« In and out the game »
Walt Whitman
1. Suave, mari magno turbantibus aeqora ventis e terra magnum alterius spectare laborem (Titus Lucretius Carus)
« Douceur, lorsque les vents soulèvent la mer immense, / d’observer du rivage le dur effort d’autrui » (Lucrèce, 1997, p. 115). Le sage, le philosophe épicurien est un spectateur, nous dit Lucrèce. Nous ne pouvons être sages que dans la distance (le rivage) aux malheurs (le dur effort) provoqués par la tempête, la catastrophe (les vents). Le « doux plaisir » n’est pas provoqué par les malheurs d’autrui, mais par notre sécurité, par la distance qui nous sépare du désastre, distance qui n’est pas accidentelle, mais conquise par le travail philosophique. Il faut devenir un spectateur-philosophe pour pouvoir jouir du monde. De fait, le poème lucrécien nous invite à devenir spectateur, à acquérir cette distance synonyme de plaisir ou tout au moins d’absence de tourment. Dans le De rerum natura, Lucrèce donne à voir le spectacle du monde, de la diversité des espèces, des individus, des choses parcourant la surface mondaine, s’élevant dans la voûte éthérée, s’engouffrant dans les cavernes souterraines. En outre, il serait fastidieux de relever toutes les invitations au regard spectatoriel faites par le poète à Memmius et au lecteur, toutes les occurrences du terme « species » dans le poème. Pour autant, Lucrèce fait-il du monde un théâtre ? Peut-on utiliser la métaphore du teatrum mundi à l’égard du poème et rêver ainsi à sa transposition scénique ?
Il n’en est rien. Bien sûr, ces lieux « sur les hautes montagnes […] d’où tout semble au repos, éclair immobile dans la plaine » (p. 133) pourraient figurer cette conscience transcendantale (divine) qui soutient l’édifice du teatrum mundi, mais ils ne sont pas essentiels à la condition spectatorielle lucrétienne, ils ne sont qu’une possibilité spatiale. L’homme peut être spectateur au sein même du tumulte de la plaine, du « troupeau porte-laine » ou de « la charge des guerriers » (ib.). De fait, devenir spectateur ne requiert pas un éloignement topologique, ni même une position de surplomb de l’agitation mondaine. Devenir-spectateur n’est pas une affaire esthétique ni même scientifique, mais philosophique, comme l’affirme Hans Blumenberg dans son histoire de la métaphore du « naufrage avec spectateur » : c’est « la conscience qu’il a de lui-même face au tourbillon d’atomes que constitue tout ce qu’il regarde, y compris sa propre personne » qui permet à Lucrèce ou à l’humain de devenir-spectateur (Blumenberg, 1994, p. 34). La distance n’est donc pas celle du sujet à son objet, du spectateur à l’image, mais paradoxalement procède de la conscience qu’il n’y a pas distance spatiale possible. Le monde entier est embarqué dans le tourbillon d’atomes, il n’est donc pas à voir, mais à penser. En d’autres termes, la distance n’est pas le préalable de la pensée, elle en est son produit. Ainsi, peut s’expliquer la présence marginale du dispositif théâtral dans le De rerum natura, évoqué à deux reprises sous un aspect étonnant. Loin d’examiner la relation entre la scène et la salle, ou plus précisément, entre le pulpitum et la cavea (cette mise à distance illusoirement déjà constituée), Lucrèce se concentre sur le velum, ces grandes toiles qui permettaient d’épargner les spectateurs des intempéries et des rayons ardents du soleil (nous y reviendrons). La revendication poétique, au-delà de sa séduction sensible, se justifie en même temps : la poésie est un faire, elle produit cette distance dans son procès même. « Le poème fonctionne comme le monde, comme la nature » (Vesperini, 2017, p. 184) parce qu’il est parcouru par le tourbillon combinatoire et chatoyant des mots et des lettres, le même à l’œuvre dans la constitution et la destitution du monde. Le poème n’est jamais achèvement du sens. Il donnera à entendre et à voir, au contraire, le bruissement des atomes et le fracas de leurs chocs au sein même de la figure indigente et instable, parce que le poète latin a essayé « d’ouvrir poétiquement le monde cadenassé par l’enchaînement symbolique-mythologique » (Prigent, 2000, p. 23). Ces quelques mots prêtés à Lucrèce par le poète français Christian Prigent saluent la puissance de la poésie, la seule à même de saisir la violence de la circulation atomique du monde dans l’excès du « hors-sens musical » (p. 18) ou dans « le change métaphorique » (p. 21). Concomitamment, le théâtre se révèle indigent pour relever le défi, en raison de son dispositif fondé sur une distance déjà constituée, de ses figures pérennes anthropomorphiques, découpées et isolées scéniquement, et de ses fables qui nous conduisent à ressentir de la crainte, en nous éloignant des atomes pour nous tourner vers les dieux et les monstres.
De fait, toute entreprise de théâtralisation (à savoir non une simple mise en voix ou une illustration didactique) d’une philosophie matérialiste serait vouée, si ce n’est à l’échec ou à la trahison, tout au moins à l’imperfection et à la déformation, pour la simple raison qu’il ne peut y avoir de lieu pour le spectateur théâtral, qu’il est impossible d’être exclusivement spectateur dans un espace infini. La négation de l’extériorité, raison même de l’infini, entraîne celle du spectateur. En d’autres termes, l’espace infini, tel qu’il est pensé par Lucrèce, dénie toute pertinence au partage catégorique entre acteur et spectateur. Seuls les dieux, si jamais ils existent, peuvent être des spectateurs, mais nous ne sommes pas des dieux, nous sommes embarqués dans le monde. Blumenberg résume cette impossibilité par une formule éclairante : le sage qui se tient devant la catastrophe n’est pas un spectateur, mais un « quasi-spectateur » (Blumenberg, 1994, p. 35), parce qu’avant d’être spectateur, et simultanément, il est acteur (et encore, nous verrons que ce terme pose problème).
