Des yeux imbibés de larmes regardant vers le ciel, un visage de la grandeur de l’écran cinématographique, c’est l’image de Jeanne d’Arc qui habite notre esprit. Quand on pense à Jeanne d’Arc au cinéma, on voit le visage de Renée Falconetti mis en scène par Carl Theodor Dreyer en 1928 dans La Passion de Jeanne d’Arc. Représentée plus d’une cinquantaine de fois à l’écran, l’épopée de Jeanne d’Arc offre des variations différentes de la personnalité de la sainte, tout en mettant en scène ses désirs d’accéder au ciel, de s’unir à Dieu et de se débarrasser de la prison dans laquelle les humains l’ont enfermée. Libératrice, visionnaire, missionnaire, guerrière, martyre, prophète, sainte, autant d’attributs sont attachés à la figure de ce personnage historique devenu légendaire. De toutes les images, celle du gros plan sur son visage peinte par Dreyer reste la plus représentative.
Cet extraordinaire chef-d’œuvre reste à ce jour la somme de toutes les Jeanne au cinéma. Un « film-visage », qui dit à travers cette face crispée de souffrance, un au-delà à travers la passion et la condition du souffrant. La Jeanne de Dreyer, ce sont tous ces visages de la souffrance. Le message de la Pucelle au cinéma demeure pour nous aujourd’hui ce gros plan d’un visage qui pleure, hantant et marquant nos esprits depuis les débuts du cinéma, qui révèle sa Passion mais aussi notre condition humaine moderne. (Vaccaro, 2020)
En rejetant tout aspect contraire à sa transcendance, le film de Dreyer résume tous les aspects liés à la figure de Jeanne d’Arc en ce gros plan sur le visage en larmes, et en condensant son procès en une seule journée, celle de sa mort. Par le biais du gros plan, nous entrons en intimité avec Jeanne, et par le biais des larmes amplifiées, elle communique avec un monde extérieur, loin des personnages qui l’entourent, pour pouvoir atteindre la conversion ultime. Dans ce cas précis, Jeanne d’Arc n’arrête pas de regarder hors-champs en pleurant : ses larmes seraient le moyen par lequel elle parle à son sauveur, tandis que ses paroles, inspirées par l’au-delà où elle regarde et avec lequel elle communique par les larmes, s’adressent aux humains. Son existence se résume à l’image de son visage en larmes :
Le visage de Jeanne se dépouille de ses particularités humaines pour revêtir ce que l’on pourrait appeler des valeurs cartographiques générales. Les parties du visage qui servent conventionnellement de sites d’expression émotionnelle perdent progressivement leur lisibilité, laissant place à une opacité affective de ses traits. Sans perdre sa capacité de différenciation, le visage de Jeanne acquiert une équivalence sémiotique telle qu’à chaque changement d’expression, le résultat est une légère altération d’une valeur symbolique plutôt qu’un complexe de valeurs symboliques. Toujours catalyseur de la narration, les traits grossis de Jeanne deviennent le cadre physique de son inquisition. La forme agrandie et aplatie du visage devient le paysage même de la “Passion” de Jeanne1. (Polonyi, 2012)
Indicatrices de souffrance et d’émotions, les larmes filmées comme sous l’effet d’une loupe envahissent l’écran-visage pour exprimer la transcendance des émotions et mener vers la « Passion ». À partir de cette figure se déploient toutes les autres, et le visage en larmes devient l’emblème suprême du film pour déclencher la transcendance de la sainte.
Concentré autour du même thème, celui du procès, le film de Robert Bresson Le procès de Jeanne d’Arc (1962) est plus réaliste et se situe aux antipodes de l’idée de la passion. Dans son film, le réalisateur français rend hommage à la force de caractère de Jeanne d’Arc face à l’injustice qui lui est infligée. Modelée à l’image de la femme moderne de l’époque contemporaine du film, la Jeanne d’Arc de Bresson est filmée plus en plans moyens ou rapprochés qu’en gros plans, quand ceux-ci sont réservés aux images des mains touchant les objets et des pieds touchant le sol. Si l’image du visage en larmes dans le film de Dreyer se dépouille de ses particularités pour atteindre la Passion, le corps dans le film de Bresson se dépouille de sa matière pour se libérer des entraves des humains corrompus. Un corps vierge, jeune, pur, est mis en relief dans le récit filmique pour s’éloigner, peut-être, de cette réduction de la sainte à un visage en larmes, et donner plus d’importance à son existence réelle parmi les Hommes. Qu’en est-il des larmes dans le film de Bresson ? « Comme souvent chez Bresson, les personnages expriment peu d’émotions et le réalisateur filme une Jeanne pure et dure, marquée par l’absence de psychologie et d’émotions trop lisiblement exprimées. Tourné vers la modernité, Bresson fonde un regard neuf sur la figure de Jeanne d’Arc » (Vaccaro, 2020). À partir de ce regard, s’inspire sa manière de filmer les larmes. Dans cette représentation fraîche de la figure de Jeanne, les larmes restent discrètes et apparaissent à des moments clés du film quand Jeanne se retrouve face à sa solitude. Son visage filmé d’une distance qui suggère la neutralité, Jeanne d’Arc ne pleure qu’en isolation, et ses larmes, même quand elles coulent, ne se voient nullement dans le film sauf dans la dernière partie où elle est sur le point d’être exécutée. C’est justement quand elle s’approche de sa séparation ultime d’avec le monde que Bresson choisit de montrer clairement les larmes sur le visage de la sainte.
Son héroïne, au long des scènes du Procès qui viennent en répétition, prend de plus en plus de consistance sans que les effets soient le moins du monde appuyés. L’apparente insignifiance du physique de Florence Carrez(-Delay) dissimule une force croissante du personnage. Une évidence se fait jour, peu à peu : Jeanne dispose d’une vie intérieure mystérieuse qui échappe davantage à chaque séance à la curiosité et à la compréhension trop terrestre de ses juges. Ceux-ci échouent dans toutes leurs tentatives pour réduire l’héroïne aux catégories de la raison, sa mort est leur faillite – et sa victoire. On peut penser que Bresson a ici frôlé l’indicible (Michaud-Fréjaville, 2005).
