« Allons, va, mets ta cuirasse, mon cœur »
Euripide
« Quand on n’espère plus, c’est alors qu’on ne doit pas désespérer »
Sénèque
Le problème avec les mythes, pour nous qui ne vivons plus sous leur régime de vérité, c’est qu’ils tendent constamment à s’interposer entre nous et la simple réalité, sous toutes ses formes, à ériger des murs de mots, d’images, de puissances symboliques plus ou moins diffuses entre les formes les plus simples du domaine réel ou du sensible – celui que nous percevons sans concept, qui tend à se dérober à l’intelligibilité tout en s’imposant néanmoins à nous dans sa trivialité, sa brutalité, son obscénité – l’envers du sublime, si l’on veut.
Les mythes qui nous viennent de loin, qui établissent entre nous et l’immémorial un lien énigmatique, tendent, dans cette condition même, à nous protéger des formes les plus agressives du réel « impensable », en déplaçant celui-ci du côté de l’ornemental, de la culture – on en fait, dans nos sociétés, des pièces de théâtre, des films, des performances, des expositions… À ce titre, dans leur caractère rigoureusement a-contemporain même, ils peuvent jouer un rôle d’enveloppe protectrice, occuper une fonction immunitaire. Ils nous permettent d’enchaîner en toute quiétude sur des images pourtant indissociables de l’inconcevable, de l’indicible, du terrible, en faisant l’économie de la sidération, de la désubjectivation – épreuves, expériences-limites – en nous transformant en spectateurs. Le mythe, dans nos sociétés, est le meilleur ami de l’esthétisation du réel et de la domestication de l’horreur. En ce sens même, il nous éloigne de la triviale et brutale vérité des faits, d’une phénoménologie sans fard. C’est sa fonction cosmétique ou, si l’on veut, ce qui l’associe à un pathos, dans le sens courant du terme, tant soit peu péjoratif.
En d’autres termes, quand les mythes ont cessé d’être la manifestation de faits bruts, de facture religieuse, c’est-à-dire non pas même l’expression brutale et directe de la vérité, mais cette vérité même dans son état d’intensité la plus vive et qui nous habite, non pas comme sujet individuel mais bien comme communauté, ils deviennent des histoires, des légendes, des fables que l’on nous raconte et qui suscitent auprès de chacun-e d’entre nous des sentiments. Lorsque le mythe s’est transmué et transvalué en histoire, il est entré dans son destin ornemental, mûr pour toutes les formes d’esthétisation, il a cessé d’être cette vérité qui se dévoile, et qui, se dévoilant, forme la communauté, il va vers le spectacle et sa transmission passe désormais par le narrateur, l’artiste, le spécialiste de la communication1. Il devient la fable dont chacun-e fait ce qu’il-elle veut. Le mythe, dans son état originaire ne dit pas la vérité, il est placé sous un régime de vérité selon lequel il est la vérité, une vérité dont la propriété et la puissance sont d’agréger une communauté sans faille. La légende est, elle, placée sous un régime de vérité sous lequel prévalent les conditions de la transmission – entre l’émetteur et le récepteur, il y a cet écart, cette distance dont l’effet est que le second se diffracte : il entend et éprouve le récit d’une façon infiniment variable ; il est d’emblée placé sous le signe du multiple, il y a du coup autant de versions de la légende que de récepteurs. Ensuite, quand le récepteur se transforme à son tour en transmetteur, apparaissent les variantes, les digressions – la légende prospère en rhizome et elle est disponible pour toutes les formes d’actualisation, de remise en scène et d’adaptation au goût du jour. Elle passe sous le régime de la culture, c’est-à-dire moins celui de la répétition et de la différence que celui du ressassement et de l’innovation perpétuelle. Concernant le mythe de Médée, on y est déjà amplement avec la tragédie d’Euripide et complètement, sans aucun doute, avec Sénèque2.
Dans la culture occidentale et à partir des Romains, revisiter les mythes grecs, cela s’apparente à une activité touristique, une activité d’appropriation, de domestication de l’inquiétante étrangeté de l’étranger proche/lointain3. Sénèque trace ce chemin avec sa Médée : il importe, il transporte, à défaut de pouvoir se baigner dans le même fleuve que ceux qu’emportaient dans un temps immémorial les intensités du mythe (furor, horror, terror, stupor…). Il fait entrer Médée au patrimoine, de la même façon que Cicéron acclimatant la philosophie stoïcienne aux conditions du monde romain aux derniers temps de la République…
Ce tourisme mythologique est évidemment intermittent, Médée, dans le cours de la civilisation occidentale, on l’oublie et puis on se la réapproprie comme le plus équivoque des éléments du patrimoine mythologique, le plus ambivalent des personnages-monuments surgissant des tréfonds de l’immémorial : la communauté esthétique moderne, communauté tiède composée d’individus (rien à voir avec la communauté originaire suscitée par le mythe) se forme autour de l’image-souvenir non pas d’une héroïne (l’admirable petite Antigone…) mais d’une mère infanticide et criminelle multirécidiviste – un monstre.