Althusser a repéré dans sa lecture d’un autre grand « poème » matérialiste, Le Capital, cette métaphore du théâtre impossible, du théâtre qui se nie lui-même, métaphore qui permettrait de rendre compte de la structure matérialiste du monde. Le philosophe français note en effet que la Darstellung marxienne, cette représentation qui résorbe tout arrière-plan en situant la causalité structurale en son sein même, dans la manifestation des effets de celle-ci, serait « le mode d’existence de cette mise en scène, de ce théâtre qui est à la fois sa propre scène, son propre texte, ses propres acteurs, ce théâtre dont les spectateurs ne peuvent en être, d’occasion, spectateurs, que parce qu’ils en sont d’abord les acteurs forcés, pris dans les contraintes d’un texte et de rôles dont ils ne peuvent être les auteurs, puisque c’est, par essence un théâtre sans auteur » (Althusser, 1973, p. 71). Il serait tentant de transposer la lecture althusserienne au poème de Lucrèce, en raison de la saillance des similitudes. Les sujets lucréciens seraient également « des acteurs forcés », donc pas totalement des acteurs, qui pourraient devenir occasionnellement des « spectateurs », en prenant conscience de la machinerie impersonnelle des principes atomiques, paradoxalement mis en scène par personne (aucune transcendance au système, pas de dieux, pas d’auteur), mais restitués par la parole poétique. Cependant, le poème de Lucrèce diverge encore davantage du dispositif théâtral : là où le fonctionnement d’une machinerie (l’économie de la scène) laisse supposer la persistance d’une totalité, Lucrèce défait toute possibilité de totalisation ; là où le sujet (illusoire) peut jouer encore un rôle (subi) dans le système marxien, aussi instable soit-il en raison de ces contradictions, Lucrèce réfute catégoriquement la fable, et le rôle. Dans l’anarchie du monde lucrécien, sans fondement donc, il subsiste certes des régularités (les saisons, la reproduction…), mais rien ne peut les mettre en rapport, et surtout pas la fable, qu’elle soit « mythologique », « symbolique », ou économique. Le monde anarchique de Lucrèce se refuse à la métaphore théâtrale, et au théâtre lui-même.
Aucun rôle pour l’humain, donc, car « avant la formation du monde aucun Sens n’existait, ni Cause, ni Fin, ni Raison ni déraison » (Althusser, 1994, p 555), ni même après pourrait-on dire, car Lucrèce réfute ces catégories de pensée. Il y a des liens causaux dans le monde, mais pas de Cause, puisque tout y est soumis en dernier ressort à la contingence, à l’aléatoire, puisque les séries causales ne peuvent subir l’épreuve de l’infini sans perdre toute consistance et, surtout, que leur rencontre n’est jamais déterminée par quelque nécessité ; des causalités définies, limitées, locales, donc. Le poème lucrécien, d’une certaine manière, réfute la logique de la poétique aristotélicienne et en cela se refuse à la fable. Mais, bien plus, l’objet même du poème, le principe, la physique atomique, nie la puissance de la fable, car il exige un autre regard sur le monde, un regard décentré qui passerait outre la figure humaine, et même la figure en elle-même (ou la chose). Le De rerum natura est le poème des choses qui sont, mais encore plus du mouvement des corps invisibles. La physique et la poésie de Lucrèce s’attaquent de fait à l’invisible qui rend le monde visible. Cet invisible ne procède pas de la Vérité, de l’Idée, et ne s’oppose pas au visible. Il est le monde, et le visible son effet simultané. Le clinamen, puisqu’il faut nommer cet invisible, n’est pas antérieur au monde, il est toujours à l’œuvre dans le monde, il le soutient sans cesse, et crée à chaque instant le visible.
En empruntant les mots d’un Benjamin quasi lucrécien (mais il ne convoque pas le clinamen), qui définit l’origine comme le « tourbillon dans le fleuve du devenir », qui « entraîne dans son rythme la matière de ce qui est en train d’apparaître » (Benjamin, 1985, p. 43), nous pourrions dire que Lucrèce se donne comme tâche la « restauration », la « reconstitution » de ce tourbillon, sans jamais lui donner une forme achevée qui le trahirait (p. 44), par la pensée ou la poésie. Car, là encore, la poésie possède une puissance propre de figuration du désordre atomique invisible, l’analogie. Si Lucrèce s’échappe vers les hauteurs nébuleuses, s’enfonce dans les cavités agitées par les courants irrésistibles de lave, ou épouse les fluctuations des grains de poussière dans les rayons lumineux, c’est pour donner une forme analogique aux tourbillons, aux déviations, aux coups et aux bombardements atomiques, toujours invisibles, mais davantage imaginables dans l’absence de formes consistantes : « Ainsi, depuis les atomes, le mouvement s’élève/ peu à peu il parvient à nos sens jusqu’à nous faire voir/l’agitation des corps dans un rayon de soleil,/ mais les chocs originels demeurent invisibles » (Lucrèce, 1997, p. 123).
2. In des Welt-Atems wehendem All, Ertrinken, versinken, unbewußt…(Richard Wagner)
Que peut faire le théâtre pour figurer ces « chocs originels », avec ses figures anthropomorphes, délimitées, établies, valant alors comme stases du mouvements magmatiques des atomes ? Peut-on imaginer une scène parcourue de secousses telluriques, de nuées tournoyantes, de torrents tumultueux de poussière, qui laisserait imaginer le choc originel ? Sans doute oui, au regard de quelques expériences récentes, dans lesquelles la scène a été désertée par l’humain, dans lesquelles l’humanité a été destituée. Pensons à la deuxième partie de M.# Marseille de Romeo Castellucci (2004), dans lequel le ballet des lumières et des membranes, composant et décomposant des figures toujours fugitives, n’était pas sans rappeler « les grands arcs-en-ciel, [l]es prismes cosmiques, cette aube de nous-mêmes au-dessus du néant », que Cézanne voyait monter du paysage de la Sainte-Victoire en lisant Lucrèce (Gasquet, 1921, p. 83). Du même artiste, le Sacre du Printemps (2014) offrait aux spectateurs des tourbillons quasi incorporels de poussières, résidus infinitésimaux de cadavres animaux broyés, sur la musique de Stravinski, à la manière de ces corps dansant dans les rayons du soleil.
