Carmina sublimis tunc sunt peritura Lucreti,
Exitio terras cum dabit una dies.
Publivs Ovidivs Naso, Amores, I 23-241.
1. En guise d’introduction : « Déviation » et/ou prolifération rhizomique
Un récent best-seller dont le titre original anglais (The Swerve, littéralement « la déviation »), est une évidente allusion au fameux clinamen épicuro-lucrétien qui ménage une certaine part de libre arbitre à l’action humaine pourtant surdéterminée par des lois physico-naturelles qui semblent immuables et implacables dans leur enchaînement, a attiré, avec talent et sérieux dans la documentation, l’attention du grand public cultivé, mais non nécessairement érudit, sur la découverte fortuite du manuscrit du De rerum natura de Lucrèce dans un monastère d’Allemagne par une des figures de pointe de cet humanisme renaissant de la Florence de la première moitié du XVe siècle (celle des Donatello, Ghiberti, Brunelleschi, Masaccio, fra Angelico, Filippo Lippi, Alberti, pour ne citer que les noms les plus prestigieux) dont le caractère à la fois disruptif et annonciateur, pour avoir été parfois exalté à l’excès, n’en n’est pas moins difficilement contestable sur le fond (Greenblatt, 2013)2.
Néanmoins, il était bien sûr hors de question dans le cadre d’un roman, de détailler l’histoire très riche dans son foisonnement que le texte ainsi exhumé et livré aux cercles érudits des philologues humanistes connut, tant en raison de son évidente qualité poétique que des implications philosophiques, théologiques et culturelles gigantesques qu’il entraînait inévitablement en raison de son contenu rigoureusement matérialiste et athée3.
Ce sont les grandes lignes de cette histoire que nous nous proposons de retracer dans cette contribution qui se fondera sur la présentation, certes sommaire dans le cadre qui nous est fixé, de quelques manuscrits et éditions incunables et post-incunables travaillés par les grandes figures intellectuelles de l’époque qui, à Florence, dans l’Italie des cours, des républiques et des petites seigneuries du nord-est (Brescia, Vérone, Venise, Bologne, Carpi), dans le milieu des intrigues et des poisons divers de la curie romaine, dans le royaume aragonais de Naples, ont constitué les mille ramifications du « fleuve » lucrétien qui ont irradié de sa lettre et de son esprit toute l’étendue de la péninsule et, bien au-delà, les très vastes territoires placés sous la juridiction des puissances majeures de l’époque qui tentaient d’utiliser son morcellement à leur soif de domination.
Nous espérons ainsi contribuer quelque peu à mettre en évidence les ondes de choc que la laborieuse recherche textuelle engendre jusque dans les manifestations les plus prestigieuses de la Renaissance : l’encyclopédisme d’un Léonard de Vinci et sa fascination si copieusement et merveilleusement documentée par l’écrit et par le dessin dans ses fameux manuscrits pour les ondulations, les entrelacs, les mouvements si mystérieux de l’écoulement des eaux ou des chevelures, ou encore les aériennes symbolisations picturales du Botticelli de la Naissance de Vénus et de l’archi (trop ?) populaire Printemps4, mais aussi l’affrontement titanesque entre les grands systèmes philosophiques, idéologiques et religieux (christianismes, néo-paganismes d’origine mystérique, stoïcienne, épicurienne, platonicienne, aristotélicienne, sceptique) qui caractérisa cette aube de notre modernité.
2. D’un mince filet d’eau germanique au fleuve impétueux d’Italie, puis au resurgissement septentrional5.
L’histoire de la réception moderne de Lucrèce commence donc avec l’humaniste florentin Poggio Bracciolini dit le Pogge (1380-1459) qui découvrit à Murbach, dans l’actuel département alsacien du Haut-Rhin, en 1417 un manuscrit du poème de Lucrèce aujourd’hui perdu car le couvent où il était conservé fut détruit en 1789.
