1. Le vide, un lieu ?
Mon propos va consister essentiellement à déplier la conception que Lucrèce se fait du vide en la croisant avec d'autres pans de sa philosophie, pour l'ouvrir sur des perspectives contemporaines. Voici l'audacieuse idée : « Le vide est donc un lieu intangible et vacant » (Lucrèce, 1997, p. 71). Le vide n'est pas le rien, entendu comme non présence de quelque chose, ce qui esquive la critique de Bergson (le vide serait l'absence de ce que nous cherchons). Toutefois s'il n'est pas seulement le rien, il l'implique puisque le lieu est vacant. Le vide n'est pas non plus le néant en tant que celui-ci serait annihilateur, un pouvoir de néantisation (Sartre), ni le néant de la création ex-nihilo. C'est pourquoi Lucrèce refuse de réduire le vide à ces deux concepts (rien et néant) qu'il emploie quand il veut montrer ce que la Nature n'est pas : « rien ne naît de rien » (p. 61) (le second « rien » serait ici le synonyme du néant de la création ex-nihilo), « rien ne retourne au néant » (p. 65) (annihilation ou néantisation). Le vide n'est ni le rien, ni le néant, il est un lieu intangible et vacant. Or, il faut s'en étonner, que peut bien signifier de parler d'un lieu sans mettre l'accent sur ses limites, sur ce qui l'entoure ? C'est un point que n'accepte pas Aristote.
Dans le livre IV de La physique, Aristote distingue sa méditation sur le lieu de celle sur le vide, ce qui montre d'emblée qu'il n'associe pas lieu et vide ou, du moins, que la question de l'existence du vide suppose une méditation préalable sur ce qu'est un lieu. Selon lui, le lieu n'est rien de la chose dont il est le lieu, il est « la limite du corps contenant, selon laquelle il est attaché au contenu » (Aristote, 2008, p. 163). Il est la surface-limite intérieure du contenant dixit Bergson dans L'Idée de lieu chez Aristote (Bergson, 1949). Le lieu articule un contenant et un contenu, par exemple un vase et l'eau qu'il contient, sans être ni le contenant lui-même, ni le contenu, en quoi il n'est rien de la chose. Le lieu se dit du genre de la grandeur et non du corps (sinon deux corps se trouveraient au même endroit, le corps et son lieu…) : le lieu « a en effet une grandeur et pas de corps » (Aristote, 2008, p. 154).
Le lieu, toujours pour Aristote, est ce qui unit ce qui est séparable, dans un rapport de contiguïté, de contact : un contenant et un contenu. Ce pourquoi on ne parle pas de lieu quand il y a continuité entre un tout et ses parties mais d'une inclusion des parties dans le tout. La main est une partie du corps, elle n'est pas séparable du corps ; ainsi s'explique qu'on ne dit pas que le corps est le lieu dans lequel se trouverait une main, ni que l'œil est le lieu de la vue (p. 161), ils sont inclus. De plus, une main ou la vue ne se meuvent pas dans un contenant comme l'eau dans un vase (eau qui peut quitter le vase). Main et vue se meuvent avec le corps ou l'œil. La main n'est pas dans un rapport de contact par contiguïté avec le corps, toutefois si on la sépare en pensée on considérera que la main occupe un lieu dans le corps (place qu'elle occupe dans le corps) car on peut la déplacer en pensée selon notre fantaisie. Enfin, lorsqu'il y a contiguïté entre des parties d'un tout, nous pouvons parler de lieu. Par exemple : le tas comme lieu des grains (qui forment aussi des parties) qui peuvent eux-aussi être mis en mouvement.
On en déduira que, pour Aristote, le lieu suppose le mouvement. Il nécessite le mouvement du contenu (« J'appelle corps contenu celui qui est mobile par transport » (p. 163)) mais sans que le lieu soit lui-même en mouvement puisqu'il n'est pas un corps. C'est pourquoi Aristote écrit que le lieu est immobile (ib.). J'émets alors l'hypothèse, car ce n'est pas très clair chez Aristote, que le statut ontologique du lieu a quelque chose des entités mathématiques, d'autant plus qu'il se dit d'une surface (géométrie). De même, en effet, un cercle est inséparable d'une roue sauf en pensée (par abstraction) et est immobile (justement en tant qu'il est pensé), en quoi il est une entité mathématique qui n'est pas mobile comme une roue. Le lieu est séparable seulement en pensée et par conséquent immobile, tout en étant inséparable de l'articulation d'un contenant à un contenu. Le lieu est en pensée et dans la Nature, mais sans être un corps. Son statut ontologique est pour le moins ambigu.
