Les films classiques agencés autour de la figure de Jeanne (Dreyer, Bresson, Preminger... jusqu’aux deux Dumont, Jeannette et Jeanne) ont en commun d’humaniser celle dont la tradition catholique et le légendaire national ont fait une sainte et une héroïne, entre mythe, légende et chromo1. Ces films rôdent autour de l’impossible suture entre transcendance et immanence – la Jeanne inspirée, prophétique, saisie par la grâce et la petite paysanne surgie de nulle part et qui succombe sous le fardeau de la mission proprement surhumaine qui lui est échue – sauver le royaume de France, rien de moins – corps souffrant, âme tourmentée, démunie parmi les démuni(e)s, persécutée par une formidable coalition de puissants...
Ces films, donc, ont en commun d’être habités par le mystère de Jeanne, indissociable de l’aura qui entoure son personnage. Quels que soient leurs approches et angles de vue respectifs, les séquences de la vie de Jeanne sur lesquelles ils s’arrêtent (l’enfance, l’appel, les campagnes, les défaites et l’emprisonnement, la procédure inquisitoriale, le supplice...), ils composent avec le sacré qui s’associe à Jeanne, tant comme figure du roman national français que comme personnage de la foi chrétienne. Le cinéma prend acte ici de la singularité de la bergère devenue sainte et martyre : sa résistance obstinée à la condition ordinaire, qu’elle soit sociale, historique, psychique. Les voix de Jeanne, ça n’est pas soluble dans le plus sûr de lui et dominateur des discours psychiatriques (pas davantage que le mémoire de Pierre Rivière, ajouterait le foucaldien de service) ; ceci, quels que soient les efforts que l’on puisse faire en vue d’opérer toutes les réductions de rigueur aux conditions de notre époque, celles de savoirs qui nous informent et nous instruisent : persistera toujours cet excédent de l’aura et du sacré, se perpétuant envers et contre tous les vents puissants du désenchantement du monde.
On ne fera jamais que se ridiculiser à raconter les aventures et mésaventures de Jeanne comme celle d’une petite bonne femme portée au délire, emportée par la folie des grandeurs et qui se trouve embarquée dans les méandres d’une Histoire trop grande pour elle. Comme dirait Deleuze, le « rêve » de Jeanne continue d’embarquer les apprentis rêveurs les plus divers. Ceci, de la même façon exactement que n’ont laissé qu’une trace anecdotique toutes les tentatives (inspirées par les présomptions scientistes et positivistes du XIXème siècle européen) de ramener Jésus à la condition d’un homme seulement homme, et rien d’autre. Jeanne fait partie de ce club très fermé et très sélect des figures historiques que le plus savant, le plus rigoureux des récits échoue à réduire positivement aux conditions des savoirs modernes – on peut toujours s’y essayer, bien sûr, mais, le faisant, on passera toujours à côté de l’essentiel. Ceci à la différence de la kyrielle de ces dits ou supposés grands hommes acharnés à fabriquer leur propre mythe, entrés dans la légende – mais néanmoins parfaitement historicisables – les César, Louis XIV, Napoléon, Hugo, de Gaulle, Mao – que sais-je encore ? – des hommes, dans leur immense majorité, bien sûr.
Dans Sainte Jeanne des abattoirs, pourtant, Brecht ne se plie pas à ce qui s’énoncerait ici comme une règle ou, du moins, placerait la narration sous un régime particulier – celui d’une relance du mystère d’une Jeanne sensible, à dimension humaine, disputée au légendaire et au mythique (Brecht, 2016). Il s’empare du personnage de Jeanne (car c’est bien ici d’une captation, presque d’un enlèvement qu’il s’agit) pour lui faire subir une réduction tout à fait draconienne. En transposant Jeanne dans l’univers de la boucherie industrielle envisagée comme microcosme de la production et l’exploitation capitaliste dans leur férocité native, Brecht entreprend de la désanctifier, la désacraliser à outrance. Il piétine son aura en la projetant dans la topographie moderne la plus vulgaire et brutale qui se puisse imaginer – la plus grande usine à tuer du monde, où, à une cadence inouïe, les bovins sont transformés en corned beef. Les abattoirs de Chicago sont un enfer terrestre à deux faces : lieu d’extermination industrielle de la vie animale d’un côté, lieu de maltraitance extrême de la vie humaine (prolétaire) de l’autre. Petite soldate d’une l’Armée du Salut qui s’active à désarmer la colère ouvrière en distribuant de maigres soupes agrémentées de chants religieux, Jeanne se trouve plongée dans la grisaille des jours sans pain, dans le microcosme le plus prosaïque et désenchanté qui soit : celui où le vent souffle en tempête sur l’économie capitaliste (la crise de 1929 est le référent immédiat de la pièce), où les entreprises sont au bord de la faillite, les ouvriers sur le carreau, où la révolte gronde et la guerre sociale est à nu.
