1. Introduction
La danse en tant qu’art chorégraphique peut être définie comme une modalité artistique qui compose esthétiquement l’espace et le temps à travers des corps en déséquilibre, leurs gestes et leurs rencontres. Elle englobe à la fois une dimension performative (des sensations et des actions vécues en première personne) et une dimension d’exposition (la présentation de ces sensations et actions dans l’espace public, sous la forme de spectacles ou d’interventions plus modestes). En raison de cette double nature, l’art chorégraphique implique au moins deux types d’approches théoriques. La première part de son facteur d’exposition et de son régime de visibilité, pour se concentrer sur ce que la danse donne à voir, à penser et à imaginer à un spectateur qui souvent ne danse pas. La deuxième part de son facteur performatif et d’un régime que nous appelons somatique1. Son focus est posé sur la relation établie entre ce qui danse et ce qui est dansé. L’approche somatique nous invite à penser à comment la danse elle-même, en tant que pratique artistique fondée ontologiquement sur le mouvement et sur la rencontre, affecte les subjectivités et également l’espace entre ces subjectivités qui sont mouvementées par des forces opérantes à la fois dans la genèse même du geste dansé, de son ressenti, de sa perception et de son élaboration réflexive2. Dans le premier type d’analyse, l’observateur-théoricien est supposé imaginer et réfléchir sur ce qu’il voit à partir d’une position extérieure, distante et immobile. Dans la deuxième, l’observateur-théoricien est également un bougeur, son activité est synesthésique et kinesthésique, car il est pris dans le courant que la danse provoque à et dans l’espace. Le mouvement est donc observé d’une position immanente, proche et dynamique.
Dans ce texte, nous partirons d’un régime somatique pour penser la danse de Jane Avril. Nous sommes intéressés d’abord à ce que la danse fait à Jane et à son corps depuis l’intérieur, c’est-à-dire la manière dont la danse produit son corps, sa subjectivité et sa manière particulière d’être au monde. Deuxièmement, et par conséquent, nous nous intéressons à comment ce particulier engagement du corps au monde expérimenté et vécu par Jane affecte son milieu, si et comment il intervient et transforme l’espace physique, social, culturel et politique qu’elle co-constitue.
Si Jane est l’une des figures emblématiques qui ont contribué à chorégraphier les mouvements étourdissants du grand Paris de la fin du XIXe siècle et du début du XXe – la Paris « playground du monde » (Shercliff, 1952) – ce n’était pas seulement grâce aux affiches de Toulouse-Lautrec, mais aussi et surtout grâce à la puissance de ses gestes dansés, ses mouvements non représentables. D’ailleurs, si Jane est devenue une icône, c’est parce que la danse – spécifiquement les bals publics, et ensuite les cafés concerts et cabarets – était une activité clé de la forme de sociabilité des parisiens et parisiennes de cette période. L’importance de la danse dans ce contexte ne peut pas être négligée si nous voulons comprendre les enjeux sociopolitiques de la France de la Troisième République, car sa pratique et sa mise en spectacle mettaient en circulation des puissances rebelles latentes qui ont contribué à façonner cette société.
La danse est la pratique constituante de la subjectivité de Jane Avril. Dans ses Mémoires, elle affirme que c’est par la danse qu’elle a fait sa « rentrée au monde » (Avril, 2005, p. 37), c’est en fonction de la danse qu’elle mène (et gagne) sa vie, c’est autour de cette activité que sa propre subjectivité se construit. Elle décrit la danse comme son espace de liberté et de rêverie, une échappatoire au contrôle exercé sur son corps de femme défavorisée dans un système social inégalitaire et machiste, qui paradoxalement « autorise » une lueur de libération somatique où la créativité et la démesure sont encouragées, et même appréciées. Dans les bals publics, aux cafés concerts, les corps se défonctionnalisent, ils sont momentanément engagés en dehors d’une activité strictement productive, pouvant s’exprimer, se défouler des malaises et des encadrements subis au quotidien, et surtout se rencontrer et se rassembler. C’est précisément cet espace social partagé que Jane a su occuper avec sa danse, entrelaçant sa trajectoire personnelle à la géo-histoire somato-politique de la France.