Médée n’est pas seulement la mère de ses enfants qu’elle égorge plutôt que laisser son appétit de vengeance inassouvi, dans le contexte d’une vindicte extrême mettant aux prises le féminin et le masculin, elle est aussi la mère du sublime gore, ce sublime de l’horreur sanglant autour duquel se forme, à l’âge des industries culturelles (mais bien en amont déjà) la plus douteuse des communautés esthétiques. Elle est la « mère » de ce sublime de sidération qui est l’antagonique même du sublime héroïque. Médée n’est en rien une figure dionysiaque – la désubjectivation radicale qui s’associe à son nom et à ses actes n’est pas inscrite dans l’horizon du bouillonnement de la vie mais bien sur une ligne de mort. Sous le régime de la légende, l’indicible, l’ineffable, l’inarticulable de la fureur et de l’horreur médéennes sont relancés sur le marché de l’art et des industries culturelles selon la pente du road movie gore – ce précieux cocktail de meurtres, de fuites éperdues, d’exils, de rencontres funestes, de torts infligés et subis, de vindictes avec, pour finir, ce paroxysme d’hyperviolence… Un scénario assez chargé, tout de même, grevé de toutes sortes d’invraisemblances, mais qu’importe : on taille dans la légende, on élague, on fait un gros plan ou un arrêt sur image sur tel ou tel épisode, le mythe est devenu un libre-service où l’artiste moderne et contemporain vient faire son marché. Autant de Médées que de narrateur-trices : bien avant Metoo#, Médée, la tueuse en série, s’est trouvée transfigurée en héroïne féministe. Dans l’époque de la légende, le mythe est désormais plié au régime du « à chacun sa vérité », soit : à chacun-e sa Médée4.
Le touriste est un promeneur, il flâne entre les mythes comme parmi les temples en ruines et dans les ruelles étroites des cités médiévales restaurées ; le mythe est son Baedecker, bien sûr, mais son imagination, sa fantaisie font le reste : il se raconte la belle ou l’horrible histoire qui convient à son tempérament – dans tous les cas, c’est le régime de l’ornemental, la sensation esthétique qui l’emportent. On se raconte ou écoute, on regarde des histoires, les images (fortes) et les mots (glaçants) s’entrelacent, mais tout cela sur un fond de distanciation – c’est un show, une scène, un théâtre – l’horror et la furor sont devenues des intensificateurs de la sensation esthétique, car si Médée peut encore être dite « notre prochaine », c’est sur un mode retors, second : nous ne hurlons pas de terreur et d’horreur pendant la représentation de la pièce d’Euripide ou en visionnant le film de Pasolini, nous ne tombons pas en catalepsie lorsqu’elle égorge ses enfants5. Il en allait sans doute déjà de même lorsque les contemporains d’Euripide assistaient à la représentation de la tragédie – joignaient-ils leurs gémissements à ceux du chœur ? Pas au point, assurément, d’abolir la séparation (la différence de position et de condition) entre acteurs et spectateurs… Ce qui est mort, avec l’entrée dans le temps de la légende, c’est la terreur sacrée. Si quelque chose est susceptible de nous inspirer aujourd’hui quelque chose qui s’en rapprocherait, ce n’est certainement pas Médée – plutôt un désastre environnemental, une super-pandémie, un génocide, le spectre de la guerre nucléaire…
Je n’ai évidemment pas la moindre idée de la façon dont les Grecs anciens, aux différents âges de leur civilisation, ont pu être saisis, dans leurs affects comme dans leurs pensées, par le mythe de Médée ; aucune idée de ce qu’a bien pu être l’ « agence », comme disent désormais les fans de Philippe Descola, de ce mythe en ces temps et lieux. Mais je vois bien que nous, Européens modernes, et tout particulièrement contemporains, sommes portés à en faire des tonnes à propos de cette épouse, fille, sœur et mère scabreuse (pétroleuse de l’ordre des familles) – à en faire l’otage des représentations ; à en faire un personnage conceptuel ; une figure que se disputent l’imaginaire et le symbolique ; un blason, un emblème, une allégorie ; l’enjeu du suspect réenchantement d’un récit en état d’apesanteur – sans temps ni lieu…
Plus cette Médée-là nous capte et nous captive, plus elle se tient éloignée de notre champ d’expérience propre et nous éloigne des objets et sujets sensibles que nous y rencontrons ou dont nous faisons l’épreuve. Plus elle devient un objet à gloser ou l’ornementation d’un discours peuplé d’idéalités et de mots puissants, et plus nous perdons le fil de ce qui, au contraire, serait susceptible d’en faire une figure appropriable dans le champ même de notre expérience ou bien, à la manière deleuzienne, une image-concept ; un objet animé nous reconduisant à la banalité du mal, aussi bien.
Le mythe installe Médée dans une zone inaccessible en l’établissant dans la position où elle s’associe à toutes les limites – celle du concevable (pensable), du sensible (ce qui peut être senti), du dicible (ce qui peut être énoncé, mis en phrase(s)). Du coup, planant dans ce douteux empyrée, elle perd toute commune mesure avec quelque figure vivante que ce soit, inscrite dans le champ de notre expérience propre. En ce sens, et pour le dire aussi trivialement que possible, elle nous éloigne du « monde réel ».
C’est qu’après tout, en effet (pour ne retenir qu’une « page » de ce récit à facettes multiples qui s’associe au nom de Médée), des mères qui tuent leurs enfants pour des raisons pouvant être variables et multiples et sur lesquelles le mythe est sans prise, tant elles sont immergées dans l’épaisseur des injustices, horreurs et violences ordinaires – ce n’est pas ce qui manque. Dans tous les temps, les lieux, les circonstances où la vie commune tombe en désolation, des femmes tuent leurs enfants et il n’y a alors pas de quoi en faire tout un mythe. Des femmes tuent leurs enfants parce que les épreuves de la vie les exténuent, les réduisent au désespoir, les égarent, les rendent folles furieuses ; des femmes tuent leurs enfants pour leur épargner la mort d’inanition, quand elles ne peuvent plus les nourrir et que les pères sont au combat, ont déserté ou sont déjà morts ; des femmes tuent leurs enfants pour leur épargner de tomber aux mains d’une soldatesque déchaînée ; des femmes abandonnées tuent leurs enfants dans un accès de fureur désespérée, et d’autres encore dans un geste d’amour ultime – le geste limite du « care » – pour qu’ils n’endurent pas la suite, qui serait pire encore.