On pourrait dire que, d’une certaine façon, Brecht fait tomber Jeanne de son piédestal de la même façon qu’Offenbach, dans telle de ses opérettes, destitue les dieux de l’Olympe en les rétrécissant à la dimension de la vie bourgeoise du Second Empire, avec ses petites intrigues, ses combinaisons louches et ses cocus – cette manière de faire passer le haut du côté du bas, le noble du trivial, dans l’esprit du carnaval, tel qu’analysé par Bakhtine dans son essai immortel sur Rabelais (Kracauer, 2018 ; Bakhtine, 1982). Mais il ne s’agit pas exactement de cela : Brecht destitue bien Jeanne de sa position de sainte et d’héroïne, exaltée et constamment enrichie par la tradition, mais il ne le fait pas à des fins de dérision ou, dans le vocabulaire de Bakhtine, de « ridiculisation ». Il s’agit bien de tirer la sainte vers le bas, de la dépouiller de son apparat de sainteté, en ce sens, mais ce bas n’est pas vil et grotesque – c’est tout simplement le réel « vrai » – par opposition à l’empyrée où vivent les dieux (un monde imaginaire).
Brecht dépouille Jeanne de son habit de légende pour la plonger dans le monde de la vie vraie – là où les prolétaires jetés à la rue n’ont plus que leurs chaînes à perdre et sont prêts à prendre leurs exploiteurs à la gorge. En la restituant au réel, en l’arrachant au légendaire, Brecht entend faire de Jeanne non plus un personnage du mystère et de l’édification, mais une figure dialectique. Une figure de la dialectique comme la pièce relève, elle, du genre didactique – une « leçon » sur le capitalisme et ses crises, sur la façon dont le capitalisme apparaît comme une machine qui tourne à la crise – parfaite actualité de la pièce, de ce point de vue, pourrait-on dire.
Jeanne, figure exemplaire de la dialectique : au début de la pièce, elle n’est qu’un élément parmi d’autres de la piétaille qui compose l’Armée du Salut – elle en incarne les illusions philanthropiques et humanitaires, le pacifisme à courte vue, le bon cœur, le dévouement, la dérisoire spiritualité – la duplicité morale et politique, aussi... Et puis, au contact des différentes figures qui peuplent le conflit en cours – ouvriers au chômage et leurs familles, propriétaires des usines, industriels de la conserve, éleveurs, policiers..., elle devient sensible aux éléments qui composent la scène du conflit, elle en reconstitue la configuration. Et elle parle, elle témoigne, sur le vif, de ses avancées dans la compréhension de ce qui est en jeu et en constante évolution sur les lieux de l’affrontement. Ce qui conduit, inéluctablement, à son expulsion des rangs de l’Armée du Salut (les « Chapeaux noirs » dans la pièce).
On s’interroge sur le sens de l’opération conduite par Brecht, consistant à arracher Jeanne à son monde (ou ses mondes) pour la projeter dans un espace-temps entièrement hétérogène à ceux-ci – celui d’une modernité capitaliste apocalyptique (la crise de 1929 contient toutes les prémisses de la guerre mondiale qui vient) placée sous le signe de l’affrontement à outrance des espèces – roi de la viande, industriels de la viande contre plèbe des abattoirs. La réponse la plus vraisemblable est : l’« emprunt » de Jeanne dans cette pièce est un artifice narratif, utile à la conduite du récit, à son agencement dialectique et didactique autour d’un personnage qui évolue de la condition de quelconque désamarré(e) à celle de militante prête à l’engager dans la lutte, au côté des exploités.
Mais c’est une opération d’esprit fort, de libertin, tant soit peu désinvolte et opportuniste – « L’icône religieuse et patriotique des Français ? Voyez ce que j’en fais, moi ! ». C’est une profanation matérialiste dont l’ironie supérieure du titre de la pièce – Sainte Jeanne des Abattoirs – porte la marque distincte – la sainte est une paumée qui, après s’être raccrochée aux Chapeaux noirs et à leur pauvre folklore caritatif, est devenue sensible à l’injustice sociale, à la lutte des classes – mais jamais suffisamment pour percer à jour le double jeu du roi de la viande Mauler (de Maul : la gueule), Mauler, le gueulard, donc, oscillant sans fin entre ses accès de débordante sentimentalité et ses spéculations financières.