Nous voulons explorer cet entrelacement en évitant deux hypothèses : d’une part, que l’aspect politique de la danse effrénée de Jane découle principalement d’une opération de mimesis ; d’autre part, qu’il est fruit d’une attitude consciente pour s’opposer au pouvoir, désobéir aux valeurs morales ou faire résistance face aux oppressions de l’aristocratie décadente et de la bourgeoisie en plein essor. À notre avis, dans les deux cas, la danse n’est pas prise en et pour elle-même, mais mise au service d’une autre démarche. Sans nier la puissance politique des effets de la mimésis ni l’importance socio-politique de la danse d’Avril, nous prenons une autre voie. En suivant la piste de Deleuze et Guattari (1972, 1980) sur la dimension immanente du désir de structures sociales, nous traçons l’aspect micropolitique3 de la danse d’Avril à partir d’une approche somatique qui tente de cartographier ce que la danse fait d’abord à son corps et, par conséquent, à l’espace social qu’il occupe. À partir de là, nous soutenons que sa danse a une puissance destituante (Agamben, 2016).
2. Danse et désir
Avant Jane Avril, Jeanne Beaudon. Dans l’avant-propos du volume de ses Mémoires, publié en 1933, Jeanne demande l’indulgence de ses lecteurs : « à la simple amoureuse de la Danse que seulement je fus, qui n’a existé que par Elle et pour Elle ». Nous rentrons dans l’espace subjectif de son récit, sachant que la Danse – mot écrit avec un D majuscule – était une activité dévotionnelle et même sacrificielle, représentant à la fois épanouissement et protection. « La danse était ma seule passion. Mon trésor et mon… refuge » (Avril, 2005, pp. 18 et 41). Elle décrit ainsi sa découverte de la danse, dans le contexte d’un bal masqué à la Salpêtrière, où elle a passé 18 mois de sa vie (entre 1882 et 1884) en raison d’une maladie nerveuse qu’elle attribue à des maltraitances infligées par sa mère :
À peine venait-on d’attaquer les premières mesures d’une valse que, soulevée de terre par son rythme entraînant, je m’élançais comme un “cabri”, emportée dans un éblouissant tourbillon, sans plus rien voir ni personne ! J’avais jusque-là ignoré ce qu’était un bal, la musique et la danse ! Moi, si timide pourtant ! Ce fut irrésistible ! Je me rappelle que j’étonnai tous les assistants et que, tout émue de confusion, je fus félicitée, complimentée, embrassée. J’eus donc un véritable succès ! J’aurais voulu me cacher à six pieds sous terre tant j’avais honte d’avoir été ainsi emportée par mon instinct que, jusqu’à cet instant, je n’avais jamais en moi soupçonné. (p. 30)
Elles sont bien compréhensibles, les raisons pour lesquelles Jeanne Beaudon, la petite fille mince et fragile qui deviendra plus tard Jane Avril, n’a jamais pu abandonner la danse : en se mettant en mouvement, elle a pu accéder à des sensations somatiques et des sentiments très particuliers et apparemment très rares dans son enfance et adolescence perturbées : le lâcher-prise, la liberté, la gaieté, la rêverie et finalement la reconnaissance de sa valeur. Au bal Bullier, en 1884, elle continue à rechercher ces mêmes sensations en se livrant à la danse à toutes les occasions. Elle écrit :
Je croyais rêver. Aussitôt dans ce bal, aux accents entraînants d’un orchestre endiablé, un élan auquel je ne pus résister m’emporta, malgré que la lutte entre ma timidité et ma tentation fît battre mon cœur à le rompre ! Et me voilà partie à danser et bondir, tel un chevreau échappé, ou mieux, comme une folle que je devais sans doute être un peu. (…) De ce fameux soir date ma vocation de danseuse, ma seule raison d’être désormais… On fait comme on peut son entrée dans le monde ! (p. 37)
Ce qui l’intéresse, c’est de danser seule et de manière improvisée. « Je rêvais en dansant, et pour moi seule » (p. 51). Jane refuse toute pédagogie du geste dansé qui aurait pu encadrer son espace de liberté :
Un des grands privilégiés de la terre que j’intéressais me remarqua. Il voulait me faire éduquer et travailler la danse classique, ne doutant pas de faire de moi une étoile de l’Opéra. Sotte, je refusai. Ayant goûté aux joies de la liberté, je ne voulais pas l’aliéner. Au temps de ma douloureuse enfance, sous la domination de ma mère, je m’étais confusément juré de n’en jamais subir une autre. (p. 39)
Elle danse professionnellement au Moulin Rouge, au Jardin de Paris, aux Folies-Bergère, au Nouveau Théâtre, au Grand Théâtre d’Orange, lors des tournées en France et à l’étranger, entre la fin du XIXe et le début du XXe.s. Au Moulin Rouge, Jane participe pendant un moment à la fameuse quadrille naturaliste – une danse à quatre relativement codifiée, qui comporte un moment d’improvisation (appelé le « cavalier seul ») – mais cela ne lui plaisait pas : « Zidler, un jour, me demanda si instamment de faire partie du quadrille que j’acceptai enfin d’être rémunérée. Je n’y trouvais pas mon plaisir accoutumé. Il me fallait offrir aux spectateurs les pas que je dansais… J’avais un peu la sensation d’être servile en m’appliquant à plaire4 » (p. 60).