En 1427, le secrétaire pontifical Bartolomeo Aragazzi da Montepulciano est évoqué dans une lettre de P. Bracciolini adressée de Rome à l’humaniste bibliophile Niccolo’ Niccoli le 27 mai comme ayant en sa possession un Lucrèce et d’autres manuscrits précieux qu’il s’agit d’obtenir de lui6.
Par les lettres du 13 et 27 décembre 1429 (ou 27 mai 1430) toutes deux écrites de Rome, nous apprenons que le texte lucrétien est enfin parvenu en Italie, puisque Poggio demande avec beaucoup d’insistance à Niccoli, de lui rendre « son Lucrèce » qu’il détient depuis 12 ans7 !
Le manuscrit envoyé par Poggio en Italie n’était que la copie d’un apographe du manuscrit de Murbach (M), probablement antérieur à l’Oblongus (O, codex Leidensis Vossianus 30) et au Quadratus (Q, codex Leidensis Vossianus 94), tous deux du IXe siècle dont le père fondateur de la critique textuelle moderne, dont la genèse est étroitement liée à la philologie lucrétienne, l’allemand Karl Lachmann (1793-1851), croyait qu’ils descendaient directement d’un proto-archétype du IVe ou Ve siècle en lettres capitales, ce qu’avaient néanmoins partiellement contesté les études postérieures du grand paléographe français Émile Châtelain et de son élève et assistant à l’École Pratique des Hautes Études, Louis Duvau, à la fin du XIXe siècle8.
Le manuscrit L apographe de la main de Niccoli (Nicolianus, Laur. 35, 30) en est le plus ancien témoignage, sept autres manuscrits « descripti » se trouvent à la Bibliothèque Laurentienne de Florence (35, 25-29 [ce dernier ayant été emprunté par Politien à la bibliothèque du couvent florentin de saint Marc9] et 31-32), parmi lesquels il faut distinguer le premier (35, 31), recopié par un érudit qui a non seulement consulté les grammairiens anciens, mais procédé à de nombreuses émendations10. Six autres manuscrits sont à la Vaticane parmi lesquels on peut remarquer le Vaticanus latinus 1569 de 1483 copié pour Sixte IV par Girolamo di Matteo de Tauris avec un frontispice orné d’une magnifique miniature attribuée au peintre croate Georges Culinovic dit le « Schiavone »11, le Vaticanus 3276 (A) qui contient quelques conjonctures de l’humaniste sicilien Giovanni Aurispa et le Vaticanus Barberinus lat. 154 (B)12 dont l’accord contre L permettent d’établir dans certains cas la leçon réelle de l’exemplaire que le Pogge fit transcrire par un copiste germanique en 1418 (J13) qui est celui, comme nous venons de le dire, qu’il réclama longtemps à Niccoli, qu’il finit par récupérer dans des circonstances que nous ignorons, mais qui est aujourd’hui perdu. On peut ajouter à ceux-ci, les Vaticani Reginensis 1706 et Ottobonianus 1954 transcrit par l’humaniste et grammairien Giovanni Sulpicio da Veroli14 en 1466 pour Fabio d’Anagni), un manuscrit de Venise, le Marcianus 12.69 qui a quelque intérêt pour ses rapports avec L, un manuscrit de la BNdF, le Parisinus 10306 P, postérieur à 142915 qui, selon Bertrand Hemmerdinger16, serait l’antigraphe de L et également de la main de Niccoli et qui appartint au philosophe néo-platonicien ferrarais Francesco Marescalchi, disciple de Guarino Veronese et lié à Leon Battista Alberti et Marsile Ficin, et enfin sept manuscrits conservés dans des bibliothèques de Grande-Bretagne (dont le codex Cantabrigiensis, C), plus le manuscrit Victorianus Monacensis 816a antérieur à 147517.
