencontrer une forme d’accident heureux qui sera gardé au montage final. Pour cette raison, les « cameramen de Keaton avaient toujours pour consigne de “continuer à tourner la manivelle” quoiqu’il arrive » (Coursaudon, 1986, p. 124), de sorte à être prêts à capter le moindre évènement inattendu. Cette idée de films burlesques quelque peu bricolés est plutôt valable pour les débuts de ce genre. A partir des années 1920, Chaplin passe principalement aux longs-métrages, aux productions et budgets bien plus conséquents. Et pour de nombreux artistes burlesques, la perte de cette dimension artisanale « au profit d’une fabrication mécanique et standard, une impersonnalité fatale, on le sait, ternira jusqu’à l’œuvre des comiques les plus inspirés » (Král, 1986, p. 61), comme si la hausse des budgets et l’amélioration des conditions de production rendaient les films plus impersonnels, moins singuliers. Chaplin est peut-être le seul réalisateur burlesque à avoir pu échapper à cela. Ses succès lui ont en effet permis de fonder en 1919, avec trois associés, la United Artists Corporation. Il a alors pu, pour tout le reste de sa carrière, jouir d’une liberté absolue quant à ses choix artistiques, sans répondre aux exigences d’une puissante compagnie de production par exemple.
Pour la création de ses films, Chaplin occupait une place centrale : de la réalisation à la production, de l’écriture à la composition, tout en jouant le personnage principal, celui de Charlot. C’est principalement sous les traits de ce personnage que nous nous souvenons de lui. On ne retient rien de plus d’un film de Chaplin que Charlot, ses actions, ses gestes, ses déplacements. Le burlesque est un cinéma d’action avant tout. « Tout est action dans les vieux films » (Král, 1984, p. 66) et cette action passe principalement par les mouvements des corps sur un rythme soutenu. Il n’y a pas ou peu d’effets spéciaux sophistiqués, ce qui fait que les actions du burlesque sont des actions corporelles. Charlot est un vagabond, pauvre, qui porte en lui, en son corps-même, la violence que cela implique. Chaplin met en scène les « rapports “de classes” entre le déshérité sans pouvoir que représente “Charlot” et les riches qui l’entourent et qu’il raille » (Aboudarham, 2015, p. 17). Le corps de Charlot subit, est malmené. Dans Les temps modernes8, un de ses films les plus célèbres, il subit, comme ouvrier d’une usine, les cadences infernales qui lui sont imposées. Son corps, à force d’effectuer la même tâche répétitive, est marqué : le personnage continue de faire, même hors du temps de travail et de façon compulsive, le même mouvement qu’il est censé exécuter sur la chaîne de production. Plus tard, il est comme mangé par la machine auprès de laquelle il travaille, se retrouvant entraîné dans un grand système d’engrenages. Pour insister sur cette notion de corps qui subit, Chaplin engageait fréquemment un même acteur, Eric Campbell, à la carrure formidable, pour jouer des rôles de personnages qui malmenaient Charlot physiquement, comme un escroc dans Charlot usurier ou encore un caïd que Charlot tente d’arrêter dans Charlot policeman.
Il est important de préciser que c’est bien le personnage de Charlot qui était bousculé, et non pas Chaplin. « Charlot est une création de Chaplin, mais il n’est pas lui » (Godin, 2016, p. 35), il n’est que le personnage des films, le moyen pour Chaplin de montrer ses histoires burlesques. Pour faire saisir cette distinction, Chaplin usait du principe de jeu de la distanciation, qui consiste à montrer au spectateur que le cinéaste ne cherche pas à être le personnage, mais à s’en servir pour son récit. « La distanciation s’oppose directement à l’illusion » (Truchet, 1979, p. 308) et à l’incarnation. Le cinéaste, ainsi, ne créé pas un personnage naturaliste ou réaliste, mais accentue et exagères certains gestes. Dans le cas de Chaplin, la démarche de canard de Charlot, sa façon de rebondir sur un pied en tournant ou ses incessantes grimaces participent à ses exagérations pour la distanciation. Roland Barthes qualifiait ces exagérations de gestus, et l’illustrait en parlant du « geste exagéré par lequel la cantinière vérifie la monnaie » (Barthes, 1982, p. 35). Ainsi, « sans se confondre, le comique et son personnage ne cessent de se relayer et de se soutenir » (Král, 1986, p. 11) et le spectateur opère la distinction, suivant à la fois Chaplin dans les images animées qu’il présente et Charlot dans les misères qui lui arrivent.
