« Rien ne naît de rien, par miracle divin ».
Lucrèce, De rerum natura
La dimension écologique prend aujourd’hui une place essentielle dans notre société. Pourtant les combats actuels suivent une trajectoire qui semble se dessiner progressivement depuis l’apparition du néologisme prononcé en 1866 par le darwiniste allemand Ernst Haeckel qui précise :
Nous entendons par écologie la science des relations des organismes avec le monde environnant, auquel nous pouvons rattacher toutes les "conditions d’existence" au sens large. Ces dernières sont de nature organique ou inorganique et jouent toutes […] un rôle prépondérant dans la conformation des organismes car elles les contraignent à s’adapter à elles. (Debourdeau, 2016)
Initialement, cette définition d’Haeckel a été prononcée lors d’une période marquée par le matérialisme historique de la deuxième moitié du XIXe siècle. Bien avant cela, on note dans les écrits de Lucrèce, et de ses contemporains épicuriens, une approche qui est déjà matérialiste, envisageant l’esprit comme le corps comme matière. Aujourd’hui, dans l’imaginaire collectif ce sont les manifestations écologistes des années 1960-1970 allant de pair avec la révolution culturelle qui semblent être retenues. Nous nous intéresserons d’ailleurs à une œuvre musicale émanant de cette période que nous mettrons en lien avec la pensée de Lucrèce dans laquelle la pertinence d’une pensée écologique semble déjà présente. La pièce que nous étudierons dans cette relation est Laborintus II (1965) pour récitant, chœur mixte, ensemble de dix-sept musicien.nes et électronique, composé par Luciano Berio (1925-2003), pour la musique, et Edoardo Sanguineti (1930-2010), pour le texte, à la suite d’une commande de l’O.R.T.F. pour le 700e anniversaire de Dante. Luciano Berio qui a beaucoup composé dans le domaine de l’opéra et plus généralement pour la voix qu’elle soit comprise dans l’effectif instrumental ou sous-entendu par lui, qui a œuvré toute sa vie à questionner l’histoire récente de son pays, l’Italie, dans un combat contre les idées qui ont fait le fascisme, pour plus de démocratie, propose avec Laborintus II une œuvre qui condense tous ses intérêts passés et à venir, présents dans son catalogue. Cependant, vouloir parler d’écologie à travers cette pièce n’est pas évident puisque rien ne nous précise que Berio faisait preuve d’un engagement écologiste tel que nous l’abordons aujourd’hui en premier lieu comme sauvegarde de l’environnement, ou science environnementale. Berio n’a pas trouvé d’intérêt dans le travail de compositeurs comme Raymond Murray-Schafer (1933-) qui développeront le concept de « paysage sonore » dans les années 1970. Pourtant, la polysémie terminologique de l’écologie révèle une pertinence de l’enjeu écologique chez Berio, non pas à travers un champ d’étude sur la Nature comme faune et flore, mais comme écosystème social. Une relecture de la pièce Laborintus II en lien avec les bouleversements écologiques d’aujourd’hui, permettent de révéler la présence d’une réflexion sur une écologie sociale. La société serait donc considérée comme un écosystème d’interactions qui, par leur force naturelle, permettrait d’agir, ou plutôt de réagir, à la sauvegarde de notre milieu environnemental. D’une certaine manière, sans écologie sociale, il ne peut y avoir de transformation de nos comportements vis-à-vis de l’environnement. C’est à ce niveau de la réflexion que la pensée de Lucrèce prend tout son sens par la pensée matérialiste du lien entre le corps et l’esprit : il faudrait donc réorienter l’esprit pour faire agir le corps différemment. L’article se proposera donc d’analyser la pièce de Berio à travers le prisme de cette corrélation d’une réflexion pour une écologie sociale en lien avec la pensée de Lucrèce.
Le texte sera divisé en quatre parties. La première partie sera consacrée à une réflexion autour du paradigme nature-culture. Ce paradigme nous permettra de repenser l’interaction entre ces deux phénomènes en amont d’une réalisation écologique. Nous verrons également qu’au milieu de cette relation, la musique semble être caractérisée par son intermédiarité. Cet intermédiaire paradigmatique nous guidera vers son interprétation dans Laborintus II que ce soit au niveau du texte, ou de la musique. Mais l’interprétation théorique ne pourra pas être sans lien avec l’analyse pratique de Laborintus II de Berio. De fait, la première se prolongera inexorablement dans la deuxième, ce qui constituera une seule et même partie, la deuxième de notre texte. Dans cette partie, l’accent sera mis sur la présence et la pertinence de l’Enfer dantesque de notre société. Cet aspect infernal se concrétisera dans la troisième partie dans laquelle le contexte de l’œuvre sera révélé pour mettre en évidence la pertinence d’une écologie sociale par son actualisation. La dernière partie se proposera de montrer en quoi les réflexions d’hier peuvent être vectrices d’engagement pour aujourd’hui.