La richesse et la complexité de la tradition manuscrite italienne qui compte 53 représentants constitue l’une des voies de recherche de la critique philologique lucrétienne contemporaine comme en témoignent les travaux de Karl Hosius, Alberto Chiari, Karl Büchner, Michael D. Reeve, Ubaldo Pizzani, Konrad Müller, Enrico Flores18, qui permettent de constater que le principe éprouvé « recentiores non deteriores » a connu ici une curieuse dérogation qui est paradoxalement le fait d’un des plus éloquents défenseurs de la formule : Giorgio Pasquali19.
Il est possible en effet que (M), le manuscrit découvert par Bracciolini ait été porteur d’une branche de la tradition antérieure à OQGVU20 dont J (son apographe que l’on peut reconstruire selon LPFABFC), serait partiellement le reflet.
Mais l’aspect important d’un examen plus attentif de cette tradition italienne, au-delà de toutes les discussions et controverses philologiques, c’est qu’il permet de déceler un épicurisme pour ainsi dire latent de Poggio qui précède même la découverte de M et peut être décelé, par exemple, dans les célèbres lettres sur les bains de Baden et sur le supplice de Jérôme de Prague21.
Cette profonde et secrète imprégnation de la culture humaniste par le texte lucrétien semble confirmée par l’histoire de l’édition de Lucrèce, qui est également marquée dans sa période incunable et post-incunable par l’empreinte italienne :
La princeps paraît en effet en 1472 ou 1473 à Brescia par les soins du grammairien et typographe improvisé Tommaso Ferrando di Brescia (in-f°)22.
La seconde édition est imprimée à Vérone en 1486 chez Paul Fridenperger (in-f°), dont un exemplaire conservé à Utrecht porte des corrections de Pomponio Leto23.
En 1495, paraît une édition in-4°vénitienne calquée sur celle de Vérone (Theodorus de Ragazonibus) dont plusieurs exemplaires portent des annotations de Giovanni Pontano et Marulle (par exemple l’incunable IA 23564 conservé à la British Library de Londres qui contient des corrections de Pontano recopiées par G. Borgia qui, dans une lettre manuscrite datée de 1502 figurant dans ce même exemplaire donne aussi une brève vie de Lucrèce récemment rééditée24). Notons aussi que l’exemplaire de cette édition conservé à la Bibliothèque nationale de Naples contient des marginalia d’un autre humaniste méridional, le calabrais Aulo Giano Parrasio (1470-1522).
L’édition aldine est publiée à Venise en 1500 in-4° par le véronais Girolamo Avanzi (1493-15 ??) professeur de philosophie à Padoue, alors qu’en 1504 paraît une paraphrase des trois premiers livres du poème qui est l’œuvre du philosophe et mathématicien florentin Raffaele Franceschi25.
En 1511, le philologue bolonais Giovan Battista Pio, élève de Filippo Beroaldo l’Ancien, fournit une édition (Bologne, Girolamo « Platonico » de’ Benedetti, in-f°), qui constitue le premier commentaire philosophico-grammatical de Lucrèce, comme le montre Ezio Raimondi26 (cet ouvrage sera d’ailleurs réédité à Paris en 1514 chez Josse Bade et Jean Petit avec des notes de l’humaniste orléanais Nicolas Bérauld)27.
En 1512-1513, paraît une édition florentine in-8° chez Filippo Giunta, elle est l’œuvre du camaldule Pietro Candido, ami de Marulle qui rappelle à cette occasion la noyade tragique de ce dernier dans le fleuve Cecina, alors qu’il transportait comme à l’accoutumée son Lucrèce dans sa besace et qui reconnaît avoir bénéficié des émendations qu’il attribue à Marulle et Pontano au texte du poème28.