Contrairement donc à Dreyer, Bresson ne révèle clairement les larmes qu’à la fin du procès, quand Jeanne commence à se détacher de la vie terrestre pour viser le ciel. Ses larmes sont sa force. C’est là où son corps devient entièrement dédié à la prière et à l’accueil de Dieu. C’est ce corps qui, en face du visage chez Dreyer, est mis en relief avec le sens du toucher qui le caractérise, quand, chez le cinéaste danois, c’est le sens de la vision qui définit le personnage de Jeanne avec son visage tourné vers le ciel.
C’est avec Otto Preminger en 1957 que se transforme l’image de Jeanne d’Arc au cinéma, grâce à son film Sainte Jeanne. Comme le dit bien le titre, nous retrouvons dans ce film l’image de la sainte qu’a souhaité privilégier Dreyer, mais qu’en se concentrant sur le visage, il a plutôt promu la passion et la transition vers la sainteté par le biais des larmes. Chez Preminger, elle est déjà Sainte, elle apparaît au tout début du film comme une âme séparée du corps, pour révéler, dans un flashback diégétique, son histoire de traversée vers le ciel. Si Dreyer se concentre sur le visage et la vision, et Bresson sur le corps et le toucher, Preminger extrait l’âme du corps pour représenter le fond jamais vu de Jeanne, et fait surgir un sens inédit. Même si ce film a été réalisé avant celui de Bresson, nous préférons le situer dans la troisième étape de notre étude. C’est le film qui met en scène le statut spirituel et ultime de Jeanne, tout en passant par la dimension matérielle de sa vie. Ici, Jeanne d’Arc est missionnaire dans tous les sens du terme. Elle est missionnaire de Dieu, comme elle est dans un état intermédiaire (fantôme) entre la vie et la mort, entre l’ici et l’au-delà. Dans son essai Vie des fantômes – Le fantastique au cinéma, Jean-Louis Leutrat démontre qu’une forme de fantastique naît « entre le cinéma, l’apparaître-disparaître, la mélancolie, une certaine irréalité lumineuse, les larmes » (Leutrat, 1995, p. 16). Dans ce film, si les larmes existent, c’est pour mettre en relief cet “entre2” », celui de l’âme fantôme de Jeanne incarnée par l’image cinématographique, entre la présence et l’absence. Le film commence par une image de l’eau calme et immobile reflétant un château, connotant transparence et profondeur, mais aussi une sorte de « hantise ». Être hantée par les voix des Saints, et hanter le château habité par Charles VII des années après sa mise au bûcher, c’est la Jeanne d’Arc que représente Preminger à l’écran qui concilie la réalité avec la spiritualité et matérialise la légende du personnage. Dans cette image sur l’eau reflétant le château, on est introduit dans un entre à travers une image liquide qui réunit rêve et réalité, vie et mort, donc une idée de la « fantomalité ». C’est là que réside le fantastique. Dans son étude de la figure de l’eau dans l’œuvre d’Edgard Allen Poe, Gaston Bachelard affirme que « la rêverie commence parfois devant l’eau limpide, tout entière en reflets immenses, bruissante d’une musique cristalline. Elle finit au sein d’une eau triste et sombre, au sein d’une eau qui transmet d’étranges et de funèbres murmures. La rêverie près de l’eau, en retrouvant ses morts, meurt, elle aussi, comme un univers submergé » (Bachelard, 1942, pp. 63-64). Avec un mouvement vertical de la caméra, on passe de cette image de l’eau stagnante hantée par le château, pour retrouver le château hanté. Submergé dans l’eau, le château acquiert une nature chimérique qui lui permet d’être hanté par une âme émanant de la mort. C’est dans cette liquidité hantée par la rêverie et la mort et qui évoque les larmes3 qu’on est introduit, pour régénérer une image toute neuve de Jeanne d’Arc fantôme, sortie de la mort et de la rêverie de Charles VII4 (représentant l’époque de son vécu) mais aussi de notre imaginaire à nous, pour se restituer autrement, dans notre époque moderne.
Sainte Jeanne pleure face à l’infidélité des humains chez Preminger, et elle revient sous forme de fantôme pour finir ce « travail inachevé », celui de mener les humains vers le chemin de la croyance. Les larmes que Dreyer lui a conférées depuis 1928 deviennent le pont qui relie Jeanne à la divinité. Mais de quelle manière agissent les larmes sur l’image de Jeanne d’Arc à travers ces trois films, pour générer, dans notre imaginaire, sa conversion complète vers la sainteté ?
1. La Passion de Jeanne d’Arc de Dreyer : des larmes qui coulent sur l’écran-visage
À l’instar des larmes dans le film Ordet (1955) de Dreyer, les larmes dans son film La Passion de Jeanne d’Arc (1928) communiquent avec l’au-delà. Par ses larmes, le mari d’Inger, dans Ordet, l’a ressuscitée. Quand Johannes ordonne à sa sœur Inger de se réveiller de la mort, les larmes de son mari qui ne cessaient de couler avaient déjà fait leur œuvre de communion, dans l’au-delà auquel Inger appartenait à ce moment de sa mort. Quand elle se relève, Inger verse des larmes dans les bras de son mari qui lui annonce la mort de l’enfant qu’elle portait. Le dernier mot qu’elle prononce avant que le film ne s’achève est : « la vie ». En disant cela avec les larmes aux yeux, Inger assaillit la mort pour communier avec la vie « ailleurs », celle que vit son enfant auprès de Dieu. Communier avec l’au-delà par les larmes, est illustré antérieurement dans La Passion de Jeanne d’Arc. Ne cessant de regarder hors champ, le personnage de Jeanne d’Arc de Dreyer casse les échanges de regards lors de son procès, pour briser le rapport avec le monde des humains et établir un lien avec le Divin. En versant des larmes tout au long du film, Jeanne acquiert clairement la grâce des larmes : « Pour André Vauchez, la grâce des larmes se caractérise par des pleurs versés par amour de Dieu, provoqués par la méditation de l’incarnation du Christ, qui cause une joie spirituelle – et possèdent une capacité béatifiante » (Nagy, 2000, p. 23). Les images en gros plans magnifient l’abondance des larmes de la sainte, et de son amour passionné pour Dieu. C’est à Dieu et à Dieu seul qu’elle s’adresse. Elle lui offre ses larmes en incarnant elle-même la Passion du Christ, d’où le titre du film. La Jeanne d’Arc de Dreyer communie par ses larmes avec Dieu, elle regarde vers “Lui”, et “Lui” communique avec ses larmes. « Il arrive fréquemment aux hommes d’Israël de pleurer, devant Dieu ou plutôt à son intention : communication immédiate qui se passe de paroles, c’est une façon de s’adresser à Lui à travers les pleurs » (Nagy, 2000, p. 49). Dans le cas de Jeanne d’Arc, la traversée vers la sainteté passe par les larmes. Celles-ci sont la clef de la conversion des saints qui désirent s’unir à Dieu. « Les larmes […] agissent, baignent l’âme, la lavent, la purifient de ses péchés, à l’instar du baptême. Jean de Fécamp parle du “baptême de larmes”, pour nommer cette régénération spirituelle ; dans les deux cas, c’est la grâce qui coule et qui agit » (p. 194). Cette grâce des larmes, et cette image de “baptême de larmes”, on la trouve surtout chez la Jeanne d’Arc de Dreyer. Dans La Passion de Jeanne d’Arc,
les émotions ne sont pas seulement démontées, elles sont. Rappelons la lenteur, l’insistance avec lesquelles est montré le visage de Jeanne lorsqu’on lui demande qui lui a appris le Pater et qu’elle répond : “Ma mère”. Dreyer provoque minutieusement et minutieusement enregistre le bouleversement de Jeanne. Mais la larme qui coule sur sa joue, au lieu d’être le simple résultat d’une démonstration, en est la transfiguration. Jamais être souffrant fut-il plus exposé sur un écran ? Bafouée, livrée aux postillons, aux crachats, tondue, liée au poteau et peu s’en faut brûlée, Falconetti est vraiment “la réincarnation de la martyre5” (Sémolué, 2005, p. 79).