Des femmes tuent leurs enfants parce que, constamment, c’est sur elles que repose dans les situations extrêmes le fardeau de la vie nue, quand toutes les assises de la vie qualifiée, encadrée, assurée se sont effondrées. Si ce n’est pas qu’elles ont basculé dans la démence furieuse et sont devenues amok, alors elles tuent leurs enfants dans un dernier geste d’humanité, de compassion, d’amour ou de soin. Elles le font à l’épreuve de conditions, de situations, de crimes qui sont nommables et descriptibles. C’est bien la raison pour laquelle, ici, le passage au mythe est si périlleux, pour ne pas dire suspect. La vie désolée, au sens où nous l’entendons – éclairés, si l’on peut dire, par les épreuves historiques du XXème siècle, les violences extrêmes, les exterminations programmées, les famines découlant du calcul ou de l’impéritie (etc.) est rétive au mythe – elle en appelle à un tout autre régime de discursivité. C’est que le mythe, même quand il fait fond sur les pires horreurs, cela persiste à être, sous le régime de discursivité qui nous enveloppe, une histoire enchantée.
Or, s’il s’agit de se tenir à la hauteur des défis que nous impose notre actualité historique lorsqu’il est question de mettre des mots et d’enchaîner des phrases sur des situations où des mères en viennent à tuer leurs enfants, c’est à la plus glaciale et précise des objectivités que nous sommes conviés ; tout pathos, toute mise en intrigue fictionnelle devient suspecte voire infâme – William Styron joue avec le feu en écrivant Le Choix de Sophie. Alan Pakula s’expose davantage encore en mettant en images le choix pervers imposé par une mère d’avoir à abandonner l’un de ses enfants à la mort pour en sauver un autre6. Ceci précisément parce que le parti éthique qui soutient la description de telles situations, selon un régime de narrativité contemporain, c’est celui qui, de toutes ses forces, résiste à la re-mythification, à l’embellissement par la mise en concept ou en motif esthétisant – ici, « le sacrifice », ailleurs « la vengeance », l’« apocalypse », etc.
Une mère tue son enfant, ses enfants, c’est la sombre, la grise banalité de la désolation, ne disons même pas du mal, notion à travers laquelle déjà perce la montée en concept, en généralité, et celle de l’affect « éthique » – et cela n’appelle qu’un minimum de phrases, précises et circonstanciées, et pas de phrasé ni de drapé, pas de belles phrases, et moins encore de mise en intrigue destinée à en faire « une histoire », un film, une chanson, une ritournelle appelée à faire tourner les moulins à vent du « devoir de mémoire » ou d’une grave méditation sur le Mal radical.
Une femme tue son enfant qu’elle ne peut plus nourrir ni protéger, elle lui accorde une mort brève pour lui épargner les souffrances d’une mort atroce et lente – cela appelle, si possible, un procès-verbal, la conservation d’une trace tant sobre que se peut d’un geste derrière lequel se tiennent des « perpétrateurs », des criminels, des exécuteurs – car cela ne saurait passer par pertes et profits des malheurs du monde. Mais tout autant, ce geste situé aux confins indécidables de la compassion et du désespoir ne se prête à être mis en musique ni par l’art, ni par la philosophie. Il appelle un travail de consignation, ou bien alors le désir d’en découdre : c’est que cette mort accordée, si elle n’est ni un sacrifice ni un crime, ne découle pas, le plus souvent, d’un simple enchaînement de circonstances, elle n’est pas à porter au compte du destin : ce sont des actions humaines qui l’ont en quelque sorte programmée et, dans ce cas, le crime – celui qui consiste à acculer une femme à ce geste extrême – a un nom et une adresse, il importe alors au premier chef de remonter la chaîne des responsabilités. Une femme tue son enfant pour qu’il ne tombe pas aux mains d’égorgeurs ; une femme tue son enfant pour lui épargner les affres d’une mort d’inanition : dans de telles configurations, les coupables sont là, qu’ils utilisent sciemment la famine comme arme de guerre ou qu’ils conduisent des campagnes de terreur en arrachant les enfants aux bras de leurs mères pour les mutiler et les massacrer.
C’est dans les creux, dans les plis d’une actualité sur laquelle nous préférons en général ne pas nous attarder, reléguée dans les pages intérieures des journaux, que s’entrevoient ces situations : impossible, décidément, de les repousser vers les temps immémoriaux, de les confiner dans le temps du mythe ! Ce ne sont pas des « tragédies » qui ponctuent l’actualité, ce sont des taches ou des trous noirs, du hors-champ par excellence ; ce qui se dérobe à l’image et, pour l’essentiel, au récit. Or, dans nos sociétés, le mythe, dissocié des procédures de vérité légitimées, en particulier le mythe-patrimoine culturel, c’est du narratif, « des histoires », belles ou terribles – du poétique, de l’ornemental et, dans les versions de marché promues par les industries culturelles d’aujourd’hui, de l’entertainment, en fin de compte, encore et toujours.
Le Médée de Pasolini lui-même, même s’il résiste victorieusement à la domestication du mythe, à sa dissolution dans le bain tiède de la culture, en sauvegardant l’inaccessible étrangeté (pour nous) de cette figure – même ce film qui déjoue tous les pièges du reenactment, demeure incommensurable au geste de ces mères qui, englouties dans le régime de l’Histoire terroriste qui impose ses conditions au XXème siècle, arrachent leur enfant à l’empire de la désolation en abrégeant ses jours. Le pathos qui s’attache à la figure de Médée et à la paraphrase du mythe, d’époque en époque, se condense dans la notion du crime superlatif, de la transgression par excellence, du défi à l’ordre cosmique (et pas seulement l’ordre des familles) que constitue le meurtre de ses enfants7.