4. Charlot, ses camarades et descendants burlesques
Parmi des gestes et attitudes d’exagérations, de Charlot, les grimaces sont également importantes. Son visage, orné d’une petite moustache sous son nez, est sans cesse en mouvement. Charlot s’enlaidit, fait de grands sourires, singe les mimiques aristocrates ou fait les gros yeux. Son visage est très expressif. Ces attitudes, en plus des gestes exagérés, peuvent aussi s’expliquer par la dimension muette des films burlesques. Pour faire comprendre un maximum de choses sans dire un mot, il pouvait être nécessaire selon Chaplin d’exagérer au maximum les situations et les attitudes. Au-delà de l’exagération pour se faire comprendre, les grimaces sont une véritable marque de fabrique du personnage Charlot. Buster Keaton, autre grande figure du burlesque, avait lui l’habitude de réaliser des pirouettes sensationnelles (il était cascadeur avant de devenir cinéaste). Mais dans ses films, peu importe les mouvements de son corps, il gardait toujours un visage parfaitement impassible, son faciès étant comme « l’impénétrable même » (Král, 1986, p. 147). A propos des différences entre son personnage, appelé tantôt Frigo tantôt Malec, et Charlot, Keaton expliquait : « Le vagabond Charlot était un marginal, avec une mentalité de marginal. Sympathique, mais prêt à voler à la moindre occasion. Mon petit personnage était travailleur et honnête. » (Keaton, 1984, p. 116). En effet, il n’est pas rare de voir Charlot commettre des actes violents plus ou moins gratuits, où, comme l’explique Buster Keaton, se montrer voleur. Le vagabond savait ainsi adopter des comportements immoraux, comme s’il ne cherchait finalement pas à respecter les règles d’une société qui le rejette. Le personnage de Keaton, lui, restait plus honnête, mais tout aussi malheureux dans ses mouvements. Cette façon d’être un marginal parfois immoral représente une nuance par rapport à une troisième figure du burlesque : Harold Lloyd. Lloyd se mettait également en scène sous les traits d’un personnage que l’on retrouve dans plusieurs films. Son personnage était lui bien plus aristocrate que Charlot le vagabond ou que celui de Buster Keaton, ce qui ne l’empêchait pas d’être tout aussi maladroit.
Charlot et ses comparses, personnages pionniers du cinéma burlesque, ont marqué l’histoire du cinéma, créant des films singuliers pour l’époque et inspirant des cinéastes sur des générations. On retrouve fréquemment, dans l’histoire du cinéma, des personnages absolument incapables et gauches, et ce malgré l’avènement du cinéma parlant. Peter Sellers, par exemple, a développé un personnage autour des années 1960 dans plusieurs films de Blake Edwards, comme The party9 (1968, The Mirisch corporation) ou dans la saga de La panthère rose qui correspond aux caractéristiques des personnages burlesques américains, le rythme effréné en moins. Chez les personnages de Sellers quand il travaille avec Edwards, « la permanence de l’accident n’est pas une fatalité universelle, seulement elle touche le personnage dans le moindre de ses gestes, jusqu’à devenir un handicap, une infirmité dont il se désole » (Tessé, 2017, p. 45), comme s’il avait du recul sur sa maladresse absolue, qu’il était totalement lucide quant à cela.
Les descendants des pionniers burlesques se retrouvent également hors du monde du cinéma. Parmi eux, Rowan Atkinson a développé le personnage de Mister Bean au cours des années 1990 pour des courts formats à la télévision, avant d’être adapté plus tard sur grand écran. Son personnage, lui aussi, apparaît solitaire et marginal. Il ne parle que très peu, et fait rire avec ses gestes, ses mimiques et sa maladresse, bien qu’il puisse se montrer enthousiaste et astucieux. Bien que les personnages burlesques évoluent quelque peu avec le temps, ils demeurent globalement maladroits et malchanceux, aux antipodes des héros épiques, de leur puissance et de leur faculté à sortir victorieux de chaque situation.
Aujourd’hui, on retrouve des artistes contemporains qui présentent des performances que l’on peut rattacher au burlesque. John Wood et Paul Harrison, deux plasticiens britanniques, ont réalisé en 2008 une série de vidéo pour le Tate modern, intitulée Tateshots. Les personnages, muets, sont par exemple placés sur des chaises de bureau à roulettes dans la remorque d’un poids-lourd en marche, toute repeinte de blanc. Ils sont figés, impassibles, et subissent les mouvements de leur chaise selon le trajet du camion. Plus tard, ils se placent sur des plans inclinés de bois, leur corps glisse lentement. Avec Wood & Harrison, le comique par le geste et le muet restent présents. La lenteur et le flegme des personnages diffère de l’exaltation permanente des pionniers du burlesque. Mais leurs actions mettent en avant une notion fondamentale du burlesque, qui « dépossède l’humain de cette capacité qui lui serait propre : le mouvement volontaire » (Jouannais, 2004, p. 88), montrant des personnages qui subissent toutes les situations.
Charlot est un des pionniers du genre burlesque au cinéma. Il en est également le personnage le plus marquant. Ce petit personnage de vagabond, qui s’agite en silence et dérègle toutes les situations en se s’agitant vainement, a fait rire au début du XXe siècle en incarnant avec ses comparses burlesques une rupture avec le cinéma d’alors. Il n’a depuis cessé de faire rire et on retrouve sa trace aujourd’hui encore chez des acteurs parlants voire chez des artistes hors du monde du cinéma.
Ses films continuent de fasciner et d’intéresser, parfois même au-delà de leur dimension comique. « Si étrange que cela paraisse pour un genre comique, on s’intéresse au burlesque d’abord par nostalgie » (Král, 1984, p. 31), comme si ces vieux films, de plus de cent ans pour certains, représentent quelque chose de grand, au-delà du comique, pour les cinéphiles. Ces films faits avec peu, qui ont pu être numérisées à partir de bobines abimées à l’image floue, comportent quelque chose de mystérieux où il sera toujours fascinant de se replonger. Et même si Chaplin, avec l’avènement du cinéma parlant, a lentement mais sûrement délaissé le personnage du vagabond au cours de son immense carrière, son souvenir reste étroitement mêlé à celui des premiers pas de Charlot.