Son style vertigineux, « sans méthode et sans aucune science5 », est caractérisé par une certaine désorganisation organique qui produisait un effet visuel de démembrement (grâce aux battements et aux ronds de jambes, aux grands écarts, etc.), ce qui lui a valu le sobriquet de « Mélinite » ou « Jane la folle ». Toutefois, il est affirmé de façon presque unanime parmi les récits de l’époque qu’il y avait de l’élégance dans sa gestuelle et dans sa manière de s’habiller, un trait de distinction par rapport à d’autres cancaneuses du Moulin, comme La Goulue, Nini Patte en l’air, Môme Fromage, Rayon d’Or, Macarona, Grille d’Égout – filles que Jane Avril, non sans méchanceté, mépris et moralisme, jugeait comme « tout près de l’état de nature » (p. 50). Jane, « l’aristocrate de la danse », énumère dans ses Mémoires ses fréquentations (des artistes, des poètes, des écrivains, des journalistes) et insiste sur ses intérêts intellectuels, peut-être pour se protéger des interprétations malveillantes qui très souvent confondent les danseuses et les prostituées.
Jane entre donc dans le monde par la danse, une activité qui dévient le noyau de sa subjectivité, lorsqu’elle découvre un programme à travers lequel elle peut mettre en circulation ses puissances de vie. Sa pratique réitérée la constitue comme danseuse (d’abord subjectivement puis professionnellement), mais cela est paradoxalement vécu comme une soumission : elle ne peut pas échapper à la danse. Lorsqu’elle est « soulevée de terre » par la musique, elle est « emportée » dans un état de « folie » qu’elle ne peut pas contrôler et qui la dépasse. La danse est cette puissance « irrésistible », cet élan auquel elle « ne pu[t] résister » malgré elle, malgré sa timidité et sa pudeur, malgré sa conscience et sa morale. Même s’il y avait une dose de prudence qui l’empêchait de trop s’approcher de « l’état de nature » de ses compagnes, en gardant une certaine dignité, le tourbillon que la danse provoquait la faisait sortir d’elle-même, devenir un autre – un cabri, un chevreau, une folle. Et c’est bien grâce à ce devenir-autre qu’elle est rentrée dans la démarche géo-historique du lieu où sa vie se déroulait. La danse la faisait se dépasser elle-même et pourtant était sa raison d’être.
Dans une perspective deleuzo-guattarienne, il s’agit du désir. En questionnant les théories psychanalytiques classiques qui définissent le désir comme manque et qui envisagent sa dimension productive comme imaginaire ou symbolique, Deleuze et Guattari affirment, dans L’Anti-Œdipe, que le désir est pure positivité (il ne manque rien au désir) et producteur du propre réel. Ils proposent une nouvelle théorie du désir en définissant son fonctionnement immanent comme « machinique », dans le sens où, indépendamment d’une structure totalisante, unifiante et transcendante de l’inconscient (qu’il faudrait interpréter), le désir connecte et déconnecte des multiplicités, coupe et laisse couler des flux, dans le seul but d’intensifier les lignes de puissance qui se constituent au milieu de ces agencements machiniques. Cependant, le désir ne relie pas exactement un sujet à un objet. Leur perspective situe la question du désir dans un niveau préalable ou en-deçà du sujet et de l’objet, un niveau infra-subjectif qu’ils appellent « moléculaire ». Les éléments qui composent ce niveau – les intensités – ne sont pas des choses, des objets, des personnes ou des corps individués (réalités extensives), mais des singularités impersonnelles et pré-individuelles (réalités intensives) enveloppées dans les réalités extensives. Nous ne pouvons pas les voir, mais nous pouvons les ressentir. Dans cette perspective, donc, on remplace la formulation « je désire telle chose » par « ça désire ». Le désir n’appartient pas à un sujet et ne se dirige pas vers un objet qui viendrait combler un manque ; il (se) passe toujours entre ; « ça désire » toujours dans un ensemble, dans un agencement. Désirer, c’est créer des agencements.