Or, par excellence et par un contraste absolu, la mère qui tue son ou ses enfant(s) aujourd’hui pour lui épargner d’avoir à endurer la barbarie du présent, ne commet pas un crime – elle ne l’abandonne pas aux bourreaux ou aux circonstances, dans ce temps même qui appelle le sauve-qui-peut, le chacun pour soi, ce temps où tout se dissout des pactes les plus solides, des liens les plus intimes – le temps des paniques de masse dont a si bien parlé Elias Canetti (Canetti, 1966) … Le paradoxe de ce geste tient à ceci : il est moins inspiré par l’énergie du désespoir qu’il n’est l’effet du dernier acte de résistance de la vie qualifiée face à ce qui la ruine et la nie – la terreur de masse, l’extermination, la fureur liquidatrice des bourreaux ou, plus généralement, au-delà de la vie sans qualité, la vie désolée, l’abandon.
Ce qui, dans ce geste, se tient au plus près de la désolation qui hante le présent ne se laisse guère approcher par le discours dans lequel se rencontrent et s’amalgament les traces mnésiques des mythes autocentrés et les intensités éthiques de la post-métaphysique occidentale. Le mythe grec ne nous « parle » plus directement, bien sûr, aucune intuition ne nous rattache à ce qu’il signifiait pour ceux pour lesquels il était un mode d’énonciation du vrai – mais nous demeurons sous son emprise pour autant que nous n’échappons pas à son ressassement. À défaut d’autre chose, dans l’équivoque native du « post- », nous y puisons d’illusoires ressources identitaires. Cependant, ces procédures inusables de remobilisation et de remise en circulation des traces du mythe dans le présent ne nous instruisent en rien sur celui-ci. La Médée inscrite au patrimoine des humanités, de la littérature, du cinéma, de l’opéra, des arts plastiques (etc.) vers laquelle nous revenons sans jamais nous lasser, cette Médée de papier glacé ne nous conduit en rien vers la femme d’aujourd’hui qui, réduite aux extrémités par la détresse et l’abandon, tue ses deux jeunes enfants, rate son suicide, est condamnée à la peine capitale par une cour de justice ordinaire et attend son exécution dans un couloir de la mort8.
La première appartient à la sphère savante, à la scène artistique, la seconde à la rubrique des faits divers. La première est entrée dans le temps de la culture, elle appartient à l’« héritage » d’une civilisation qui cultive le régime de la mémoire antiquaire. On la soigne, on la rafraîchit périodiquement, quand bien même elle persiste à être un personnage associé à l’horreur et la terreur. La seconde tend aussi à devenir une créature de papier, mais de papier journal, celui qui, dès le lendemain, sert à envelopper les bottes de poireaux. Si, tous les recours instruits par ses avocats épuisés, elle achève son parcours de mère infanticide dans cette annexe de la prison de haute sécurité où l’on exécute les condamnés à mort d’une balle dans la nuque, cela fera un entrefilet dans la presse locale. Aucune commune mesure, une fois encore, entre les petits matins glacés de la justice ordinaire des pouvoirs modernes, de forme démocratique ou non, et la mort, demeurée en suspens, de Médée – Hésiode n’en fait-il pas une immortelle ?
Médée demeure hors de portée de la justice des hommes, on peut même soutenir qu’elle échappe à leur jugement, tant les versions antiques et modernes du mythe se déploient dans des directions non seulement différentes mais divergentes. La mère infanticide d’aujourd’hui comme d’hier, elle, est jugée et condamnée d’autant plus sévèrement qu’elle l’est généralement par des hommes, la guerre des sexes et des genres fait rage dans le prétoire, ce sont des hommes, plus ou moins indifférents à l’enchaînement des circonstances et l’accumulation des trahisons et abandons susceptibles d’acculer une mère à tuer ses enfants, qui sont appelés à lui tailler le costume du monstre – version féminine. Une mère suffisamment dénaturée pour tuer ses enfants ! Jeunes, très jeunes, en général, circonstance aggravante ! Le tribunal de l’opinion vient ici relayer la justice des mâles. Ce n’est pas seulement qu’on va lui faire payer son crime de décennies d’emprisonnement voire, comme dans le cas évoqué ci-dessus, de la peine capitale. C’est aussi que la peine sera redoublée d’une mise au ban symbolique par la communauté – la mère homicide est rejetée hors de la société humaine.
La mère qui tue ses enfants est, si l’on peut dire, le monstre parfait dans la mesure même où, dans son geste, dans sa conduite, s’opère de la manière la plus radicale l’inversion de la belle figure par excellence, valeur éminente ou image d’Épinal – on ne saurait trop dire : celle de la mère aimante, protectrice de ses enfants. Mais si, précisément, cette mère homicide doit être figée dans son statut d’exception, horrifiante et terrifiante, n’est-ce pas parce que quelque part obscure n’en a jamais fini de brouiller le chromo – l’amour maternel comme la plus naturelle des choses, le plus indéfectible des attachements, celui qui prédispose à tous les sacrifices9 ?
L’infini de l’amour maternel, son enracinement dans les strates profondes de la civilisation humaine, là où, justement, culture et nature demeurent mal distinguées (l’amour d’une mère pour son/ses enfant-s trouve son assise dans le règne animal), n’est-ce pas là aussi une histoire que se racontent les sociétés humaines, un ciment agrégateur, une vertu dont elles se parent – mais qui, tout aussi naturellement placé sous le signe de l’universel, n’échapperait pas tout à fait au soupçon d’être néanmoins avant tout un mensonge utile ? Le type de mensonge vital dont, précisément, nos sociétés, comme tant d’autres, mais pas nécessairement toutes, ont tant besoin pour assurer leur cohésion et fonder l’estime d’elles-mêmes ?