De fait, le théâtre, s’il veut se confronter aux tourbillons et à la matière invisible en désordre, s’élance vers des contrées inédites, où il semble se nier lui-même, ou tout au moins se soustraire à son dispositif canonique. C’est le cas de deux autres « spectacles » (le mot ne convient plus vraiment), encore davantage lucréciens pourrait-on dire. Apichatpong Weerasethakul, pourtant étranger à l’héritage antique occidental, a proposé lors du Kunstenfestivaldesarts 2016 une installation performative, Fever Room, qui plongeait le spectateur dans un genre de chaos primitif. Celui-ci, assis à même la scène du KVS, assistait tout d’abord à un prologue cinématographique suivant le parcours de personnages, projeté sur quatre écrans répartis sur les côtés de la scène, qui offraient différents points de vue et instants, sans logique spatiale ou chronologique. Ces personnages traversaient un fleuve puis la jungle, et cheminaient vers une grotte. Les écrans relevés, le spectateur comprenait qu’il était dans cette grotte, à la fois fictive (la grotte du film) et réelle (la grotte de la scène), cette chambre fiévreuse, et devenait ainsi le « personnage » ou plutôt le sujet subissant l’expérience du chaos : peu à peu un énorme vortex, constitué de faisceaux lumineux performant et informant le brouillard répandu dans l’espace depuis les rangées de sièges de la salle, enveloppait les spectateurs, dessinant une ligne de fuite qui semblait les aspirer vers l’origine, à savoir le tourbillon benjaminien opérant dans l’apparition des formes. Et de fait, des formes incertaines apparaissaient au sein de ce vortex nébuleux, en raison des variations des rayons lumineux. En quelque sorte, Weerasethakul donnait à voir l’invisible, le tourbillon qui soutient le visible en liant les deux extrémités du monde élues par Lucrèce, la caverne et la nuée.
Tales of the bodiless d’Eszter Salamon radicalise encore l’approche de la matière en désordre, en expérimentant un théâtre inhumain, au sens de théâtre sans corps humain, en rêvant à plusieurs possibilités de monde sans hommes, dans lequel subsisteraient seulement des marais, des animaux ou encore des particules. La dernière partie du spectacle est impressionnante : l’auditoire (la performance se déroule presque exclusivement dans l’obscurité totale) est parcouru par des « myriades de particules-voix » (Cvejic, 2011, p. 79) provenant de multiples haut-parleurs disposés tout autour de la salle, et embarqué dans un chaos sonore, qui figurerait les trajets innombrables et imprévisibles de « particules de masse infinitésimale » (p. 78).
Ces deux performances résolvent, pourrions-nous dire, les apories d’une théâtralisation du matérialisme lucrécien en expulsant la figure humaine du théâtre et en récusant le partage acteur/spectateur. Ainsi, cette résolution pourrait trouver une formulation exemplaire dans ces équations établies par Bojana Cvejic, dramaturge de Tales of the bodiless :
Un monde sans corps exige du théâtre qu’il prenne congé de son propre corps – la scène. Cela implique une série de soustractions du dispositif de la représentation théâtrale.
Pas de corps = pas de présence sur scène.
Pas de figure = pas d’image.
Pas de tableau = la scène n’est désormais plus centrale.
Pas de domination de la vue = ni clarté, ni transparence, ni stabilité (Ib.)
Seulement, dans ces spectacles, la soustraction tend à la dissolution. Pour le dire autrement, le spectateur (du théâtre) ne devient jamais le quasi-spectateur (lucrécien), parce qu’aucun rivage ne lui est accordé, parce qu’il est perdu dans le tourbillon informe des particules ou dans le vortex de grotte. Aucune conscience n’est possible, mais une expérience sensible du naufrage et de l’engloutissement, une variation performative des derniers mots de la Liebestod d’Isolde : « Dans la plénitude du flot, / dans le bruissement des échos, / dans le souffle absolu / où s’exhale le monde / chavirer… / s’abîmer / n’être plus rien à soi… » (Wagner, 2005, p. 115).
La question de la théâtralisation du De rerum nature doit être reformulée alors différemment : non pas seulement comment remettre en cause le partage acteur/spectateur et comment donner une figuration toujours mouvante à l’invisible, mais comment également se tenir face au chaos primordial, sans sombrer avec le vaisseau naufragé dans la dissolution ? Il nous semble qu’une tentative théâtrale lucrécienne doit répondre à ces trois exigences.
Or, cette tentative engage également une perspective politique, improbable si l’on s’en tient au De rerum natura En effet, Lucrèce enseigne à Memmius à supporter l’absence de sens, d’origine, de finalité, à accepter la finitude, la disparition, la dispersion de toute chose, en bref à vivre dans la catastrophe et le désastre, en cours et toujours à venir. Et pour cela, « Lucrèce tourne le dos à l’humanité et regarde fixement l’Énigme » (Hugo, 1864, p. 75). Cette formule de Victor Hugo, « tourne le dos à l’humanité » peut être lue aujourd’hui comme la métaphore d’une désanthropologisation du monde, ou d’un non-humanisme. De fait, si Lucrèce a pu être considéré comme un précurseur de l’humanisme (ce que conteste d’ailleurs fortement Vesperini dans sa monographie), c’est peut-être en raison de sa réfutation de la superstition, mais il ne place jamais l’homme au centre du monde et croit encore moins au progrès de l’histoire ou des connaissances qui mènerait à une perfection du genre humain. Mais la seconde proposition de la phrase de Hugo nous mène vers un autre sens. Le geste de Lucrèce est héroïque : courageux, il se dresse face à l’illimité, résiste à ses coups avec persévérance, le pénètre avec constance. Lucrèce est un génie (la phrase de Hugo est extraite de la partie de son livre consacrée à la généalogie du génie qui conduit à Shakespeare), il est un être extraordinaire et, si faire son propre éloge n’est pas nécessairement un signe d’immodestie, mais simplement un topos du genre poétique de la fin de la République romaine, il n’en demeure pas moins que persiste dans tout le poème, sous-latent, le motif de l’élection du sage ou du philosophe, qui se distingue de la foule inconsciente. De fait, le De rerum natura est traversé par le désir de suivre « une vie contemplative » (De Lacy, 2007, p. 157), à distance du chaos, seul ou au sein d’une communauté nécessairement restreinte d’élus, les « quasi-spectateurs ». En d’autres termes, devenir-spectateur, c’est aussi se détacher du commun, plus ou moins volontairement, car « il faut sans doute des dispositions particulières – des corps particuliers – pour pouvoir regarder en face le soleil de la condition anarchique » (Lordon, 2017, p. 160). Mais alors, le théâtre, en tant que forme artistique collective, permettrait de dépasser cette vision aristocratique ou héroïque ; ce serait justement là sa puissance. Bien sûr, il ne s’agit pas de rêver à un public de spectateurs qui seraient déjà des philosophes, ou alors de leur faire une leçon philosophique pour qu’ils le deviennent, mais de penser le théâtre comme possibilité de créer un commun à partir de l’expérience du chaos de l’invisible bombardement atomique, de la contingence de la naissance ou de la disparition du monde, en bref de l’anarchie première du monde.