Les intensités désirantes qui circulent dans le corps de Jane trouvent un bon agencement lorsque ce corps se met à danser. La danse est une pratique qui non seulement permet le passage de ce flux intensif, mais qui augmente sa puissance. C’est pour cela que Jane aime danser seule, car il s’agit de sa pratique désirante par excellence, l’expression d’une ligne chorégraphique qui se dessine dans et sur son corps au grès du moment et des agencements qui se produisent avec les intensités sonores, somatiques, lumineuses, atmosphériques. La ligne chorégraphique n’est jamais définie au préalable, malgré sa signature gestuelle, son trait de singularisation. En tout cas, ce passage, du flux intensif à la conscience d’une jeune femme du XIXe siècle, est en même temps passionnant et effrayant, vécu au niveau subjectif comme liberté et également comme une étrange soumission. Jane associe sa danse à l’animalité et à la folie. Quand elle danse, elle devient animal, sauvage ou, dans le meilleur des cas, quand elle garde encore sa forme humaine, elle devient folle.
L’historique de son passage par la Salpêtrière dans le pavillon des hystériques et épileptiques, en charge du célèbre docteur Charcot, peut renforcer l’interprétation erronée que Jane souffrait véritablement d’un trouble mental. Il faut se rappeler que Jeanne Beaudon fut diagnostiquée comme porteuse de la chorée, une maladie du système nerveux central qui provoque des contractions musculaires et, par conséquent, des mouvements involontaires et incontrôlés du tronc et des membres. Cette maladie était populairement appelée « la danse de Saint-Guy ». Toutefois, Jeanne sort de la Salpêtrière « par la porte d’avant », effectivement guérie, avec le consentement de l’équipe médicale.
Une interprétation que nous cherchons à éviter est celle, très répandue, selon laquelle Jane Avril est « une sauvée de la psychiatrie grâce à la danse » – c’est ainsi, par exemple, que Claudine Brécourt-Villars et Jean-Paul Morel la présentent dans le prologue de ses Mémoires. C’est une interprétation que le propre récit de Jane aide à construire. « Hélas ! Je fus guérie ! » est la phrase qui suit la description de sa première expérience réelle de danse au bal de la Salpêtrière, ce qui pourrait nous donner l’impression que, à son avis, c’était la danse qui l’avait sauvée. Sans nier les possibles effets thérapeutiques de la danse dans le contexte des maladies nerveuses, nous souhaitons explorer une autre interprétation.
Jane nous introduit ainsi au sujet de sa maladie : « Les multiples épreuves que depuis des années j’avais endurées devaient fatalement déclencher en moi la maladie nerveuse qui menaçait. Je fus en proie à la “danse de Saint-Guy”. Prédestination ! » (p. 24). Elle établit un lien entre sa maladie et la danse, entre la danse de Saint-Guy et sa propre danse, qu’elle découvrira plus tard. Il ne nous semble pas anodin que la maladie nerveuse provoquant des contractions musculaires involontaires dont Jane souffrait soit appelée la chorée – khoreia, en grec, désigne une danse collective et circulaire qui a donné naissance au « chœur » des tragédies. Ce terme est également à l’origine étymologique du mot « chorégraphie ». Donc, il n’est pas non plus anodin que la chorée désigne également les épidémies dansantes répertoriées en Europe au Moyen Âge6.
La relation entre la danse (supposément l’art de la maîtrise et du contrôle du corps) et la maladie nerveuse qui provoque des mouvements somatiques involontaires peut nous sembler étrange au premier abord. Toutefois, comme nous le rappelle la danseuse-philosophe Emma Bigé (2023), à chaque fois qu’on danse, dans les contextes les plus variés, on fait l’expérience de bouger et d’être bougé en même temps. En dansant, soutient Bigé, la dichotomie entre activité et passivité est mise à l’épreuve, car le sujet qui agit volontairement est celui qui subit l’action de danser. Les grecs le savaient bien. L’un des mots du grec ancien pour designer la danse – orcheomai – est un verbe qui se dit à la voix moyenne, le troisième mode verbal, qui se distingue de la voix passive et de la voix active (laquelle d’ailleurs n’existe pas dans la langue française) et qui exprime des actions faites et subies simultanément. La danse a clairement une dimension pathique (du grec pathos), qui peut être interprétée moins comme la passivité ou comme l’émotion, mais plutôt comme l’affect, le fait de devenir avec, de participer à l’émergence d’un événement transformateur7. Justement pour cette raison, la danse, à côté de la musique, est une pratique largement utilisée dans des rituels. Bouger le corps a été, depuis la nuit des temps, un programme très efficace pour arriver à la transe, pour dépasser les limites de la conscience et du corps humains, les limites de l’individu, et ainsi faire alliance avec des forces collectives, animales, minérales, végétales, spirituelles, et accéder à des dimensions surnaturelles, plus qu’humaines et divines. En tout cas, même en dehors d’un paradigme pathologique ou mystique, la danse, lorsqu’elle comporte une puissante dimension pathique, est une pratique qui favorise l’expérience de désindividualisation.