Il ne s’agirait pas du tout ici de convoquer le diable, histoire de suggérer qu’au fond, en général, il n’est pas si certain que cela que les mères aiment leurs enfants… Il s’agit plus simplement, sobrement, de se demander si cette si belle image (celle de l’enfant Jésus sommeillant dans le giron de la Vierge Marie) n’a pas aussi pour vocation ou en tout cas pour effet, dans nos sociétés, de jeter un voile d’ombre (de vertu) sur l’immense continent obscur de la perte, de l’abandon, de l’arrachement plus ou moins violent du lien du sang – celui qui unit la mère à ses enfants. La monstruosité exhibée de l’infanticide n’est-elle pas ici l’arbre qui cache la forêt où abondent les figures de ce déchirement ? C’est que, entre ce qui voue les femmes à la maternité (ce sont elles qui se « font faire » des enfants, les portent, leur donnent naissance et souvent en conservent la charge), entre ce qui, donc, les destine à être mères et la possibilité même de l’être (pour ne même pas parler du désir d’entrer dans la peau d’une mère et d’y persévérer), des brèches innombrables, des gouffres, des fissures et des crevasses se dessinent et se détectent à l’œil nu. Les femmes deviennent mères, acceptent, assument leur destin de mère – mais aussi, elles avortent, elles tuent ou abandonnent leurs enfants à la naissance, les placent en nourrice, les donnent en adoption, les délaissent, les perdent de vue… L’infanticide, ça n’est en ce sens que la figure extrême et stridente de ce déchirement, cette césure, cette disjonction entre la mère et l’enfant, mais, aussi bien entre la femme et la mère. Dans nos sociétés, comme dans bien d’autres aussi sans doute, la femme est un être humain vivant saisi dans une tension perpétuelle entre le désir d’être mère, la maternité comme œuvre ou réalisation – et la grossesse comme risque, empêchement, voire calamité. C’est toute la condition féminine qui se tient sous le signe de ce partage.
Les Églises, les gouvernants qui prennent le corps des femmes en otage pour en faire des poules pondeuses organisent le déni de cette condition double en écrasant la femme sur la mère – du coup, ces pouvoirs ouvrent la brèche dans laquelle va prospérer le retour du refoulé : là où se dessinent les figures infâmes de l’avorteuse, la mère indigne, infanticide – le sublime de Médée s’efface alors devant la triviale banalité de ces boîtes pivotantes ou « tours d’abandon » où l’on dépose les nouveau-nés non désirés, indésirables, ces vies en trop qui viennent indûment se loger et croître dans le corps des femmes (Barbe, Dumain, 202110). Ce sont alors des femmes infâmes, au sens où Foucault parle des hommes infâmes, qui, en tous temps et tous lieux, tuent leurs enfants ; crimes sans distinction qui égratignent à peine la surface de l’actualité et dont la trace ne se conserve que dans la rubrique des faits divers, dans les rapports de police et les annales de la justice ordinaire : la mère infanticide est, dans l’ordinaire des temps, l’infâme précisément en ce sens, littéral, que son nom ne sera pas retenu, n’inscrira aucune trace, que son crime appartient au monde de la mémoire étouffée, suffoquée – la fama, l’infanticide qui expose mélodramatiquement la transgression, qui met en scène l’indicible, c’est un autre monde et un autre temps – celui du mythe, précisément.
Face aux pouvoirs modernes, ce qui est en jeu dans la maternité comme dans l’infanticide, c’est le corps de la femme comme enjeu du contrôle, des techniques disciplinaires, de la promotion de la vie. L’infanticide, comme l’avortement clandestin, comme, dans une certaine mesure, l’abandon d’enfants, c’est la face obscure de la biopolitique, son point de retournement – là où le corps de la femme échappe aux prises du pouvoir ; là aussi où l’intensification et l’augmentation de la vie trouvent leur point d’arrêt ; ces gestes par lesquels la femme rejette violemment le rôle qui lui est assigné dans l’horizon de la promotion de la vie sont à l’échelle de l’existence privée, dans ses rapports au biopouvoir, l’équivalent de ce que la thanatopolitique est à la biopolitique : le renversement du « faire vivre » en « faire mourir » ou alors en abandon.
C’est bien la raison pour laquelle l’infanticide se doit, dans ces sociétés, d’être puni avec la dernière des sévérités ; non pas tant parce qu’il est un crime inexpiable contre la morale que parce qu’il constitue une infraction marquée aux règles et aux disciplines qui fixent dans ces sociétés la production de la vie. La femme infanticide, comme la femme qui avorte dans les temps où l’avortement était un crime, lourdement sanctionné par le Code pénal, c’est l’ingouvernable même11. Ce n’est pas Médée, une subjectivité flamboyante, une parole incandescente, c’est juste un sujet obscur et sans voix qui porte l’atteinte la plus radicale qui soit, la plus scandaleuse, à l’ordre des familles et au gouvernement des vivants dans le monde moderne. Ce n’est pas pour rien que l’avortement lorsqu’il est criminalisé, dans nos sociétés, est une ligne de front sur lequel fait rage une véritable guerre dont l’enjeu est le corps des femmes ; non pas entièrement réductible à une guerre des sexes, mais assurément une guerre dans laquelle est en question la liaison et la déliaison entre le féminin et le maternel. C’est la raison pour laquelle, dans la configuration de l’État social, les pouvoirs vont s’orienter vers une inclusion de l’avortement dans leurs calculs, plutôt que vers la perpétuation de sa criminalisation – en faire l’objet de mécanismes de contrôle qui aillent dans le sens d’une extension du champ des calculs biopolitiques et de leurs prises sur le corps des femmes plutôt que le rejeter dans la clandestinité. La gestion de la vie tend ici à inclure sa régulation, y compris dans ses formes négatives – un eugénisme tempéré.
L’infanticide, lui, ne saurait naturellement être saisi par les mêmes procédures de « rationalisation » de la prise en charge de la vie passant par le contrôle exercé sur le corps des femmes – il demeure, dans sa stridence même, irrécupérable.
