La figure d’Hélène, l’une des plus célèbres de la mythologie grecque, a toujours suscité l’intérêt des artistes et des philosophes1. Bien que sa fortune ne puisse rivaliser avec celle d’autres figures (Backès, 1984, p. 5), la quantité de réécritures et de lectures la concernant, parfois radicalement divergentes, est tout à fait impressionnante. Si nous souhaitions dégager la véritable identité de ce personnage, ne serait-ce qu’au cours de l’Antiquité, nous nous retrouverions face à une tâche téméraire. Hélène est un spectre, une image changeante et capricieuse, une apparence exceptionnellement malléable. Pourtant, malgré cette fluidité la caractérisant, un aspect en particulier demeure stable : par sa beauté, Hélène est incontestablement et sans cesse l’élément déclencheur de la guerre la plus légendaire qui soit : « What makes the Trojan War story distinctive, despite its countless permutations over time, is the fact that it is always caused, somehow, by Helen as the embodiment of female beauty » (Blondell, 2013, pp. 27-28). Ainsi, au-delà de toute barrière temporelle, cette héroïne devient par la suite un point de départ pour entamer un discours tant sur des questions politiques, comme celles de la guerre et de la paix, que sur des questions esthétiques, comme celles du beau et du sublime.
Dans le cadre de notre étude comparatiste, nous nous pencherons sur deux réécritures qui reflètent bien cette complexité, cette double possibilité : celle de Jean Giraudoux, dans La Guerre de Troie n’aura pas lieu (1935), et celle d’Albert Camus, dans L’Exil d’Hélène (1948). Tout en partageant une même admiration pour la pensée2 et la mythologie grecques3, les représentations des deux auteurs présentent des différences. Giraudoux, profitant de toute la richesse de la tradition, donne vie à une Hélène sublime4, à une créature miroir qui, otage du destin et de la stupidité humaine, finit par déclencher une guerre : « ULYSSE : Elle [Hélène] est une des rares créatures que le destin met en circulation sur la terre pour son usage personnel » (Giraudoux, 1982,p. 547). Camus, optant pour une tradition qui remonte jusqu’à Gorgias et Isocrate, fait d’Hélène le symbole de la beauté et de la mesure5 : « Nous avons exilé la beauté, les Grecs ont pris les armes pour elle » (Camus, 2008a, p. 597).
Cette distance s’explique par un contexte historique et politique qui, malgré le faible écart temporel, est tout à fait distinct : entre La Guerre de Troie n’aura pas lieu et L’Exil d’Hélène, la Seconde Guerre mondiale a eu lieu. Giraudoux conçoit et écrit sa pièce avant la catastrophe, dans un moment de turbulence politique (le pouvoir d’Hitler est en plein essor, Mussolini tente de lancer son plan colonial, les autres nations sont prises au dépourvu) et avec l’intention de conjurer un conflit qui, à défaut d’une diplomatie efficace et pacifique (Giraudoux souligne déjà, et à plusieurs reprises, l’échec de Versailles6), semble de plus en plus inéluctable. Camus écrit son essai après la catastrophe, dans une volonté de reconstruction et de réorientation (les menaces du communisme stalinien et, donc, d’une nouvelle guerre mondiale sont bien réelles), sous le signe de la beauté et de la lumière grecque : « Dans la renaissance civilisationnelle à laquelle l’écrivain aspire à cette période, ce texte fait de la beauté naturelle, célébrée par les Grecs, une valeur originelle, une source à laquelle puiser pour “rebâtir” l’homme » (Lager, 2022, p. 271).
Outre illustrer les particularités des deux Hélène (d’une part la sublime Hélène de Giraudoux et d’autre part la belle Hélène de Camus), les pages qui suivent veulent aussi montrer comment ces auteurs finissent tout de même par se rejoindre et par faire de l’héroïne grecque un véritable vecteur de paix. Si l’interprétation de l’Hélène camusienne se révèle claire et sans ambiguïté (le choix du genre de l’essai y joue un rôle évident), celle de Giraudoux apparaît plus complexe : à travers la mobilisation du sublime, provoquant dans la pièce l’éclat de la guerre, le dramaturge semble inviter ses contemporains à une dialectique de la conciliation. Ainsi, Giraudoux se tourne vers une politisation du sublime ou vers une esthétique du sublime exerçant une influence sur la sphère politique : dans ce cas une sphère politique hantée par les intérêts particuliers et par la soif de totalité.