Le lieu sera cependant réifié, naturalisé par Aristote car si « seulement le corps mobile est dans un lieu » (p. 165), il faut dès lors supposer que l'ensemble des corps mobiles est dans un lieu commun à tous : limite immobile d'un cosmos fini. C'est pourquoi le lieu propre au ciel en tant que Tout1, ne serait-ce que pour le contenu en mouvement qu'est la sphère la plus rapprochée, n'est pas le ciel lui-même « mais l'extrémité du ciel et la limite immobile en contact avec le corps mobile » (ib.). Or cela n'incite-t-il pas à affirmer que le ciel n'occupe aucun lieu puisqu'il n'y a pas d'autres contenants ? Il fait lieu par sa limite interne mais il n'y a pas de lieu donnant sur sa limite externe. Pourtant le ciel se meut, mais en tant qu'il est une sphère qui tourne sur elle-même, les parties (les étoiles) de la sphère se meuvent mais toujours dans les limites de la sphère elle-même qui, vue ainsi, ne se meut dans aucun lieu puisqu'elle est tout à la fois contenu et contenant.
Dès lors, puisque Aristote affirme aussi qu'un lieu possède des orientations, des directions (vers le haut, le bas, à droite, à gauche, devant, derrière), celles-ci ne sont pas sans redéfinir des lieux en ce lieu (le haut, le bas, la droite, la gauche etc.). La synthèse de cette idée et celle du Tout fini oblige à conclure qu'il existe des directions absolues au sein de ce lieu du Tout, intrinsèques à lui (ce ne sont pas des abstractions). Ce que confirme la nature de chaque chose. « Dans la nature [...] le haut n'est pas n'importe quoi [il n'est pas relatif à la position de chacun] mais le lieu où se porte le feu et le léger ; semblablement le bas n'est pas n'importe quoi mais le lieu où se portent les corps lourds et terrestres » (p. 152). La nature des choses absolutise les lieux. Haut, bas sont des directions en ce sens qu'elles impliquent le mouvement (se diriger vers). Le haut existe en tant que des choses, suivant leur nature, se dirigent vers le haut, idem pour le bas.
Tout se tient, le lieu dépend de la nature des choses, plus exactement de l'élément qu'une chose est, un élément pouvant devenir un autre élément (l'eau devient air par exemple). Le lieu dépend de l'élément. Le lieu de l'air est en haut car l'air va vers le haut. Evidemment, « aller vers le haut » ou « aller vers le bas » peut être entravé par des obstacles, des forces opposées, mais il est dans la nature de chaque élément de suivre une orientation qui est conforme à sa nature, et d'aller vers son lieu propre, qui est plus précisément son repos propre. D'où deux conséquences : chaque chose a, en fonction de la qualité qu'elle actualise, comme une prédisposition à tel mouvement directionnel, à condition qu'en chaque lieu où elle passe, la chose soit comme incitée à suivre des orientations. Seconde conséquence : le Tout a des régions. Et cette découpe en régions (ne pensons pas seulement aux orientations mais aussi au sublunaire, au céleste etc.) découle de la finitude du cosmos. Pour découper il faut un Tout, de même que des régions existent dans un pays parce qu'il est un Tout avec des frontières.
Le vide dont parle Lucrèce ne peut donc pas être un lieu si on s'en tient à la signification que donne Aristote à ce concept, car le vide de l'atomiste ne suppose pas un contenant formé par la matière qui entoure ce vide et ne peut pas être un contenu potentiellement en mouvement puisqu'il n'y a pas de contenu (il n'y a rien). Si on suit Aristote, le vide, sans rapport à une articulation contenant-contenu ne peut pas être à lui tout seul un lieu, ce qui est déjà un premier argument pour réfuter l'existence du vide mais au prix d'une conception du lieu qui n'est pas celle des atomistes… En effet, pour Lucrèce, le lieu ne se pense pas selon la grandeur, il est un attribut essentiel du vide, le vide est un lieu (qui peut avoir différentes grandeurs). En supposant qu'Aristote admette l'existence du vide, il dirait plutôt qu'il a un lieu, déterminé par le rapport entre contenu et contenant. En quoi, pour Aristote, il est vraiment impensable que le lieu soit sans mettre en rapport le vide et ce qui l'entoure, comme le vide d'un vase qui peut aussi être rempli d'eau et vidé. Le vide dépend virtuellement d'un contenu matériel.