L’œuvre chorégraphique de Maguy Marin, Turba (2007), nous apparaît justement comme la relève des apories de la représentation de l’invisible matérialiste que nous venons de traiter longuement. D’une part, elle se développe à partir des impossibilités mises au jour précédemment : elle opère un certain nombre de déplacements du dispositif théâtral, qui le soustrait au partage acteur/spectateur, à sa disposition centripète qui ramènerait tout à la figure visible établie et à la mise en fable des relations, sans toutefois s’abîmer dans la dissolution cosmique ou s’élever à la contemplation. Valentina Valentini a mis au jour deux tendances concurrentes de l’esthétique théâtrale contemporaine : l’attribution au spectateur de « la responsabilité de donner sens et cohérence à l’œuvre dispersée, démembrée » et l’exigence d’une « immersion synesthésique et sensorielle » (Valentini, 2007, p. 148). Or, une œuvre spectaculaire se revendiquant du matérialisme lucrécien ne peut se situer qu’à l’intersection des deux : être sur le vaisseau, c’est-à-dire parmi le tourbillon d’atomes qui constitue le monde et soi, et être sur le rivage, c’est-à-dire en ayant conscience de ce même tourbillon (et ne pas s’y noyer). Elle doit donc répondre à la question que pose la théoricienne italienne, « comment se répercutent dans le sujet spectatoriel ces dichotomies, entre tactile et optique, entre exclusion et inclusion, distance et flux sensoriel, entre exaltation et réduction de son propre rôle » (ib.), non pas en niant ces dichotomies, en tentant de les résoudre, mais au contraire en les préservant dans leur effectivité au sein de la performance.
D’autre part, Turba annonce dès son titre même sa dimension politique, qu’elle déploie à partir de l’héroïsme solitaire du poème de Lucrèce, en faisant donc dévier le De rerum natura de sa trajectoire aristocratique (poétique et philosophique) pour le ramener parmi les hommes. « Turba » a au moins une double acception, comme le souligne Michel Serres : « turba, la foule, le désordre, le nombre et le grand nombre, la cohue, le chaos et l’agitation » (Serres, 1977, p. 103). « Turba » renvoie donc à la fois au chaos de la matière et au désordre de la multitude. En élisant ce mot, aux connotations funestes dans le poème de Lucrèce (il renvoie souvent à la fin du monde), comme titre, Maguy Marin lie la question du désordre atomique, de l’invisible chaotique qui fonde le visible, à la question du commun. Ou pour le dire autrement, elle s’interroge sur les moyens de tenir en commun (et non seul) face à l’illimité, sur ce que l’illimité peut produire comme collectif théâtral et politique. Quelle communauté, qui ne soit pas seulement fondée sur la vulnérabilité, peut habiter la catastrophe, le désastre, la menace toujours suspendue de la fin du monde ? Lucrèce est à l’origine de cette question, mais il est aussi le moyen d’y répondre, dans son devenir-théâtral périlleux. Pour amorcer une tentative de réponse, nous voudrions maintenant proposer une analyse de Turba, qui nous mènera vers le sans-fond du monde et du théâtre.
3. Todo pasa y todo queda, Pero lo nuestro es pasar, Pasar haciendo caminos, Caminos sobre el mar (Antonio Machado)
Bien que Turba ne suit pas une évolution narrative, ni logique, ni même celle du De rerum natura (les textes sont remontés dans un ordre différent), dessinant seulement un arc allant du rien (avant le commencement du monde et du théâtre) au rien (la disparition dans le noir final), l’analyse proposée suivra son déroulement chronologique en distinguant quatre parties, qui correspondent à des articulations sensibles de la représentation, même si elles ne sont pas revendiquées comme unités délimitées. Ces quatre parties correspondent à quatre opérations effectuées par l’équipe artistique, à autant de soustractions des assises du théâtre, sans que celles-ci soient synonymes de négativité. Au contraire même, ces soustractions ouvrent le théâtre vers l’invisible et le commun, en créant un chœur de quasi-spectateurs, elles tracent des chemins existentiels et politiques, puisque dans l’indifférence des principes atomiques, « notre affaire est de passer/ de passer en traçant/ Des chemins/Des chemins sur la mer », suggère Machado dans un poème cher à Maguy Marin (Machado, 1981, p. 210).
a) soustraction du nom propre.
Au commencement de Turba, tout est calme, tout le monde est spectateur, en attente de ce qui va advenir, même dans le fond de scène, où sont assis les danseurs et danseuses, en miroir de la salle où s’installent le public. C’est alors qu’Ulises Alvarez se détache de ce groupe vient sur l’avant-scène, ramasse les quelques accessoires déposés là, pour se travestir maladroitement en poète latin : d’un drap accroché à une lance, il se fait grossièrement une toge qui ne masque pas les habits contemporains qu’il porte, s’affuble d’une perruque blonde exhaussée d’une perruque blonde, et entonne, en latin, livre à la main, l’Éloge d’Épicure (I, 62-80), qui célèbre « la vigueur de l’esprit » du philosophe grec, premier homme à « regarder en face » et à « affronter » la religion, jusqu’à ce qu’elle soit « piétinée » : « victoire qui nous élève au ciel » (Lucrèce, 1997, p. 57). Le spectacle commence donc par l’héroïsme d’Épicure, de Lucrèce, de ceux qui n’ont pas eu peur « d’ébranler par leur doctrine les remparts du monde » (p. 321), par une posture grandiose donc, dont le sublime est encore magnifié par la progression de la diction vers le cri, luttant contre l’horreur du monde et l’assourdissante rumeur violente créée par Denis Mariotte.