La transfiguration de Jeanne d’Arc est filmée à travers les larmes versées pendant son procès, dans son besoin de s’évader, dans son désir de communier avec Dieu. Grâce aux gros plans qui composent le film, la conversion engage alors tout l’univers filmique qui devient étouffant, étant réduit à la seule image du visage, pour atteindre un niveau sacré. Selon Roland Barthes, « les yeux sont par nature de la lumière offerte à l’ombre : ternis par la prison, ennuagés par les larmes » (Barthes, 1963, p. 30). Barthes interprète les yeux en larmes et levés vers le ciel chez Racine en expliquant que « non seulement la lumière s’y purifie d’eau, perd de son éclat, s’étale, devient nappe heureuse, mais le mouvement ascensionnel lui-même indique peut-être moins une sublimation qu’un souvenir, celui de la terre, de l’obscurité dont ces yeux sont partis... » (p. 30). Dans ce geste même du regard, dans cette mise en scène du sens de la vision, nous retrouvons le geste du cinéma, celui du mouvement de l’image. Ici, les larmes qui coulent sur ce visage tenant lieu de tout l’espace sur l’écran seraient l’agent qui aide à l’ascension spirituelle de Jeanne. De cette séparation de la Sainte du corps terrestre, naissent les larmes sur le visage-écran dirigé vers Dieu, sa destination finale. Les larmes mouillent l’écran jusqu’à atteindre notre goût6. Une porte s’ouvre entre nous et le film grâce aux larmes et à leur filmage en gros plan, un mélange qui stimule nos sens endormis et le passage de Jeanne à une autre dimension. Déployant l’image du visage, le gros plan sert aussi d’amplificateur des larmes humidifiant l’écran et notre vision qui s’associe à la souffrance de Jeanne, et assiste intimement à sa conversion. Dévoilement, communion, conversion sont les trois étapes qui définissent la dynamique des larmes : dans une dynamique à trois temps, se déclenchant par la séparation7 de la sainte du monde physique, les larmes dévoilent son désir d’accéder au ciel, mènent vers une communion avec Dieu et engagent une ouverture de l’écran due à son humidification par contamination (grâce au gros plan), pour créer un rapport avec les spectateurs à travers les décennies, et atteindre enfin la conversion après la transformation du monde et de sa « chair » en Passion. En effet, dès que le monde prend le corps d’un film, les acteurs font corps avec le monde filmique, et leur être devient un être-au-monde filmique ; voire leur chair devient « chair du monde8 » filmique. C’est par la « conduite9 » (selon le sens attribué par Merleau-Ponty) que leur union/fusion avec le monde se cristallise. Ici, la conduite est bien l’écoulement des larmes qui s’intègre au mouvement du film pour stimuler la transfiguration. Par le gros plan, Dreyer abstrait « le visage du corps10 » pour le transformer en monde, amplifier les larmes et magnifier leur valeur dissolvante pour convertir la souffrance en Passion. « Ces larmes ne sont plus la preuve de l’accomplissement spirituel, elles en sont le moyen : le moyen du passage de la pénitence à l’amour, de l’amertume des larmes à leur douceur, qui symbolise la liquéfaction de l’âme, le passage de la lourde corporéité terrestre à une légèreté céleste » (Nagy, 2000, p. 406). Au milieu de cette magnification, les larmes préservent dans ce film leur matérialité tout en devenant, avec le visage qui les porte, la chair du monde filmique.
Le dévoilement de Jeanne d’Arc par les larmes engage la profondeur de son âme, celle de son être qui communie avec Dieu. Toute son histoire, son chemin vers la spiritualité, est condensée dans ce film où son être entier est représenté dans les gros plans dreyeriens : condensation de ses émotions, de ses gestes, de ses pensées, de son existence. Comme le film synthétise 29 interrogatoires en un seul jour, le 30 mai 1431, jour de sa mort, tout l’espace, ou plutôt tous les espaces se condensent dans le visage en larmes de la Sainte-guerrière. Le critique et théoricien Béla Balazs, déclare que le « gros plan ne se borne pas à montrer de nouvelles choses, il en révèle le sens » (Balàzs, 1979, p. 57). Le visage en gros plan notamment est la géographie d’un paysage, une microphysionomie sur laquelle peuvent se manifester des sentiments contraires, impalpables en un jeu continu d’incertitudes, de changements et de contradictions : c’est
la dramatique révélation de ce qui se cache sous l’apparence d’un homme. […] Face à un visage isolé, nous ne percevons pas l’espace. Notre sensation de l’espace est abolie. Une dimension d’un autre ordre s’ouvre à nous : celle de la physionomie. [...] Nous voyons de nos yeux quelque chose qui n’existe pas dans l’espace. Les sentiments, les états d’âme, les intentions, les pensées ne sont pas des choses spatiales, seraient-ils mille fois indiqués par des signes spatiaux (ibid.).