À suivre la réflexion d'Aristote, le lieu ne serait pas celui du vide mais produit par ce qui limite ce vide, c'est-à-dire dans le cadre de l'atomisme, un ensemble de corps pleins, des atomes. Mais si le lieu du vide peut varier avec ce qui l'entoure, pourquoi faudrait-il que ce qui l'entoure fasse du vide un lieu ? De plus, qu'est-ce qu'un lieu qui n'est pas le lieu de quelque chose, d'un contenu, puisque c'est le lieu du vide ? Si lieu du vide il y a, il se doit donc d'avoir un sens qui ne repose pas sur le rapport contenant-contenu. Il faut penser le vide avec son lieu et non pas, comme Aristote, le vide après le lieu.
Tendons l'oreille et prenons à la lettre ce que Lucrèce dit du vide. Le vide n'a pas un lieu, il est un lieu. Il n'est pas séparable d'un lieu ce pourquoi c'est son lieu. Est-ce à dire que seul le vide est un lieu ? Un corps plein, matériel, n'est-il pas aussi un lieu ? Lucrèce soutient que la matière cède la place (Lucrèce, 1997, p. 71), ce qui signifie donc que la place d'un corps plein, matériel, n'appartient pas à ce corps sinon il emporterait sa place avec lui. Un corps n'est pas un lieu mais il a un lieu, celui où il est ici, maintenant. Il a un lieu parce qu'il peut changer de lieu, il peut céder sa place. Paradoxe du lieu, de la place d'un corps : en avoir une n'a de sens que s’il peut la perdre. Un monde où tous les corps auraient leurs places, ils seraient leurs places, serait un monde où il n'y aurait pas de sens à parler de place d'un corps.
L'existence d'un lieu que peut avoir un corps dépend donc de l'existence du mouvement. Or, pour Lucrèce, l'existence du mouvement est liée à celle du vide : sans le vide « les choses ne pourraient du tout se mouvoir » (ib.). Prenons garde toutefois à ne pas penser que le vide est une condition nécessaire et suffisante du mouvement des atomes car ceux-ci sont « animés d'un mouvement incessant et varié » (p. 121). Le vide est une condition nécessaire mais non suffisante du mouvement. N'étant pas atomique, le vide n'est pas en soi en mouvement, il n'est pas animé d'un mouvement incessant. Lucrèce partage donc cette idée avec Aristote : le lieu est immobile. Sauf que, pour Lucrèce, cette immobilité du lieu est celle du lieu vide. Le lieu n'est pas seulement, en tant qu'immobile, une grandeur abstraite comme pour Aristote, il peut y avoir une existence du lieu immobile justement quand il est lieu du vide. Le vide et son lieu peuvent exister ensemble puisque le vide n'est pas matériel (atomique), ce ne sont pas deux corps au même endroit. Enfin, dire qu'un corps a un lieu n'est pas soutenir qu'il a un lieu naturel vers lequel il tendrait comme pour Aristote. L'existence du vide comme lieu vacant a pour conséquence de rendre tout lieu relatif, il n'y a pas de lieux absolus et donc pas d'orientations absolues. La Nature lucrétienne est non orientée et ne dépend pas d'un Tout comme pour Aristote. Tout est local pour Lucrèce.
Le vide est un lieu vacant, c'est-à-dire qui rend possible le mouvement et par là même rend possible que les choses aient un lieu, un site. « Sans l'espace ou lieu que nous appelons "vide", les corps ne pourraient se situer nulle part » (p. 77). Le lieu qu'un corps avait est le lieu d'un vide, avant qu'il ne soit à nouveau occupé par un corps. Le lieu qu'a un corps ne prend donc son sens que parce qu'il y a le lieu du vide (le lieu vacant), le lieu qu'un vide est. Il fallait que le vide soit un lieu pour que les corps aient un lieu. L'être du vide dissémine de l'avoir. Le vide étant un lieu n'a donc pas besoin d'un contenant matériel pour être un lieu. Son entour matériel rend compte seulement des limites du lieu vide. Le lieu aristotélicien est sous la dépendance des corps, le lieu lucrétien prend sa source dans le vide. Ces deux approches vont retentir sur la question d'un univers fini ou infini.