Laborintus II est une pièce de Luciano Berio qui fait suite à un recueil de poème d’Edoardo Sanguineti publié en 1956 et intitulé Laborintus, en même temps qu’elle est l’aboutissement d’un triptyque de deux autres pièces – Passaggio (1962) et Esposizione (1963). Il y a une filiation entre ces trois pièces que ce soit au niveau textuel ou musical, pour lesquels on peut trouver des éléments repris d’une pièce à l’autre, ou que ce soit au niveau d’un problème de poétique1 que Berio et Sanguineti ont formulé pour Passaggio et qui les mena à réaliser les deux pièces suivantes. Ce « problème de poétique » serait celui d’un questionnement de la société initialement bourgeoise dans Passaggio puis plus globalement consommatrice, marquée par un capitalisme généralisé dans Laborintus II. Pour le support textuel, Berio collabore à nouveau avec Sanguineti avec qui il avait déjà travaillé pour la réalisation de Passaggio, et dont certains textes apparaissaient également dans un montage réalisé par Umberto Eco pour Epifanie (1961). Le recueil de poème Laborintus (1956) du poète italien, faisait beaucoup référence à Dante, auteur dont l’auteur était devenu un spécialiste. C’est alors presque naturellement que Berio, avec l’accord de Sanguineti, choisit ce texte pour en devenir la base de son Laborintus II pour célébrer l’anniversaire de Dante. Sanguineti ajouta à son premier texte des extraits de La Vita Nuova, Il Convivio, et l’Inferno issu de la Divina Commedia de Dante, ainsi que d’autres références textuelles issues d’époques, de cultures et d’auteurs différents – Canto XLV d’Ezra Pound, fragments de la Bible, extraits de textes de T. S. Eliot, entre autres – dans des langues différentes – italien, latin, anglais, français et allemand – pour en renforcer son aspect herméneutique pluriel. Le support musical s’éloigne peu de l’effet cosmopolite proposé par la richesse sémantique du texte. Laborintus II croise une écriture qui garde des traces de l’influence sérielle des années 1950, avec des passages connotés comme des réactualisations stylistiques du madrigal chromatique montéverdien, des « séquences jazz », ou des parties dans lesquelles l’électronique impose sa présence. Nous sommes face à un objet que l’on pourrait qualifier de musique théâtrale et peut-être moins de théâtre musical puisque c’est ici la musique qui structure le mieux le discours, qui guide l’aspect sémantique théâtralisé. On peut également envisager cette pièce comme une bibliothèque-monde, une encyclopédie en quelque sorte, à la manière des livres d’Umberto Eco, ou même de Jorge Luis Borges. Berio souhaite surtout montrer la complexité de notre monde, du sien en 1965 en plein essor de la société de consommation en temps de Guerre froide. Ce mélange illustre un des sens du titre : Laborintus ou l’idée d’un Labyrinthe dantesque, mais également lucrécien, entre nature et culture.
1. Dans un entretien réalisé avec Rossana Dalmonte, Luciano Berio explique à propos d’une autre de ses œuvres – Coro (1976) –, qu’il observe la transition « de la nature qui, péniblement, devient culture, du "cru" en train d’être "cuit" » (Berio, 2010). En faisant référence à un texte de Claude Lévi-Strauss (Lévi-Strauss, 1964), Berio explicite sa démarche qui est celle d’observer « [les] langages collectifs […] qui se maintiennent […] indépendamment des individus qui les parlent et qui s’en servent comme des phénomènes naturels » (p. 20). Berio souhaite, dans cette œuvre, envisager la musique comme lien social qui, selon lui, est à mettre en parallèle avec « toute expérience humaine […], c’est-à-dire qu’en harmonisant et en transformant la nature et la culture, [la musique] est à la fois pratique et empirique, mais qu’elle atteint en même temps les couches profondes de notre être » (p. 21). La nature précèderait la culture en cela qu’elle est constituée de forces qui se concrétiseraient dans des expressions, des manières de communiquer, d’agir, d’être propres à la construction d’une culture. Cependant, à d’autres moments, c’est la culture qui amène à définir le rôle de la nature, notamment lorsqu’une révolution culturelle amène les participant.es à définir leur propre langage de communication. En somme, c’est une certaine harmonie qui est recherchée dans les échanges entre nature et culture, ce que Lévi-Strauss semble proposer en évoquant le système d’alliance et de réciprocité de la nature et de la culture comprise dans les échanges de procréation et de parenté (Lévi-Strauss, 1948).