1. La sublime Hélène
Pour qu’il soit possible de saisir toute la singularité de l’Hélène de Giraudoux, il est donc fondamental de faire appel à une notion comme celle de sublime7.
Selon Jean-François Lyotard, qui entreprend sa réflexion esthétique à partir de l’esthétique kantienne, le sublime, un mélange ambivalent de plaisir et de souffrance (ou de plaisir qui suit à un moment de souffrance) est, contrairement au beau, issu du contact subjectif avec l’imprésentable (ce qui est privé de forme, de limite), avec quelque chose (ou mieux un évènement) qui peut aboutir sur un concept sans pour autant impliquer les capacités, l’imagination nous permettant de l’exemplifier, de l’expliquer : « Ce qui éveille […] le sentiment sublime […][c’est] de la grandeur, de la force, de la quantité à l’état pur, une “présence” qui excède ce que la pensée imaginante peut saisir, d’un coup, en une forme – ce qu’elle peut former. […] La violence sublime est comme la foudre. Elle court-circuite la pensée avec elle-même » (Lyotard, 2015, pp. 56-57). Le sublime correspond au refus de l’unité et de la simplification : il se range plutôt du côté du désaccord, de la révolution : « Le sentiment sublime n’est, à cet égard, que l’irruption, dans et à la pensée, de ce sourd désir d’illimitation. La pensée “passe à l’acte”, elle “acte” l’impossible, elle “réalise”, subjectivement, sa toute-puissance » (p. 58). Le sublime joue aussi un rôle dans le monde politique : en tant que politique du sublime, vouée à la terreur et au totalitarisme (Lyotard, 1986a, pp. 112-113), ou en tant qu’esthétique du sublime en politique8.
L’Hélène de Giraudoux est une véritable enseigne du sublime, du sans forme, de l’imprésentable. Cette créature, dont l’auteur diffère l’apparition au maximum (Acte 1, Scène 7), échappe à toute tentative de définition. L’excès (et donc échec) herméneutique qui frappe les personnages de la pièce, chacun avec sa propre vision unique et inconciliable, manifeste toutes les limites de l’imagination humaine. Le désaccord qui plane sur la figure d’Hélène fait parfaitement écho à Lyotard, car le sublime, en contraste avec le beau, ne se fonde pas sur un consensus : « une esthétique de la dénaturation, vient briser le bon ordre de l’esthétique naturelle et suspendre la fonction qu’elle assume dans le projet d’unification (Lyotard, 2015, pp. 56) ».
Ainsi, Pâris considère Hélène comme une « une très gentille personne » (Giraudoux, 1982, p. 490) et, plus tard, comme « une gentille petite gazelle9 » (ib.). Pour Hector, il s’agit d’une femme comme une autre, « une femme jeune qui rajuste sa sandale » (p. 95) et qui a « deux fesses charmantes » (p. 496). Pour Priam, c’est « une espèce d’absolution » (p. 497), c’est celle qui a réintroduit à Troie le pardon, la revanche, l’avenir. Pour le Géomètre, il s’agit de l’image de la mesure, de celle qui a donné au paysage « son sens et sa fermeté » (ib.). Selon Demokos, le démagogue et le propagandiste de la ville10, Hélène est un symbole de la beauté et de l’amour, un symbole qui semble aussi faire écho à « l’intelligence, l’harmonie, la douceur » (p. 496). Pour les vieux débauchés de la ville11, qui assistent à son passage comme des animaux congestionnés, Hélène correspond plutôt au désir luxurieux de la chair : « CASSANDRE : Beau spectacle. Les barbes sont blanches et les visages rouges. […] Les voilà qui se penchent tout d’un coup, comme les cigognes quand passe un rat » (p. 493). Pour les femmes de Troie, plus lucides que les hommes, Hélène est une petite femme, « une blonde » (p. 496), un reflet de la stupidité et de l’ignorance masculine : « HÉCUBE : Je vais vous le dire, moi, ce qu’est la femme. […] C’est très simple. Voilà cinquante ans que je suis une femme et je n’ai jamais pu encore savoir au juste ce que j’étais » (p. 499). Avec les Grecs aux portes de la ville, Démokos et Hécube, pourtant si différents, semblent enfin s’accorder sur une interprétation ultérieure et presque définitive : le visage d’Hélène est celui de la guerre. Faire d’Hélène le symbole de la guerre revient à relancer, une fois de plus, sa puissance sublime : de ce point de vue, dans Critique de la faculté de juger, Emmanuel Kant considère que la guerre a en soi quelque chose de sublime, notamment « lorsqu’elle est conduite avec ordre et dans le respect sacré des droits civils » (Kant, 1985, p. 1033). Une telle richesse d’interprétations et de lectures font de La Guerre de Troie n’aura pas lieu « un texte polyphonique » (Body, 2015, p. 15), un texte qui s’ouvre aussi à une tradition de réécritures et de lectures différentes : Hélène se prophétisant elle-même « avachie, édentée, suçotant accroupie quelque confiture dans sa cuisine ! » (Giraudoux, 1982, p. 532) est un clin d’œil évident à l’Hélène de Pierre de Ronsard.
