Comment ne pas brûler éternellement du désir de désirer ? Je ne veux pas être apaisé.
Hélène Cixous.
Ho… Il se voit que tu m’as fréquenté. Ce style-là me paraît tout méphistophélique, monsieur l’Auteur ! En somme, le style… c’est le diable !
Paul Valéry.
Introduction
Le théâtre élisabéthain est riche en représentations de spectres spectaculaires invoqués par quelque puissance supérieure, pour le profit d’un large public curieux de voir ces ombres revenir du royaume des morts. Dans Le Docteur Faust de Christopher Marlowe, dont la première représentation connue eut lieu en 1594, peu après la mort violente de l’auteur, cette hantologie est excessivement sexuée, puisqu’elle redonne tout d’abord vie à la figure d’Alexandre le Grand et de sa « belle maîtresse1 » (Marlowe, 1997, 4. 1.16, p. 169), puis ─ dans une apothéose – à celle de la belle Hélène. En effet, Hélène de Troie n’apparaît que dans l’acte final de cette tragédie du savoir et de la présomption, qui est également, chez Faust, une tragédie de la mésestime de la puissance divine ainsi que de la possibilité du repentir. Signalons que d’entrée de jeu, Faust, dans le célèbre soliloque de la toute première scène, vise déjà à ressusciter les morts par l’usage qu’il compte faire de la magie : « Si tu pouvais donner l’éternité aux hommes / Ou ressusciter les morts » (1.1.23-24, p. 53).
Marlowe travaille-t-il, d’une façon qui lui est propre, à rendre ses lettres de noblesse à la figure antique de la divine Hélène, à l’instar d’Euripide ou encore du poète Stésichore, ayant fait suivre un poème injurieux à l’égard d’Hélène d’une palinodie ? Ou la pièce de Marlowe confirme-t-elle l’indignité notable de la scandaleuse Hélène ?
Dans un premier temps, il sera bon d’examiner la manière dont la pièce combine cette addiction du personnage à la magie et l’urgence d’un désir de possession, de conquête, dont celui de la fascinante beauté d’Hélène, qui fut cause de la chute de Troie. Ensuite, cette réflexion donnera corps à la conception d’une sulfureuse Hell-en, ob-scène, s’incarnant dans un spectacle qui unit dans un même mouvement délices et enfer. La séduction du nom d’Hélène nous mènera à envisager l’ombre en tant que nom-de-Hélène. Nous fournirons alors quelques indices positifs quant à des figures contemporaines plongeant aux racines du siècle par le biais de références qui appartiennent à des œuvres publiées par Marlowe, mais aussi par d’autres dramaturges de la Renaissance anglaise.
1. Libido sciendi : hermétisme et addiction
La composition de la pièce de Marlowe puise essentiellement son inspiration dans le texte en prose L’Histoire de la vie condamnable et de la mort méritée du Docteur Faust ou Faustbuch, dont la seule version anglaise disponible est celle de 1592. Signalons que, contrairement à l’édition augmentée de 1596, dans l’Epitome Historiarum publié par Bütner en 1576, humaniste allemand ayant côtoyé le Faust historique ou « Faust de Wittenberg », la liste des héros de l’Iliade convoqués par Faust n’incluait pas Hélène (Pouderon, 2019, p. 31).
Le pacte faustien introduit la figure d’un savant, un érudit versé dans tous les domaines de la connaissance, qui, cédant à la tentation, conclut un pacte avec le démon Méphistophélès, serviteur du prince des ténèbres, Lucifer. La base définitoire de ce pacte est celle d’un rapport de force qui confère à Faust des pouvoirs magiques extraordinaires. Ce contrat, qui couvre la période des vingt-quatre futures années, est contraignant. Ces vingt-quatre années sont autant d’années de servitude pour Méphisto, dont la disponibilité et soumission du serviteur envers le maître n’est pas douteuse : « Si c’est oui, je serai ton esclave » (2.1.45, p. 90).