L’harmonie recherchée serait elle-même comprise dans ce qui est appelée la nature humaine. Ce concept de « nature humaine » a été abondamment expliqué dans la littérature depuis l’Antiquité jusqu’à aujourd’hui. Il ne sera donc pas question ici de faire une historiographie philosophique de ce concept mais bien d’en faire ressortir quelques aspects qui nous ont semblé pertinents dans notre étude. Ainsi, nous partirons de ce que nous propose Rousseau lorsqu’il parle de la nature humaine. La réflexion qu’a menée Rousseau aurait été une amorce de ce que sera la révolution ethnologique dont on peut observer les balbutiements scientifiques durant la deuxième moitié du XIXe siècle. Si le concept de nature est avant tout très subjectif et peut alors révéler bien des choses différentes chez Rousseau, une de ces interprétations proposerait l’idée que le lien social serait une étape intermédiaire entre la nature et la culture, ce qui rejoindrait donc le concept de nature humaine (Rousseau, 1971, p. 185). Rousseau dit d’ailleurs :
Il ne faut pas prendre les recherches, dans lesquelles on peut entrer sur ce sujet, pour les vérités historiques, mais seulement pour des raisonnements hypothétiques et conditionnels, plus propres à éclaircir la nature des choses qu’à en montrer la véritable origine, et semblables à ceux que font tous les jours nos physiciens sur la formation du monde. (p. 69)
Il est intéressant de constater dans cette citation de Rousseau qu’il reprend une pensée déjà formulée par Lucrèce, d’abord dans le choix des mots – la nature des choses correspond au titre éponyme traduit du fameux De rerum natura en latin de Lucrèce –, et enfin dans l’étude physique du monde qu’a menée Lucrèce dans son livre.
En tentant de trouver une analogie de cette nature humaine avec la musique, il est à remarquer que cette dernière serait, selon Berio, ce lien social entre nature et culture. La musique est comme l’être humain, elle appartient aux deux catégories, plus encore, elle constitue l’état intermédiaire parfait entre les trois catégories – nature-être-culture – qu’elle relie dans leur réciprocité commune. Par la musique, on peut noter la relation entre nature et culture mais aussi entre nature et être, ou être et culture, entre autres. Au-delà d’une définition de ce qu’est la musique, chose impossible en peu de mots, c’est surtout l’éveil d’une polysémie terminologique et relationnelle qui est alors mise en avant. Berio dit pour parler de la musique que « l’art n’a jamais était sourd à l’histoire ; le monde civil, avec aussi toute ses crises, se transforme comme un corps vivant, comme une vérité Naturelle : élabore des symboles, des langages vivants et les objets de son existence », de sa culture (Berio, 2013, p. 15). Il souligne cela lorsqu’il nous rappelle qu’il y a plusieurs manières de parler de la musique, en évoquant, par exemple, la pluralité des modes d’écoute ou encore la relation entre la musique et les sentiments qui peuvent être de nature extrêmement différente. De même, il y a autant de façons de définir la nature par l’état embryonnaire qui la caractérise, c’est-à-dire qu’elle n’est pas encore fixée, qu’elle n’est pas encore culturelle, ou plutôt qu’elle est pré-culturelle en cela qu’elle reste à l’état d’énergie primaire d’un champ de forces à travers ses interactions – nature politique, nature philosophique, etc. Enfin, on peut également évoquer la polysémie culturelle dont nous parle Lévi-Strauss dans son analyse des mythes (1964, p. 9) : selon la culture à laquelle on appartient, les mythes la traversant et la constituant permettront de qualifier cette culture en la différenciant d’autres cultures dans lesquelles d’autres mythes apparaissent, ce qui rend le phénomène extrêmement complexe puisque certaines cultures cohabitent au niveau macrostructurel mais se distinguent dans leurs microstructures.