La question serait de savoir ce qui, dans les sociétés contemporaines, peut se conserver ou se perpétuer de la virulence du geste de Médée, cri pur et imprécation. Elle est celle qui inscrit une trace indélébile et produit un effet de stupeur susceptible de se répercuter dans les temps et les temps – en commettant une dense succession d’attentats éclatants contre l’ordre familial, que celui-ci soit envisagé comme incarnation du sacré ou comme institution symbolique. Mais que demeure-t-il de la suffocation produite par ces gestes-cris (tuer son frère, tuer ses enfants…) dans une époque où, précisément, sont en voie de perdition les repères de certitude sur lesquels s’établissent et ce sacré et cette institution ?
Les pouvoirs modernes désacralisent radicalement l’ordre familial en en transposant les enjeux dans la dimension juridique d’une part, dans l’ordre biopolitique de l’autre ; la famille demeure un « pilier » de l’ordre social, mais non plus en tant que celle-ci serait sacrée – utile et nécessaire, plutôt ; son horizon, c’est la loi et les normes – le mariage, le divorce, le statut juridique de l’enfance, les violences familiales, le viol, l’héritage, bien sûr, les disciplines, les sanctions et les droits. Rien qui porte la marque du sacré dans tout ça, en dépit des efforts des « tradis » de tout poil qui s’époumonnent contre l’avortement et le mariage pour tous… Il faudrait un peu plus que les efforts conjugués d’une égérie de la Manif pour tous ou d’un Zemmour pour restaurer la sacralité de l’ordre familial et en rétablir les puissances symboliques. Un jeune homme de ma connaissance résumait bien la situation présente : une grande majorité des parents de ses amis proches sont soit divorcés, soit séparés, soit n’ont même jamais vécu ensemble ; lui-même dont les parents continuent à coexister trotz alledem au prix d’une guerre d’usure perpétuelle ponctuée d’éclats tant burlesques que déprimants, apparaît à leurs yeux comme un phénomène insolite, presque déplacé – l’exception plutôt que la règle. Ceci ne veut pas dire bien sûr que ces jeunes gens n’ont pas une maman et un papa et ont congédié Œdipe, ils en sont bien encore et toujours à trouver leur place dans des configurations post-néo familiales faites d’agencements complexes, dans l’élément du décomposé-recomposé, là où prévaut un intense bricolage tant social qu’affectif et que le symbolique est bien loin d’avoir entièrement déserté…
La question serait davantage de se demander ce qui, dans ce paysage d’après la bataille (l’ordre des familles, c’était bien une guerre inexpiable, pour une bonne part, la littérature française de l’entre-deux-guerres et même jusqu’aux années 1960, ne parle que de ça, de Mauriac en Bazin…), peut persister des puissances symboliques du terrorisme anti-familial de Médée (Médée est à l’ordre des familles ce que Daech est aujourd’hui à l’ordre américain, occidental). Dans nos sociétés, le mythe, ce n’est pas une question de représentation (comment représenter le personnage de Médée dans un récit, une image ou une succession d’images) mais bien plutôt de re-présentation : comment le faire revenir dans un récit ou comme figure (sur le mode de la figuration – Descola, 2021) qui enchaîne sur d’autres récits plus anciens, qui redonnent vie au personnage, le raniment et les réintensifient ? L’hypothèse que l’on ne saurait entièrement écarter est, précisément, que cette possibilité d’enchaîner se serait très considérablement raréfiée : on peut, certes, toujours représenter, c’est-à-dire monter une représentation d’une tragédie grecque sur une scène de théâtre, mais cette action se placera sous un régime purement culturel, c’est-à-dire exemplairement patrimonial et antiquaire.
Mais re-présenter Médée, c’est-à-dire enchaîner effectivement et sur le personnage et sur le mythe, c’est une autre affaire : il n’est pas certain en effet que l’un et l’autre soient susceptibles d’inspirer effectivement une communauté, quelle qu’elle soit, ce qui est tout autre chose que procurer les satisfactions attendues à un public choisi. Pour que se forme dans le présent quelque chose comme un « peuple » autour de cette figure, il convient que s’établisse un lien intuitif et affectif entre ce personnage et ce « peuple » – que le premier dise quelque chose d’immédiat au second. Or, c’est cela qui n’est pas assuré le moins du monde présent. Innombrables sont les raisons pour lesquelles Médée pourrait ne pas « dire grand-chose » aux jeunes gens d’aujourd’hui et ceci pas essentiellement parce qu’ils ne sont pas très tournés vers l’Antiquité grecque – en général. Pour que se produise cet enchaînement et que se forme cette communauté autour de Médée, il faut qu’un lien évident et irrécusable s’établisse entre l’ordre ou l’institution familial-e et la transcendance. Or, dans nos sociétés, ce lien est à tout jamais rompu, les Médées infanticides du présent n’inspirent donc plus la terreur et l’horreur sacrée parce qu’elles ne défient plus des dieux morts, elles ne sont plus que des mères qui tuent dont le crime est plus ou moins soluble dans les fatalités sociales et les tribunaux qui les jugent sont peuplés de magistrats plus ou moins débordés et dont c’est le métier d’appliquer le Code pénal.