À partir de ce film sur Jeanne d’Arc, toutes les images antérieurement représentées de la Sainte se concentrent dans le gros plan d’un visage en larmes, un espace unique qui suggère une condensation d’émotions contradictoires et de figures multiples attribuées à la Sainte jusqu’à l’étouffement. Dans la dernière partie du film, tout semble se bouleverser pour atteindre la délivrance. Une des premières plongées totales (180 degrés) de l’histoire du cinéma est utilisée pour annoncer l’exécution de Jeanne et le bouleversement du peuple. Cette plongée ne tarde pas à permuter pour revenir à une position de 90 degrés. Une expression du regard de Dieu qui communiquait avec Jeanne via ses larmes pendant tout son procès condensé est mise en œuvre pour se remettre très rapidement dans une position frontale, point de vue du peuple, comme pour accompagner la sainte dans son dernier salut, taché par la torture et par la violence des humains. La caméra de Dreyer exprime clairement dans cette partie du film la présence de Dieu qui accompagne Jeanne et la tire vers Lui, alors que tout au long du film la caméra était dans une position plus terre à terre, avec des contre-plongées pour illustrer la direction que vise les yeux de Jeanne d’Arc. La scène de l’exécution est elle aussi filmée en gros plans sur le visage en larmes de Jeanne, une manière d’exprimer l’ouverture totale de l’écran-visage qui écrase et gomme l’espace entourant, pour passer vers la dimension suprême. La fumée escamotant l’espace de l’écran lui-même en entourant le visage et la croix en gros plan devient symbole de catharsis totale et passage vers la divinité. Le visage prenant toute la dimension de l’écran serait une représentation rapprochée de l’âme, comme l’exprime Dreyer : « serrer sur le visage permet de “scruter l’âme”. […] Par le gros plan de visage, le cinéma peut accéder à l’âme, au sublime – avec une sorte d’aura qui émane de ce visage, de cette âme, ainsi magnifié(e) et radiographié(e) » (Revault, 2016). C’est sur cela que nous pouvons compter pour dire que la scène finale du film, avec les regards de Jeanne, concrets cette fois, vers le ciel où se trouvent les oiseaux, permet un envol de l’âme via la fumée. Les larmes coulant sur le visage, en s’ajoutant aux gros plans qui permettent de scruter l’âme, sont les clés qui ouvrent le visage, espace unique du film. Elles exposent l’âme qui se décrit, sur l’écran dessiné par Dreyer, par la fumée entourant la croix dirigée vers le ciel.
2. Le procès de Jeanne d’Arc de Bresson : du corps en larmes
Si le film de Dreyer offre à Jeanne d’Arc cette image iconique et sainte d’un gros plan du visage en larmes, celui de Bresson, ayant le même sujet, le procès, est un film qui fuit les visages pour se concentrer sur le corps de Jeanne. Dans ce film, Jeanne d’Arc est plus humaine que chez Dreyer. Son regard perce les regards des autres personnages dans des champs contrechamps systématiques, et elle expérimente concrètement les dilemmes qui hantent les êtres humains, ceux de la dichotomie entre corps et âme. Tandis que les larmes dans le film de Dreyer coulent en gros plans sur un visage qui tient lieu de tous les espaces pour se diriger et s’ouvrir vers l’ailleurs, les larmes de Jeanne chez Bresson sont représentées en plans moyens ou rapprochés, avec une distance qui respecte et démontre clairement le corps de la sainte tout en attestant son appartenance à la terre. Par les larmes, Renée Falconetti exprime la communion avec Dieu et son passage transitoire vers la sainteté, alors que Florence Delay pleure pour exprimer la peur de Jeanne d’Arc lors de l’annonce de son exécution prochaine, et son attachement à la vie humaine, à son corps humain. De plus, Dreyer abolit le corps de Jeanne au profit de son visage en larmes, pour ne garder que la dimension spirituelle de son être au monde, et anéantir son rapport avec les autres. Chose que Bresson refuse de faire, et aux gros plans sur les visages, il préfère les gros plans sur les mains touchant les objets, et les pieds marchant sur la terre, comme pour exprimer une amplification du sens du toucher qui témoigne du contact matériel avec le monde, et la pesanteur qui alourdit le corps et le tire vers le bas, où se trouvent les humains et leur environnement prosaïque. Fidèle au déroulement du procès, se basant sur les minutes, le film de Bresson est certainement plus réaliste, plus dépouillé, et reflète une image moins abstraite de la Sainte. « Bresson est certainement le plus fidèle à la lettre et au verbe, à la suite logique des questions, à la pesanteur du temps, au langage des gestes et c’est ce qui lui a valu, paradoxalement, les critiques les plus féroces pour un film qui aurait regardé “par le trou de serrure” et demeure poignant et oppressant par la mécanique implacable qu’il expose » (Michaud-Fréjaville, 2005). De la condensation extrême, on passe au dépouillement suprême. Mais, dans les deux cas, nous sommes opprimés par la représentation étouffante d’une femme qui ne souhaite que se libérer de sa prison, aux sens propre et figuré. « Les dialogues du procès de Rouen sont historiquement les éléments les plus authentiques de l’histoire de Jeanne d’Arc, les choix faits par les auteurs paraissent toujours arbitraires aux historiens qui ne retrouvent jamais la fort subtile progression des sessions vers le but déterminé d’une condamnation, sinon chez Bresson » (Michaud-Fréjaville, 2005). Il est bien clair que le cinéaste français tenait absolument à rendre sur l’écran la réalité des faits pour parvenir à créer le contexte violent de son exécution scandaleuse, ce qui le différencie clairement de Dreyer et sa représentation du visage en larmes communiquant directement avec Dieu. Vincent Amiel explique que
c’est Florence Delay, actrice non professionnelle, utilisée par Bresson en 1962 comme il utilise ses “modèles” (c’est-à-dire ses acteurs et actrices), dans la vérité des gestes et des regards, refusant tout jeu expressif, refusant tout geste signifiant. Bresson [déclare] qu’il avait résolu de tourner Le procès de Jeanne d’Arc malgré le chef-d’œuvre de Dreyer parce que celui-ci faisait regarder Falconetti vers le ciel, ce que les minutes du procès ne mentionnaient pas, et qu’il souhaitait leur être absolument fidèle. […] Dans un texte de Françoise Michaud-Fréjaville, à propos des adaptations cinématographiques de Jeanne d’Arc, [nous retrouvons] cette mention “du regard au ciel imposé par l’iconographie des saints depuis la Renaissance et surtout l’âge baroque, et que le Moyen Âge ne pratiqua que très rarement”. Ce qui donne rétrospectivement raison à Bresson, et montre à quel point l’interprétation, fût-elle épurée, s’inscrit dans une histoire culturelle, et à quel point Jeanne d’Arc peut en être le révélateur (Amiel, 2012, pp. 297-304).