Le rapprochement, dans le titre de la pièce, entre ce qui situe Jeanne dans l’ordre du divin et non pas seulement de l’exception humaine (une héroïne nationale, une combattante glorieuse) – une sainte – et l’abattoir entendu comme cloaque de la vie urbaine moderne (la raison pour laquelle les abattoirs se situent dans des lieux excentrés), ce rapprochement résulte manifestement d’une intention de dérision, de maltraitance du mythe, du culte, de la tradition. Jeanne est enlevée, arrachée à son séjour céleste où séjournent les bienheureux et les martyrs et projetée dans la boue et le sang, sur le carreau des grands abattoirs de Chicago devenus, le temps d’un lock-out et d’une émeute, le lieu de plus haute tension de la guerre des classes.
C’est une démonstration : l’esprit fort marxiste peut tout, même embarquer l’intouchable Jeanne (Péguy se retourne dans sa tombe), c’est un défi lancé contre l’autorité de la tradition, un geste à la Don Juan. Dépouillée de son armure, dévêtue de la chemise de martyre dans laquelle elle fut conduite au bûcher, privée de son auréole, Jeanne, pauvre fille toute simple, non dépourvue d’un certain discernement, tout de même – mais pas au point de renoncer à voir dans le duplice Mauler un « homme de bonne volonté et qui connaît la crainte » – est jetée dans l’arène où prévaut le principe le plus antispirituel et désenchanté qui soit : Erst kommt das Fressen, dann kommt die Moral, pour ne rien dire des mondes imaginaires de la foi, de la grâce, de la dévotion et du sacrifice.
Brecht réussit ce tour de force de faire de sa Jeanne ainsi reprofilée à la fois le fil conducteur de la dialectique de la pièce, agencée autour de l’increvable motif de la « prise de conscience » et la plus douteuse des « héroïnes positives », selon la tradition du théâtre militant – elle meurt pour rien, non pas sur les barricades, mais d’une banale pneumonie.
Souvent, dans le traitement du personnage de Jeanne, perce la condescendance de l’auteur, voire une certaine commisération – le motif subreptice de la militante inachevée, celle qui n’est pas allée jusqu’au bout de sa « prise de conscience ».
Prise de conscience, justement. Ce motif est un immense fleuve discursif qui irrigue toute la subjectivité moderne en Occident, un motif si puissant qu’il peut être décliné aussi bien en mode libéral que marxiste ou, plus généralement, révolutionnaire: sous l’aiguillon de circonstances déterminées, un individu (de condition infiniment variable) est arraché à son état d’ignorance native de la vraie nature des choses, à cette insouciance quasi somnambulique avec laquelle il arpente le chemin de sa vie sans qualité – il « prend conscience » que quelque chose ne va pas – dans sa vie de famille, dans son activité professionnelle, dans son voisinage, dans la vie publique, etc. Il (elle) s’éveille à la vérité des choses, il pénètre les arcanes et les complexités du présent – tout ce qui, du point de vue de la continuité des choses et du maintien de l’ordre, devrait demeurer dérobé au regard de l’homme (la femme) ordinaire.
C’est précisément ainsi, en « prenant conscience » que ce sujet humain s’extrait de la condition ordinaire. Le.la voici désormais équipé.e d’une conscience vraie des choses, qui va lui permettre de combattre tant le mensonge que les abus, les injustices. La disposition nouvelle découlant de la prise de conscience est comme le radar qui permet au navire de s’orienter dans la brume. On a là un motif de sens commun et un ressort narratif (un gimmick dramatique aussi) si avantageux et accommodant, si consensuel qu’on en identifie aisément l’omniprésence tant dans le cinéma industriel hollywoodien que dans la doxa marxiste, en tous temps et tous lieux.
C’est l’une des facilités que Brecht s’accorde, dans cette pièce, que celle qui consiste à rhabiller Jeanne (qui était inspirée par des voix, habitée par le prophétisme et la révélation – tout autre chose) en l’équipant de ce dispositif passe-partout : elle n’était qu’une petite oie blanche de Chapeau noir, avec ses cantiques et sa sébile, et la voici qui ouvre les yeux sur l’affrontement en cours aux portes des abattoirs, prend conscience de l’exploitation et commence à parler vrai (Jeanne parrèsiaste de la lutte des classes). La voici qui admoneste les industriels de la viande – et avec quelle flamme, quel brio :
Vous détenez déjà tous les outils de travail dans vos puissantes usines et vos installations, vous devriez au moins laisser les gens les utiliser, sinon ils sont complètement coincés ; ça m’a déjà tout l’air d’être une forme d’exploitation, çà ! (…) Pas la peine de faire ces yeux de merlan frit, on ne traite pas les hommes comme on traite les bêtes, mais vous n’êtes pas des hommes, dehors et vite, sinon je frappe, ne me retenez pas, je sais bien ce que je fais. J’ai mis trop de temps à le savoir (Brecht, 2016, p. 72).