2. Le vide, une vacance ?
Poussons encore un peu la réflexion. Si un corps passe d'un lieu à un autre, est-ce dire inversement qu'un vide est passé d'un lieu à un autre ? En effet, le corps en mouvement laisse place à un vide dès qu'il occupe un lieu vacant. Le vide du lieu anciennement vacant a l'air de s'être déplacé (prenant la place qu'occupait le corps en mouvement). Mais cela serait remettre en question l'idée que le vide n'est pas animé, en soi, d'un mouvement. Le vide ne se déplace pas. Aucun vide n'a une place, il ne passe donc pas d'une place à une autre, il ne cède pas sa place. C'est la place libérée qui est vide. Si le vide est un lieu vacant, il importe d'affirmer l'implication réciproque : le lieu vacant est un vide. Importance donc du rien-de-la-vacance. Tant que le lieu n'est pas vacant, il n'y a pas de vide. « Là où se tient le corps [un corps plein], il n'existe absolument pas de vide » (p. 81)
La vacance n'est pas identifiable stricto sensu au rien car elle est plus précisément le jeu du vide dans la Nature. La vacance se dit d'une dynamique dans la Nature alors que le rien seul n'est pas dynamique, raison pour laquelle Lucrèce n'a pas écrit que le vide est un lieu où il n'y a rien. C'est dire en conséquence que ce qui importe n'est pas tant l'existence du vide mais son mode d'existence, sa fonction dans la Nature. Le vide est un lieu vacant (mode d'existence du vide) pour qu'il y ait des mouvements et des places. Le vide a une valeur relationnelle, il est moins un vide dans la Nature que pour elle, pour sa productivité. Le vide est naturel.
Le mode d'existence du vide peut dès lors être étendu à l'infini. Puisqu'il y aura partout et toujours localement du vide, sa vacance rendra partout et toujours possible le passage des corps vers un autre lieu si bien que « l'espace toujours fuyant toujours s'ouvre à la fuite » (p. 107) Le vide crée de l'espace. C'est donc parce que le vide est un lieu vacant qu'il n'y a pas de lieu des lieux comme dans le cosmos d'Aristote. L'univers se réclame d'un infini dynamique, d'une dynamique de la vacance. Il ne cesserait de s'ouvrir pour celui qui le parcourrait (« Il s'ouvre à l'infini en un gouffre abyssal » (p. 105)) si bien qu'« aucun repos n'est jamais accordé aux atomes » (p. 121). Le mode d'existence du vide a donc aussi partie liée avec l'infini, il rend possible un infini dynamique d'ouverture.
La vacance du lieu est par conséquent ce qu'il faut pour qu'il y ait des mondes. Lucrèce précise que cette vacance est intangible, ce qui ne saurait étonner puisqu'il est question du vide. Cependant, la signification de l'intangible est plus profonde. Du vide, de la vacance on ne peut faire l'expérience puisqu'il y a intangibilité. Vide et vacance sont seulement pensés. C'est la perception du mouvement qui est l'expérience qui permet de penser que le vide existe. On ne fait pas l'expérience du vide mais celle du mouvement que l'on voit : « Par les mers, les terres, les hautes régions du ciel, maintes choses en tous sens, oui, de mille façons, se meuvent sous nos yeux » (p. 71) Le vide est « découvert par un raisonnement » (p. 77) qui rend compte de certaines expériences : celle du mouvement des choses mais aussi de la génération des choses (p. 71), de l'infiltration de choses par d'autres (ib.) ou de la diffusion de choses dans d'autres (p. 71 ; p. 73) ou encore de la différence de poids de corps de même volume comme celle entre une balle de laine et une balle de plomb (ib.) reposant ici non pas sur le lieu du vide mais sur son non poids. Ayons en tête que le tangible est le type suprême de perception pour les atomistes car il les résume tous, toute perception étant une forme de contact.
Il est important de souligner que c'est par des raisonnements par analogie que l'atomisme fonde son matérialisme : l'invisible est expliqué par analogie avec des phénomènes visibles et l'invisible rend compte du visible en tant que tel. Il y a comme une réversibilité du visible et de l'invisible : le visible permet d'expliquer l'invisible qui lui-même explique le visible. Cette réversibilité est rendue possible par la continuité, par l'uniformité des lois de contacts et de mouvements dans le visible et dans l'invisible. Continuité et uniformité conditionnent le passage à la limite, passage du visible à l'invisible.