L’histoire de la civilisation occidentale représente justement une démarche de contention et de refoulement de cette puissance pathique, présente non seulement dans la danse, mais dans diverses formes de sociabilité humaine. Le logos s’impose comme logique dominante en rabaissant tous les autres récits et discours non fondés sur le principe d’identité à la catégorie de mythes. Les êtres sont déterminés selon leurs propriétés positives, la multiplicité des écarts, des variations sensibles, de multivalences et de contagions est fixée selon les catégories de plus en plus complexes des sciences modernes. Dans le socius capitalistique, le concept d’individu est l’un des piliers. En ce qui concerne l’individu humain, cela implique deux aspects majeurs. Il s’agit pour le premier de la séparation radicale entre l’être humain et la nature, qui fonde ainsi la dichotomie nature-culture et justifie une certaine appropriation de la nature (comprise comme passive) par l’homme8 de culture (compris comme actif). La nature est transformée soit en paysage, soit en ressource à exploiter, et la Terre est convertie en propriété privée. Le deuxième aspect, conséquence possible du premier, est la séparation entre l’esprit et le corps, et l’identification de l’individu humain à l’esprit. Le corps est placé du côté de la nature, de ce que l’être humain a en commun avec l’animal, tandis que ce qui le distingue en tant qu’espèce ce sont ses capacités mentales. Dans cette logique, le corps (passif) doit être contrôlé par l’esprit (actif). Plus encore les corps féminins, dans lesquels les éléments de rupture sont supposés être plus accentués.
Bien évidemment, dans ce contexte, les pratiques somatiques de désindividualisation, y compris la danse, sont perçues comme des menaces pour l’ordre social, et doivent être régulées par une politique et une esthétique. C’est-à-dire qu’elles doivent être encadrées dans des contextes sociaux spécifiques – tels que les liturgies, certaines fêtes populaires et la scène – et contrôlées par des codes formels et des pédagogies parfois très strictes, qui sélectionnent ce qui passe et ce qui ne passe pas comme danse. Dans une certaine mesure, nous pouvons lire l’histoire de l’autonomisation et de l’artification de la danse à travers ce prisme : comme encadrement politico-esthétique des manifestations collectives du soma.
En revenant à Jane, pour résumer, nous pouvons dire qu’elle a su créer tout un programme pour laisser couler les intensités désirantes qui circulaient dans son corps-en-relation, en jouant toujours avec les espaces partagés qui autorisaient et protégeaient la mise en œuvre de ce programme. À la limite, mais sans jamais se placer contre le pouvoir qui inévitablement encadrait sa subjectivité et son corps, elle a su faire sa pratique de désindividualisation au milieu de l’espace social, en bénéficiant de la protection que le statut d’art apportait à sa danse.
3. Danse et hystérie
Une question qui reste à poser est : quels sont les effets de cette danse sur les espaces sociaux où elle a lieu ? Si son corps, comme tout autre corps, est un corps-en-relation et si par la danse il se désindividualise en brouillant les frontières entre elle (son corps) et ce qui l’entoure, les intensités désirantes qui circulent ne sont pas seulement une affaire privée, mais aussi une affaire politique, micropolitique, car la relation entre l’histoire personnelle et l’histoire politique est à double sens.
Deleuze et Guattari disaient déjà cela à propos du désir. Il n’est pas simplement une affaire privée de production symbolique individuelle, mais plutôt une affaire collective de production du réel, surtout de production des formes spécifiques de grégarisme, c’est-à-dire d’organisation sociale. L’aspect le plus crucial peut-être de leur théorie réside dans l’affirmation que la production désirante s’actualise concrètement et géo-historiquement dans la production sociale. Il existe une différence de régime entre les deux, mais pas une différence substantielle de nature. La production sociale (la production d’une certaine configuration économique et politique d’une société particulière), est en réalité la sédimentation, la coagulation, la stratification de la production désirante elle-même. Le champ social, selon les auteurs, est immédiatement parcouru par les lignes de désir. Cependant, étant donné que la production désirante est chaotique et perturbe le socius en mettant en danger l’ordre et ses structures hiérarchiques, économiques et morales, d’exploitation du travail et de soumission, elle est toujours sujette à la répression. Ce qui est refoulé dans l’ordre du désir est finalement ce qui, dans la production désirante, ne peut pas passer dans la production sociale sans perturber ses structures.