L’Hélène de Giraudoux est une créature double et insaisissable, une créature présente seulement si distante ; pour citer Pâris : « l’absence d’Hélène dans sa présence vaut tout » (p. 491). Cette distance serait-elle la prémisse du sublime qu’elle dégage ? Hélène créerait-elle le même effet (d’imagination débordée) qu’un observateur peut éprouver lorsqu’il regarde l’arête de la pyramide ou l’intérieur de Saint-Pierre ? « Comme le regard sur l’arête de la pyramide ou l’intérieur de Saint-Pierre peut l’être s’il se trouve à une distance telle qu’il ne peut pas “comprendre” d’un coup ce qu’il peut “composer” par la suite » (Lyotard, 2015, p. 104). L’absence d’Hélène est aussi une absence intellectuelle et émotionnelle : du moins initialement12, elle semblerait être un simple récipient vide, un monstre de passivité, un être réifié. Sa première apparition est tout à fait révélatrice : en plus d’adapter son discours à la volonté de son interlocuteur (Pâris et Hector dans ce cas13), l’héroïne fait preuve d’une carence de curiosité, de sentiments, d’empathie. Chez elle la Grèce se résume à « beaucoup de rois et de chèvres éparpillés sur du marbre » (Giraudoux, 1982, p. 505). Non seulement elle n’a jamais bien vu Ménélas, mais Pâris aussi lui est quasiment indifférent (elle l’adore, elle ne l’aime pas) : ce qu’elle préfère c’est d’avoir des hommes à « frotter contre soi comme des grands savons » (p. 507). Bien qu’elle puisse voir dans l’avenir le bain de sang provoqué par le guerre imminente, Hélène ne ressent aucun type compassion pour les troyens : ses yeux sont aveugles à la souffrance (p. 508). La cécité attribuée à Hélène, qui se répand ensuite sur autrui, ne fait que l’éloigner de tout ce qui est humain, que renforcer son caractère particulier, sublime.
L’insaisissabilité et la duplicité d’Hélène sont corroborées par l’apparition du motif du miroir : Hélène porte avec soi le miroir du monde, du destin, de la force des choses : « HECTOR : Par quelle divagation le monde a-t-il été placer son miroir dans cette tête obtuse ? » (p. 510). La plume de Giraudoux arrive à créer une Hélène moderniste (pour Lyotard le modernisme participe au sublime), une figure caractérisée par une identité fragmentée et conditionnée par le regard d’autrui. Pour utiliser une terminologie pirandellienne, que Giraudoux a certainement pu croiser14, la personne cohérente, que les écrivains et les dramaturges s’amusaient auparavant à mettre en scène, laisse la place au masque, au personnage incohérent et incomplet de la modernité post-freudienne ou post-nietzschéenne (Luperini, 2015, p. 66). Ce ne pas un hasard si, malgré les nombreuses divagations sur la beauté d’Hélène, il est impossible de repérer dans le texte des détails précis sur son apparence.