Une fois que le déclic de la prise de conscience a eu lieu, plus rien n’arrête celui.celle qui a en connaît la grâce (chassez la théologie par la porte, elle revient par la fenêtre2...).
La prise de conscience enclenche un processus – une « dialectique » : le sujet qu’elle a mis en mouvement devient un militant des vérités récemment découvertes et un colporteur de nouvelles – les mauvaises (l’exploitation existe) et les bonnes (on peut la renverser, lutter contre l’exploitation) – la version libérale de cette dialectique est également disponible et facile à mettre en mots – on s’en dispensera ici3.
Ce qui est souvent pénible avec celui-celle qui se trouve équipé.e de la conscience ainsi « prise », c’est sa propension à instruire et expliquer : c’est que, dans sa nouvelle condition (consciente), il.elle se trouve désormais placé en surplomb au-dessus de la multitude des autres, les ordinaires, qui demeurent dans leur état de confusion native, dans leur pénombre caverneuse, comme les troglodytes de Platon. Alors, forcément, il.elle devient didactique et bavard, la conscience prise est intarissable – une fois qu’elle a compris (qu’elle pense avoir percé à jour le secret des choses), Jeanne n’en finit plus de parler, d’interpeller, d’« apostropher tout ce qui a visage humain ». Ce n’est plus une scène d’affrontement des classes, cela devient une salle de classe4. Jeanne prend de haut le dirigeant ouvrier qui croise son chemin :
Vous êtes les gens qui défendez la cause des chômeurs ? Je puis vous être utile. J’ai appris à parler en public et dans les salles, même les grandes. Je n’ai pas peur qu’on vienne m’embêter et je crois que je peux bien expliquer une cause quand elle est bonne. Car à mon avis, il faut qu’il se passe quelque chose, tout de suite. J’ai d’ailleurs des propositions à faire » (p. 90).
Dans la littérature ou le cinéma d’édification soviétique, le « réalisme socialiste » – mais aussi bien dans toute une filmographie hollywoodienne placée sous le signe de l’optimisme de la bonne volonté, la prise de conscience est la voie royale qui élève celui qu’elle soutient et propulse vers l’avant à la condition de héros positif – celui (celle, plus rarement) qui fait rempart de son corps devant toutes les injustices et assure envers et contre tout la continuité du progrès moral de l’humanité. Brecht est plus subtil : la prise de conscience de sa Jeanne est incomplète, trouée. Elle a tout compris de ce qui se joue aux portes des abattoirs, elle tient la dragée haute aux différents protagonistes de l’industrie de la viande, elle est prête à expliquer aux ouvriers à quelle sauce les salauds de capitalistes entendent les manger – mais elle a une petite faiblesse, comme une fuite dans l’armature de sa robuste prise de conscience – elle est tombée sous l’emprise de la répugnante sentimentalité de Maurer, le roi de la viande qui affiche sa sensibilité à la souffrance animale, se dit prêt à tout abandonner de son empire industriel, éprouve la plus grande empathie pour ses ouvriers criant famine – tout ce répugnant cinéma qu’elle prend pour argent comptant.
Ici, bien sûr, en opérant un gros plan sur ce défaut de l’armure (lol) dans la prise de conscience de Jeanne, Brecht lorgne du côté de la Jeanne originaire – la dévotion aveugle de celle-ci à son irrésolu et peut-être duplice souverain, Charles VII. Mais c’est là ce que l’on pourrait appeler un procédé d’industrie culturelle : le passé est un supermarché ouvert 24 heures sur 24 où le dramaturge se sent libre de remplir son caddie à tous les rayons en vue de peupler son œuvre de figures, de souvenirs dotés d’une qualité ornementale découlant de leur valeur d’ancienneté. Le passé et les personnages historiques, les scènes immortalisées par la tradition qui le peuplent, c’est un marché, une mine à ciel ouvert – on se sert, on transpose, on actualise à la diable, sans contrainte. Tout s’échange, tout circule, le temps historique est un espace lisse et homogène (le temps homogène et vide de Benjamin) et Mauler fera très bien en réincarnation du souverain chétif auquel la Jeanne historique a fait allégeance, version crise de 1929... Tous seuils, toutes conditions d’incommensurabilité effacés, nous voici déjà installés, avec cette pièce militante, antisystème, de Brecht, au cœur de l’univers et des procédés des industries culturelles – le monde du reenactement, du reprocessing, de la reprise, du recyclage perpétuels et sans bornes.