Une hypothèse souvent avancée concernant le cas de Jane est la suivante : sa danse constitue une sublimation de l’attitude hystérique, qui à la fois dénonce les abus du discours et de la pratique médicale sur les corps, surtout des femmes, et participe à la création d’une esthétique exprimant les aspects du grégarisme propre au capitalisme industriel de cette époque. Il faut noter qu’en ce moment, les savoirs médicaux sur l’hystérie suscitent un grand intérêt populaire. Émilie Garrigou-Kempton (2020), spécialiste des humanités médicales, souligne que l’incapacité même des médecins à saisir cette maladie a contribué à créer un imaginaire populaire autour de l’hystérie et des hystériques, dont la production artistique s’est emparée et qu’elle a aidé à façonner9. Selon cette hypothèse, la représentation et la mise en scène de certains gestes caractéristiques des symptômes de l’hystérie, par l’opération de la mimesis, déplace la désorganisation corporelle brute du trouble nerveux à la catégorie de l’art. La représentation elle-même, ainsi que son contexte social d’exhibition, sont les facteurs qui font la bascule entre la « vrai vie » et l’art : le second abstrait des éléments du premier et, en les rendant visibles sur scène, en les montrant, joue un rôle politique.
Malgré l’ingéniosité de cette hypothèse, à notre avis, partir de la mimesis pour analyser les effets politiques d’une danse renforce une posture théorique concernée primordialement par le facteur d’exposition ou le régime de visibilité de l’art chorégraphique. À partir d’une analyse somatique, nous voulons surtout comprendre ce qui se passe en deçà de la représentation : une disruption physique et infra-physique qui a lieu d’abord dans l’espace corporel de Jane (et pas seulement sur sa surface visible) et qui se distribue dans son milieu à travers les agencements produits dans et par ses gestes. Il ne s’agit pas de nier ni l’opération de la mimésis, ni sa force politique, mais simplement de souligner que la danse, en tant que modalité spécifique d’art qui engage particulièrement les corps, peut nous informer sur et nous donner accès aux opérations somatiques qui ancrent les opérations de représentation. Donc, les effets de mimésis, bien que présents, sont secondaires par rapport aux effets somatiques qui les sous-tendent.
Curieusement, si nous examinons de plus près l’histoire de l’hystérie, nous pouvons identifier un point de convergence avec l’histoire des discours sur la danse, en ce qui concerne le rapport entre le corps et le regard. Autrement dit, tout comme les corps des hystériques, les corps des danseuses ont également été l’objet d’une violence historique (et sexiste) du regard.
Comme l’indique Nicolas Brémaud (2015), il a toujours été difficile de définir l’hystérie dans l’histoire des savoirs médicaux. Bien qu’elle ne figure plus dans la classification internationale des maladies publiée par l’OMS, le terme est toujours utilisé dans le discours psychanalytique pour désigner une modalité particulière du rapport du sujet à son propre désir. Jean-Martin Charcot fut une figure centrale de l’histoire de l’hystérie, connu pour ses efforts de placer ce trouble dans la catégorie des maladies neurologiques (siégé dans le cerveau, et non dans l’utérus, comme l’indique son étymologie et comme le défendaient certaines théories précédentes). En tant que neurologue et concerné par sa nosographie, Charcot aborde l’hystérie à travers la méthode anatomo-clinique et produit une œuvre descriptive de sa symptomatologie à partir d’un travail d’observation minutieuse et exhaustive des corps majoritairement féminins des hystériques. Ses cours magistraux à la Salpêtrière sont bien connus, de même que sa démarche de mise en spectacle des corps de ces femmes devant un public majoritairement masculin. Pour circonscrire l’ensemble des manifestations somatiques visibles dans la typologie d’une maladie neurologique bien définie, Charcot met en œuvre une « clinique du regard » (Brémaud, 2015, p. 489) sans donner aucune place à la parole des hystériques10.
Dans une autre perspective, Freud représente la « clinique de l’écoute ». C’est par l’écoute attentive des paroles des souffrantes qu’une dimension très importante de ce trouble a été révélée : l’aspect inconscient de la production du symptôme. Peu intéressé par la sémiologie de l’hystérie ou par la nosographie, Freud cherchait à comprendre son sens en portant son attention plutôt sur la production inconsciente du fantasme, dont les symptômes sont les signes visibles. Donc, avec Freud, l’intérêt se déplace de la réalité visuelle à la réalité psychique de l’hystérie, et le symptôme devient l’objet d’un travail de traduction, de décodage et d’interprétation : l’analyste s’emploie à réorganiser et à donner cohérence à un discours qu’il écoute attentivement, mais qu’il considère décousu et lacunaire (Showalter, 1993, p. 26). Malgré les évolutions apportées à la théorie par ses successeurs, notamment par Lacan (la relation de l’hystérie avec le désir, le désir de l’autre, et le désir de savoir), dans l’approche psychanalytique, la question du discours demeure centrale : les gestes du corps et la parole lacunaire des hystériques expriment un discours inconscient qu’il faut absolument interpréter. La relation de pouvoir-savoir est ici évidente : le corps, notamment le corps féminin, est assujetti à un discours savant, principalement masculin, qui prétend en dire sa « vérité ».