La différence entre le visible et l'invisible, n'a sens que pour un être pensant et voyant, elle provient des différences de vitesse et de taille des phénomènes invisibles (plus grande vitesse, plus petite taille) relativement à ceux qui sont visibles. C'est dire aussi que cette différence d'échelle dans la Nature fonde cette autre différence qu'est celle du visible et de l'invisible pour un être pensant et percevant. La différence pensée ou pour la pensée (visible (l'image)/invisible (le seulement pensable)) est fondée en nature (différence d'échelle).
3. Le vide, intangible ?
Cependant cette fondation en nature (ratio essendi) pour devenir connue (ratio cognoscendi) suppose une suite d'événements, de rencontres atomiques conditionnées par le fameux clinamen, pour que l'esprit puisse être enclos dans un corps, une poitrine et rendre possible la pensée. Dans le livre V de son De rerum natura, Lucrèce émet des hypothèses pour expliquer partiellement comment le monde est né, mais aussi les animaux, les hommes (sortis de la terre), le langage, les techniques, les cités…. Il n'y avait donc pas de nécessité que l'esprit existe et pas de nécessité qu'il persiste… Sans ces événements les atomes de l'esprit ne produisent pas de pensées d'autant plus qu'ils ne peuvent l'être que s’il y a des perceptions de phénomènes puisque la pensée atomique est analogique. Il faut donc que se crée un être fini, composé, macroscopique pour que l'infinitésimal, le vide et l'infini soient pensés…d'autant plus que le plan des atomes est un chaos comprenant un ensemble de simulacres qui vont en tout sens. Un être pensant macroscopique peut penser car il raisonne mais aussi parce qu'il sélectionne des simulacres.
La création de l'esprit fut donc l'événement matériel nécessaire pour affirmer ce qui n'est pas matériellement tangible : le vide. Le vide dans la Nature existe pour un esprit car il pense son mode d'existence pour la Nature. Le vide ne se perçoit pas, il se pense. Plus exactement, le vide est ce qui unit la pensée et ce qui n'est pas elle, puisque du vide on peut dire à la fois qu'il existe dans l'esprit (c'est une idée) et qu'il existe dans les autres choses matérielles que l'esprit. Il est dans l'esprit et au milieu des corps pleins. L'esprit ne révèle pas seulement le vide, il découvre un mode d'existence qui implique l'esprit lui-même, raison pour laquelle lui seul pouvait le faire (puisque du vide on ne fait pas l'expérience).
Le vide aurait pu ne pas pleinement exister s’il n'y avait pas eu les événements qui ont produit l'esprit. L'histoire hasardeuse qui a produit l'esprit se continue en pensant les modes d'existence qui s'introduisent avec l'esprit. Ainsi, il devient difficile d'identifier quelle est la place du vide. Le vide est, certes, un lieu vacant mais où est l'idée de ce vide immobile dont la mobilité se réclame ? Ce vide dont Lucrèce peut dire aussi qu'il n'est pas seulement ce qui s'ouvre à l'infini mais qu'il se pense avec l'infini : « les atomes tombent de haut en bas dans le vide infini2 » (p. 127). Et qu'est-ce qu'une idée de ce qui n'est pas sensible pour un philosophe matérialiste ?
La vacance du vide n'est donc pas seulement ce qui rend possible le mouvement, elle plonge matière-et-pensée dans l'immobile infinité de l'intangible. Le vide est ce par quoi l'événement-esprit désigne ce qui unit ontologiquement matière et esprit par delà leurs différences atomiques. L'atome seul qui, lui aussi, ne pouvait être que pensé, nous mettait déjà sur la voie de l'intangible. Le vide ouvre le matérialisme sur une dimension non tangible de la Nature. Il désigne un lieu qui est comme l'envers du lieu vacant qui est dans les choses, comme s’il y avait un autre coté du miroir que la Nature nous tend. L'esprit n'est donc pas un événement qui permet seulement de se retourner (penser) sur les principes matériels qui l'ont rendu possible. Avec l'apparition de l'esprit est apparu l'intangible vide, un lieu, être de tous les lieux vacants, qui ne se présente pas devant nous mais qui est en nous, dans un coin mystérieux qui unit ce que pense l'esprit et les mouvements des corps. Le lieu n'est pas quelque chose d'abstrait comme le pensait Aristote, il est le lieu vide qui unit l'esprit et les corps (je ne parle pas bien sûr ici de l'union de l'esprit dans un corps, mais d'une union ontologique). En plongeant dans l'infiniment petit, l'esprit plonge aussi en lui-même.
