Lucrèce accompagne Jane Bennett, depuis une vingtaine d'années, dans l'élaboration de son « matérialisme vital (Vital Materialism), qui révoque les oppositions entre vie et matière, personnes et objets, et qui refuse l'idée d'une inertie et d'une passivité de la matière. Ainsi, dans The Enchantment of modern life (2001), Lucrèce apparaît comme une réponse au récit moderne du monde désenchanté en ce que son poème permet de briser le récit de la rationalité calculatrice et de l’histoire humaine du progrès pensée comme annihilation de la matière. Plus tard, dans Vibrant Matter (2010), Lucrèce contribue à destituer l’individu humain et à penser les pouvoirs (agencies) de la matière. Enfin, dans Influx & Efflux (2020), Lucrèce apparaît de façon souterraine certes, mais, au-delà des connexions que l’on pourrait faire entre le poète latin et Walt Whitman, il resurgit en conclusion pour désigner, d’une certaine manière, une posture de démocratie radicale et de créativité par la déviation. Nous avons voulu dialoguer avec cette voix importante de la philosophie américaine au sujet du vide, du clinamen, des assemblages, pour nous décentrer et envisager peut-être une généalogie matérialiste différente de celle dégagée par Althusser.
K : Lucrèce, nous semble-t-il, est devenu une référence incontournable pour une pensée américaine qui aspire à formuler un nouveau matérialisme. Comment expliquez-vous l’importance accordée au De rerum Natura aux USA ? En quoi Lucrèce est actuel ou porteur de germes d’une nouvelle pensée ?
Jane Bennett : Je voudrais vous remercier de me donner la possibilité de revenir à Lucrèce, de le rencontrer à nouveau (il est surprenant de voir à quel point on oublie facilement les influences grâce auxquelles on forme sa pensée et ses opinions !). Votre question ne me ramène pas seulement au De rerum natura, mais aussi aux ouvrages de Michel Serres (La Naissance de la physique), de Jonathan Goldberg (The Seeds of things), d’Ada Smailbegovic (Poetics of Liveness) et à l’article de James Porter, « Lucretius and the Poetics of Void ».
L’une des raisons du retour de Lucrèce dans la pensée, poétique et politique, américaine, tient peut-être au fait qu’il offre un point de vue, une disposition d'esprit qui affirme la vie malgré ses nombreux et horribles fléaux. Dans un cosmos sans ordre, où chaque corps composé finit par retomber dans « la-matière-et-le-vide », une telle affirmation, qui résiste au ressentiment existentiel identifié plus tard par Nietzsche, n’est pas aisée. Elle exige une discipline, des efforts sans cesse renouvelés. Plus tard dans notre conversation, j’espère que nous pourrons discuter de ces traits d’union que j’emploie dans la formulation « la-matière-et-le-vide » : ils soulignent, je pense, une différence entre ma conception du vide, en tant qu’il est générateur, et votre intérêt pour sa pertinence dans votre définition du « pouvoir destituant » (un concept que j’aimerais mieux comprendre).
Une autre source de l'attrait pour Lucrèce aujourd'hui est peut-être sa répudiation des modes de religion qui tiennent leur pouvoir de la peur et de l'anxiété. L'alliance du trumpisme avec les évangélistes blancs, par exemple, montre clairement comment une religion peut s'associer à des campagnes politiques empreintes d’autoritarisme, de racisme, de misogynie, d’oligarchie, de désignation de boucs émissaires et de stupidité soigneusement cultivée. Une société décente intègre des alternatives « naturalistes » puissantes et attrayantes à une telle religion – et Lucrèce en offre une.