Brecht « cite » et sollicite le passé, ici, déjà, comme James Cameron, le roi du blockbuster, « cite » le combat désespéré des combattants du ghetto de Varsovie dans le premier Terminator – la citation entendue comme clin d’œil adressé aux initiés et aux spectateurs méritants5. Mais ce serait plutôt du vol à l’étalage dans les échoppes (les boutiques obscures) du passé. Car enfin, soyons sérieux : quel rapport entre le petit roi de la monarchie française balbutiante au XVème siècle et un nabab des abattoirs de Chicago au fort de la crise qui secoue le monde capitaliste à la fin des années 1920 ? C’est le paradigme de l’« adaptation » sans rivage : Brecht « adapte », « transpose » l’histoire de Jeanne comme tel spécialiste du gore coréen propose un film de vampires sanguinolent et apocalyptique se définissant comme une « adaptation » de Thérèse Raquin – le roman de Zola6. On ne peut pas l’empêcher, le livre est dans le domaine public, l’« adaptateur » a tous les droits... Mais, pour revenir à Brecht, tel est précisément le problème : Jeanne n’est pas une fille publique, comme le deviennent les œuvres littéraires, une fois que le délai de rigueur est parvenu à expiration.
Il y a, dans la désinvolture souveraine avec laquelle Brecht s’approprie le personnage de Jeanne pour en faire un plaisant gimmick (placé ici au service de sa démonstration portant sur le processus cyclique des crises qui frappent l’industrie capitaliste), quelque chose d’un peu niais, un peu fat – la suffisance de ceux qui ont tout compris, ce qui les porte tout naturellement à diminuer, saccager, déprécier et tenter de réduire à leurs conditions simplificatrices et parfois obscurantistes ce qui s’acharne à demeurer hors de leur portée. Un certain marxisme d’usage courant et militant avant tout, vécu par ceux dont il irrigue la subjectivité comme science du tout sur le tout, clé universelle, porte (ou plutôt portait, tant cette discursivité est aujourd’hui en déclin) à ce genre de présomption réductrice.
À l’évidence, le Brecht de Sainte Jeanne est bien entré dans ces dispositions et c’est ici que, précisément, l’on touche du doigt les limites de son ironie et de la portée rhétorique de celle-ci. Il est habité par le discours auquel rien ne résiste – et donc, moins que tout, le « mystère » de Jeanne, son aura. D’où cette posture où la petite bergère montée en graine, montée en grade, jusqu’à la sainteté, peut tout naturellement être chambrée pour la dévotion aveugle, forcément aveugle, qu’elle porte à son souverain, sans parler de l’amour de son peuple maltraité par l’Anglais... Mais quel sens cela a-t-il de se moquer, fût-ce au rebond (via la charge contre la façon dont la Jeanne brechtienne prend pour argent comptant les palinodies de Mauler) de l’attachement de Jeanne tant à son roi qu’à sa foi ? Et donc, de s’en moquer, naturellement, en moderne, c’est-à-dire en adressant au spectateur le clin d’œil complice de rigueur et le prenant à témoin : quelle candeur, tout de même, que d’aveuglement, que de superstition en ces temps obscurs !
Mais c’est ici précisément que se dégage clairement l’enjeu de la bêtise progressiste : c’est que pour le moderne naturellement progressiste (ici campé par Brecht), la foi naïve et la dévotion de Jeanne à son roi sont l’indice irrécusable de l’obscurité des temps passés – de cette fin de Moyen-Âge où se situe la scène originaire – ceci par contraste avec nos Lumières, bien sûr. C’est en ce sens même que le stalinisme entendu comme marxisme analphabète et inculte, avec lequel le matérialisme didactico-dialectique de Brecht aura plus que flirté, se démasque comme une pensée ou une idéologie placée sous le signe le plus constant de la bêtise : celle qui, en partant de l’a priori selon lequel tout, absolument tout, toutes les complexités de la civilisation humaine, de la connaissance, de la science, est réductible à ses propres conditions éclairées et omniscientes, ne fait que la démonstration de son enfermement dans les formes les plus éclatantes de la stupidité. Le discours stalinien, avec en particulier ses prétentions « scientifiques », c’est vraiment, à tous égards, le Disneyland de la stupidité humaine – le malheur étant que, trop pressés de tourner les pages, nous avons trop tendance à l’oublier et à faire passer ce désastre de la pensée par pertes et profits.
On en a, avec cette pièce, un exemple assez probant, quand bien même le Brecht qui la conçoit ne serait, disons, qu’un proto-stalinien : l’ironie subreptice et silencieuse qu’il déploie à propos de Jeanne, autour d’elle, se retourne aisément contre lui, elle est à double tranchant : en campant une Jeanne crédule et prompte à se laisser abuser par les prestiges du pouvoir économique, une Jeanne dont la foi demeurerait soluble dans la superstition et la crédulité, il expose surtout ce qui, dans cette figure, persiste à se tenir hors de la portée du grand discours qui soutient l’argument de sa pièce – non, décidément, Jeanne, décidément, n’est pas soluble dans la critique de la religion, « soupir de la créature affligée », telle qu’exposée, entre autres, par Marx. La bêtise commence non pas tant là où l’ignorance étend son emprise, mais plutôt là où un discours totalisant (une idéologie qui se prend pour une science) entend exercer son autorité (mâcher et digérer) des éléments de réalité qui se tiennent résolument hors de portée de son emprise – qui le dépassent.