La Guerre de Troie n’aura pas lieu, que certains critiques ont pu interpréter comme une œuvre pessimiste ou désespérée (Giraudoux, 1982, p. 1498), est dans son essence profondément humaniste : « – Je m’attache à dénombrer ces forces obscures et à leur enlever ce qu’elles ont d’obscur, à les montrer en pleine clarté. Je fais mon métier : aux hommes qui m’écoutent, si je les ai convaincus, d’agir contre elles, de les briser » (Giraudoux, 1935). Avec la montée au pouvoir d’Hitler et le début de la campagne de Mussolini en Éthiopie, Giraudoux, en 1935 (année de conception et de sortie de la pièce), tente aussi de conjurer la déflagration de la Seconde Guerre mondiale, désormais dans l’air du temps. La richesse d’allusions anachroniques à l’actualité politique rend ce dessein plus que manifeste : l’intervention du juriste Busiris (Acte II, Scène V15), qui dans la pièce représente une diplomatie inepte et incapable de prendre le parti de la paix, rappelle la conférence de Stresa (1935) et, dans la même année, la désignation de M. Nicolas Politis (les deux noms manifestent une ressemblance évidente) comme expert neutre afin de résoudre les tensions entre l’Italie et l’Abyssinie (Graumann, 1978, pp. 29-34) ; en train de dialoguer avec Hector pour la paix, Ulysse fait aussi une allusion évidente à la théorie hitlérienne de l’espace vital (Lebensraum) : « Les autres Grecs pensent que Troie est riche, ses entrepôts magnifiques, sa banlieue fertile. Ils pensent qu’ils sont à l’étroit sur du roc » (Giraudoux, 1982, p. 546).
Choisir de représenter tout ce qui est à l’origine de la guerre de Troie – en particulier l’impuissance de l’Homme par rapport au destin et par rapport au sublime d’Hélène – revient à pointer du doigt un phénomène qui risque de se reproduire dans le présent, à réaliser un portait d’une civilisation au bord du gouffre, à faire de son mieux pour redresser le chemin de l’Histoire ou pour briser sa circularité. Si dans La Guerre de Troie n’aura pas lieu il y a du désespoir, il s’agit d’un désespoir engagé, responsable. Dans cette même optique, Henri Gouhier parle d’un « regard désespéré » comme « suprême ressource contre le désespoir » : « On veut se demander si ce regard désespéré sur le monde actuel n’est pas une suprême ressource contre le désespoir. Faire de la lucidité une puissance magique, prévenir la catastrophe en détruisant d’avance son mystère, détraquer les jouets du destin en essayant d’être des hommes » (Gouhier, 1935). Un tel exercice de lucidité passe par Hélène et par l’emploi d’une véritable esthétique du sublime, une esthétique qui, de manière révolutionnaire, vise à créer dans le spectateur un soupçon, une remise en cause des modèles dominants ainsi qu’un refus de l’égoïsme se cachant dans l’univers politique (Lyotard, 1988, p. 71).
2. La belle Hélène
L’Exil d’Hélène constitue une prise de position contre les dérives de la civilisation moderne, une civilisation qui aurait choisi de chasser la beauté au profit de la « totalité » et de la « démesure » : « Notre Europe […], lancée à la conquête de la totalité, est fille de la démesure » (Camus, 2008a, p. 597). Avant d’arriver à un lyrisme s’éloignant de l’abstraction du simple pamphlet (Lager, 2022, p. 284), l’essai de Camus aborde la diffusion massive (en France comme en Europe) d’un rationalisme historiciste qui, en faisant coïncider la morale avec le devenir de l’histoire, aurait débouché sur le nihilisme et « l’élargissement de la terreur » (Camus, 2008a, p. 177). Lorsqu’il parle d’historicisme, Camus vise surtout l’utopie communiste, de plus en plus puissante depuis le succès soviétique dans la Seconde Guerre mondiale. En effet, Camus, influencé par la déclinaison russe du communisme, voit dans l’idéologie communiste une idéologie légitimant la violence, le mensonge et l’utilisation de la terreur :
Car la terreur ne se légitime que si l’on admet le principe : “La fin justifie les moyens.” Et ce principe ne peut s’admettre que si l’efficacité d’une action est posée en but absolu, comme c’est le cas dans les idéologies nihilistes […] ou dans les philosophies qui font de l’histoire un absolu (Hegel, puis Marx : le but étant la société sans classes, tout est bon qui y conduit) (Camus, 2006b, p. 441).
Repérant une logique dans l’histoire et prophétisant l’arrivée d’un paradis sans classes ni conflits, la pensée de Marx, que Camus examine dans L’Homme révolté (1951), justifierait aussi le réalisme politique et la formation d’un état terroriste comme celui de Staline. La poursuite de l’unité se transformerait en imposition de la totalité.