Je reconnaîtrais ici, même si Lucrèce ne le fait pas, l'existence de modes de religion qui excluent la peur et l'anxiété au profit de l'amour (voir, par exemple, les écrits de Catherine Keller), et qui affirment un ethos épicurien consistant à tirer le maximum du minimum : « la plus grande richesse est de vivre modestement, sereinement, en se contentant de peu » (De rerum natura, V : 1117). La logique du little-is-enough est une alternative révolutionnaire à la folle logique capitaliste de la croissance économique perpétuelle. Serres lie expressément l'ethos lucrétien à sa physique, c'est-à-dire à l'infimité du clinamen :
un cotyle de petit vin, ou un petit pot de fromage pour faire grande chère […] En l’absence de vin, l’eau suffit, la première venue. […] Peu et pas plus que peu : nec plus quam minimum, c’est la définition du clinamen. Tantum paulum : aussi peu qu’il soit possible de dire, par-là, que le mouvement s’en trouve modifié. Aussi peu qu’il soit possible de dire, par-là, que mon désir s’en trouve satisfait […] Le mouvement de l’âme est différentiel, il est […] le même écart […] que celui qui change localement la cataracte des atomes […] le sage habite cet écart minimal, cet espace entre le peu et le zéro […] Au-delà, il n’y a que croissance vaine et superfluités… (Michel Serres, La Naissance de la physique, p. 227)
K : À la fin de sa vie, Althusser a écrit un texte sur « le courant souterrain du matérialisme de la rencontre », souvent considéré comme secondaire dans l'historiographie marxiste. Il semble que vous ayez l'intention de le prolonger ou de le dévier, puisque vous proposez une autre généalogie parallèle du matérialisme. En effet, vous caractérisez cette tradition alternative comme un « matérialisme vital ». Ce matérialisme vital révoque « la distinction entre vie et matière, entre organique et inorganique, entre humain et non-humain ». Mais pour revenir au texte d'Althusser, que vous citez dans Vibrant Matter, le philosophe français définit ce courant souterrain du matérialisme par l'absence d'origine, et donc par la disqualification de la Raison, du Sens, de la Cause et de la Finalité. Le concept d'origine, écrit-il, réside dans la déviation. Mais cette déviation créatrice peut ne pas durer, peut ne pas se répéter, et « alors il n’est pas de monde ». Or, ces questions, relevant d'une approche nihiliste, n'apparaissent pas dans vos écrits, à ce qu’il me semble. Le matérialisme que vous prônez, et peut-être celui de Lucrèce dont vous vous revendiquez, défient-ils finalement tout discours métaphysique ou du moins toute onto-histoire (onto-story) au point dénier toute pertinence à ces questions ? Tenez-vous pour acquis l'absence d'origine qui fait encore débat chez les philosophes continentaux ? Ou, pour le dire autrement, feriez-vous vôtres les lignes suivantes du poème « Song of Myself » de Whitman : « I have heard what the talkers were talking…the talk of the beginning and the end/But I do not talk of the beginning or the end […] Always the procreant urge of the world ».
Jane Bennett : Oui, comme Whitman, je hausse les épaules devant la recherche d'une cause première. J'identifie également dans ma propre expérience du moi, un « moi » whitmanien, toujours compris au sein d'un processus d'engendrement sans début ni fin. Il n'y a pas d'endroit où « commencer », sauf au milieu. Il ne peut y avoir ni haut ni bas dans un cosmos infini, dit Lucrèce. Mais ces affirmations (centrées sur le processus) constituent elles-mêmes, je dirais, des parties d'une onto-histoire. Non pas une onto-histoire des origines, mais celle d'un processus continu.
Les efforts d'Althusser pour révéler un « courant souterrain du matérialisme de la rencontre » ont certainement eu une résonance en moi alors que je travaillais sur Vibrant Matter. Comme vous le dites, il m'a aidé à mettre au jour un « matérialisme » enfoui, légèrement différent, à savoir ces courants (philosophiques, européens et américains) selon lesquels la matière elle-même est active, mobile, vivante, et porteuse d'une efficience irréductible aux significations humaines assignées aux configurations qu'elle forme. (Je pense maintenant que ce projet s'apparente à ce que les écologistes urbains appellent le « stream daylighting », la découverte dans les villes de ces cours d'eau qui avaient été recouverts de pavés ou rendus souterrains). Mais votre question m'incite maintenant à essayer de préciser la résistance que je ressens à l'égard de l'hypothèse d'Althusser selon laquelle la capacité créatrice, qu'il limite à la production humaine de « mondes » humains, peut cesser d'exister (puisque les mondes vont et viennent). Vous décrivez cela comme participant d'une « approche nihiliste ».
Je ne trouve pas dans « la-matière-et-le-vide » de Lucrèce la possibilité d'une approche nihiliste. Et je ne vois pas trop l'intérêt de vouloir fonder une telle approche, surtout aujourd'hui dans cette atmosphère politique qui regorge d'énergies fascistes-nihilistes. (Selon la formule de Jairus Grove dans Savage Ecologies, mon Lucrèce est « un pessimiste mais pas un nihiliste » [p. 230]).
Althusser dit que Lucrèce insiste sur la destruction ultime des « mondes » générés par les rencontres des différents primordia. Oui, je pense que c'est vrai, mais l'univers lucrétien n'est pas épuisé par les « mondes » anthropocentriques, locaux. L'attention d'Althusser, en revanche, se concentre (presque) exclusivement sur eux. Les rappels répétés de Lucrèce selon lesquels tous les corps composés doivent mourir et devenir autre, ne doivent pas être interprétés comme une affirmation de la finitude ou de la non-existence ultime de la matière et du vide (et de son activité génératrice). Selon moi, l'activité primordiale – bourdonnement, turbulence, vitalité – continue indéfiniment, même si elle est a-personnelle et qu'elle échappe au radar de l'expérience humaine explicite, qu'elle soit cognitive ou même sensorielle.