Et pourtant, le mouvement de cette première partie va conduire à la disparition du nom propre, à l’éloignement progressif de l’héroïsme et de la propriété. Il s’agit d’arracher le De rerum natura à son auteur historique, à son époque, pour en faire une arme. Les mots de Lucrèce vont circuler après cet élan initial d’un corps à l’autre : le livre servant de témoin comme dans une course de relais, les paroles lucréciennes vont être offertes d’abord par Alvarez à un autre danseur qui les profère en français cette fois, dans le même accoutrement qu’il endosse rapidement (il nous invite à nous défaire des chimères terrorisantes – début du livre II) puis être reprises en italien par un couple de danseuses, jumelles sans similitude, si ce n’est celle du costume (une longue robe rose pastel), des postiches (un long nez, une longue chevelure) et de l’accessoire (un petit oiseau bleu factice tenu à la main), enseignant que « rien ne peut être de rien » (I, 205). Puis vient le tour d’un soldat allemand, portant sur ses épaules un cadavre, de trois reines élisabéthaines, et enfin d’un lansquenet français. Un éventail d’individus, de langues, de périodes historiques, de complexions, donc, qui nous invite à penser Lucrèce au-delà de son existence historique. Lucrèce est peut-être le nom d’un poète latin du Ier siècle avant notre ère, dont on ne sait presque rien, mais il est aussi, et surtout, une disposition, une posture de refus de la terreur imposée, du contrôle des êtres par les fables du pouvoir. Il n’est pas intemporel car il est de toutes les époques, il n’est hors du monde car il est partout, il peut resurgir en tous temps et tous lieux, dans des gestes de refus et d’ébranlement des murailles qui tiennent sous leur pouvoir le monde. En bref, le De rerum natura circule parmi les êtres, les multitudes, tel un incorporel qui libère les corps. Lucrèce peut devenir une puissance des sans-noms, des anonymes de l’histoire.
Deux remarques pour finir sur cette soustraction du nom propre : si les performers revêtent leurs costumes ou postiches et se maquillent à vue, avant de reprendre le relais de la parole lucrécienne, ce n’est pas essentiellement pour distancier. Certes, Lucrèce nous presse de ne pas être dupe des fausses croyances effroyables, des illusions imposées. Mais, cette mise en évidence du corps contemporain semble répondre également à une autre exigence : justement montrer comment le présent – notre présent, le présent des performers, le présent du spectacle – peut entrer en résonance ou en écho avec des voix du passé. Il est ainsi remarquable que les paroles de Lucrèce soient parfois doublées, répétées par d’autres performers non costumés, spectateurs de la résurgence de ces figures évanouies et caisse de résonance de ces bribes lucréciennes. Le De rerum natura doit résonner dans notre présent, chambre d’écho de tous ces prises de paroles passées.
Enfin, cette résonance anonyme du poème peut se propager dans la douceur, dans le désenchantement ou dans l’amusement, mais aussi dans la violence. Cette première séquence, au-delà de la variété des langues, des corps, des temporalités, produit une déclinaison des affects liées à l’apparition des mots de Lucrèce, qui sont autant de types de paroles : d’une diction timide ou rieuse à la plainte désabusée, en passant par le hurlement qui doit outrepasser les accords dissonants d’une guitare électrique jouée à plein volume. Mais c’est dans la mélancolie que cette séquence s’achève, lorsque l’évocation de la destruction des choses provoquée par les chocs violents des atomes se prolonge par le lied de Schubert Nachte und Träume, donnée dans une version ancienne au son grésillant. Le soldat moribond, victime lui-même des chocs dans son corps, mime en play-back alors ce chant : « Kehre wieder, heil’ge Nacht!, Holde Träume, kehret wieder! – Reviens, sainte ! Doux rêves, revenez ! ». C’est assurément dans la mélancolie, davantage que dans l’héroïsme, que peuvent se tracer de nouveaux chemins.
b) soustraction de la totalité (historique et naturelle)
Mais avant de parcourir ces chemins, Turba opère une autre soustraction importante. Dans le premier livre, Lucrèce déclare l’irrévocabilité du passé (I, 464-468) et la dissolution des événements antérieurs dans le flux destructeur de la matière, au point de douter même de leur existence. Il ne peut y avoir d’histoire, ni de progrès, puisque tout se déroule dans le présent, à la fois apparition et disparition des « eventa [...]corporis atque loci », des « événements des corps et des lieux » (I, 482). Pour autant, Turba ne cherche pas à hypostasier le présent de la performance, ni sa dimension éphémère. Le spectacle montre au contraire le travail de la naissance et de la destruction, à travers la répétition de l’interruption.