Toutefois, une nouvelle question surgit de cet entrelacement des catégories de nature, d’être et de culture : si l’être doté d’une nature humaine intrinsèque est le lien social entre nature et culture, peut-on alors parler de nature sociale et de culture sociale, et suivant ce raisonnement, qu’est-ce qui les distingue ? Il y a une tautologie à vouloir parler de culture sociale, elle l’est nécessairement par le fait que la nature est toujours l’aval de la culture, et l’être est la cohésion sociale qui lie les deux. La culture deviendrait alors sociale par la nature humaine de l’être. Cependant, dire cela ne revient pas à affirmer que la culture est simplement cet aboutissement. Elle est éminemment complexe puisque chaque individu peut être doué d’une nature humaine différente. C’est ce mélange de différences qui crée une cohésion sociale. Dans l’un des seuls livres évoquant ouvertement le concept de nature sociale, Alfred Sauvy reprend une citation de Saint-Exupéry qui dit : « C’est un ennemi qui me forme » (Sauvy, 1957, p. 9). La nature sociale se situe dans cette interaction selon Sauvy, c’est-à-dire que l’être est doué d’une nature sociale par son interaction avec les autres. Ce bouillonnement social permettrait donc qu’une culture se forme.
2. On pourrait même songer à ce que propose Hannah Arendt lorsqu’elle évoque la politique qui, au-delà de l’action, est espace (Arendt, 1995, p. 42). En effet, elle annonce que, pour une présence de la politique, il faut qu’il y ait « pluralité humaine » (Arendt, 1961, p. 39), et que « vivre, pour l’homme, c’est donc être au milieu de ses semblables » (Arendt, 1981, p. 91). Par ses interactions la nature sociale créerait un espace politique d’actions multiples qui, dans le cas de Laborintus II, se passe lors de la représentation. De la même manière, par la présence de certaines parties semi-improvisées, la performance instrumentale est dans un échange constant qui reprend le principe de la méta-observation propre à l’improvisation musicale. Il faut penser ici les instrumentistes cherchant à former la structure de la pièce comme des individus organisant la société par leurs interactions. D’un point de vue phénoménologique, cela se concrétise également dans Laborintus II par la personne spectatrice qui évolue dans un labyrinthe de sons et de références textuelles, elle doit tracer son propre parcours dans ce labyrinthe, elle se situe au milieu du chemin, de la même façon que Dante qui, mis en lien par Sanguineti avec un extrait d’un poème de Thomas Stearns Eliot, se perd « dans la forêt sombre »2. Il y a alors plusieurs approches à adopter dans ce rapport au labyrinthe. D’une part, en faisant référence à l’Inferno de Dante, Sanguineti nous place dès le début de Laborintus II dans l’Enfer du poète. Si la référence à Lucrèce n’est pas explicite, nous pouvons constater que l’auteur de l’Antiquité romaine avait nommé un passage de son De rerum natura, « L’enfer n’est qu’une allégorie », qui justement, à partir de références mythologiques, décrit ce que peut être un Enfer sur terre. Ce que Sanguineti, avec Berio, semble nous dire en se référant à Dante, c’est que si le poète semble initialement protégé des affres de la société, perdu dans le souvenir de Béatrice, qu’il recherche, il est en fait déjà présent dans l’Enfer qui l’entoure, celui qui lui fait prendre progressivement conscience du fait que Béatrice est disparue, et cela définitivement. Ainsi commence le retour à la réalité, marquée par la prise de conscience de cet Enfer.
On peut aussi imaginer la liaison opérée par Sanguineti comme nous disant à nouveau plusieurs choses : le labyrinthe traversé qui nous semble être celui d’un immense jardin dans lequel Dante ou la personne spectatrice se perdent dans la multiplicité des allées, et autres recoins, n’est en fait pas un jardin tel que l’on pourrait le comprendre comme espace de tranquillité, un morceau de paradis sur terre. La plongée de Dante « dans la forêt sombre » est à mettre en parallèle avec l’artiste qui se voit alors sournoisement corrompu par la société mercantile contemporaine dans laquelle il se précipite inexorablement. Et s’il mise sur la quête perpétuelle de nouveauté, celle illusoire qui lui donne l’impression d’être libre, il est à constater qu’il devient lui-même un produit de cette société dont le système capitaliste pousse sans cesse l’artiste à se renouveler et finalement à se figer dans sa méthode de création. C’est cela que Sanguineti semble tenter de nous faire comprendre dans Laborintus II : le désir d’avant-garde est rattaché à une conception bourgeoise de l’art dans laquelle l’artiste se prostitue comme un produit de marchandisation (Sanguineti, 1965, pp. 54-58). Le premier ressenti d’une importance écologique, se situe donc au niveau textuel et à travers la symbolique herméneutique qu’il suggère.