Whitehead a inventé le concept de « tonalité affective » pour caractériser l'impact, sur les uns et les autres, sur nous, des forces qui opèrent en dessous de ces radars ; Gilbert Simondon a parlé de flux « trans-individuels » ; Roger Callois a évoqué une sphère de « surréalité », prenant la forme de l'inconscient à l'intérieur de l'homme et, à l'extérieur, de la « séduction de l'espace matériel » qui donne à un corps l'envie de « se diviser partout, être en tout, pénétrer chaque atome, descendre jusqu’au fond de la matière, être la matière » (« Mimétisme et psychasthénie légendaire »). Une telle vitalité, pas tout à fait humaine, persiste à l'intérieur des « mondes », comme une sorte de virtualité qui est tout à fait réelle, bien qu'elle ne soit pas actuelle.
Si Althusser avait fait usage de cette formulation deleuzienne, il n'aurait peut-être pas eu à faire entrer Lucrèce dans le moule anthropocentrique d'une version du constructivisme social, où le « monde » (humain) coïncide avec l'existence en soi. (Cela l'aurait également incité à admettre que même pour nous, l'économie n'est pas toujours « la détermination en dernière instance »). C'est seulement l'expérience humaine, dit Althusser, qui « donne leur réalité aux atomes eux-mêmes qui sans la déviation et la rencontre ne seraient que des éléments abstraits, sans consistance ni existence. L'existence même des atomes ne leur vient que de la déviation et de la rencontre, avant laquelle ils ne menaient qu'une existence fantomatique » (« Le courant souterrain du matérialisme de la rencontre », 1994, pp. 541-542).
Dans ma lecture, le De rerum Natura offre une image ontologique de la-matière-et-du-vide a-personnelle, dans laquelle même ces configurations que l'on nomme « personnes » continuent à inclure des forces et des éléments a-personnels. Nous autres êtres humains, absorbons, nous nous nourrissons, devenons et exsudons toujours des éléments venteux, minéraux, ignés, aquatiques, etc., outre ceux dont nous savons bien qu'ils nous sont « propres ».
Peut-être pouvons-nous à présent aborder le motif du « vide », que j'estime être un composant du complexe « matière-et-vide », en opposition donc à ce que vous formulez dans l'appel à contributions de ce numéro consacré à Lucrèce :
le célèbre clinamen opère dans le vide infini. Il sera particulièrement intéressant pour nous, qui cherchons à définir une position destituante dans le domaine des gestes politiques et de la pensée critique, de nous confronter, à travers Lucrèce, avec une philosophie du vide. Il y a déjà le vide, en effet, avant même la chute des atomes. En ce sens, on peut soutenir sans nul doute que le matérialisme lucrétien part précisément de rien, et d’une variation infinitésimale et aléatoire du rien qui est la déviation de la chute.
Le « vide » est-il une non-effectivité totalement inerte, c'est-à-dire le « vacuum » ? Le vide lucrétien ne pourrait-il pas être l'ancêtre du concept d'« espace », tel que le pense Roger Caillois, qui se définit par sa puissance de séduction qui conduit les corps formés à se dissoudre dans le milieu, sa capacité à les appeler à céder à l'« instinct d'abandon » et à retourner à l'indétermination illimitée ? Le corps poreux des choses, écrit Callois, est toujours tenté par, et finalement « succombe » à, « l'espace ». Cet espace n'est pas le néant. Au contraire, il est dense et attirant, et peut réduire à l'inertie l’« élan vital ». Cet espace possède une agentivité : il attire, infuse, submerge. Il n'est pas immobile, passif, totalement abstrait.
Nous pourrions poser la question différemment : le vide lucrétien doit-il être conçu comme une absence ou un excès ? Le problème qui sous-tend le De rerum natura tient-il au sentiment d'horreur que suscite le néant absolu ou bien au choc ressenti face au trop-plein ? Peut-on entendre des échos lucrétiens dans l'affirmation de Bergson selon laquelle la devise de la nature est « plus qu'il ne faut - trop de ceci, trop de cela, trop de tout. La réalité […] est redondante et surabondante » (La Pensée et le mouvant) ? Selon moi, Lucrèce déclare que le prix à payer pour exister est le risque d'être régulièrement submergé par un cosmos débordant de pulsations, dans lequel les choses, composées de particules, plus fines que des grains de poussières, se mouvant plus vite que la lumière, déteignent les unes sur les autres dans l'actuel, et se dispersent dans le virtuel (mais ce « virtuel » n'est pas un « vide » sans matière).