On peut noter que l’ouvrage est dédié à Tommaso Soderini, neveu de Pierre, le gonfalonier à vie de la République de Florence et du cardinal Francesco, dédicataire, quant à lui, de cette somme philologique que sont les Annotamenta de G. B. Pio dont nous venons d’évoquer les travaux lucrétiens (Bologne, 1511 et Paris, 1514), à son ancien élève, Alberto Pio, seigneur de Carpi (l’ouvrage sera réédité à Bâle, chez Henricus Petrus in-8°1531 ; à Lyon, Sébastien Gryphus in-8°1534 ; 1539, in-4° Prigent Calvarinus ad Geminas Cyppas in Clauso Brunello ; ibid., 1540 ; ibid. in-32° 1546, 1548, 1558).
Après cette date, les éditions italiennes de Lucrèce connaissent une très longue éclipse de 1515, date de la seconde édition aldine, jusqu’à 1647 qui marque la parution de l’édition et de la paraphrase du médecin florentin Giovanni Nardi, alors même que nous avons d’autres éditions totales ou partielles, à Paris (Livres I et II, chez Michel de Vascovan, in-4°, 1543 ; Livres I-III, chez Jean Foucher, in-4°, 1561) et Louvain (par Rutger Rescius ou Rescins, titulaire de la chaire de grec au collège trilingue et ami d’Erasme29, 1542), avant la magistrale édition de Denys Lambin (in-4° Paris, chez Guillaume Rouillé et Philippe Gaultier de Rouillé son neveu, 1563 ; reprise en 1563-64, ibid. ; en 1565 in-16° avec des émendations d’Adrien Turnèbe, dont un exemplaire conservé à Leyde comporte des notes de Juste Lipse ; 1570 in-4°, chez Jean Bieuré et 1576) et dont on a découvert en 1989 un exemplaire annoté par Montaigne30, puis celle d’Hubert von Giffen 2 in-4°s en 1565-66 chez Plantin.
Mais c’est désormais le manuscrit septentrional Q (le Quadratus que nous avons évoqué plus haut) alors conservé à l’abbaye Saint-Bertin de Saint-Omer dans l’actuel département du Pas-de-Calais qui sert de base à Turnèbe pour la collation dont se servira plus tard (1563) Lambin pour sa magistrale édition.
Plus que d’un retour à la source, c’est de résurgence d’un fleuve souterrain qu’il faut parler qui lui aussi gagnera en puissance pour alimenter le débat scientifico-philosophique jusqu’au siècle des Lumières.
3. « Fleuve et turbulences31 » : l’effet « papillon » de la critique textuelle lucrétienne
Biographies sommaires, corrections minuscules de mots, de syllabes, voire de lettres isolées quand ce ne sont pas des quantités syllabiques ou des modifications prosodiques et rythmiques imperceptibles au lecteur ordinaire… Nous n’avons vu jusqu’ici que des minuties a priori bien peu à même de bouleverser la compréhension du poème, sans parler des assises philosophiques et religieuses d’une civilisation entière comme le suggère S. Greenblatt dans le sous-titre de son ouvrage (How the world became modern !!!!).
Pourtant, force est de constater que se sont bien produits dans les consciences, dans le zeitgeist de l’époque, des effets qui dépassent de très loin les croix (cruces) et les délices de l’arène philologique, comme si par une étrange loi d’homéostasie les réalités de l’esprit se pliaient et se ployaient au long travail d’érosion de la parole figée par le calame ou le plomb sur la surface vierge du parchemin ou du papier, parcourue par le regard plus ou moins attentif du lecteur, énoncée par la voix assurée du maître ou ânonnante de l’élève.
L’équivalent dans le monde habité par ces créatures hybrides (corps, animus, anima, élément inconnu, ou « âme de l’âme » selon la physique épicurienne que le poète latin reprend à son compte), de la goutte qui creuse la pierre en lui imprimant seconde après seconde des sillons, qui deviennent tunnels, béances, érosions.
C’est ce dont nous proposons de donner très sommairement ci-dessous quelques exemples.