D’autre part, en associant un fragment textuel d’un poème d’Eliot avec un autre de Dante, l’un semblant paraphraser l’autre, Sanguineti opère un rapprochement entre l’Enfer de Dante et celui de notre société contemporaine. Cela est d’ailleurs particulièrement évident avec l’intégration des mots « avec usure »3 issus de fragments du Canto XLV d’Ezra Pound à la lettre Q dans la partition4. Cet ajout référentiel ouvre la troisième partie de l’œuvre qui est consacrée à un basculement dans notre société contemporaine.
Sur le plan musical, ce basculement se caractérise par l’entrée brutale de l’électronique dans la dernière partie de la pièce, ou la deuxième partie de l’enregistrement effectué par Musique Vivante, ce qui correspond à la lettre V dans la partition. À cette étape de la musique, la réalité de notre société contemporaine tend à être représentée par l’aridité de la partie électronique. C’est à cet endroit que la difficulté d’une réflexion écologique trouve sa place. On pourrait aisément penser que Berio tente ici la formulation d’un langage d’une écologie sonore. Il n’en est rien, l’électronique n’est pas pensée pour ce résultat, cela serait fausser ou contredire la pensée de Berio. Il ne se préoccupe pas de cette question au sens où des compositeurs, tels que Raymond Murray-Schafer5, l’ont fait. Berio ne s’intéresse pas au concept du paysage sonore. L’évocation écologique semble rester pour lui indirecte6, c’est-à-dire au niveau d’un figuralisme musical symbolique, toujours proche d’une conception sociale de la musique. Dans Laborintus II, ces deux principaux marqueurs herméneutiques du figural en lien avec le social sont repris par Berio. Le premier est perceptible par l’intégration de l’électronique qui prend une place de soliste dans la dernière partie de la pièce. Symboliquement, l’intervention de l’électronique représente ce basculement dans la société contemporaine, privée de la fausse recherche d’harmonie perceptible au début de l’œuvre – rappelons que nous sommes dans un climat infernal dès les premières notes de Laborintus II. De plus, la section instrumentale en est réduite à de simples interventions ponctuelles, verticales et semi-improvisées, tels des agrégats sonores qui viennent renforcer la dramaturgie de cette transition dans un autre Enfer, celui de notre société capitaliste destructrice. L’idée que l’on peut avoir du jardin du début de l’œuvre, d’un jardin sombre mais à l’environnement naturel, se trouve progressivement métamorphosé en quelque chose d’aride, sans vie, d’un jardin fait de béton, industriel, comme la métaphore de nos villes. Pour échapper à ce chaos organisé, les « ruptures jazz » qui parsèment l’œuvre et qui font offices d’éléments structurels, semblent davantage correspondre à ce désir de renouveau, d’émancipation sociale historiquement propre au jazz. Cela est particulièrement remarquable lorsque les passages semi-improvisés de la dernière partie de l’œuvre semblent s’opposer à l’hégémonie de l’électronique. On retrouve alors ici le champ de forces de la nature qui devient culture lorsque la performance des interprètes cherche à structurer la pièce7. Si l’énergie performative est proche de l’idée de nature, la réception stylistique proche du free jazz est quant à elle propre à une appartenance culturelle.
De plus, pour créer le parallèle historique entre l’enfer selon Dante, et celui qu’il nous propose comme métaphore de la société dans les années 1960, Berio va en renforcer le rapprochement « infernal » opéré par Sanguineti en reprenant l’atmosphère du madrigal chromatique italien, inspiré par l’écriture madrigalesque de Claudio Monteverdi, et présent dans la « séquence dantesque » à la lettre repère C8, pour le faire réapparaître dans la « séquence moderne » (Stoïanova, 1985, p. 42) aux lettres repères U9 puis FF10. Ainsi, il met en évidence la permanence de la poésie dantesque comme métaphore de notre société en la réactualisant dans la dernière partie de Laborintus II.
3. Rappelons, que l’Italie fait face à une résurgence des groupuscules néofascistes dans les années 1960, alors que le pays sort d’un immobilisme politique qui aura duré une dizaine d’année entre 1953 et 1962. De fait, en 1965, la pièce de Berio, en partenariat avec Sanguineti, est contemporaine de nouveaux bouleversements politique en Italie avec ce passé fasciste qui semble ressurgir. De plus, la société de consommation prend de l’ampleur et devient le nouvel étendard publicitaire prônant la liberté dans un monde plongé en contexte de Guerre froide. Que ce soit le matérialisme historique défendu par le communisme du Bloc de l’Est, ou la pensée capitaliste néo-libérale investit par les pays du Bloc de l’Ouest, la recherche d’un équilibre économique qui évoluerait entre sauvegarde et destruction de la planète est sans cesse remis en question. Rappelons également qu’un an avant la composition de Laborintus II, qui débute en 1963 et se termine en 1965, le monde vit la crise terrible des missiles de Cuba. La destruction pouvait tout moment faire basculer le monde, l’Enfer est également celui de ces années.