Dans cette perspective, nous pouvons dire que les larmes de la Jeanne de Bresson qui ne se versent qu’à des moments clés du film (quatre fois) sont des larmes qui communiquent avec les humains pour exprimer sa peur de l’oubli et sa disparition physique du monde : lors de ses derniers pleurs après sa condamnation, elle demande la communion, tandis que la Jeanne de Dreyer, grâce à ses larmes communiquant directement avec Dieu, n’avait pas besoin de le faire. Ce qui joue clairement à créer cette dynamique est la manière dont sont filmés les personnages, et les choix esthétiques faits par chacun des cinéastes pour représenter le passage de Jeanne d’un monde à l’autre et sa communication avec le monde. La fin du film de Bresson est emblématique, dans le sens où elle nous montre Jeanne en pleurs continus, dans son combat contre la mort physique. Elle s’agenouille, prie Dieu en pleurant pour le pardon du peuple sous le cri méprisant de ce même peuple. La caméra de Bresson nous la montre en plan rapproché moyen, la croix contre son corps, les larmes sur son visage ; un moment de confession et de prière dépouillé de tout artifice, en présence des larmes qui accélèrent la purification et l’accès à Dieu. Un gros plan vient ensuite accompagner ses pieds dans leur chemin vers la mort physique, avec les bruitages des pas qui se frottent sur le sol, encore une fois, attestant de la présence matérielle du corps sur la terre, accentuant notre perception par le sens du toucher. Elle monte l’escalier avec un plan rapproché de dos, comme si la caméra bressonienne la poussait vers le salut déguisé en mort violente. Sur une scène élevée, au-dessus d’un monde qui la dénigrait, elle est enchaînée sur un poteau en bois, filmée en contre-plongée, elle ferme les yeux et commence à passer vers l’ailleurs, l’autre monde où l’attendent « ses voix ». Dans un montage alterné entre le feu qu’allument les bourreaux et la contre-plongée exprimant l’élévation de Jeanne vers Dieu, elle parle pour dévoiler la réalité et la certitude de ses communications avec les Saints et des révélations venant de Dieu. Bresson s’efforce dans cette scène de ne montrer que la fumée autour du corps de Jeanne, pour ne pas le corrompre par le feu tel qu’elle le craignait, ce qui donne l’effet d’une évaporation d’un corps liquide. Face à une croix qui se dissimule derrière la fumée, la voix de Jeanne crie « Jésus » pour conclure la traversée vers la dimension « divine ». Dans ce cas, nous pouvons dire que le corps de Jeanne a été liquéfié par les larmes qui ont aidé la sainte à trouver son chemin vers la sainteté par un processus d’évaporation et de sublimation. En pleurant dans la dernière partie du film, Jeanne d’Arc fait diffuser ses larmes dans son corps afin de le convertir en un corps-liquide et combattre le feu. Le feu autour d’elle, nourri par les hommes, n’est qu’un stimulateur de ce processus de séparation du corps matériel d’avec l’âme, un processus engendré par les larmes. Ce film nous montre une Jeanne qui se bat contre la corruption du corps, pour la préservation de sa « virginité », et ne fait que respecter la pureté du corps. Il mène le corps vers la purification extrême en le transformant en un corps liquide épuré par les larmes et s’achevant par une libération cathartique opérée par la fumée d’un feu qui était censé brûler un corps corrompu ! Même si Bresson voulait s’opposer à la représentation dreyerienne de Jeanne d’Arc, cette scène fait explicitement écho à celle du film de Dreyer.
Bresson se garde de montrer la suppliciée dans les flammes, par hors-champ et ellipse, ce qui redouble la disparition du corps – non seulement consumé (profilmiquement) mais encore escamoté (filmiquement). Enfin, légère contre-plongée vers une tenture à travers laquelle on voit s’envoler les silhouettes ombrées de deux colombes, en une claire allégorie de l’âme qui s’élève alors vers les cieux. On est ainsi passé du bas au haut, de l’impur au pur, du terrestre au céleste, du corporel au spirituel, de la matière triviale à une quasi immatérialité sublime (juste des ombres légères, et passagères) (Revault, 2016).
Chez Dreyer, nous avons une ouverture de l’écran par le gros plan du visage en larmes, scrutation et dévoilement de l’âme, un visage liquide qui « s’abstrait de son environnement spatio-temporel pour s’élever à l’état d’entité » (Deleuze, 1983, p. 136) et atteindre la divinité. Chez Bresson, nous constatons une diffusion des larmes dans le corps : des plans moyens qui traduisent le respect de l’entité du corps, et la perception par le toucher du corps physique (les gros plans sur les mains et les pieds doublés du bruitage amplifié du contact du corps avec les matières, examen littéral du corps – on examine sa virginité…) Au final, nous relevons un accès à la divinité par ce corps transformé : par le moyen des larmes qui s’y diffusent, le corps devient liquide pour rendre possible son évaporation.