Sur le plan de la fortune littéraire et critique du poète latin auprès des principaux humanistes, écrivains et penseurs italiens de la Renaissance, on peut rappeler, pour nous limiter aux exemples les plus connus, l’exemple d’Ange Politien (dont par ailleurs un célèbre passage des Stanze per la giostra di Giuliano I, 12232, dont le célèbre tableau de Botticelli, Mars et Vénus, conservé la National Gallery de Londres, pourrait être une traduction picturale, a été mis en relation directe avec sept vers du premier livre du De rerum natura, I, 29-4033) qui recopia des extraits de ce même livre I du poème latin dans l’incunable de la princeps de Catulle, Tibulle, Properce, Stace (Venise, Vindelino da Spira, 1472, exemplaire de la Biblioteca Corsiniana de Rome Inc. 50.F. 37) aux feuillets 188v-189v.
Comme nous l’avons suggéré à la fin de notre introduction, l’interface entre littérature et les arts plastiques est particulièrement à l’œuvre dans la civilisation hédoniste des cours italiennes de la Renaissance et on en trouve de nombreux exemples chez les grands artistes de l’époque (Botticelli, Piero di Cosimo, Léonard) qui « réalisent » pour ainsi dire plastiquement de manière icastique et donc immédiatement et intuitivement perceptible les aspirations contradictoires (sublimations néo-platoniciennes apolliniennes et héliocentriques contre tentations dionysiaques) et les rivalités matérielles et spirituelles des différents pouvoirs (ambitions impériales de Laurent le Magnifique soucieux d’assurer l’hégémonie de ce qu’il appelle son « fiorentino impero » et rémanences du républicanisme anti-césariste de l’époque antérieure peut-être présent dans la branche cadette de Pierfrancesco de Médicis ou encore, tertium datur et surtout dabitur avec Savonarole, angoisse nostalgique d’une théocratie millénariste préfigurant le retour du Christ34).
Toujours dans le même domaine des lettres, comment ne pas évoquer aussi l’exemple de la forte imprégnation lucrétienne du Tasse dont nous possédons comme pour Montaigne un exemplaire de Lucrèce lui ayant appartenu (il s’agit dans ce cas d’un exemplaire de la seconde édition aldine de 1515, conservé dans le fond « Barberiniano » de la Bibliothèque Apostolique Vaticane sous la cote Stamp. Barb. Cr. 4), qu’il a abondamment annoté et dont on a pu prouver le caractère pour ainsi dire opératoire dans le processus d’ensemble de l’inspiration du grand poète depuis sa célèbre Jérusalem délivrée jusqu’au poème tardif intitulé Il mondo creato35.
Dans le champ philosophique, une des illustrations les plus marquantes de ces oscillations, de ces dérives au fil des courants ondoyants de l’hydrographie intellectuelle renaissante, est cette curieuse pulsion épicurienne jamais totalement éteinte chez le Platon de l’époque, le grand Marsile Ficin, maître en vertigineuses extases ascensionnelles et en raptus célestes théurgiques.