C’est, toutes choses égales par ailleurs, un peu (ou beaucoup) ce qui se passe dans cette pièce : l’esprit fort qui pose ici familièrement la main sur l’épaule de Jeanne, en vue de la recycler en pasionaria fragile des bronches, expose surtout ses limites – à l’évidence, il y a quelque chose qui lui échappe entièrement dans le personnage de Jeanne. Le réductionnisme ici à l’œuvre n’a évidemment pas la vulgarité de celui que pratique l’anticléricalisme enragé du tournant du XIXème siècle (Léo Taxil...), mais il relève au fond de la même illusion : celle d’une Jeanne mannequin, disponible pour les changements de costumes les plus disparates. Mais ce n’est pas le cas : Jeanne résiste à ces métamorphoses, comme elle résiste au biopic, au blockbuster, au film de guerre, au jeu vidéo, etc. On dira : Jeanne, mieux que Mulan7, résiste à son appropriation culturelle, à sa commercialisation. Au cinéma se voit à l’œil nu la ligne de démarcation qui sépare les films que Jeanne inspire et ceux qui font d’elle un filon, inépuisable par définition – Bresson d’un côté, Besson de l’autre8.
La pièce de Brecht, c’est, pour ce qui concerne Jeanne, de l’appropriation dépourvue de tact et de finesse, mais plutôt idéologique que culturelle – dans ce que l’on appelle appropriation culturelle aujourd’hui est toujours en jeu la question de l’hégémonie, la relation entre la culture occidentale et d’autres mondes et la façon dont la première s’approprie sans vergogne des biens culturels issus de ces autres mondes. L’opération produite par Brecht trouverait plutôt sa place, elle, dans la configuration générale et complexe des appropriations idéologiques et politiques du personnage de Jeanne : le dramaturge marxiste et matérialiste accommode ce personnage aux conditions de son propre récit tératologique de la crise de 1929 comme l’Église catholique et le roman national français l’ont fait avant lui. Il réécrit, relance, remet en scène le personnage en le plaçant sous l’égide d’un appareil discursif alternatif aux deux précédents – le grand récit de la lutte des classes.
C’est une opération courante, et qui procède par déplacement, effacement, démontage et remontage. C’est celle qui est à l’œuvre dans le western post-classique, celui du temps du deuil des ambitions impériales états-uniennes, de la guerre du Vietnam – tous les personnages, le colon, l’Indien, le marshall sont déconstruits/reconstruits selon la nouvelle perspective – le deuil, la gueule de bois de l’Amérique sûre d’elle-même et dominatrice. Mais Jeanne ? C’est un peu plus compliqué, dans la mesure même où ce qui la caractérise en propre, c’est la résistance qu’elle oppose, dans les temps et les temps, à toutes les appropriations et assignations. Elle s’échappe, elle ne se laisse ni apprivoiser, ni domestiquer. Pétain peut bien en célébrer le culte – cela n’empêchera pas la rebelle, la combattante d’inspirer le discours de la Résistance. Le Front national tente de la faire entrer de force dans son panthéon facho-tricolore, au côté des caciques de la Collaboration et des activistes de l’OAS – cela ne retient en rien la fougue du trotskyste-péguiste-benjaminien Daniel Bensaïd qui, dans Jeanne de guerre lasse, lui adresse une vibrante déclaration d’amour... (Bensaïd, 1991)
Or, il faut bien s’y faire, ce qui soutient la résilience de Jeanne et la relance dans la suite infinie des « aujourd’hui » tant singuliers qu’hétérogènes (dernière station en date : le diptyque de Bruno Dumont), cela ne se sépare jamais tout à fait du sacré, de l’aura. La Jeannette de Dumont scrute les cieux, en quête d’un appel, d’un message, d’un mystère. Ce qui veut dire inversement que toute tentative de désenchanter intégralement Jeanne, c’est-à-dire de la démythifier entièrement pour la plonger, en petite bonne femme armée d’un solide bon sens et d’un allant certain, dans le monde enténébré de la Grande Crise, cela ne va pas de soi. Jeanne n’est pas la gourgandine de service – et je ne dis pas cela du tout ici en défenseur du patrimoine national.