K : Votre pensée se développe autour de l’idée paradoxale d’une vitalité de la matière qui ne serait pas spirituelle, d’une matière animée mais sans âme : « Mon but est de théoriser une vitalité intrinsèque à la matière en tant que telle » (Vibrant Matter). Cette vitalité intrinsèque à la matière pourrait être ce qui produit cet « opus infinita » dont parle Lucrèce (I, 1050), idée que reprendra Giordano Bruno quelques siècles plus tard : sans cesse, la puissance agit, détruit et crée des mondes, sans jamais s'actualiser complètement, précisément parce qu'elle est infinie (voir Lucrèce II, 73-75). Cette vitalité, vous la rapprochez à plusieurs reprises du clinamen lucrétien (et du conatus spinozien). Or, le clinamen nous semble relever de l’impensable en ce qu’il n’est une propriété de rien, un événement purement contingent sans origine ni corps. Pourriez-vous revenir sur votre idée d’une vibration, d’une animation de la matière ? La pensez-vous à partir du pouvoir d’affecter et d’être affecté de la matière ? Et que devient alors la contingence, le hasard de Lucrèce ?
Jane Bennett : L'idée d'une matière vivante est-elle « paradoxale » ? Elle l'est dans le cadre d'une ontologie hylémorphique, qui postule qu'une matière passive ne peut prendre forme qu'en vertu de l'action d'un esprit ou d'un « principe » formateur extérieur qui n'est pas lui-même matériel. Mais il n'est pas nécessaire de suivre cette voie. Le commentaire d'A.W.H. Adkins sur la psychè homérique esquisse une alternative. La psychè quitte le corps humain à la mort de celui-ci mais, parce qu'elle continue à manger et à boire, elle n'est en rien une âme désincarnée : « Ni Homère ni aucun autre écrivain de l'Antiquité ne dispose du concept de "spirituel" qui s'opposerait à "matériel" : la psychè est composée d'une substance très ténue, qui réside dans le corps tant que l'individu est en vie, s'envole par quelque orifice lors de la mort et descend dans l'Hadès. Depuis ce lieu, elle peut être rappelée et, si on lui donne du sang à boire, elle peut s'adresser aux vivants (Odyssée XI, 98) » (From the Many to the One, p. 15).
Dans Vibrant Matter, j'ai essayé d'éviter le terme « spirituel » dans la mesure où il sous-entend l'existence d'une impulsion ou d'une puissance qui dépasse la nature (physis), contrairement à l'affirmation lucrétienne (quasi athée, non-providentielle) selon laquelle toutes les fonctions et capacités, y compris la pensée, le sentiment, le désir et le mouvement, sont le fruit de rencontres/contacts physico-corporels. Il est utile ici de distinguer le corps (corpora) des primordia évoqués dans le De Rerum Natura. Un corps est toujours une entité composite, constituée de primordia divers et bien mélangés, ou, comme Gilbert Simondon les décrit avec justesse, de « molécules » ou de « semences » : « la particule élémentaire des Épicuriens est une particule constituante ; elle existe d'abord à l'état libre ; elle est molécule et non atome, semence des choses et non résultat de leur division » (Gilbert Simondon, L'Individuation à la lumière des notions de forme et d'information, p. 401). Dans le livre III, Lucrèce dit clairement que l'animus (« l'âme ») comme l'anima (« l'esprit ») sont eux aussi corporels, constitués par les semences « les plus minuscules », au point « qu’à la moindre impulsion [elles] puissent s’ébranler ».
D'où vient alors cette « moindre impulsion », cette « secousse » qui enclenche le mouvement ? En partie de l'impact et du rebond de certaines semences sur d'autres. Mais l'impulsion est aussi intérieure à chaque semence ; c'est, pourrait-on dire, la causa sui du mouvement. C'est le clinamen ou l'inclinaison, la tendance intrinsèque à s'incliner ou à s'écarter de tout chemin régulier, une déviation ou un écart spontané, extrêmement minime.