3. Sainte Jeanne d’Otto Preminger : le film-larmes
En traitant le même sujet mais abordé de différentes manières, les films de Dreyer et de Bresson se répondent. Du visage qui verse des larmes de la conversion vers la sainteté, au corps qui craint la corruption et qui se convertit grâce aux larmes, la figure de Jeanne d’Arc se concrétise par ces deux aspects opposés mais complémentaires. Un troisième aspect nécessaire à la transfiguration complète de Jeanne dans notre imaginaire est celui suggéré par le cinéaste américain Otto Preminger qui, en 1957, à partir d’un texte de George Bernard Shaw adapté par Graham Greene, introduit dans l’histoire du cinéma une représentation différente de Jeanne d’Arc, en voulant mettre en scène non pas son visage, ni son corps, mais son âme. « Preminger parvient au résultat que visaient, sans l’atteindre, les Dreyer et les Bresson. Son abstraction est incarnée, l’âme de Jeanne, dans Sainte Jeanne, ne détruit pas son enveloppe charnelle ; elle en émane comme le parfum émane de la fleur » (Mourlet, 1978, p. 80). Après le plan extérieur sur le lac et la caméra qui “panote” vers le haut pour montrer le château qui se reflétait dans l’eau, le film commence par une apparition de l’esprit de Jeanne d’Arc à Charles VII, une scène qui se déroule plusieurs années après sa mise au bûcher. Cette apparition de Jeanne après sa mort n’est pas sans attribuer un nouveau sens à son existence. Dès le début du film alors, nous percevons et gardons cette image fantomatique d’une Jeanne d’Arc qui, dans tous les sens du terme, « apparaît ». Le contact avec le monde s’établit via une figure spirituelle et fantomatique de Jeanne pour donner le ton et l’atmosphère du film qui se rapporte à un genre précis, le fantastique. Selon Jean-Louis Leutrat, les larmes « voilent la vue quand notre regard de spectateur s’identifie à celui du personnage […]. Il n’y a plus rien à voir sinon le voile sur l’écran, le monde embué, les figures et les objets brouillés. Pleurer fait du même coup disparaître les couleurs, à l’image des fantômes pâles et exsangues » (Leutrat, 1995, p. 12). Cette représentation premingerienne de Jeanne d’Arc résulterait d’une dynamique des larmes qui provient de l’image de sa Passion promue par Dreyer. Cette fois-ci, sa communication avec Dieu se fait à travers cette âme fantomatique liminale (entre la présence et l’absence) qui, si l’on accepte la définition de Leutrat, remplacerait le regard embué de larmes. C’est avec ce film que s’achève la transfiguration de Jeanne d’Arc et se concrétise son passage du matériel à l’immatériel, le passage de son être de la liquidité aux larmes.
En créant un contexte fantastique, Preminger insiste sur l’aspect comique, et traite l’histoire supposée de Jeanne avec humour en adaptant la pièce écrite par Shaw, ce qui permet des digressions et des dérisions jamais représentées à l’écran autour de Jeanne d’Arc. Mettre en scène une histoire tragique à travers le comique serait aussi une représentation qui traduit la liminalité (entre la tragédie réelle du vécu et le comique qui la peint à l’écran). Tout le débat tourne autour des contradictions qui la caractérisent. De paysanne à fille de Dieu, de guerrière à Sainte, on déclare clairement la séparation du corps de l’âme. D’ailleurs, dans la partie de son procès, elle promet à Dieu en s’arrêtant devant l’image de Jésus, qu’elle ne divulguera pas ses secrets : « jusqu’à séparer mon âme de mon corps vous n’aurez aucun mot de moi ». Et c’est bien pour cela que Preminger ouvre son film avec l’âme séparée du corps (« être en dehors du corps » dit-elle en s’adressant à Charles VII), pour passer à un flashback diégétique où cette version de Jeanne d’Arc raconte son histoire. Contrairement aux deux films discutés précédemment, la fin de ce film montre le fantôme de Jeanne regardant vers le haut, et demander à Dieu « Ô Dieu, quand seraient-ils prêts à accepter tes saints ? ». Cette phrase accompagnée d’un gros plan sur le visage de Jeanne d’Arc regardant vers le ciel résume et accomplit la conversion par les larmes à travers les trois films, pour révéler une âme-larmes à l’identité indéterminée par les humains qui ne parviennent pas à l’accepter comme Sainte. Même les personnages qui ont accompagné son histoire retournent sous forme de fantômes dans cet espace chimérique, le château de Charles VII, pour ne faire que la dénigrer et nier sa sainteté. À la fin, son image se situe entre deux pôles : celle d’une guerrière, missionnaire, libératrice de la France d’un côté, et celle d’une visionnaire, fille de Dieu, et Sainte de l’autre. Et ses larmes sont celles du deuil personnel, intermédiaires entre l’humanité entière et le divin.
Les larmes du deuil personnel peuvent s’élargir aux dimensions de l’humanité tout entière : « Le cœur désormais guéri de cette blessure où l’on pouvait blâmer une faiblesse de la chair, ô notre Dieu, je répands devant toi, pour celle qui fut ta servante, des larmes d’un tout autre genre, qui coulent de l’esprit frappé par la vue des dangers courus par toute âme qui meurt en Adam » (Saint Augustin, Confessions, pp. 9, 13, 34). Larmes de compassion et d’intercession pour le monde, elles rejoignent celles que Jésus a versées sur Lazare (Saint Augustin, Sermon, 173, 2) (Dulaey, 2021).
En tant que combattante, elle verse aussi des larmes qui surgissent de son sentiment de solitude et de rage contre la haine des humains. Or, « les larmes du marcheur combattant ne sont pas de l’ordre des peines, elles sont de l’ordre de la rage. Elles répondent par la colère à la colère de la tempête. Le vent vaincu les essuiera » (Bachelard, 1942, p. 187). Dans cette optique, les larmes se situent aussi entre la matérialité et l’immatérialité. D’ailleurs, le film n’arrête pas de basculer d’une image à l’autre, jusqu’à brûler complètement le corps solitaire et s’achever sur l’image de l’âme solitaire s’adressant toujours à Dieu, reprenant, peut-être, cette image du visage en larmes filmé en gros plan iconisée par Dreyer pour dévoiler une âme en transition. Mais, cette fois, ce visage est lui-même âme, il représente les larmes éternelles se trouvant dans un espace liminal. N’ayant pas obtenu la croyance des humains, son appartenance à la terre reste obligatoire, et ses larmes couleront éternellement mais, à l’inverse de ses larmes s’adressant à Dieu dans le film de Dreyer, et celles adressées aux humains dans celui de Bresson, ici, ses larmes fantomatiques sont égarées entre la terre et le ciel. D’un côté elles s’adressent aux humains qui la délaissent et ne croient pas en sa sainteté, et de l’autre à Dieu dont elle pleure la solitude (« Quelle est ma solitude devant celle de mon pays et de mon Dieu » dit-elle à Jean après avoir versé des larmes suite à son abandon par les autres personnages) pour sauver l’humanité du danger de leur incroyance.