Finalement, dans cette époque basse où nous vivons, le biais par lequel Médée serait le plus susceptible de nous revenir, de revenir vers nous, et, ce faisant, de devenir la plus unheimlich – et familière en même temps – de nos contemporaines, c’est celui de la vengeance : Médée, crainte et admirée avant tout comme la femme qui se venge de la manière la plus cruelle qui soit, au prix de la plus inconcevable des transgressions, du tort irréparable qui lui a été infligé et, davantage encore, d’une humiliation – le coup du mépris dont l’effet est de la remettre à sa place d’étrangère et de barbare, de la bannir sans le moindre égard. Plutôt que la plainte, le cri d’amour blessé, le beau lamento, comme Madame Butterfly ou la Magnani sur un texte de Cocteau, Médée embrasse la vengeance et telle est son imprononçable victoire de femme sur le geste mâle qui l’a renvoyée à sa condition12. On ne conçoit guère de manière plus radicale d’échapper à la condition de victime à laquelle se trouve assignée la femme dans ce genre de situation…
Résistible victoire, bien sûr, puisque ce geste même la retranche de la communauté éthique. Cependant, ce qui se tient rigoureusement hors de portée du jugement humain, dans le geste irréparable de Médée, c’est que les puissances de vie s’y confondent intimement avec les puissances de mort : la vengeance qu’elle exerce ne saurait être dite « basse », elle est au contraire intégralement et absolument haute dans la mesure où elle est pure affirmation d’une puissance vitale contre les valeurs et les codes établis – femme offensée, elle se défait de l’emprise de l’ordre mâle dans un geste de défection que l’on pourrait dire pur, un geste de pure et simple insoumission.
Médée n’est pas un personnage du ressentiment mais de la dissidence radicale, de la sécession, de la transvaluation. Pourtant, bien sûr, la contrepartie de la souveraineté qui s’expose dans ses successives ruptures, c’est que cette affirmation s’inscrit dans un horizon de mort – la mise à mort de ce qui est supposé être le plus cher et le plus intime, ses propres enfants dont la tradition nous dit qu’elle les chérit et les aime. C’est ainsi donc que Médée est, dans un vocabulaire sartrien, « piégée » – sa vengeance « haute » en forme de défi lancé aux valeurs communautaires et, peut-être, aux dieux eux-mêmes, l’inscrit irrévocablement du côté de la mort. Elle ne s’émancipe donc de sa condition de sujet humilié qu’en tombant sous l’emprise d’un affect qui l’entraîne non pas sur le chemin d’une renaissance mais bien d’une errance sans fin. Le geste par lequel elle s’émancipe n’est certes pas un sacrifice, mais il ne fraie pas non plus la voie à l’émancipation. Comme geste « infâme », il se tient hors de portée du jugement humain comme celle qui l’accomplit se tient hors d’atteinte des lois et de la justice des hommes. Mais c’est un geste intransitif, qui n’enchaîne sur rien. Ce n’est pas pour rien que le récit de la suite (ce qui vient après le meurtre des enfants et la nouvelle fuite de Médée) s’émiette, dans la légende et la glose : toutes sortes de versions circulent, sans qu’aucune d’entre elles n’exerce une autorité particulière. Comme si, au fond, après ce paroxysme criminel, la vie de la maléfique magicienne n’avait plus guère d’importance…
Dans tous les cas, ce qui va assurément entrer aujourd’hui en résonance avec toutes sortes de dispositions partagées, c’est la liaison en tous points obscure qui s’établit, dans son geste, entre émancipation et vengeance – la vengeance ou la vindicte comme vecteur illusoire, nécessairement illusoire, de l’émancipation. Notre époque est peuplée de nano-Médées exposées aux feux de la rampe, promptes à convertir la vengeance haute de l’intraitable étrangère en basse vindicte dans ce village global où la demande de réparation du tort subi a pris le pli de la traque du (réel ou supposé) prédateur sexuel13. Ce qui s’est substitué au supposé geste sublime de leur lointaine inspiratrice, c’est l’infiniment plus modique formation de meutes de vigilantes au service de la police des mœurs et dopées par la rumeur médiatique. Mais Weinstein, ni même Hulot et moins encore Johnny Depp, ne sont Jason et la tragédie, et le mythe, ici encore, sont absorbés par le papier journal, ils circulent sur la Toile comme des ondes négatives. Une époque qui associe aussi étroitement émancipation et vengeance, vindicte, ne saurait être tout à fait recommandable. Les Médées d’aujourd’hui, en ce sens même, sont vraiment décevantes – pas à la hauteur. En amalgamant vengeance et justice, elles ne déploient plus leurs énergies sur le versant de la transgression, et du franchissement de la limite, elles ne s’évadent pas du champ de la police des mœurs, elles ne défient pas l’ordre moral – tout au contraire, elles militent bruyamment pour une police renforcée, une répression sans retenue des inconduites, un nouveau conformisme moral.
Le geste de Médée se tient résolument par-delà le bien et le mal – se situant sur ce point de bascule où tous les repères de la certitude morale s’effondrent. Les Médées de papier d’aujourd’hui relancent, elles, la sainte-alliance de la morale et du ressentiment et, à ce titre, elles sont parfaitement homogènes à ce qui tient lieu d’esprit de l’époque, tout ce tissu compact et épais de passions basses. Le ressentiment est le milieu de vie raréfiée dans lequel prospère leurs actions. Nietzsche les aurait nommées des tarentules – fieffé misogyne qu’il était…
Médée est seule, tragiquement seule, et c’est sa grandeur, s’il en est une – les Médées d’aujourd’hui agencent leurs campagnes en cohortes et, quand elles crient vengeance, c’est pour en appeler à la police, aux juges, aux médias et au tribunal de l’opinion et plaider pour une justice d’élimination. Il ne s’agit pas pour elles de présenter un litige, d’exiger la réparation d’un tort mais plutôt de peupler le présent de monstres et de victimes, de placer leurs actions sous le signe du règlement de compte, d’une interminable vendetta au fil de laquelle la cause des femmes et des enfants est retenue en otage.