Sans doute la première chose avec laquelle devrait se familiariser l’homo occidentalis (blanc, de classe moyenne...) serait-elle celle-ci : apprendre à respecter l’hétérogénéité des mondes, tant sur un axe temporel que spatial. C’est à cette condition expresse que Jeanne ne peut nous devenir proche, dans la succession infinie des « aujourd’hui », par intermittences, qu’en tant qu’elle nous demeure lointaine, qu’elle se tient hors d’atteinte, sans appel. Nous ne sommes pas très éloignés ici de la définition que propose Benjamin de l’aura.
Or Brecht, avec la façon dont il se met Jeanne dans la poche, d’un geste à la fois effronté et souverain, se tient bien éloigné de ce programme. L’idée, supposée « forte », ce serait celle d’un attentat libérateur contre la transcendance, réduite à la condition de brume sans consistance, destinée à assoupir le peuple – la condition à laquelle Jeanne d’Arc devient Jeanne Dark – le calembour, dans sa lourdeur même, indique le sens de l’opération. L’idée serait, conformément à la prescription marxienne, de « faire descendre le Ciel sur la Terre », et Jeanne avec – mais une fois cette roborative opération réalisée, que reste-il de Jeanne ? L’« emprunt », ici, n’a pas du tout la même tournure que lorsque, disons, Brecht puise, pour meubler sa pièce, dans le célèbre roman d’Upton Sinclair, La jungle (1905). Culturellement et même politiquement, idéologiquement, la pièce de Brecht et le roman de Sinclair appartiennent au même territoire, ils sont inclus dans le même diagramme, tout comme l’horrifique chapitre consacré aux abattoirs de Chicago dans Scènes de la vie future de Georges Duhamel (1930).
Jeanne prise de guerre de l’immanentiste forcené, du matérialiste militant poursuivant assidûment son Marxist training – l’Histoire se répète en farce ? Le gros loupé de Brecht, c’est que ce qui importe vraiment chez Jeanne, ce qui rebondit dans les temps et les temps, c’est précisément tout ce qu’élimine son entreprise de désacralisation – ses colloques avec Dieu, ses voix, ce qui la rattache à une tradition des vaincus, ce qui en appelle dans son parcours à la figure du peuple absent... Au cœur de la tradition des vaincus se repère la figure du (de la) visionnaire, de l’illuminé.e, halluciné.e peut-être, inspiré.e qui prêche dans le désert. Avec toutes les variations et les contrastes de son (bref) parcours, Jeanne se rattache à ce prophétisme des opprimés – ce n’est pas qu’elle serait « en avance sur son temps », c’est bien plutôt qu’elle perçoit dans le présent ce qui se joue du destin d’un peuple et appelle irrévocablement à des actions – une sommation, une convocation auxquelles, précisément, les atomes dispersés qui composent ce peuple, du plus bas au plus haut, ne répondent guère.
La solitude de Jeanne, c’est dans ce « vous ne voyez donc pas... ? » sans écho, dans cette dérobade des vivants et, le plus souvent, ce silence de Dieu, qu’elle trouve son sol. La Jeanne de Brecht, avec son petit ton d’institutrice et sa fin dépourvue de toute gloire est bien loin de se tenir à la hauteur de ce prophétisme – bien pire : il le dénature en le réduisant aux conditions d’une didactique de la lutte des classes. La Jeanne de Domrémy n’« explique » pas, elle entraîne – ou échoue à le faire, et en meurt. Le marxisme vers lequel s’oriente Brecht lorsqu’il écrit cette pièce n’éprouve pas une moindre aversion pour les visionnaires et les prophètes surgis de nulle part, plébéiens, à ce titre (ceux.celles qui mettent des mots sur l’inactuelle émancipation) que le pouvoir ecclésiastique qui, en son temps, voue Jeanne au bûcher. Au train où elle y allait, sa Jeanne Dark n’était pas loin de prendre sa carte au Parti, une fois ses comptes réglés, in extremis, avec Dieu. Ce qui remplacera Dieu, c’est la violence, classe contre classe – Brecht colle ici de près au cours gauchiste et sectaire dit de « troisième période » alors suivi par l’Internationale communiste et le KPD (le PC allemand) : « La violence est l’unique recours/Quand règne la violence/Et seuls les humains peuvent aider les humains/Dans un monde humain » – ce sont les dernières paroles de Jeanne, avant sa récupération post-mortem par le lobby de la viande et les marchands de consolations.
Relisant Sainte Jeanne des abattoirs aujourd’hui, on attend évidemment Brecht au tournant de la souffrance animale, de la dégradation de la vie animale en pure marchandise, de l’élevage et l’abattage industriels, l’animal-viande – bref, on se demande avec curiosité, en entrant dans la lecture du texte ou en assistant à sa représentation, jusqu’à quel point, situant sa pièce aux abattoirs de Chicago, Brecht aurait anticipé (en visionnaire) le tournant contemporain en la matière, la radicale réévaluation de la relation entre animaux et humains dont nous sommes tant les témoins que les acteurs.