Comme nous l’avons vu, la critique de Deleuze et Guattari à l’égard de la psychanalyse porte précisément sur l’aspect de théâtralité que les théories attribuent à l’inconscient et sur la démarche interprétative qu’ils présupposent. En envisageant la libido au-delà et en deçà de la représentation symbolique et de la production du fantasme à déchiffrer, ils défendent un concept constructiviste du désir comme agencement – « l’inconscient n’est pas un théâtre, mais une usine », répètent-ils à maintes reprises. Ses effets ne sont pas exclusivement psychiques, mais matériels : le désir machine le réel, il produit des corps, des corps sociaux. Plutôt que de se demander « qu’est-ce que cela veut dire ? », il est plus intéressant de se demander « comment cela fonctionne ? » – ce qui évite au moins de parler à la place de l’autre, en son nom.
En cherchant à redonner un corps au désir et en suivant les traces d’Antonin Artaud, Deleuze et Guattari désignent le corps sans organes comme « le champ d’immanence du désir, le plan de consistance propre au désir11 » (Deleuze, Guattari, 1980, p. 191). En ce qui concerne le corps humain, avant la production du symptôme et du fantasme, il y a la production du désir lui-même, qui prend corps en s’exprimant par un sentir. Avant la représentation (image), avant l’interprétation (parole), il y a la sensation. « Je ressens » – c’est cela qui est premier dans le désir. Il ne s’agit pas d’un sentiment ou d’une émotion, mais du ressenti des agencements du désir, des rencontres intensives et du passage des flux d’intensités. Le corps sans organes est précisément ce corps peuplé de sensations ou, en d’autres termes, un certain état somatique qui se compose et s’exprime en fonction des sensations.
Le corps que Deleuze et Guattari redonnent au désir n’est pas un corps organique extensif, mais un corps intensif – et c’est par là que nous voudrions revenir de l’hystérie à la danse. Or, l’approche somatique vise également à redonner un corps intensif à la danse, à affirmer une sorte de profondeur de ce corps qui dépasse à la fois la surface de visibilité et la couche abstraite de signification qui ne cessent pas de l’envelopper. Car la danse ne produit pas seulement des images dynamiques (symptômes) pouvant être interprétées par les discours savants qui prétendent dire la « vérité » sur le corps des autres, dans un clair rapport de pouvoir-savoir (attitude d’analyse12). La danse produit d’abord des sensations somatiques, dans les corps qui dansent et qui sont dansés. Et, dans l’immanence de ces sensations, la danse produit les corps eux-mêmes (le bout d’espace) où ces sensations ont lieu. À notre avis, c’est précisément là l’effet politique de la danse : elle est une activité productrice de corps, l’objet central de la politique.
Mais quel type de corps la danse produit-elle ? Quel type d’espace corporel transindividuel ? Comme nous l’avons vu, la danse comporte une puissance de désindividualisation et de devenir. L’organisme (l’organisation qui distribue, différencie et hiérarchise les zones du corps selon des fonctions définies) est le point de départ de la danse, le matériau brut qui sera transformé, mais ce n’est pas ce qu’elle produit. Le paradoxe de la danseuse est que seulement en maîtrisant le fonctionnement de l’organisme elle peut le désorganiser prudemment. C’est une question de technique : elle doit travailler les conditions organiques de l’émergence d’une poétique, tout en dépassant ces mêmes conditions. L’affirmation de Jane Avril qu’elle dansait « sans méthode et sans aucune science » n’est pas tout à fait exacte. On ne peut pas lever les jambes comme elle le faisait sans aucune technique, même s’il agit d’une technique non systématisée dans une pédagogie conventionnelle. Jane déstabilisait l’attitude « naturelle » et organique de son corps (les jambes, pour marcher ; le bras, pour prendre des objets, etc.), en créant des agencements gestuels à première vue anatomiquement incompatibles et ainsi les transformant en matière brute de sa poétique gestuelle, au service de l’événement de la danse, au service d’un désir qui circule – désir de danser, désir de la danse. Ce désir impersonnel, que n’est pas le désir de Jane mais un désir qui transite dans son corps et qui la met en mouvement, Jane le ressent par le biais des sensations qui ont lieu dans l’espace de son corps-en-relation. Quand Jane danse, elle défait momentanément son organisme, transformant son corps en un espace transindividuel peuplé des sensations.