Dans Face à Gaïa, Bruno Latour, nous exhorte à « passer de ‘la nature’ au monde », à « descendre de ‘la nature’ vers la multiplicité du monde, mais en évitant de nous retrouver dans la seule diversité des cultures » (Latour, 2015). Il nous appelle à « être des Terriens plutôt que des humains ». Il nous faut, dit-il, réapprendre à habiter la planète Terre. Au temps de l’anthropocène, ajoute-il, il devient enfin évident que la terre dispose d’une puissance d’agir, elle « rétroagit sur ce que ‘nous’ lui faisons ». « La Terre s’émeut », disait déjà Michel Serres que Latour évoque ici comme précurseur et inspirateur. La Terre est parcourue de puissances animées ; elle nous « parle », disait déjà Serres, en termes de forces, de liens et d’interactions. C’est en ce sens que nous lui sommes attachés et que nous dépendons d’elle. La Terre a une histoire, et particulièrement une histoire avec les humains qui la transforment et en ce sens même, elle n’est pas, comme le concevait Galilée, une planète parmi les autres.
C’est sur le chemin de cette réflexion que Latour rencontre l’imaginatif Lovelock et la notion centrale d’une Terre planète vivante, « puisque son atmosphère ne retourne pas à l’équilibre chimique » du fait des activités humaines14.
Le geste décisif produit par Lovelock consiste à radicaliser cette notion d’une planète vivante et singulière en personnage – Gaïa –, un personnage désormais engagé dans une guerre perpétuelle à l’occasion de laquelle elle prend sa revanche sur les humains. Malgré l’aura mythologique qui l’entoure, insiste Latour, s’engouffrant dans la brèche ouverte par Lovelock, Gaïa n’est pas tant une déesse qu’une force, une « puissance des commencements ». Par bien des traits, cependant, elle n’est pas sans évoquer Médée ; elle est aussi un personnage de la vengeance familiale. C’est elle qui « invente l’horrible stratagème qui lui permettrait de la défaire du poids de son mari Ouranos ». Contrairement à Médée, elle ne « commet jamais de crimes abominables par elle-même, mais toujours par le truchement de ceux à qui elle a inspiré la vengeance ». C’est une instigatrice plutôt qu’une exécutrice, mais le crime familial demeure son domaine d’élection, dans des formes propres à inspirer l’horreur et la terreur – comme les crimes de Médée : elle incite son fils Chronos à couper avec « une serpe en acier et aux dents aiguës » les parties génitales de son mari Ouranos, ce qui n’est assurément pas un attentat contre l’ordre familial de moindre abomination que les crimes commis par Médée.
On voit donc bien par là que Gaïa, surgie des profondeurs du récit mythique, est tout sauf une figure de l’harmonie ou de l’amour maternel, alma mater, etc. Elle est indissociable de la guerre, une guerre faite aux dieux – elle « incite Zeus à se battre contre son propre père et à le défaire ». Elle est une figure de la discorde. Elle « se plaint de l’impiété et du poids excessif des humains ». Elle est en ce sens un tout vivant qui récuse la traditionnelle séparation entre nature et culture.
C’est donc au prix d’un habile bricolage des éléments qui forment le mythe que Lovelock parvient à faire émerger le personnage d’une Gaïa revenante à l’âge de l’anthropocène. À cet âge, la planète Terre devient instable et imprévisible, et Gaïa un personnage tourmenté par les outrages qui lui sont infligés. C’en est fini à tout jamais de la prétendue harmonie préétablie de « la Nature », tout devient plus compliqué dans cet état d’instabilité croissante – à commencer par les rétroactions de Gaïa…
Ici aussi, le rapprochement avec Médée se soutient : un certain cap a été franchi, dans la perpétration du tort infligé à ce personnage irrévocablement établi du côté du féminin et l’on est entré dans l’espace infini où, désormais, en l’absence de toute possibilité ou espoir de réparation de ce tort, prévaut le pur et simple différend – où donc toute vie commune est exposée au péril d’une vengeance sans limite qui porte la marque du féminin – où prévaut désormais le trait de l’illimité, où chaque chose est placée sous le signe du tout est possible.
À supposer qu’un jour s’achève l’interminable épreuve de la pandémie, quelle sera la prochaine des calamités environnementales, sanitaires, climatiques dont Gaïa infligera l’épreuve aux terriens qui l’ont tant maltraitée et continuent à le faire, comme s’ils ne savaient pas (faire comme si on ne savait pas, face à Gaïa, comme dans Don’t Look Up, face au danger imminent de l’écrasement d’une comète sur notre planète15) ?
Dans la mesure même où nous ne savons pas nous tenir devant Gaïa, tout comme dans la tragédie de Sénèque, Jason échoue à se tenir devant Médée et à prendre la charge de sa trahison, il nous faut bien nous éveiller peu à peu à l’idée d’un avenir peuplé de calamités et d’épreuves, faire face à l’image d’une terre dont l’atmosphère serait devenue irrespirable, d’une vie sur la planète Terre devenue, pour une partie des Terriens du moins, invivable. La puissance offensée qui se venge se transforme de puissance de vie en puissance de mort. Médée, dans les derniers moments de la tragédie de Sénèque, s’exhorte : « Il te faut chercher pour lui [Jason] un châtiment encore ignoré qui sera pour toi-même un témoignage de ta puissance. Il faut briser les liens les plus sacrés, étouffer tout remords… ».
Nous n’en avons pas fini d’éprouver la puissance négative de Gaïa, l’offensée. Finalement, oui, la vraie Médée d’aujourd’hui, celle qui se tient à hauteur de la vraie, la haute vengeance au point de dicter ses conditions à l’époque, ce n’est pas l’autrice du dernier best-seller évoquant les turpitudes sexuelles d’un mâle déchu, hier encore puissant et célèbre, la star du déballage qui scintille sur les plateaux de télé – c’est Gaïa ! (et nous, nous sommes ses enfants sur lesquels elle lève désormais le couteau – la « variante » étant que nous ne pouvons prétendre, nous, à la condition de progéniture innocente – nous qui sommes tous et à des degrés divers, en pratique, des climatosceptiques, des Terriens portés à saccager la planète comme des sangliers s’en donnant à cœur joie dans les champs de maïs à la fin de l’été… Médée, c’est Gaïa, comme l’anthropocène, c’est bien nous… )…