Or, il n’en est rien : le motif de la souffrance animale, l’horreur de la boucherie industrielle ne sont, dans la pièce, que des truchements destinés à exposer d’une part les singeries sentimentales de Mauler et de l’autre la détermination des ouvriers surexploités à ne plus supporter leur condition.
Singerie de Mauler – c’est l’ouverture de la pièce :
Rappelle-toi Cridle, il y a quelques jours -/Nous traversions l’abattoir, c’était le soir -/Nos pas se sont arrêtés/Devant notre nouvelle machine à conserves./Rappelle-toi, Cridle, ce bœuf/Au pelage blond, grand, l’œil morne levé au ciel !/Quand il reçut le coup de merlin,/J’eux l’impression que le trépas était le mien./Ah Cridle, que notre activité est sanguinaire !
La souffrance animale, la barbarie de l’abattage industriel sont ici pris en otages en vue de la production d’un effet rhétorique – le bon usage du grotesque en vue de camper le personnage du capitaliste biface – sanguinaire/sentimental.
De la même façon, quand les ouvriers donnent libre cours à leur colère, ils disent : on nous traite comme des animaux, or nous ne sommes pas des animaux :
Pour qui nous prennent-ils/Croient-ils qu’on va rester/Là comme des bœufs/Prêts à tout supporter ?/On n’est pas leurs bouffons./Plutôt crever ! Partons !/(…) Ouvrez ! Nous voulons entrer/Dans votre saloperie/De boîte à tambouille/Pour faire bouillir/Votre saloperie de viande/Réservée à ceux/Qui ont les moyens/De s’en payer.
Tout au long de cette pièce au cœur de laquelle s’impose la figure de la transformation de la vie animale en marchandise, la frontière séparant l’humanité de l’animalité ne bouge pas d’un millimètre. Dans les abattoirs de Brecht, les bêtes n’existent que par la parole des humains, elles ne font même pas de la figuration. C’est une modalité du spectral – présence, malgré tout, d’une absence et d’un déni, aussi radicaux ceux-ci soient-ils.
Dans le même sens, le recyclage de Jeanne, dans cette pièce, se tient tout à fait en deçà de cet autre pan des désorientations contemporaines – le trouble dans le(s) genre(s). Or, la chose a été dite et redite, le mystère et les prestiges de la Jeanne historique sont indissociables du fait même qu’elle est le personnage qui, par excellence, brouille les repères des certitudes en matière de partage entre les genres – de la quenouille à l’armure puis à la robe de suppliciée et à la tonte. La Jeanne Dark de Brecht, elle, lorsqu’elle entreprend son parcours de radicalisation tempête et apostrophe les capitalistes, exhorte les ouvriers et va même jusqu’à affronter les fabricants de conserves à coups de hampe de drapeau – mais c’est un devenir-militante qui s’assume là, sans horizon queer – elle demeure femme dans un monde d’hommes sans faire trembler les barrières qui séparent les genres. Le récupérateur en chef Snyder, major des Chapeaux noirs, peut donc décliner son épitaphe, à la fin de la pièce, entièrement au féminin, sans trouble : « Jeanne Dark, vingt-cinq ans, atteinte d’une pneumonie contractée aux abattoirs de Chicago, au service de Dieu, combattante et martyre ». On se rappellera ici, par contraste, combien le fait que la vraie Jeanne se fût travestie en homme, étant ainsi passée du côté du masculin, un sacrilège et un affront à Dieu, avait donné du grain à moudre à ses juges au cours de son procès.
À l’épreuve de la question animale comme à celle du gender trouble, Sainte Jeanne des abattoirs n’est pas vraiment une pièce qui se projette vers l’avant et nous serait contemporaine à ce titre, nous reconduisant aux affres de notre présent. Une pièce (de) musée, davantage qu’un guide pour l’action.
Il se pourrait qu’en fin de compte, la déconstruction de Jeanne à laquelle procède Brecht dans sa pièce soit en son fond d’inspiration davantage protestante, luthérienne, que proprement marxiste (après tout, le bougre est né à Augsbourg...). Sa Jeanne poursuit inlassablement son salut dans la jungle de la lutte des classes, mais comme la grâce ne l’a pas touchée, elle s’active en vain et meurt « pour rien » et aussi inglorieusement que possible – comme un chien, pourrait-on dire, et comme chez Kafka, donc.
Mais une Jeanne sans grâce, ce n’est pas de la déconstruction, c’est un oxymore, comme un Jésus sans miracles, sans disciples, sans Passion. Ce n’est pas Jeanne, d’aucune manière.