Je ne suis pas d'accord avec la description du clinamen comme « dépourvue d'origine et de corps ». En effet, le clinamen ne désigne-t-il pas l'une des caractéristiques du corps : sa motilité germinative et rapide ? Le clinamen est cette propension d'un corps à s’incliner et à dévier, à des moments et des endroits irréguliers. Les corps ont tendance à se pencher, plutôt qu'à rester neutres, immobiles ou impassibles. En tant qu'inclinaison, le clinamen est la tentative de Lucrèce d’identifier une propension intrinsèque à la discontinuité, une propension des corps, incapables de poursuivre leur chemin, à la déviation, aussi minuscule et léger que soit le changement de direction. Whitman le dit très bien : Je me penche et me prélasse à mon aise en observant un brin d'herbe d'été.
K : Vous portez votre attention sur les agencements matériels (assemblages), ce que Lucrèce nomme les « dispositura », formés par la collision des atomes (I, 207). En lisant Vibrant Matter, nous sommes frappés par le refus de toute saisie globale du réel. Vous vous intéressez à des agencements que vous explorez en pointant la distribution des différents pouvoirs dans toutes les choses qui forment cet agencement, en conservant un regard local, sans jamais prétendre au général. Vous renoncez donc à l’idée de Nature. Vous écrivez par exemple : « nous aurons besoin d'une alternative à la fois à l'idée de la nature pensée comme un processus pur et harmonieux et à l'idée de la nature pensée comme un mécanisme aveugle. Un matérialisme vital interrompt à la fois l'organicisme téléologique de certains écologistes et l'image machinale de la nature qui guide nombre de leurs opposants » (Vibrant Matter, p. 112) Cette fragmentation du réel peut-elle être expliquée par le pouvoir du vide, si important chez Lucrèce, d’où jaillissent les choses (« quapropter locus est intactus inane uacansque. / Quod si non esset, nulla ratione moveri/res possent », I, 334-6), qui se maintient comme le lieu d’apparition des choses empêchant ainsi toute unité du monde ? En effet, Althusser dans son texte souligne son antériorité aux choses dans la tradition matérialiste. Cependant, plus tôt, vous disiez que le vide n’était pas une abstraction, un espace sans matière, un vacuum, mais un espace doté d’agentivité. Mais est-ce que l’idée de vide, de privation de la matière, n’a, selon vous, aucune pertinence, dans la récusation d’une vision totalisante du monde ? Est-ce que le vide n’est pas nécessaire pour échapper au concept de totalité ? Finalement, où ont lieu ces assemblages ?
Jane Bennett : Lorsqu'il s'agit d'élaborer des stratégies de transformation sociétale, je me concentre sur les assemblages « locaux », à savoir des agrégations ad hoc de corps et d'affects. Un assemblage est une fédération vivante et vibrante qui est capable de fonctionner malgré la persistance d'énergies qui la perturbent de l'intérieur (et de l'extérieur). Chaque assemblage a une histoire, une genèse particulières et une durée de vie limitée. Les assemblages ont des topographies inégales, et parce que certains des points où les différents affects et corps se croisent sont plus fréquentés que d'autres, l'énergie n'est pas distribuée uniformément sur la surface. Les assemblages ne sont pas dirigés par une autorité centrale : aucun élément n'a une compétence suffisante pour décider de manière cohérente de la trajectoire ou des impacts du groupe entier. Les effets générés par un assemblage sont plutôt des propriétés émergentes, en ce sens que leur capacité à faire advenir quelque chose (un matérialisme nouvellement infléchi, un pouvoir destituant, une pandémie, un ouragan) est distincte de la somme de la force vitale de chaque élément considéré isolément. Si chaque membre et proto-membre de l'assemblage dispose d’une certaine efficience, il existe aussi une efficience propre au groupe en tant que tel : une efficience « de » l'assemblage. Et précisément parce que chaque membre/actant maintient une impulsion énergétique légèrement « décalée » par rapport à celle de l'assemblage, un assemblage n'est jamais un bloc figé mais un collectif évolutif, une somme non totalisable. Comme vous le soulignez, ce motif de l'assemblage comporte des éléments lucrétiens, en particulier l'idée d’adaptation d'éléments de formes différentes dans un ensemble fonctionnel, ainsi que la notion d’impulsion excentrique, assez proche de celle du clinamen.
Mais j'imagine aussi ces assemblages comme des manifestations « locales » d'un processus créatif plus « général » ou générique (plus qu'humain), comme le font Bergson dans L’Evolution créatrice et Whitehead dans Procès et réalité. Je continue à trouver nécessaire un terme pour cette étrange « totalité », dont les effets dépassent la somme des puissances de ses parties (toujours un peu mal ajustées). Cet ensemble est mieux décrit comme un processus génératif caractérisé par des tendances et des modes, que comme un système possédant des « propriétés » et une « logique ». Le nom imparfait que j'utilise pour désigner cela est le mot « nature », qui résonne encore aujourd’hui, une nature qui ne serait pas définie comme harmonieuse ou mécaniste, mais comme une natura naturans excentrique et non providentielle
Je ne suis pas sûre que le De rerum Natura renferme cette idée d'un cosmos non-totalisable. À plusieurs reprises, Lucrèce rassure ses lecteurs sur le fait que les choses s'inscrivent toujours de manière fiable dans des schémas reconnaissables : « Le mouvement des atomes est donc aujourd’hui/ le même que jadis, toujours semblablement/il les emportera dans la suite des âges/ce qui a coutume de naître encore naîtra » (II, 296-300).