En droit romain, addicere désignait la condition d’esclave pour dettes. Dans l’incapacité de procéder à leur règlement, le sujet débiteur devenait addictus. Il était dès lors dévoué au maître, en droit de disposer entièrement de sa personne car la dette entraînait la contrainte par corps. Les auteurs du 16e siècle, quant à eux, utilisaient ce terme de « addicté » pour dire le dévouement à Dieu, la foi imprégnée de la grâce divine. Les travaux de Calvin s’imposèrent bientôt à Cambridge, université dans laquelle Marlowe obtint son MA en 1587. Pour Calvin, le rapport à la dévotion doit être celui d’une addiction, précisément. En outre, bon nombre de traductions latines parues alors associaient les termes étude et addiction d’une manière tout à fait positive. À titre d’exemple, Cicéron eut recours au latin dedi (dédié) que le traducteur anglais, contemporain de l’auteur de Faust, traduisit par « addicted » (Lemon, 2016, p. 869). Ainsi, l’occurrence de « ravished » dans la première scène (1.1.109, p. 56), qualifiant l’engouement de Faust pour les sciences occultes, dans le sillage de sa libido sciendi pour les multiples domaines de la connaissance, n’est évidemment pas indifférent : « Car c’est la magie, oui, la magie qui m’a séduit » (1.1.109, p. 57). Ce ravissement suggère que la séduction de la magie qui s’opère sur le personnage peut aussi bien décrire la fascination qu’exerce l’éblouissante présence d’Hélène sur Faust, qui la désire au point de vouloir la connaître charnellement2 et ne craint pas de reproduire les événements tragiques liés à une guerre meurtrière.
2. Sur la scène martiale : Hélène et le prix du sang
Sur la scène martiale, avant la référence finale à la guerre de Troie, les grandes batailles de Faust passent par l’assaut donné au bastion que constitue le Saint-Siège. La conception d’une relation conflictuelle entre les plus grandes parmi les figures historiques conquérantes de l’Antiquité et la Papauté interroge. À la mention d’Alexandre le Grand et de son empire, et de Jules César, Imperator, général des armées, correspond, dans la hiérarchie ecclésiastique, celle du pape Alexandre et du pape Jules. Le Pape Alexandre, qui, nous dit Faust, est pétri d’orgueil, profère force menaces : « Et pour cela nous déposerons l’Empereur, / Et nous maudirons quiconque lui obéit / Lui et toi serez tous deux excommuniés ». Rappelons que l’un des buts avoués de Faust en recourant au pacte avec le diable est de pouvoir, tel Alexandre, s’autoproclamer « grand empereur du monde » (1.3.107, p. 75).
Pour le public anglais de la première modernité, la pièce fait manifestement allusion à l’excommunication de la reine Élisabeth Ière, proclamée en 1570. Le pape Pie V incita même les sujets anglais ayant conservé la foi catholique à ne pas accepter de se soumettre à son autorité, jetant l’anathème sur tout Anglais qui ne se conformerait pas à ce diktat.
Dans ce contexte religieux, le texte pose très vite les jalons de la référence à la destruction de Troie par les Grecs, dont Hélène dut assumer la lourde responsabilité. La mention du prince de Parme, prince espagnol gouverneur général des Pays-Bas, et celle du pont d’Anvers (1.1.93-97, p. 57) recomposent l’image en creux de la lutte contre l’Espagne catholique. En effet, l’Angleterre l’a emporté sur l’Invincible Armada3 en 1588 et les Pays-Bas s’insurgent contre l’oppression espagnole. La ville d’Ostende, après le siège qui dura trois ans, de 1601 à 1604, prit d’ailleurs le nom de « Nouvelle Troie4 » (Hopkins, 2020, p. 59).