De cette néantisation possible, Lucrèce écrit :
Observant […] que le corps de la terre et l’onde, les souffles légers de l’air et les vapeurs brûlantes dont nous voyons formé l’ensemble de ce monde ont tous un corps sujet à naître et à mourir, pensons qu’il en est ainsi pour la nature du monde puisque tout composé dont les parties et les membres sont matières naissantes et figures mortelles nous apparaît soumis à la mort comme à la naissance. (Lucrèce, V, 235-239)
Ce sentiment d’un perpétuel recommencement, de la recherche d’un équilibre où tout bascule, est contrebalancé par une réalité qui est tout autre, plus brutale : il y a une fin à tout – chose qui d’ailleurs pouvait être difficile à imaginer devant l’incertitude contextuelle de la Guerre froide dans les années 1960. Selon l’idéologie néo-libérale capitaliste, l’univers serait infini. Or, Lucrèce à son époque nous dit autre chose, pour lui le monde est inévitablement fini, et il porte un regard lucide sur cette finitude. Ainsi, il nous dit que
Ni la mer, ni la terre, ni le ciel lumineux, ni la race des mortels, ni les corps sacrés des dieux ne pourraient subsister un seul instant, car la matière arrachée à sa cohésion irait se dissoudre à travers le grand vide, ou plutôt jamais elle n’eût formé de créature ne pouvant revenir de son éparpillement. (Lucrèce, I, 1014-1020)
Ce constat qu’opère Lucrèce, n’est pas sans rappeler que c’est face à l’incompréhension du monde que l’être peut se réfugier dans des comportements destructeurs. Ainsi, il explique que
Si la peur accable ainsi tous les mortels, c’est qu’ils observent sur la terre et dans le ciel mille phénomènes dont les causes leur sont cachées et qu’ils attribuent à la volonté divine. Dès que nous aurons vu que rien ne peut surgir de rien, nous percevrons mieux l’objet de notre quête, d’où chaque créature tire son origine (I, 151-157).
Par « la volonté divine », Lucrèce semble évoquer l’usage d’une certaine rédemption illusoire par l’individu qui aspire à retourner sur le droit chemin de la réalisation. Mais cette « volonté divine » serait autre chose pour Berio, quelque chose de plus pragmatique, pouvant être empreinte d’une certaine pensée agnostique voire athéiste. Disons que c’est éventuellement parce que l’être moderne est perdu dans le monde, que ses repères « naturels » sont bousculés qu’il ne peut croire en quelque chose, et que c’est ce manque de repère qui l’amène à épuiser de manière inconsidérée le monde. Si le monde est voué à la finitude, n’en précipitons pas pour autant sa fin. Cette dilapidation, ce gaspillage naturel remplacé par une accumulation de biens issus du quotidien, correspond à ce que Berio nous fait entendre dans le deuxième catalogue de Laborintus II, dont l’idée est reprise à deux œuvres antérieures : Esposizione (1963) et Passaggio (1962). Ce catalogue est le suivant :
tout, tout, tout de la bibliothèque au babouin : de 1265 à 1321 : du cyanure de potassium à la cité des pères : de la première communion au département des finances : de l’obscurité qui englobe nos vies aux 4% de profit : de la carotide au tibia : de l’éléphant de mer, magnifique animal du Pacifique, avec de longues défenses à 1965 : du foie au réfrigérateur, du timbre au fromage : de la racine carrée au cheval de Troie : de la faute commise en parlant à la Révolution russe […]11.