Dans ce film, on parle de fantômes, on les montre, mais aussi de voix, d’imagination, de mémoire, de légende, d’une âme libérée du corps. On exprime et on représente toute sorte d’abstractions, et on finit par montrer le feu sur le corps pour dire sa destruction et la victoire de l’âme. La désintégration du corps par le feu à l’écran aide à la construction de l’image spirituelle et exaltée de la sainte, en détruisant toute matérialité, dans notre imaginaire. On met en relief l’abstraction à travers le concret, et c’est bien pour cela que les larmes président l’image de Jeanne d’Arc : c’est bien des larmes que se nourrit l’image de Jeanne d’Arc dans les films de Dreyer et de Bresson, et c’est bien en larmes qu’elle se transforme chez Preminger pour certifier de sa sainteté (une âme criant le salut de Dieu et la croyance des humains). On parle de « l’obscurité dont les larmes sont parties car, comme les fantômes, elles appartiennent au domaine de l’ombre et viennent à la lumière. C’est la lumière qui, dans l’image, les fait apparaître dans la réalité diaphane. L’ombre et le diaphane sont les deux caractéristiques opposées du fantôme comme des larmes » (Leutrat, 1996). C’est dans cette position que se retrouve la Jeanne d’Arc de Preminger, une Sainte qui se bat contre toute image qu’on lui alloue, à travers un esprit joyeux, même dans la mort. Elle se trouve entre l’humanité et la spiritualité pour se séparer complètement du corps et se retrouver, sous forme de larmes, entre l’ombre et la lumière, sur l’écran de cinéma, lui-même diaphane et opaque en même temps. C’est de cette manière que s’accomplit la légende et nous permet de construire la figure d’une sainte éternelle, à travers un medium qui rend éternel le corps filmé, dans un état diaphane, fantomatique.
L’automatisme cinématographique règle la querelle de la technique et de l’art en changeant le statut même du « réel ». Il ne reproduit pas les choses telles qu’elles s’offrent au regard. Il les enregistre telles que l’œil humain ne les voit pas, telles qu’elles viennent à l’être, à l’état d’ondes et de vibrations, avant leur qualification comme objets, personnes ou événements identifiables par leurs propriétés descriptives ou narratives. [...] Ce que l’œil mécanique voit et transcrit, nous dit Epstein, c’est une matière égale à l’esprit, une matière sensible immatérielle, faite d’ondes et de corpuscules. Celle-ci abolit toute opposition entre les apparences trompeuses et la réalité substantielle. [...] L’écriture du mouvement par la lumière ramène la matière fictionnelle à la matière sensible. [...] Tel est le drame nouveau qui a trouvé avec le cinéma son artiste (Rancière, 2001, pp. 8-9).
Ainsi travaille Preminger l’image de Jeanne d’Arc, en profitant du gros plan sur le visage en larmes de Dreyer, une image de la matière se transformant devant nos yeux en un esprit saint, pour atteindre la sainteté ultime, à travers la matière sensible immatérielle que transcrit le cinématographe. Les larmes cinématographiques sont celles converties en cette « matière sensible, immatérielle, faite d’ondes et de corpuscules », passant par le corps fantôme et chimérique que peint Preminger dans son film. De l’image du lac qui ouvre le film pour présenter un monde hanté par la matière liquide, les larmes et la mort, on passe à une âme réincarnée séparée du corps, et qui exprime le dépouillement du monde de toute matérialité. Les larmes deviennent ainsi complètement cinématographiques, diaphanes, dépourvues de leur liquidité, à l’image du fantôme et du monde chimérique qui habitent notre inconscient, pour nous aider à former l’image complète de Jeanne d’Arc, une paysanne guerrière convertie en Sainte. Avec Sainte Jeanne de Preminger, Jeanne d’Arc se débarrasse de toute matérialité pour se transformer en ses propres larmes qui, elles, grâce au cinéma, acquièrent le statut immatériel pour devenir complètement cinématographiques, éternelles.
Conclusion
Représentées dans toute leur matérialité par Dreyer, discrètes chez Bresson, les larmes de Jeanne d’Arc deviennent complètement immatérielles et « liminales » chez Preminger. Cinématographiques dans tous les sens du terme, elles passent de la matérialité à la spiritualité à travers ces trois films grâce au cinéma, mais aussi grâce à leur dynamique qui duplique et s’incorpore à celle du cinématographe11. Comme nous l’avons vu, La Passion de Jeanne d’Arc de Dreyer met surtout en scène le visage en larmes regardant vers le ciel dans un gros plan. Grâce à cette image véhiculée par Dreyer à travers les années, les films sur Jeanne d’Arc se nourrissent de ce parti pris stylistique du gros plan sur le visage en larmes regardant vers le ciel, pour enrichir l’image de la Sainte et, à travers l’évolution de la mise en œuvre des larmes, faire évoluer sa conversion dans notre esprit. Dans Le procès de Jeanne d’Arc de Bresson, le réalisateur s’éloigne du visage pour donner son entité au corps dont il préserve la pureté. Néanmoins, il met en scène les larmes sur le visage en prière, surtout dans la dernière partie du film. Si les larmes chez Dreyer aident à purifier l’âme et à transmettre cette purification en transgressant l’écran, chez Bresson elles se diffusent dans le corps pour interdire sa corruption par le feu. Leur matérialité s’atténue et elles s’apprêtent à l’évaporation. L’atténuation de leur matérialité passe par le choix de plans plus éloignés du visage ainsi que le voilement du visage par les mains de Jeanne quand les larmes coulent. Elles sont plus discrètes, certes, mais elles sont efficaces dans le sens où elles circulent dans le corps qui, lui, se spiritualise. Si Dreyer fait du visage en larmes la chair du monde, Bresson, lui, fait des larmes la chair même de Jeanne d’Arc pour qu’elle puisse se transformer en fumée, représentation de son âme. L’être-au-monde, la corporéité, l’accès au monde se fait à travers les larmes quand elles surviennent. La capacité de sentir se révèle par elles et donne accès à la corporéité et l’incarnation dans le monde. Dans