Mais revenons à vos questions. Si je comprends bien, elles sont portées par un désir, que je partage, de promouvoir des ontologies sociales de la somme non-totalisable ; ceci en contraste avec les récits d'un « monde complet » véhiculés par une croyance (souvent inconsciente) selon laquelle la façon dont les choses sont (psychiquement, politiquement, biologiquement, géologiquement, cosmologiquement, etc.) est plus ou moins la façon dont elles doivent être, et que, même si les parties peuvent être redistribuées pour former des configurations moins violentes, moins injustes, moins cruelles (de soi, de la société), il ne peut pas survenir de nouvelles parties, de nouveauté radicale, ou d'alternatives vraiment révolutionnaires. Mon intuition politique est qu'il est parfois préférable, comme vous le dites, de « récuser » (mettre de côté, éluder, contourner) l'idée d'un monde complet, plutôt que de s'efforcer de la critiquer ou de l'attaquer directement. Ceci afin de consacrer les énergies au développement, à l'écriture et à la célébration d’onto-histoires de nouveaux potentiels et d'horizons ouverts. De nouveaux événements étranges se produisent ; il est impossible de savoir où ils mèneront ; et la projection d'un horizon ouvert donne du courage aux forces luttant pour la justice, l'égalité et l'amour.
K : Dans Vibrant Matter, vous affirmez clairement qu’il s’agit de penser l’égalité de l’homme aux non-humains, qu’il s’agit de défaire cette vision théologique qui soutient le progrès technique et le libéralisme économique, le règne de l’individu autonome, dans une perspective écologique. Bien plus, vous dites que vous êtes passée d’une pensée environnementaliste à un matérialisme vital, en ce que la première relève encore de la distinction de la métaphysique occidentale entre sujet et objet. En même temps, vous n’hésitez pas à écrire que cette sortie (vers le dehors, le out-side) procède d’une pensée aporétique en évoquant la philosophie de la non-identité d’Adorno. Dans votre dernier livre, vous essayez de définir à partir de l’œuvre de Whitman les modes de subjectivation rendus possibles par la philosophie matérialiste que vous développez dans Vibrant Matter. Or, j’ai été frappé par les pages que vous consacrez aux évocations de la mer par Whitman dans le poème « Song of Myself », dans lequel le sujet poétique, que vous identifiez comme « moi aquatique », déclare, puisqu’il participe à l’influx et à l’efflux, qu’il est à la fois dans les flots et hors des flots (ou comme le dit le poète ailleurs, « dans et hors du jeu »). Les deux positions sont concomitantes et ne peuvent être exclusives. La première, seule, mènerait à la dissolution de la pensée, la seconde reconduirait à l’environnementalisme. Finalement, cette double position simultanée n’est-elle pas celle la pensée doit occuper ? Et d’ailleurs Lucrèce ne l’a-t-il pas pensée : il évoque à la fois l’homme situé hors du chaos (le spectateur comme figure du sage jouissant sur la rive de la mer démontée, comme l’exprime le fameux « Suave mari magno turbantibus aequora ventis ») et l’homme situé dans le nuage des déviations atomiques.
Jane Bennett : Vous posez la question de la sortie possible de la métaphysique occidentale, ce qui soulève également celle de l'« égalité » des humains et des non-humains, et m'incite à clarifier la façon dont Adorno a été une ressource pour l'onto-histoire racontée dans Vibrant Matter. Permettez-moi de dire quelques mots sur ces questions, avant d'aborder ce qui, à mon avis, est au cœur de votre questionnement : la difficulté de raconter l'étrange événement, de décrire l’expérience, que constitue le fait d'être une entité divisée (un « je ») au sein d'une « mer » d'existence indéterminée et générative (semblable à ce que Serres appelle le bruit).