Quatre performers, dans leurs habits contemporains, s’avancent face au public, depuis le fond de scène, d’un pas hésitant, oscillant entre progression et retenue, dans les couloirs dessinés par les praticables ; puis leur cheminement s’interrompt brutalement et ils regagnent leur position initiale éloignée. Cet enchaînement se répète ensuite inlassablement, mais progressivement les performers vont changer de forme, d’abord agrégats de tissus bariolés qui composent des masses informes, puis figures typiques échappées de l’imaginaire historique, papes, reines, conquistadors, vikings, alors que le fameux passage du clinamen est dit d’abord intelligiblement puis dans la cacophonie, avant de devenir porteurs de mannequins, qui redoublent leur apparence, à la manière des simulacres lucréciens. Les avancées, mesurées et rythmées par une bande sonore assourdissante et répétitive, des performers, image de la venue au monde succédant au clinamen, s’interrompent inéluctablement. Mais le mouvement reprend également toujours. Des bribes de l’histoire surgissent et disparaissant donc. Il ne s’agit pas de figurer les méandres non-chronologiques de la mémoire, mais bien de montrer qu’un cours régulier, progressif de l’histoire n’existe pas. Le temps du monde est fait de vagues, d’interruptions et de reprises, il n’est pas ce long mouvement continu qui soutient le sens de l’Histoire, il suit les évolutions du clinamen, la constitution des agrégats, leur dissolution. Nous pourrions même voir dans ces interruptions du théâtre un analogon de ces connecteurs logiques, abondants dans le De rerum natura, souvent intempestifs, qui, selon Mayotte Bollack, loin de trahir des défauts de composition ou l’inachèvement du poème, « signifient l’interruption même ; ces formules marquent les fins et les commencements dont les limites émergent du vide » (Bollack, 1978, 242). Ces articulations du discours, affirme la philologue, signalent paradoxalement davantage un hiatus qu’un lien, en raison de leur utilisation souvent impropre, inadéquate : le texte de Lucrèce semble jaillir, par éclats, du vide avant d’y retomber, comme les choses elles-mêmes apparaissent dans le désordre de la matière avant d’y retourner.
L’invisible (le devenir du clinamen, sa prise, sa dispersion) est donc figuré sur scène par l’interruption. Cette interruption permet la « découverte » des « états de chose » (Benjamin, 2003, 22). Mais, contrairement au théâtre épique brechtien, elle ne révèle pas ici un gestus social, mais l’impossibilité même d’une totalité car elle empêche la venue d’un ordre au-delà des choses. C’est pourquoi elle ne se contente pas de borner une action, elle fait surtout apparaître l’instabilité du monde. D’ailleurs, si le temps n’est qu’une affaire de destructions suivies de recommencements, incompatible avec l’idée d’Histoire, il en va de même avec l’idée de Nature, réduite ici à quelques branchages feuillus ou à de magnifiques couronnes de fleurs. Si la nature existe, ce n’est pas comme Une ou comme Tout, mais comme tourbillon atomique, comme flux agrégeant désagrégeant les choses naturelles, condamnées à disparaître comme les productions humaines. Rien d’immuable donc, pas même la Nature dans Turba, comme dans le De rerum Natura. Ne restent alors que des ruines, des traces informes et inertes, ces amas de tissus, ces costumes, ces végétaux que les performers ont déposés au moment de l’interruption, sur les praticables.
Turba, dans cette deuxième séquence, donne à voir le temps comme une succession de destructions, ou, métaphoriquement, comme une tempête ravageant les êtres et les choses, lorsqu’une soufflerie sera actionnée. Les performers, lors d’une dernière vague, habillés en ange, religieuses, chevaliers, affrontent la fureur en hurlant le texte de Lucrèce, résistant aux flux qui les emportent. Peu avant avait été déclamé ce passage : « Bien qu’une force externe/souvent nous pousse et nous fasse avancer malgré nous, /ravis, précipités, quelque chose en notre poitrine/a le pouvoir de combattre et de résister » (Lucrèce, 1997, 131). Le choix de dire ces quelques vers au milieu de la répétition des disparitions, dans l’emprise de la force externe qui entraîne à la catastrophe, n’est pas anodin. Il annonce l’image finale de cette deuxième séquence : des corps se dressant dans le flux de la matière.
c) soustraction du fond
Après la tempête, le chaos. La scène est recouverte alors de l’enchevêtrement des praticables, disposés dans tous les sens, recouverts des résidus vestimentaires et végétaux de la deuxième partie. Tout au moins, le spectateur devine ce fatras car le plateau est plongé dans l’obscurité. Du noir émerge peu à peu une figure féminine, une danseuse de dos, dont on voit le reflet dans le miroir auquel elle s’adresse. L’accoutrement de la danseuse renvoie indubitablement aux infantes espagnoles dont Velázquez a fait le portrait. Tout en se grimant, elle profère des extraits du poème latin relatifs aux simulacres. Puis l’attention se déporte de l’autre côté de la scène, où deux danseurs font de même : de dos, poursuivant la déclamation d’extraits du livre IV, ils se travestissent en infantes devant un miroir qui reflète les figures fardées vers le public, alors que les mêmes visages sont redoublés par la projection d’une image enregistrée, peu à peu intelligible. Comme le dit Sabine Prokhoris, dans sa belle analyse du spectacle, le théâtre se montre en tant que « producteur de simulacres », surface « où se réfracte le jeu du monde aux simulacres entrelacé » (Prokhoris, 2012, p. 59). De fait, nous pourrions voir dans ce jeu de miroir, de reflets, d’imitation, la révélation de ce qui se joue au théâtre : la circulation effervescente des simulacres émanant du désordre du monde. Il est d’ailleurs très intéressant de se reporter aux évocations du dispositif théâtral présentes dans le De rerum natura. Dans les deux cas, Lucrèce ne décrit ni la performance, ni même la relation spectaculaire. Il détourne le regard vers une partie a priori anecdotique du bâtiment romain, le velum, dont la fonction première est de protéger le spectateur. Chez Lucrèce, cette toile fait office de membrane dont les vibrations sont les effets des assauts du monde extérieur, et fait retentir « un claquement, comme les toiles sur les grands théâtres, /quand elles s’agitent entre les mâts et les travées », analogue au tonnerre (Lucrèce, 1997, p. 403). Ou alors, il fonctionnera comme un filtre qui donnera une couleur aux flux lumineux entrant dans l’espace du théâtre. Peu importe le détail archéologique, ce qui compte ici, c’est l’idée que les flux des atomes et des simulacres du monde pénètrent, modifiés, dans l’espace théâtral. Mais pour que le théâtre puisse jouer son rôle – donner à éprouver les mouvements des simulacres –, l’ouverture doit être minime : « Plus le théâtre en ses murs est étroitement clos, /plus les choses s’égaient d’une grâce diffuse/dans la lumière captive qui les inonde » (p. 247). Ainsi, la clôture permet de faire du théâtre une caisse de résonance du monde ou une lanterne magique.