Cela a particulièrement affligé le grand pionnier des études ficiniennes en France, le docte abbé Ryamond Marcel qui, dans un ouvrage qui fit date sur le « mage » de Careggi s’interrogeait gravement sur ce qui était pour lui une aporie :
En tout état de cause, nous voilà du moins fixé sur l’emploi de son temps pendant l’année 145736 il… se rend à Campoli pour y passer l’été… les sujets les plus divers sont abordés en d’amicales et savantes conversations, et à la demande de ses interlocuteurs, il résume leurs entretiens dès son retour à Florence ou à Figline. Puis, alors que nous le pensions voué tout entier à son cher Platon, nous le trouvons occupé à commenter Lucrèce et, qui plus est, avec une complaisance pour le moins inattendue… Mais si nous sommes d’accord pour déclarer avec Ficin que « Lucrèce est le plus brillant des philosophes épicuriens », nous sommes surpris de l’entendre dire « noter Lucrèce » et de le voir interpréter la doctrine d’Épicure comme « le pain délicieux des fils qu’il ne faut pas donner aux chiens ». C’est évidemment un des mérites de la Renaissance d’avoir rendu justice à Épicure… Mais… la réhabilitation d’Épicure se limite37 à l’intégrité de sa vie et à la valeur morale de sa doctrine. Or, pour Ficin, qui fut sans doute amené à lire Lucrèce en poursuivant son enquête sur le plaisir, cette morale implique une métaphysique qui l’a un instant retenu, engendrant en son âme une inquiétude et un pessimisme qu’il ne cherche pas à dissimuler. (Marcel, 1958, pp. 226-227)
Non sans avoir compati au désarroi du savant abbé, laissons-le à sa perplexité, pour nous borner à constater que Lucrèce est bien présent au cœur le plus profond et authentique de la Renaissance florentine et que, après avoir exploré quelques méandres du véritable bassin fluvial qu’a constitué en quelques décennies la progression de sa transmission, nous n’en sommes pas vraiment surpris.
Mais, redescendons à présent des sublimités de la métaphysique néo-platonicienne à la cité des hommes et aux changements considérables qui interviennent dans son organisation et sa gestion sous l’effet de la redoutable complexité engendrée par la croissance exponentielle des biens et des innovations produits par les découvertes techniques, scientifiques et géographiques.
En 1961, Sergio Bertelli a découvert un manuscrit autographe de Machiavel qui transcrit le De rerum Natura (il s’agit du Vaticanus Rossianus 88438), preuve s’il en est de l’intérêt que suscitait chez le jeune homme qui n’avait pas encore pris ses fonctions comme secrétaire de la seconde chancellerie de l’éphémère république florentine de Pier Soderini, précisément à l’époque (ce témoin est daté de 1497), où Florence vivait sous l’austère férule de la parole inspirée et prophétique de Jérôme Savonarole, aux antipodes, bien entendu, de la féroce critique de la religion que dans son éloge du « divin » Épicure, le poète latin représente toujours au Livre I (vers 62-79) comme opprimant sous son poids insupportable la vie des hommes.
Par ailleurs, un autre éminent, « machiavélien », Gennaro Sasso a donné un exemple éclairant de l’utilisation que fait le penseur politique italien du texte de Lucrèce, en particulier du passage célèbre sur la mortalité du monde (De rerum Natura, V, 324 et suivants « Ainsi donc n’est pas fermée la porte de la mort pour le ciel », V, 37339) dans les Discours sur le première Décade de Tite-Live II, 5 où, prenant le contre-pied sur ce point de la thèse d’Épicure et de Lucrèce, le secrétaire florentin désormais proscrit et éloigné des affaires par la première restauration médicéenne de 1512, se sert d’une thématique très largement inspirée du poème.
Voulant prouver en effet que « le changement des religions et de langues ainsi que l'arrivée des déluges et des pestes effacent la mémoire du passé », il commence d’abord à donner apparemment raison aux Épicuriens, pour apporter aussitôt (selon une méthode bien éprouvée chez lui) une restriction fondamentale à leur constatation empirique :
Aux philosophes qui ont soutenu que le monde est éternel, je crois qu’on peut répondre que, si une telle ancienneté est vraie, il serait logique que la mémoire remonte à plus de cinq mille ans. Cette idée serait juste, si l’on ne voyait pas que la mémoire des temps s’efface pour diverses raisons, provenant les unes des hommes, les autres du ciel…
Dans la deuxième catégorie, il évoque évidemment les catastrophes naturelles dans des termes proches du pessimisme cosmique de Lucrèce :
Quant aux causes provenant du ciel, ce sont celles qui détruisent l’espèce humaine et réduisent à un petit nombre les habitants d’une partie du monde. Ceci provient d’une peste, d’une famine ou d’une inondation. Cette dernière est plus importante, parce qu’elle est la plus générale et que ceux qui y échappent sont tous des montagnards et des hommes grossiers… (Machiavel, 1996, p. 306)
Bien entendu, le domaine des sciences naturelles, dans toute l’extension qu’on peut donner à ce terme de la physique la plus quotidienne à la cosmologie, en passant par la chimie, la botanique, la zoologie ne pouvait rester imperméable à l’influence de Lucrèce.