Richard Marienstras, dans un article intitulé Troilus et Cressida et la chute de Troie, envisage le désastreux événement comme « l’emblème de malheur excessif, de massacre odieux et de comble de la souffrance ou, pourrait-on dire, premier génocide conscient dans la conscience européenne » (Marienstras, 1998, p. 19). La constitution du mythe est donc indissociable de ce que je nommerai l’œuvre d’horreur. Force est de constater qu’au deuxième acte déjà, le complot violent ourdi par Faust, prompt à proposer en hommage à Lucifer le sacrifice de nouveau-nés, s’inscrit dans la droite ligne des massacres perpétrés à Troie, un autre Massacre des innocents : « Je m’en vais lui bâtir un autel et un temple / Et lui offrir le sang tiède des bébés nouveau-nés » (2 .1. 13-14, p. 87).
Faust, déchiré, oscille entre les incitations au plaisir honni du mauvais ange et les doux reproches du bon ange. Mais de nouveau insensible à la parole de Dieu, il n’hésite plus à jurer de « brûler ses Écritures, d’assassiner ses prêtres, / Et d’abattre ses églises avec l’aide des esprits » (2.3.101-102, p. 121).Lors de l’apparition d’Hélène dans le dernier acte, l’imagination débridée de Faust exige d’être Pâris et conçoit l’inconcevable, la prise de « Wittenberg la belle » (1.1.90, p. 57), dont le sort devient lié au rapt d’Hélène. Le sac de Wittenberg est en effet le corollaire dans la pièce de la chute de la cité antique : « la ville de Wittenberg à la place de Troie » (5.1.105, p. 237). On voit que sont venues à coïncider dans l’esprit de Faust, comme en surimpression, la ville réformée de Wittenberg, ville de Luther, et l’antique cité de Troie.
Le désir, imitation d’un autre désir, est mimétique (Girard, 1972). Hélène étant le prix du vainqueur d’un combat imaginaire qui met en scène la lutte entre le roi grec Ménélas, l’époux trahi, et Pâris, l’amant et époux troyen, il faut à Faust endosser le rôle de ce dernier pour ravir Hélène. Dans l’envolée lyrique de Faust qui évoque la merveilleuse beauté d’Hélène, coexistent dans un intense élan poétique l’image d’un amour incarné, fortement sexué et, celle, médiévale, de l’amour courtois : « Et tes couleurs orneront mon casque empanaché ». (5.1.107, p. 237). Enfin, la magnifique vision d’Hélène « parée de la beauté de mille étoiles » (5.1.111, p. 237) contrebalance et annule pour un bref instant l’effet délétère produit par l’allusion ovidienne aux tragiques « mille vaisseaux dans la mer » de l’Armada grecque (5.1.97, p. 237)
Toutefois, cette version des faits du combat fictif entre un faible Ménélas et Faust, métamorphosé en Pâris, est nécessairement biaisée, car partiale. Elle néglige, dans ce duel singulier, jugement par combat pour Hélène, d’intégrer l’épisode de l’intervention divine d’Aphrodite aux dépens de la victoire que s’apprête à remporter Ménélas, puis, de l’intervention d’Apollon, qui guida la flèche de Pâris prenant Achille pour cible. Pareillement, la manière dont la mort de Darius est relatée découle de la volonté marlovienne de fausser la réalité historique au profit d’un récit fantasmé. Dans les Vies parallèles de Plutarque, source historique privilégiée à la Renaissance, Darius périt d’une autre main que celle d’Alexandre, qui l’ayant poursuivi, s’affligea de la mort violente de ce roi ennemi. Roxane, la « belle maîtresse » (paramour), constitue une ébauche de figure féminine présageant l’apparition d’Hélène dans la pièce de Marlowe. La « maîtresse » d’Alexandre fut, en fait, peu après la mort de Darius, en 327 av. J.-C, épousée selon le rite macédonien par le vainqueur des Perses. Première épouse d’Alexandre, avant ses noces avec la fille de Darius, elle la fit assassiner en 323 av. J.-C. : « Darius est jeté à terre. Alexandre le tue, prend sa couronne et s’apprête à sortir quand sa maîtresse vient à sa rencontre. Il l’étreint et lui met sur la tête la couronne de Darius » (4.1.102, p. 177).