L'atome est, assurément, l'insécable mais le vide n'a pas à se protéger de la destruction par une insécabilité. Rien ne pourra détruire le vide, sa conservation est garantie car il est sa conservation même. « Est aussi capable de durer toute l'éternité ce qui n'offre prise aux coups : ainsi le vide qui demeure intangible et ne pâtit d'aucun choc » (p. 227). Le vide est l'éternité joueuse au cœur de la création. Il est ce qui conditionne le passage (par sa vacance) tout en ne passant pas (se conservant). Le jeu du vide dans la Nature se précise. Actif et impassible, le vide a quelque chose du Temps, de ce qui fait passer les présents sans lui-même passer, ce que Deleuze, à la suite de Bergson, appellera le virtuel.
Si le lieu vacant détermine les ici et là, il est aussi le maintenant qui soutient chaque place, leur maintenance. La maintenance du maintenant est l'intangibilité du vide. Le vide allie la spatialité topologique du lieu vacant et le Temps de la maintenance du maintenant propre à son intangibilité. Il allie la topologie et le Temps comme il allie les corps et l'esprit. La place du vide est ce en quoi nous nous tenons quand nous pensons. C'est à cause mais aussi depuis la place du vide que les choses ont des places. Et n'est-ce pas en ce vide du Temps que loge aussi le clinamen ? Le clinamen est Événement d'événements, dans un temps plus petit que tout temps continu sensible (corps) ou de la pensée. Le clinamen comme le vide ne peuvent être que pensés et concernent le Temps. Avec et par eux, il arrive quelque chose dans les choses et dans l'esprit, dans la Nature.
4. Postérités du vide lucrétien
Faut-il alors s'étonner que l'événement « Lucrèce » ait retenti dans l'esprit de ces deux penseurs de l'événement et du vide (ou virtuel) que sont Alain Badiou et Gilles Deleuze ? Commentant les atomistes dans sa Théorie du sujet, Badiou montrera que la déviation atomique (le clinamen) est la marque du vide, (Badiou, 1982, p. 76) ce qui chez lui débouchera, six ans plus tard, dans L'Être et l'événement à la décision de faire du vide le nom propre de l'être. Que le vide soit un nom propre indique bien qu'il ne se présente pas (on n'en fait pas l'expérience). Et pas de site événementiel qui ne soit « au bord du vide » (Badiou, 1988, p. 195). La place du vide est extrême pour Badiou puisque s'il reconnaît que les atomistes grecs avaient montré la voie, il s'y engouffre en soutenant que l'ontologie ne peut compter comme existant que du vide.
Le thème absolument premier de l'ontologie est donc le vide - cela, les atomistes grecs, Démocrite et ses successeurs, l'avaient bien vu – mais c'est aussi son thème dernier – cela, ils ne l'avaient pas cru – car toute inconsistance est en dernier ressort imprésentable, donc vide. S'il y a des "atomes", ils ne sont pas, comme le croyaient les matérialistes de l'Antiquité, un deuxième principe de l'être, soit l'un après le vide, mais des compositions du vide lui-même, réglées par les lois idéales du multiple dont l'ontologie dispose l'axiomatique (p. 71)
L'atome serait, pour Badiou, encore trop calqué sur les situations visibles où règne l'un des choses comptabilisées. Et il est vrai qu'il est difficile de ne pas imaginer les atomes comme des modèles réduits de choses macroscopiques. Ici se montre une limite du raisonnement par analogie. Si on veut atteindre ce qui à la fois est imprésentable et ce par quoi toute situation peut se produire (puisque le vide rend possible le mouvement), l'intangible vide est plus adéquat. Si bien que du vide comme idée pensée ou dans la matière, Badiou penche pour le premier. Il ne peut y avoir du vide en chaque lieu, car cela serait compter des vides et rapporter le vide à l'un. Le vide est le « hors-lieu dont tout lieu - toute situation - se soutient quant à son être » (p. 92). Comme chez Lucrèce, le vide est ce pourquoi il y a des lieux, être des lieux, mais est-ce s'opposer à lui que d'affirmer que le vide n'a maintenant plus de lieu, a-t-il jamais eu un lieu ? Badiou peut dire alors qu'il est un fantôme (p. 66), il est le horlieu (Badiou, 1982, p. 77).