Parmi les innombrables exemples qu’on en pourrait donner et qui ont récemment été mis parfaitement en lumière pour la très vaste étendue de l’histoire du développement scientifique jusqu’aux développements les plus actuels dans un ouvrage de Marco Berretta e Francesco Citti auquel nous renvoyons40, nous avons choisi de nous arrêter sur un passage de Giordano Bruno.
En effet, le philosophe italien s’inspire notamment du poète latin dans la façon dont il aborde le thème de l’infini dans le traité De immenso et innumerabilibus, seu de universo & mundis (I, 7) et dans le dialogue premier du Souper des cendres où il reprend le célèbre syllogisme d’origine épicurienne de l’archer qui, lançant un trait dans l’espace, depuis l’extrême bord d’un univers prétendument limité, démontrerait par là-même l’impossibilité de toute limite (De rerum natura I, 968-983)41:
En outre, si maintenant on supposait limité tout l’espace existant,
si un homme s’élançait jusqu’au bout des limites
extrêmes, et de là lançait un javelot qui s’envolât ;
ce trait jeté à toutes forces, que choisis-tu ? qu’il aille vers son but et s’envole au loin,
ou penses-tu que quelque obstacle puisse le lui interdire et le bloquer ?
Car il faut que tu admettes et choisisses l’une ou l’autre de ces propositions.
Or l’une et l’autre te ferment tout échappatoire,
Et te forcent à concéder que le tout s’étend, exempt de limite.
Car soit il se trouve quelque chose pour lui faire obstacle et empêcher
Que le trait ne parvienne à son but et l’empêche d’aller à son terme,
Soit il est emporté en dehors, dans les deux cas il n’est pas
parti depuis la limite de l’univers.
Ainsi je te poursuivrai, où que tu placeras les limites
extrêmes en te demandant ce qui arrive enfin au javelot42.
4. Conclure ? L’écriture poétique, une métaphore épistémologique du réel
J’ajoute ceci : partout, dans mes vers mêmes,
Tu vois beaucoup d’éléments communs à beaucoup de mots,
Bien que, pourtant, entre vers et mots, tu doives
Reconnaître qu’il y a une distance entre le fait et le son qui résonne.
Si grand est le pouvoir des lettres par le seul changement de leur ordre !
Mais pour ce qui est des éléments premiers, ils peuvent fournir beaucoup plus
Pour créer la variété des choses (Lucrèce, I, 823-829)
Ces vers vraiment stupéfiants, vu l’époque où ils ont été composés, du chant I de La Nature des choses43, posent une analogie qui est dénoncée comme viciée à la base : en effet le nombre des atomes est infini, ils peuvent donc créer infiniment plus de choses diverses que nos pauvres alphabets ne peuvent créer de mots et pourtant il y a ici l’esquisse d’une harmonie secrète en ce qui est la création poétique et la création incessante de la pluralité des êtres et des formes, ce que Mayotte Bollack nomme le « pouvoir démiurgique de la distribution » (Bollack, 1978, p. 250).
La création langagière singerait donc l’éternité, le poète en combinant les éléments du langage (sons et signes) reproduit l’éternel engendrement à partir des elementa rerum discrets, tandis que son produit, le poème, agit dans le monde avec les mêmes effets tour à tour constituants et dissolvants. La métaphore, l’analogie acquièrent ainsi un rôle épistémologique qui est la vis abdita du véritable poème, le poème-monde.