cette corporéité, dans ce fait d’être dans le monde, la transformation de l’être n’est plus autre que celle du monde même (El Koussa, 2023, p. 129). Grâce à ses larmes de prière et de tolérance en s’agenouillant devant Dieu, son corps se transforme pour pouvoir supporter la souffrance et atteindre le salut. Son corps-larmes sera le moyen pour elle d’accéder au ciel à travers un processus d’évaporation. C’est exactement un baptême qu’opèrent les larmes dans ce cas, à l’image de « la grâce qui coule et qui agit » dont parle Jean de Fécamp pour associer les larmes au baptême et à la régénération spirituelle. Cette renaissance spirituelle, on la retrouve littéralement dans Sainte Jeanne de Preminger. Le parti pris dans ce film est plutôt générique qu’esthétique. C’est à travers le fantastique et le comique que Preminger se permet de ressusciter Jeanne d’Arc sous forme d’âme et lui attribuer une nouvelle image. Cette forme de Jeanne d’Arc a le potentiel de circuler dans le film à sa guise. Si elle verse des larmes, c’est uniquement dans ses souvenirs, ceux de son âme ressuscitée. Encore une fois, les pleurs dans ses souvenirs sont celles de la séparation, du vide ressenti face à la pénitence imposée par les hommes, l’isolation dans laquelle ils l’enferment. Et ses souvenirs ne sont que la restitution d’une somme d’histoires fondées sur des estimations à travers les siècles. Si, comme le dit Warwick dans le film de Preminger, on a voulu tuer sa légende, c’est justement tout le contraire qui se passe. Avec le film Sainte Jeanne de Preminger, non seulement Jeanne d’Arc ressuscite sur écran, mais elle affirme son existence légendaire dans notre esprit. Si Dreyer fait abstraction du corps pour mettre en valeur le visage et scruter l’âme, si Bresson se concentre sur le corps pour le purifier et l’élever vers la spiritualité, Preminger utilise le fantastique pour faire coexister l’âme avec le monde physique, et nous imposer la figure sainte de Jeanne d’Arc en utilisant l’Histoire comme contour liquide. En effet, les souvenirs de Jeanne adaptés des faits historiques non avérés concernant la Sainte, deviennent le contour de cette âme dont la personnalité s’assume et se construit au fur et à mesure que le film avance. Contour liquide, oui, car, depuis l’ouverture de son film, Preminger nous reflète l’image du château médiéval dans cette eau stagnante qui submerge le monde de la rêverie et de la mort de laquelle doit sortir Jeanne d’Arc pour pouvoir ressusciter. Avec ce film, Preminger serait associé à la figure du poète dont discute Gaston Bachelard : « le poète plus profond trouve l’eau vivace, l’eau qui renaît de soi, l’eau qui ne change pas, l’eau qui marque de son signe ineffaçable ses images, l’eau qui est un organe du monde, un aliment des phénomènes coulants, l’élément végétant, l’élément lustrant, le corps des larmes... » (Bachelard, 1942, p. 23). Tout le flashback sera dorénavant tâché par ce corps des larmes dont le film est parti, et le film sera entièrement submergé par les larmes, tel le château dans lequel se construit le récit et dans lequel apparaît l’âme diaphane de Jeanne d’Arc. Le principe de condensation qu’applique Dreyer en 1928 pour représenter la Sainte est repris d’une autre manière chez Preminger. Le lac sera le lieu où se condense tout le film, et Jeanne d’Arc sera la condensation de toutes les larmes versées par elle dans ses différentes représentations cinématographiques. Par ailleurs, le dépouillement suprême qu’utilise Bresson en 1962 est utilisé pour dépeindre le personnage de Jeanne d’Arc chez Preminger, une âme dépouillée de son corps, un fantôme dépouillé de sa matière.
À travers ces trois films, les larmes passent par plusieurs étapes pour affecter l’évolution de l’image de Jeanne d’Arc. Elles sont représentées dans toute leur matérialité chez Dreyer jusqu’à faire chair avec le visage et devenir la chair du monde filmique ; elles se diffusent dans le corps de Jeanne chez Bresson, pour le dépouiller de sa matière propre et le transformer en corps liquide pour pouvoir affronter le feu ; chez Preminger elles constituent le monde fantomatique dont part le film avec l’image du château reflété dans l’eau, et elles deviennent le fond du film, son intérieur dans lequel baigne le fantôme de Jeanne. De l’image d’une prisonnière qui communique avec Dieu et fait son chemin vers la sainteté en regardant vers le ciel, à celle d’une femme moderne qui vit dans un dilemme et s’oppose aux humains, se purifie le corps et monte au ciel, à une âme-fantôme dépouillée de toute matière mais dont la périphérie demeure liquide, c’est le cheminement dans lequel évolue l’image de Jeanne d’Arc avec les larmes. En s’allégeant de leur matière d’un film à l’autre, les larmes passent de chair à vapeur/fumée jusqu’à devenir âme, substance spirituelle de laquelle se nourrit la figure sainte de Jeanne d’Arc. L’image finale de Sainte Jeanne en 1957, avec Jean Seberg s’approchant de la caméra en regardant vers Dieu, pourrait clore le cercle que déclenche le film de Dreyer, et les trois films se complètent pour donner une représentation totale de la dynamique des larmes. De l’écoulement sur le visage en gros plan pour permettre le dévoilement de l’âme, à la diffusion dans le corps pour permettre la communion à travers la liquéfaction, et arrivant à la révélation complète de l’âme pour admettre la conversion, les larmes se dépouillent de leur matérialité pour “alléger” l’image épaisse de Jeanne d’Arc. Les strates contradictoires qui constituaient une figure sédimentée de cette Sainte se désagrègent grâce aux larmes cinématographiques que les cinéastes lui attribuaient à travers l’histoire du cinéma. Elle est libérée de son gros plan, sortie de son corps liquéfié, pour se réincarner dans une image diaphane, une résurrection de ses larmes de 1928, et communiquer avec notre esprit. Désormais, les larmes de Jeanne d’Arc sont fondamentalement cinématographiques, pour que Jeanne d’Arc devienne, plus que jamais, une réincarnation de la Sainte en larmes perpétuelles.