Dans le cadre de ce discours, Hélène devient métaphore d’une beauté pure (en particulier celle de la nature et des paysages16) qui nous ramène directement à la Grèce et à une conception faisant de celle-ci un principe indispensable à la vie : « Aucun peuple ne peut vivre en dehors de la beauté. Il peut quelque temps se survivre et c’est tout » (Camus, 2006b, p. 993). D’autant plus que pour une esthétique si sensible à l’influence de la philosophie platonicienne comme celle de Camus (Barilier, 1985), la beauté est indissociable de la morale et de la vérité. C’est pourquoi L’Exil d’Hélène consacre beaucoup d’espace à des questions telles que celles de la justice, de la mesure et de la limite : « La pensée grecque s’est toujours retranchée sur l’idée de limite. Elle n’a rien poussé au bout, ni le sacré, ni la raison, parce qu’elle n’a rien nié, ni le sacré, ni la raison » (Camus, 2008a, p. 597). Platon est aussi mentionné de façon explicite : Camus le perçoit comme le « vrai rival » de Hegel, comme celui qui, contrairement à ce dernier (mauvais demiurge de la civilisation moderne ainsi que source d’inspiration de la pensée communiste17), a réussi à se placer entre le oui et le non, à ne pas se cantonner à un extrême : « Platon contenait tout, le non-sens la raison et le mythe (p. 599) ».
Étant donné la réputation équivoque qui est rattachée à Hélène, Pierre-Louis Rey se demande justement pourquoi le choix de Camus est tombé, parmi tant d’autres possibilités, sur cette figure particulière de la mythologie grecque. L’écrivain fonde-t-il son appel à la beauté sur la simple beauté physique d’Hélène (p. 1327) ?
Plusieurs explications sont envisageables. Une première piste est celle de la tradition : effectivement, Camus semble avoir été influencé par toute une tradition qui fait d’Hélène la fille de Zeus et de Némésis, déesse de la justice et de la mesure sous l’égide de laquelle Camus espérait accomplir son dernier cycle (le cycle de Némésis) : « Le troisième étage, c’est l’amour : le Premier Homme, Don Faust. Le mythe de Némésis » (Camus, 2008b, p. 1245). Le représentant principal de cette tradition est Pausanias (Description de la Grèce) : « Je dirai d’abord pour en faciliter l’intelligence, qu’Hélène était, suivant les Grecs, fille de Némésis, et que Léda fut sa nourrice et l’éleva. Mais ils s'accordent tous à lui donner pour père Jupiter (Zeus) et non Tyndare » (Pausanias, 1814). Ainsi, l’écrivain, en plus de “blanchir” la figure d’Hélène, affirme une fois de plus la connexion entre beauté et justice, beauté et morale.
Le fait que le mythe d’Hélène reconduise inévitablement au problème de la guerre constitue un autre facteur pouvant expliquer la décision de Camus. L’année de rédaction de L’Exil d’Hélène, 1948, est une année cruciale : si la Seconde Guerre mondiale vient de s’achever, l’éventualité d’un nouveau conflit (nucléaire cette fois-ci), étant donné la tension croissante entre le bloc occidental et le bloc soviétique, n’est pas si invraisemblable. Dans Ni victime ni bourreaux, conscient du grand progrès technologique des dernières années, Camus prévoit l’éventuel déroulement d’une telle guerre : « J’accorderai encore, ce que je ne crois pas, que la guerre puisse ne pas être atomique. Il n’en reste pas moins que la guerre de demain laisserait l’humanité si mutilée et si appauvrie que l’idée même d’un ordre y deviendrait définitivement anachronique » (Camus, 2006b, p. 447). La tragédie qui en découlerait pousse Camus à exiger la paix, une renaissance permettant à l’Occident de sortir, par le biais de la beauté, du nihilisme ayant marqué sa génération18.