Enfin, puisqu'il n'y a pas de sens à vouloir distinguer deux vides, l'idée du vide se dit de l'unique. Ce pourquoi il est nom propre qui désigne bien à chaque fois quelque chose d'unique. L'idée du vide est inséparable de la matérialité d'un nom dit ou écrit. Ceci ne résout-il pas la question posée plus haut de savoir ce que serait une idée de ce qui n'est pas sensible pour un matérialiste ? « Ce nom, ce signe, indexé au vide, est, en un sens pour toujours énigmatique, le nom propre de l'être. » (Badiou, 1988, p. 72)
De son côté, dans son texte « Lucrèce et le simulacre », Deleuze écrira que « le mouvement de l'atome dans un minimum de temps continu pensable témoigne de la déclinaison, qui se fait [...] en un temps plus petit que ce minimum » (Deleuze, 1969, p. 321). Or, c'est cette propriété qui chez lui caractérisera aussi le virtuel : « Le virtuel apparaît de son côté dans un temps plus petit que celui qui mesure le minimum de mouvement dans une direction unique [...] temps plus petit que le minimum de temps continu pensable en une direction » (Deleuze, 1996, p. 184). Et dans Qu'est-ce que la philosophie ?, s'appuyant sur la physique actuelle, le virtuel sera identifié au vide, à un vide actif : « C'est un vide qui n'est pas un néant, mais un virtuel, contenant toutes les particules possibles et tirant toutes les formes possibles qui surgissent pour disparaître aussitôt, sans consistance ni référence, sans conséquence » (Deleuze, Guattari, 1991, p. 111). Le vide ouvre sur l'intangible et actif virtuel, gouffre abyssal qui s'ouvre à l'infini sur et par des liaisons non localisables entre particules virtuelles. Le vide s'ouvre sur ce qui n'a pas de lieu (le non localisable), comme si le vide s'approfondissait, lui qui n'a pas de lieu. Le vide devient Horla, dirais-je, en-nous-et-hors-de-nous. Horlieu pour Badiou, Horla pour Deleuze…
Le vide-virtuel est en effet aussi « en-nous » car il est exploration de l'esprit. « Le virtuel [...] est le caractère de l'Idée » (Deleuze, 1968, p. 273)3. Indiscernable est donc l'exploration de l'esprit (Idées, images virtuelles) et de la matière (en ses particules virtuelles) :
Une particule actuelle émet et absorbe des virtuels plus ou moins proches, de différents ordres. [...] En vertu de l'identité dramatique des dynamismes, une perception est comme une particule : une perception actuelle s'entoure d'une nébulosité d'images virtuelles qui se distribuent sur des circuits mouvants de plus en plus éloignés, de plus en plus larges, qui se font et se défont. (Deleuze, 1996, p. 179)
N'est-ce pas là aussi ce que Lucrèce avait entrevu ? Il rend compte en effet d'un certain nombre d'illusions qui se produisent dans notre esprit (vue de l'esprit plutôt que vue des yeux, (Lucrèce, 1997, p. 283 ; p. 285)) à cause de la multiplicité de simulacres matériels qui se détachent des choses et vont plus vite que le minimum de temps sensible. Ce pourquoi, il faut un flux de simulacres pour composer l'image d'une chose. On a donc affaire ici à des simulacres qui sont en très grande partie ceux de choses qui ne sont plus présentes, voire de personnes mortes (ainsi s'expliquent les visions de revenants). « Maintes images des choses errent de maintes façons en tous sens et partout, subtiles comme toiles d'araignées ou feuilles d'or dans les airs s'unissant au hasard des rencontres » (p. 283). Ce hasard des rencontres rend raison des fantaisies dans notre esprit, un centaure par exemple est la rencontre du simulacre d'un homme et celui d'un cheval, une liaison qu'on ne peut pas localiser…
Ou encore, toujours au sujet de cette exploration de la matière par l'attention aux attitudes et comportements de l'esprit, Lucrèce affirme que la vitesse d'un projet nous indique de quelle nature doivent être les atomes de l'esprit. Tout ceci démontre qu'il ouvrait la porte à l'idée qu'une certaine physique ou gestuelle de l'esprit serait aussi celle de nouvelles connaissances de la matière et inversement4. C'est dire que du vide de Lucrèce, la pensée n'en est pas encore complètement revenue.