Bien sûr, l’architecture a changé depuis l’époque de la République romaine, et la membrane du velum n’est plus là pour donner à percevoir les vibrations des simulacres. Mais l’obscurité dans laquelle sont plongées aujourd’hui les salles ne produit-elle pas le même effet ? En effet, paradoxalement, le noir révèle le mouvement de l’apparaître, en attirant le regard, en le focalisant sur la singularité des choses, en surlignant les contours des figures. De fait, l’obscurité, qui règne dans Turba depuis le début, fait resplendir l’apparition des êtres et des choses, puisqu’ils en jaillissent, tout comme leur disparition, puisqu’ils y retournent. Le noir est le lieu de l’interruption. Mais, cette obscurité possède une teneur expressive encore plus déterminante, puisqu’elle expose l’absence du fond, qui caractérise la scène comme le monde de Lucrèce. Le fond, en effet, peut renvoyer à l’arrière-plan scénique, dont la forme canonique et contestée depuis plus d’un siècle maintenant, serait la toile peinte. Le noir scénique de Turba vaut alors pour négation de cet arrière-plan artificiel. Le fond, c’est aussi cette réalité matérielle sur quoi une chose se détache, c’est donc cet intermédiaire qui lie les êtres entre eux. Or, le théâtre se caractérise par l’absence de cette unité, ce que Jean-Luc Nancy résume par cet énoncé lapidaire : au théâtre, « il n’y a pas de fond » (Lacoue-Labarthe, Nancy, 2013, p. 87). La scène est un espace évidé, délié de tout environnement, fermé sur lui-même. Elle est le lieu d’exposition, de présentation de l’espacement comme l’affirme le philosophe français et, pourrions-nous ajouter, de la contingence absolue du geste théâtral, que le drame vient le plus souvent voiler. Le noir de Turba est alors la forme sensible du vide, de cet espacement, de cette absence d’unité.
Bien plus encore, le fond est aussi le principe essentiel et permanent, le fondement donc, d’une chose ou du monde. Or, dans le vide du monde, nous explique Lucrèce, il ne peut y avoir aucun principe valant pour la totalité de l’existant. La naissance du monde surgit de déviations ayant lieu « en un temps indécis, en des lieux indécis » (Lucrèce, 1997, p. 127). Rien ne lie les choses. Seuls les flux des atomes et des simulacres parcourent le vide entre elles, et ces trajets ne créent aucun ordre, ne produisent aucune réunion, aucune conjonction, puisque leurs seuls effets sont l’accroissement, le comblement, la destruction des choses. L’absence de fond produit de la disjonction, une juxtaposition aléatoire des choses, rendant impensable toute finalité du monde. Lucrèce explique à Memmius que les religions tentent de dissimuler cette absence de fond par leurs mythes qu’elles promeuvent comme manière de lier ce qui est sans lien. Mais Turba défait le mythe, le spectacle tente de montrer l’envers du mythe, le sans-fond perpétuel. L’absence de fond scénique, l’espacement des corps dans le défaut d’unité, l’inexistence du fondement mythique, participe à cette expérience du vide que propose le spectacle. Finalement, le chaos scénique plongé dans l’obscurité n’est pas la conséquence de la tempête atomique qui clôturait la partie précédente, il est un autre mode de présentation de l’invisible qui agit dans le visible : après l’interruption, l’effondement.
d) soustraction de la fin
De notre description du déroulé de Turba affleure encore l’impression d’un certain héroïsme : les figures scéniques, évanescentes sans doute, n’en affrontent pas moins la tempête sonore, le retour au néant, le vide, l’absence de fond. Le spectacle est hanté indubitablement par le sublime. Et pourtant, une autre tenue, mineure, se déploie parallèlement. Les grimages grossiers, les déplacements interrompus, les accoutrements grotesques proposent une vision beaucoup plus humble du courage. Celle-ci parvient au premier plan lors de la dernière séquence du spectacle. Les deux danseurs, travestis en infantes, se défont de leur costume, se saisissent d’une guitare et d’une clarinette pour jouer la sérénade schubertienne Ständchen, rejoints bientôt par d’autres performers et leurs instruments (flûte, clavier, mélodéon, percussion…) au milieu du chaos maintenant éclairé. Sur cette mélodie mélancolique, la prosopopée de la nature (III, 933-963) est dite en italien d’abord par une figure gigantesque carnavalesque (une danseuse assise sur les épaules d’un de ses pairs, vêtue d’une longue robe rose, affublée d’une perruque blonde, d’un postiche nasal et tenant là aussi un oiseau bleu factice) puis en français par une danseuse qui se recouvre de nombreux accessoires pour former une figure hétéroclite, insignifiante qui quitte le plateau, alors que la musique de Schubert jouée en live est reprise par un enregistrement. Un des danseurs, dans un costume féminin, qui jusqu’alors évoluait avec légèreté parmi les décombres des séquences antérieures, s’approche de l’avant-scène, tandis que l’obscurité se répand à nouveau sur le plateau, retire les piles d’un magnétophone et débranche le dernier projecteur allumé. Retour au néant. Le spectacle s’achève sur la mort, cette mort que la Nature nous enjoint de ne pas craindre dans le discours qu’elle adresse au lecteur. La mort n’est pas souffrance, elle n’est que dissolution de la matière, dit Lucrèce : « Concluons que la mort nous est bien moins encore,/ s’il peut y avoir moins que ce qui n’est vraiment rien » (p. 233). Bien plus, la mort n’est pas la fin de la vie, mais un état transitoire de la matière : « Nul ne reçoit la vie comme propriété » (p. 235). Et de fait, cette dernière séquence de Turba appelle à l’acceptation de la mort. Mais, il nous semble qu’elle déjoue également l’idée de fin que la mort convoque.