La représentation camusienne de la figure Hélène, étant celle-ci le symbole parfait de la beauté et de la mesure, ne peut que rappeler celle de certains personnages de La Guerre de Troie n’aura pas lieu : notamment Priam, le Géomètre et Démokos. En réalité, si nous adoptons un regard plus attentif, les ressemblances ne sont que partielles. Quoiqu’ils chantent les louanges de tout ce qui est idéal (la beauté au-dessus de tout), ces personnages manifestent d’autres prédilections : celle de la guerre, surtout. En d’autres termes, le concept de beauté subit une déformation : au lieu d’être fin, elle devient moyen. Lors de la grande scène collective où Hector tente de convaincre son père de laisser partir Hélène, l’éloge que Priam fait de la guerre dépasse celui sur la beauté (la guerre serait même cause de la beauté, sinon de tout sens) :
PRIAM : Mais savez-vous pourquoi vous êtes là, toutes si belles et si vaillantes ? C’est parce que vos maris et vos pères et vos aïeux furent des guerriers. S’ils avaient été paresseux aux armes, s’ils n’avaient pas su que cette occupation terne et stupide qu’est la vie se justifie soudain et s’illumine par le mépris que les hommes ont d’elle, c’est vous qui seriez lâches et réclameriez la guerre. Il n’y a pas deux façons de se rendre immortel ici-bas, c’est d’oublier qu’on est mortel (Giraudoux, 1982, p. 501).
Le discours de Camus, tout en invitant à prendre les armes en faveur de la beauté (comme les Grecs l’ont déjà fait pour Hélène), aspire à la paix et à la conciliation ; c’est pourquoi les dernières lignes de L’Exil d’Hélène, citant Eschyle, se placent sous le signe du calme et de la sérénité : « “âme sereine comme le calme des mers”, la beauté d’Hélène (Camus, 2008a, p. 601). » Sans se dédouaner de ses responsabilités en tant que citoyen en temps de conflit, Camus considère la guerre comme quelque chose de tout à fait inexcusable : « Rien n’est moins excusable que la guerre et l’appel aux haines nationales » (Camus, 2006b, p. 888). L’idée de la beauté vient constituer un bouclier contre la guerre et contre ces idéaux qui, au lieu de défendre la paix, favorisent la poursuite de la guerre. Dans L’Homme révolté, Camus fait de la beauté un fondement de la révolte et de tout révolution positive : « La beauté, sans doute, ne fait pas les révolutions. Mais un jour vient où les révolutions ont besoin d’elle » (Camus, 2008a, p. 299). Camus se place donc dans la lignée de Gorgias (Éloge d’Hélène19) et d’Isocrate (Éloge d’Hélène20), qu’il cite aussi dans ses Carnets21. L’Exil d’Hélène aborde l’héroïne grecque à l’instar d’une créature sans tâche, innocente : « Hélène n’est pas coupable mais victime des dieux. Après la catastrophe elle reprend le cours de sa vie » (Camus, 2006b, p. 1083).
Conclusions
Comme nous avons pu le constater, les deux réécritures ici abordées présentent des différences et des analogies très importantes. L’Hélène de Giraudoux, avec son identité fluctuante et ses facultés dépassant les limites de l’imagination, rejoint la notion de sublime : elle constitue « une “présence” qui excède ce que la pensée imaginante peut saisir, d’un coup, en une forme – ce qu’elle peut former » (Lyotard, 2015, p. 56). L’Hélène de Camus, avec son identité fixe et avec son caractère à la portée humaine, rejoint la notion d’une beauté qui, comme chez Platon, se lie au bien, à la proportion et à la vérité. La puissance sublime de l’Hélène giralducienne, mise dramaturgiquement en situation, contribue à l’éclat de la guerre ; la beauté de l’Hélène camusienne, insérée dans un essai lyrique ainsi que philosophique et politique, se révèle un modèle contribuant à la paix et au bonheur. En apparence si opposées, ces deux récritures se rejoignent dans leur finalité : Giraudoux et Camus, plus pacifiques que pacifistes, prennent position contre la guerre et contre ces idéologies la provoquant, l’incitant. Une finalité qui est atteinte à travers des moyens différents : Camus opte pour une esthétique de la beauté, Giraudoux opte pour une esthétique du sublime. Tout en refusant l’idée d’art engagé, l’esthétique adoptée par Giraudoux, notamment en lien avec le personnage d’Hélène, touche et veut toucher au politique. La réflexion de Lyotard, qui distingue de manière nette esthétique du sublime et sublime en politique, nous aide à comprendre le double mouvement de Giraudoux : « Quant à une politique du sublime, il n’y en a pas. Elle est seulement la Terreur. Mais dans la politique, il y a une esthétique du sublime. Les acteurs, les héros, du drame politique sont toujours suspects et devront toujours être suspectés d’obéir à des motifs particuliers et intéressés » (Lyotard, 1986a, pp. 112-113).