En ce qui concerne la question de l'« égalité » ou ce que l'on a appelé le tournant vers une ontologie plate : je ne pense pas, bien sûr, que les gens soient égaux, au sens où ils ne se distinguent pas (en termes de capacités, de styles d'existence, de droits, d'importance éthique) des dispositifs techniques, du lichen ni des oiseaux. Mon effort consiste plutôt à enchâsser dans une théorie politico-sociale la reconnaissance d'une vie des choses irréductible aux significations et aux usages que les êtres humains en font, ainsi que la reconnaissance de la façon dont les forces et les entités « non humaines » sont endogènes aux puissances humaines et constituent un royaume vibrant de « non-humain » (« it ») au sein de la subjectivité. L'« aplatissement » ontologique est un effort pour contrecarrer le leurre anthropocentrique, qui nous séduit avec cette image réconfortante pour notre orgueil d’une hiérarchie naturelle des êtres où trônent au sommet, solidement et définitivement, les êtres humains. (Levi Bryant sur larvalsubjects.wordpress.com et Manuel DeLanda Intensive Science and Virtual Philosophy, offrent des descriptions éclairées des débats autour de l'ontologie plate).
Pour en venir à mon utilisation de la philosophie de la non-identité d'Adorno, Dialectique Négative est un effort brillant et (presque) implacable visant à exposer l'écart entre le concept (la représentation) et les choses elles-mêmes. Adorno propose un programme intellectuel intense pour saper les tendances au dogmatisme épistémologique (selon moi, ces tendances sont des courants puissants mais non omnipotents de la pensée euro-américaine). Ce que j'ai retenu du projet d'Adorno, ce n'est pas qu'il n'y a absolument aucun accès à l'extérieur de nous-mêmes, mais plutôt que des rencontres surviennent toujours, malgré la fixité des choses qu’Adorno pointe. Ce que j'essayais de dire dans Vibrant Matter, mais que je n'ai pas dit assez clairement, c'est que dans Dialectique négative, Adorno fait dans la surenchère ! Inversement, il sous-estime la porosité et la perméabilité du corps et des intelligences corporelles. Si, comme je l'affirme avec Whitman, Spinoza, Nidesh Lawtoo et bien d'autres, être un corps, c'est être vulnérable aux influences (à la fois affecter et être affecté), et si, à l'instar de Lucrèce, la pensée est elle-même une forme spéciale de sensation, alors les contacts sont permanents, même s'ils sont enregistrés de manière imprécise, vague ou indirecte dans la conscience. Même Adorno, me semble-t-il, y fait allusion lorsqu'il décrit sa « critique de l'identité » comme « un tâtonnement » vers « le primat de l'objet ». Je souligne « tâtonnement » car, parallèlement à l'insistance hyperbolique d'Adorno sur le fait que l'écart est permanent et infranchissable, il affirme, par le choix de ce mot, la possibilité de toucher la chose, de la rencontrer d'une certaine manière (Je remercie Blaz Skerjanec de m'avoir signalé l'omniprésence du « toucher » dans le livre d’Adorno). Nous « ressentons » une grande partie du flux des choses, écrit Alfred North Whitehead, sous le niveau de la perception sensorielle, au niveau « viscéral » d'une « tonalité affective », agissant avec « l'imprécision du bourdonnement sourd des insectes dans un bois au mois d’août » (Procès et réalité).
J'en viens à la phrase évocatrice de Whitman, « Both in and out of the game and watching and wondering at it » (Song of Myself), qui, comme vous le dites, pourrait être un simulacre de l'image de l'homme flottant librement au milieu d'un nuage de déviations atomiques chez Lucrèce. Il y aurait beaucoup de choses à dire ici. Je noterai seulement que le langage poétique semble mieux équipé que la philosophie pour exprimer cette condition.
La syntaxe légèrement incorrecte de « Song of Myself » par exemple, s'écarte de la grammaire qui distribue des sujets (humains) actifs et des objets passifs : « Howler and scooper of storms, capricious and dainty sea,/I am integral with you,/I too am of one phase and of all phases ». Et la prédilection de Whitman pour les verbes à la voix moyenne (middle-voiced verbs) évoque également l'expérience d'être à la fois un « je » singulier et toujours au milieu d'un ensemble de forces effectives plus qu'humaines. Les verbes à la voix moyenne que Whitman emploie sont notamment : to induce, to animate to, to partake, to inflect, to sing, to sound, to sail. Ils désignent des activités caractérisées par de multiples lieux d'impulsion, et ils positionnent les participants humains comme déjà pris dans un flux continu qui les précède, auquel ils peuvent apporter leur propre impulsion, qu’ils peuvent entraîner ou dévier. Ces verbes positionnent le « je » comme engagé dans un flux créatif avant même qu’il ne lui soit possible de se sentir à flot. Avant de pouvoir intervenir. Nous sommes des participants à la voix moyenne plus que des acteurs ou des récepteurs.