Outre le fait que Berio fait ici référence aux dates de l’existence de Dante, puis intègre également la date de la composition de sa pièce, il y a tout à voir avec une représentation de notre société à travers ses biens de consommations matériels et immatériels. Cela fait penser à la manière qu’avait les peintres flamands de la Renaissance de représenter des étals de poissons qui débordaient de marchandises, technique d’accumulation reprise par certains artistes contemporains dont Erró. Surtout, Berio, ou plutôt Sanguineti, fait apparaître dans le texte le fait que c’est l’argent qui semble au cœur de nos problèmes de sociétés puisqu’il « englobe nos vies dans l’obscurité ». Ou plutôt, on pourrait suggérer qu’il tend à nous sortir de l’obscurité mais que c’est un faux espoir puisque le but n’est que pécunier. Et alors le poète, l’artiste, ou la personne spectatrice, restent inexorablement plongés dans l’Enfer. Ce que Berio nous dit là est à mettre en parallèle avec ce que Lucrèce disait à son époque : il n’y a pas de solution miracle. L’idée était la même dans ses œuvres précédentes : dans Passaggio, avec Sanguineti, il développait une critique de la société à travers sa religion catholique italienne, encore en proie avec ses affinités fascistes, qui était prête à payer son billet pour voir une protagoniste se faire insulter lors de la représentation12 ; dans Esposizione, avec la chorégraphe Ann Halprin, Berio a voulu montrer la société comme si celle-ci était inscrite dans une exposition de musée. Dans les deux pièces, Berio met en avant le culte de l’argent profondément intégré dans la société au mercantilisme destructeur. D’une certaine manière, cela rappelle ces propos de Lucrèce, particulièrement pertinents concernant Passaggio mais qui peuvent être transposables à Laborintus II, qui déclarait : « combien la religion suscita de malheurs ! ». Pour Berio, il faudra comprendre ici une critique portée à la religion mercantile, ou au capitalisme exacerbé pensé comme religion dans la société contemporaine. Si évocation d’une rédemption il y a chez Berio, celle-ci serait davantage perçue comme une rédemption face l’usure capitaliste, ou comment éviter de précipiter la fin du monde.
4. Même si l’on peut interpréter la nature des choses exposée par Lucrèce comme un processus naturel vers le chaos, un retour au néant inévitable, à l’Enfer, et que l’on peut attribuer ce même processus directionnel à l’aspect sémantique de Laborintus II, on peut également suggérer une autre voie, qui est d’ailleurs rendue possible par l’ouverture de l’œuvre : Berio semble garder une once d’optimisme, en cela qu’il croit à un changement de société. La fin de Laborintus II est, à ce propos, particulièrement signifiante avec l’image des enfants endormis, nous laissant supposer que toute la pièce ne serait peut-être qu’un rêve prémonitoire et dont le retour à la réalité nous forcerait à agir. Laborintus II serait alors une transition multiple entre le rêve et la réalité, si l’on arrive à déceler le message qui est toujours entre les deux chez Berio, autrement il s’agirait du passage d’un cauchemar subi à une réalité dans laquelle nous pouvons changer les choses, faire différemment, ce qui rejoint d’ailleurs la pensée d’une transition, de l’infinitif latin transire, « voir au-delà ».
Nous pourrions suggérer cette hypothèse qu’au sein de Laborintus II, la nature sociale tenterait d’être harmonisée, tout du moins si elle ne peut l’être dans l’œuvre qui nous offre à imaginer un Enfer sur terre, ce serait a posteriori qu’elle pourrait l’être, qu’elle tenterait de l’être. Cela serait dans une perspective de préserver la Démocratie, importante selon Berio : harmoniser la nature sociale de ses événements pour préserver la Démocratie. On pourrait reprendre l’idée que l’avancée vers l’Enfer est inéluctable, du fait que Berio, comme Lucrèce, semble rompre avec le mythe d’une réconciliation de l’individualisme révélateur de notre société actuelle avec le collectif. Berio – et on retrouve encore une fois Lucrèce à cet endroit –, opère une déconstruction derridienne du mythe capitaliste qui peut nous faire croire à un changement de société par l’argent, l’accumulation de biens, la richesse. Par la même occasion, il nous incite à opérer une déconstruction de nos habitus naturels et culturels qui ont créé nos mythes contemporains, au profit de ceux d’un autre monde possible. De cette transformation, on peut émettre l’hypothèse que Berio imaginerait une nouvelle manière de former la nature sociale de la société.