La danse exprime le désir de retrouver le plan d’immanence du corps, c’est un vrai programme pour le faire. Et trouver le plan d’immanence du corps est déjà une action politique, car cela implique de libérer des puissances désirantes anarchiques des structures sociales qui les capturent, de libérer le corps de l’organisme et de lui donner un autre usage en dehors des fonctions économiques et des identités morales qui lui sont attribuées. Bien évidemment, il ne s’agit pas d’un programme facile, car les puissances désirantes peuvent facilement être capturées dans de nouvelles structures sociales rigides ou de nouveaux rapports de pouvoir. L’histoire de la danse est l’histoire de cette bataille entre les forces de libération des puissances somatiques et les forces de leur encadrement dans des esthétiques, des techniques et des pédagogies qui les limitent.
La danse de Jane se situe dans la zone où cette bataille a lieu : elle représente un espace ou le désir s’agence et s’intensifie, en s’échappant, avec prudence, des captures trop enfermantes et des lignes de fuite trop dangereuses. Elle se situe au milieu d’un espace social partagé, l’espace des bals publics, des théâtres et des cafés-concerts, comme une zone de communication, de communion et de contagion. La danse de Jane exprime le zeitgeist de son époque, mais elle le co-constitue également. Jane ne dansait pas pour actualiser un programme de déconstruction esthético-politique particulier, mais en dansant, elle mettait en œuvre, selon les mots d’Agamben, une puissance destituante : elle rend inopérant un pouvoir, une fonction, une opération, « sans simplement le détruire, mais en libérant les potentialités qui étaient restées en lui inactivées pour en permettre un usage différent » (Agamben, 2016, p. 1328).
4. Conclusion
Ce texte peut être considéré comme une spéculation philosophico-chorégraphique située, en partant du cas précis de l’artiste Jane Avril, pour réfléchir à la manière dont l’activité de danser peut participer aux processus de production des subjectivités et de production sociale, c’est-à-dire aux micropolitiques de la danse. En adoptant une approche somatique, nous proposons de réfléchir d’abord aux effets que la danse provoque au corps de Jane, à la manière dont elle le produit et le transforme, nous éloignant ainsi d’une perspective de la danse comme simple mise en scène ou opération mimétique.
Nous avons vu qu’un des effets provoqués par la danse est la désindividuation. Il n’est pas surprenant que, historiquement, la danse ait été rapprochée de la folie. Par son caractère pathique, elle ouvre le corps à son dehors et permet la circulation des intensités qui défient les structures sociales. La théorie du désir de Deleuze et Guattari nous a permis de comprendre les rapports entre les intensités qui peuvent circuler dans les corps dansants, y compris le corps de Jane, le désir et les sensations. À notre avis, la transformation que la danse peut opérer sur un corps organique extensive et individuel a un effet politique intrinsèque. Tout d’abord, car la danse fonctionne comme une critique immanente et performative de l’individualisme caractéristique de la modernité et du système politico-économique capitaliste, qui s’efforce de façonner les subjectivités comme des entités autonomes et auto-gérées. Ensuite, car elle représente une pratique d’esquive des encadrements qui limitent excessivement les agencements du désir, surtout ceux qui sont vécus au niveau somatique – même si elle peut toujours retomber dans des schémas qui renforcent encore davantage les cadres préétablis.
C’est donc à partir de cette hypothèse que nous nous interrogeons : la danse de Jane Avril actualise-t-elle effectivement cette puissance politique intrinsèque à la danse, ou retombe-t-elle dans des schémas préétablis, renforçant ainsi l’esthétique et la gestion dominantes du corps à son époque ? En parcourant son histoire personnelle, nous avons fait un détour par l’histoire de l’hystérie, car cela nous a aidé à formuler une opération dont la danse et surtout les danseuses ont également été victimes : une certaine violence du regard vis-à-vis des corps en mouvement. Nous avons conclu que la danse de Jane comporte une puissance destituante, libérant les potentialités somatiques inactives en leur donnant un usage différent, sans détruire les codes esthético-politiques de son époque, sans s’opposer directement aux pouvoirs constitués. Cet usage différent lui permet à la fois de libérer les agencements du désir et de créer un espace de rencontre où ils peuvent circuler et s’intensifier ; ainsi, sa contre-conduite existentielle et artistique peut être vue comme une contre-conduite également politique, ou plus exactement micropolitique.