K : Influx & Efflux marque ainsi un glissement vers les modalités de subjectivation au sein du désordre matériel. Comment tenir dans ce désordre ? J’ai été très sensible à l’importance que vous accordez à la conjonction « and » tout au long d’un livre et à vos analyses de cette illumination poétique – « Partaker of influx and efflux ». Si le souffle peut être considéré comme le lieu où l'on peut faire l'expérience de son appartenance au grand Tout (cf. la dernière section de La Vie des plantes d'Emanuele Coccia), vous insistez sur la suspension constitutive du souffle, sur la césure entre inspiration et expiration. Cette suspension est d'une importance capitale : dans les pages brillantes où vous commentez la phrase de Whitman, « il [le poète] ne juge pas comme le juge juge, mais comme le soleil qui tombe autour d'une chose sans défense », la suspension entrave le verdict, la sentence. Sur ce modèle du souffle, vous fondez une représentation de ce que pourrait être une subjectivité en accord avec le désordre matériel, avec les différents flux qui nous interpénètrent, et vous la rapprochez du clinamen. Ainsi, le clinamen peut-il être pensé comme une déviation créatrice (l’importance de l’expiration comme création à partir de l’inspiration). Auparavant, vous définissiez le clinamen comme une « propension d'un corps à se pencher ». Le clinamen serait-il finalement l'opération d'une subjectivité radicalement démocratique, que vous nommez « shape », caractérisée par le geste de se pencher ?
Jane Bennett : Il faudrait que je réfléchisse davantage à la relation entre la pause/intervalle/temps mort que j'explore dans Influx & Efflux (et qui est la clé de ce que Whitman décrit comme la posture « démocratique » de « nonchalance » face à des identités sociales, qui pourraient autrement provoquer la peur et le dégoût). Je dirais tout de suite que oui, l'effort qu'implique le fait de se laisser flotter est comme une déviation et une inclination vers l’ataraxie.
K : Lucrèce semble être hanté par les notions de fin et de catastrophe, et cela va au-delà du récit final de la peste à Athènes. Il passe de l'évocation des temps iniques que traverse la République romaine et des troubles politiques qui en résultent, évoqués au début du De rerum natura (I, 41), à celle de la fin du monde (V, 93-109). En effet, afin de préserver la possibilité d'un salut commun (I, 43), le poète latin conçoit notre existence humaine comme une résistance (« tamen esse in pectore nostro/quiddam quod contra pugnare obstareque possit », II, 279-280). C'est ce que nous tentons de formuler par « pouvoir destituant » : en questionnant la totalité, la finalité, l'origine, en exposant la fragilité des assises du monde, le « pouvoir destituant » qualifie pour nous des gestes imprévus, inattendus, souvent inexplicables, capables sous une forme presque imperceptible de dévier le cours normal des choses. Or, vous avez écrit : « la déviation devient la capacité de l'homme à résister aux formes sociales » (The Enchanted of modern life). Bien sûr, les vers de Lucrèce résonnent étonnamment aujourd'hui, à l'heure où une catastrophe écologique (sinon politique) est déjà en cours. Considérez-vous votre travail philosophique comme un acte de résistance à la catastrophe en cours ? Où situez-vous aujourd'hui le courage de résister, de faire obstacle, dont parle Lucrèce ? Où voyez-vous à l’œuvre aujourd'hui cette déviation que vous évoquez ?
Jane Bennett : Je comprends mieux maintenant ce que vous entendez par « pouvoir destituant » et je partage l'aspiration à chevaucher et à infléchir les énergies des déviations imprévues et subtiles qui nous écartent du business-as-usual. Est-ce que je considère mon écriture comme une « résistance » à la catastrophe écologico-politique ? Oui, une résistance en vertu de l'affirmation inébranlable d'alternatives qui existent déjà, en tant qu'événements historiques et héritages réels, et en tant que virtualités opérant dans le présent. Comme le dit mon partenaire Bill Connolly dans Facing the Planetary, une action politique effective nécessite presque toujours un ensemble d'astuces, une combinaison artistique de revendications, de styles d'action et d'états d'esprit, certains ambitieux, d'autres subtils, d'autres critiques, d'autres encore ouvertement militants. Ce n'est pas une tâche facile que de redistribuer les charges relatives des multiples forces et trajectoires à l'œuvre dans la culture-nature. Malheureusement ou heureusement, il n'y a pas de chemin direct entre une onto-histoire et une culture politique, entre un cosmos de primordia errants et une politique de démocratie radicale ou une économie politique fondée sur la frugalité épicurienne.