On peut alors croire à un Laborintus en tant que labyrinthe, mais qui peut également être pensé comme un laboratoire, une expérimentation sociale, ouverte, celle de notre contemporanéité. À partir de là, Berio met en exergue la complexité d’une réflexion socio-politique : le capitalisme contre le socialisme en prise avec l’Histoire – Laborintus II a été composée en 1965. André Gorz révèle la complexité politique de cette période par l’instabilité des idéologies d’alors (Gorz, 1991). Berio rejoint indirectement la réflexion menée par Gorz en cela qu’il part du constat que la société capitaliste est installée et qu’on ne pourra pas la démanteler sans une réflexion profonde sur celle-ci. Dans le même temps, il dit qu’il nous faut accepter cette société pour opérer un véritable changement car c’est en connaissant la cause que l’on peut en changer les conséquences. S’il est prompt à parler du capitalisme, il le fait en parlant de l’importance d’une étude de notre société par une « "sociologie marxiste" » (2010, p. 27). Ces deux idéologies politiques, capitaliste et socialiste, sont toujours mises en corrélation chez Berio, en privilégiant toujours la deuxième à la première. En écoutant Laborintus II, on se retrouve donc au cœur d’une problématique et d’une expérience qui sont presque existentielles, qui nous incitent à choisir. Ainsi, en partant de cette proposition, Berio, bien que ne semblant avoir aucun lien avec l’anarchisme, en reprend la pensée exposée par Murray Bookchin lorsque ce dernier dit que les anarchistes « récents » se sont tournés vers « un individualisme décadent » (Bookchin, 2019, p. 10), qu’ils ne voient pas les problèmes sociaux à leur source mais à leur périphérie. On pourrait remplacer les anarchistes de Bookchin par les citoyens dans leur globalité chez Berio. De plus, l’observation de Bookchin n’est pas très loin d’une bourgeoisie qui vit dans son microcosme social13. Bookchin va jusqu’à parler de « prétendus anarchistes [qui] ont déserté le terrain social, que privilégiaient les anarchistes de jadis » (p. 11). Si Berio n'est en rien un anarchiste convaincu, il n’en demeure pas moins qu’il souhaitait lui aussi une révolution sociale, tout comme les « premiers anarchistes ». Pour Bookchin, l’une des solutions possibles serait d’accorder une réflexion à une écologie sociale pour éviter de perpétuer un système de « domination de l’homme sur l’homme [qui] a donné naissance au concept de la domination de la nature comme "destin" » (Bookchin, 2012, p. 9). Comme le précise Bookchin :
le message de l’écologie sociale n’est ni primitiviste ni technocratique. Elle cherche à définir la place de l’humanité dans la nature – place singulière, extraordinaire – sans tomber dans un monde préhistorique anti technologique ni partir sur un vaisseau de science-fiction. (p. 12)
Même si l’on ne peut affirmer que Berio ait eu une telle réflexion d’écologie sociale à propos de sa musique, il est à supposer que dans son engagement globalement social pour un changement de société, celle-ci ne semble néanmoins pas foncièrement incohérente. Tout en restant au stade de l’hypothèse, et en transposant la réflexion dans notre société actuelle, nous pouvons aborder à travers une nouvelle perspective la musique de Berio.
Bon nombre de compositrices et compositeurs aujourd’hui se montrent attentifs à cette problématique écologique. Les techniques du paysage sonore sont aujourd’hui connues et largement employée depuis les années 1970. On peut ainsi noter la musique de Jean-Luc Hervé (1960-) qui a recours à des installations en extérieur pour créer avec l’environnement selon les principes du field recording, que d’autres utilisèrent, comme Luc Ferrari (1929-2005), par exemple. Florent Caron Darras (1986-) semble quant à lui réfléchir à la possibilité de mondes virtuels, où le transhumanisme serait lié à une « "transorganologie", c’est-à-dire une […] organicité partagée entre le sauvage et l’artifice »14 dans sa pièce Technotope (2019) pour saxophone et électronique, mais une réflexion des liens entre l’humain et l’environnement est plus largement recherchée dans l’ensemble de sa musique.
On pourrait alors se questionner sur les pratiques musicales qui opèrent aujourd’hui en lien avec un engagement écologique. Pour certaines pratiques, une énigme demeure : comment pourrait-on parler d’écologie si l’on interfère sur l’environnement à l’aide de haut-parleurs ? Une musique écologique ne serait-elle pas uniquement acoustique ? Et si la fabrication des instruments a un impact sur l’environnement, ne devrait-on pas avancer l’idée d’une démarche musicale héritée de John Cage (1912-1992), c’est-à-dire de musique autonome, pour être entièrement écologique ? Toutes ces questions posent aujourd’hui la problématique commune de l’intégrité écologique.
En conclusion, la musique de Berio et le texte de Lucrèce m’ont inspiré une pièce, Kreuzung pour piano, dont l’élaboration a débuté en 2019 et qui continue de se faire, qui est en devenir, pour reprendre la pensée deleuzienne. Cette œuvre qui souhaite osciller entre improvisation et composition, expose peut-être l’idée d’une écologie sociale dans laquelle l’interprète crée un espace de discussion, d’échange, non seulement avec le piano mais également avec le public qui devient indirectement acteur de la représentation.