Ainsi, la sérénade de Schubert installe une atmosphère apaisée au moment où la mort est convoquée dans le spectacle et redouble la prosopopée de la nature en refoulant l’angoisse hors du plateau. Elle est la mélodie qui accompagne l’assentiment serein à la dissolution. Elle défait le tragique dans son exécution même : loin d’être un geste sublime, elle jaillit d’un orchestre de fortune, amateur. Elle est le contrepoint modeste des hurlements inaudibles dans le fracas des rafales de la matière. Mais surtout, elle introduit une dimension collective jusqu’alors étrangère à la scène. Certes, auparavant, celle-ci avait exposé des doubles sonores (répétitions des mêmes paroles au début) ou corporelles (même accoutrements), mais ils trahissaient davantage une différence qu’une identité entre les singularités (la différence de la répétition). Il n’en demeure pas moins qu’une pluralité disjointe occupait le plateau, le vide. Or, maintenant, le discours n’est plus parallèle, comme les couloirs entre les praticables, mais choral : la voix singulière intègre le discours musical sans pour autant s’y fondre. Elle demeure audible au sein du geste collectif.
Dans un bref essai de rénovation théâtrale, Notes sur la mélodie des choses, Rainer Maria Rilke avait employé une métaphore musicale pour décrire le monde, « une vaste mélodie, tissée de mille voix » (Rilke, 1993, p. 670). Le poète autrichien expliquait alors que l’art véritable consistait en « se laisser tomber de la hauteur des mots dans l’unique et commune mélodie » (ib.) pour que « les voix individuelles […] complètent et parachèvent ce grand chœur » (p. 671). La coda de Turba actualise cette métaphore. Chaque performer trouve sa place dans l’orchestre précaire qui surgit du chaos, dont il participe et qu’il exprime. La traversée du vide et du désordre aboutit au commun. Dans l’exécution musicale ici, le commun ne procède pas d’une harmonie recomposée, comme pourrait laisser supposer l’idée de mélodie : la mélodie, dit Rilke, n’est que l’expression humaine du « vaste flot » qui « continue à gronder » (674), elle n’est ni sublimation ni réconciliation, puisqu’elle est hantée par l’informe qu’elle donne indirectement à percevoir par son instabilité même. Le commun ne procède pas plus d’un faire-ensemble (le concert), et d’ailleurs, il est important de noter que les entrées des instruments se font progressivement, chacun s’accordant à ce qui est déjà. Le commun en effet ne peut naître du néant, il apparaît à travers la participation à ce qui le précède et à ce qui lui succédera, il naît de la déviation. La vie n’a pas de fin proclame Lucrèce, le commun non plus annonce Turba, il connaît seulement des interruptions et des reprises. Il se produit intempestivement en des temps et des lieux indéterminés dans l’accord au désordre qui perdure.
Conclusion : « cela n’est pas volontaire, vous êtes embarqué » (Pascal)
Les « hommes ne commencent à avoir des rapports qu’à partir du moment où il y a un fond derrière eux. Il faut bien qu’ils puissent se référer à cet unique pays d’origine » écrit Rilke dans ces notes de jeunesse sur le théâtre (p. 670). Turba affirme le contraire : le commun naît justement de l’absence de fond. Lucrèce et Maguy Marin sans doute tomberaient d’accord avec le poète autrichien lorsqu’il écrit que « quand deux ou trois êtres humains se retrouvent, ils ne sont pas pour autant ensemble » (p. 669) et qu’il récuse le modèle dramatique en tant qu’illusion du commun. Les hommes peuvent s’agiter pour former du commun en usant seulement de leur volonté, ils n’y parviendront jamais à travers des relations intersubjectives. Le commun exige un tiers, mais dans Turba celui-ci n’est pas l’Être, mais le désordre de la matière, l’invisible chaos. Ou, pour le dire autrement, le commun naît de la conscience et de l’expression chorale du chaos.
Nous pouvons maintenant revenir à nos interrogations initiales au sujet du théâtre et du « quasi-spectateur ». Turba embarque le spectateur dans les flux et les chocs des trajets atomiques de Lucrèce comme dans le sans-fond théâtral, dans un univers sonore étourdissant, dans l’obscurité régnant sur la scène comme dans la salle. Pour reprendre les termes de Prokhoris, qui analyse les effets des perceptions multiples qui bombardent le spectateur dans le spectacle, celui-ci est « dévérouillé, désenclavé » par celles-ci et en lui « peut résonner […] ce qui se passe sur la scène » (Prokhoris, 2012, p. 21). La soustraction du nom propre, l’absence de virtuosité chorégraphique, l’allure quotidienne des performers du début et de la fin du spectacle, et qui persiste de part en part des métamorphoses, les adresses frontales récurrentes aux spectateurs, invitent ceux-ci à reconnaître dans les figures scéniques leurs semblables, c’est-à-dire à se penser sur le pont du navire branlant dans la tempête. Le spectateur est embarqué, si on reprend la métaphore pascalienne, mais aucun pari n’est nécessaire pour fonder un port, un ancrage qui conjurerait l’anarchie du monde.
Le spectacle ne se réduit pas à une immersion sensorielle, qui aboutirait à la dissolution de la figure humaine, comme dans Tales of the bodiless ou Fever Room. Comme nous l’avons dit au début, la violence invisible des flux atomiques, selon Lucrèce, agit au sein même du visible, en permanence, elle n’est pas réservée à l’origine immémoriale d’une cosmogonie, aux profondeurs de l’inconscient ou à un futur post-humaniste. Elle agit dans le présent. Les soustractions opérées par Turba ne concernent pas la figure, les formes ou le visible, le spectacle donc, car elles cherchent à figurer cette violence invisible au sein même du visible, elles épurent le monde de ses régularités, de ses répétitions, de ses habitudes, des croyances et fables, qui empêchent l’intelligence du chaos. En d’autres termes, le spectateur théâtral n’est pas tel les dieux, renvoyé à une extériorité paisible d’où il pourrait jouir de la contemplation du monde, car il est embarqué dans le flux des choses du monde, filtrés par le dispositif théâtral. Mais il est aussi à l’écart du monde car le théâtre lui offre la possibilité de percevoir ce qui lui était interdit, immergé dans le flot. Le théâtre reconstitue le tourbillon qu’il donne simultanément à éprouver (sur le navire) et à percevoir (sur le rivage). C’est ainsi que le théâtre peut être le lieu de naissance du quasi-spectateur de Blumemberg : la prise de conscience ne passe plus par l’imagination poétique ou la spéculation philosophique, mais par la perception sensible. Et elle se fait en commun.