Plutarque signale à l’attention du lecteur la descendance fameuse d’Alexandre. Ses liens avec Néoptolème par sa mère le rattachent de fait à la lignée d’Achille, dont la bravoure était incomparable, et auquel Alexandre ne laissa pas de s’identifier (Plutarque, 1995, p. 39). Dans une cassette précieuse, insiste Plutarque, il avait « déposé et conservé l’Iliade » (Plutarque, p. 66). On sait également qu’Achille et Hélène, dans la version posthomérique de Philostrate et celle de Pausanias, obtinrent, immortels, de séjourner dans l’île des Bienheureux. Ainsi, le terme « blessé » dans la tirade de Faust sème le doute : « Puis au talon, je blesserai le fier Achille » (5.1.108, p. 237). Pourquoi « blesser » et non « tuer » ? Cette atténuation est-elle le signe de la déférence pleine de considération de Faust à l’égard d’Achille malgré le choix de Pâris ? Faust, un érudit, sur le point de périr d’une mort cruelle et de connaître l’enfer, ne peut, en outre, ignorer que dans certains des récits antiques, Achille triomphe par-delà la mort grâce à son union avec Hélène dans les Champs Élysées marins. La possession de la belle Hélène et l’immortalité du couple, uni par une commune renommée, rend-elle la mort plus enviable encore que la vie ?
Le théâtre de la Renaissance est saturé de références à la figure antique d’Hélène. Le théâtre de Marlowe lui-même est riche en allusions au mythe. Dans Didon, Reine de Carthage, Énée s’adressant à son fils Ascagne aborde l’autre rive en rappelant le destin malheureux qui le tourmente : « Et d’Hélène le rapt vous hante, vous talonne ». […] Que cette Hélène, ô ciel, n’est-elle jamais née ! (Marlowe, 2010, 2.1., p. 22). Il y a dans ce théâtre une véritable hantise ou “hantologie” d’Hélène, qui envahit la conscience des personnages.
Selon Eschyle, dans Agamemnon, Hélène est effectivement « née pour perdre les vaisseaux, les hommes et les villes » (Eschyle, 1982, p. 282). La traduction anglaise, quant à elle, du chœur des vieillards « For, true to her name, a Hell she proved to ships, Hell to men, Hell to city » (Harvard, 2019, p. 685) repose sur les paronymes « hell » et « Helen », orthographié Hellen dans la version d’origine de la pièce de Marlowe : « heavenly Hellen » (Laroque, 1997, p. 33). L’ouvrage critique Helen of Troy met en valeur l’affinité entre le grec heilen et le nom Hélène. Il est révélateur que ce terme de heilen signifie « prendre, capturer ou détruire » pour décrire le rapt par lequel Hélène est « prise » de force, un objet à prendre pour le posséder et en jouir (Blondell, p. 35). D’ailleurs, posséder Hélène constituait un « bien précieux », au point que la possession d’un tel bien « justifiât les deuils d’une guerre sanglante » (Bettini, p. 144). Aussi, le troisième des clercs ravis par ce spectacle d’Hélène, certifie qu’« on ne s’étonne pas que les Grecs en colère / Aient guerroyé dix ans à cause du rapt de cette reine » (Marlowe, 5.1.30-31, p. 231).
3. Connaître Hélène : enfers et délices
La vocation du delight, un terme récurrent qui n’apparaît pas moins de dix fois dans la pièce, est de créer une diversion, tout en recréant la psychologie meurtrie de Faust, pour faire renaître en lui un plaisir si intense qu’il lui vaut d’être damné. Le plaisir que lui procure la vue des sept péchés capitaux, qui « réjouit l’âme » (Marlowe, 2.3.175, p. 127) est lié à la jouissance du voyeur devant le spectacle du vice. Puis, faisant sortir de l’ombre les figures mythiques d’Alexandre et de Roxane, ce plaisir manifeste la volonté de puissance du mage. Mais au cœur du divertissement sont les vices et la folie des hommes, objets de risée : « pour que Faust se délasse l’esprit / Et fasse de leur sottise un divertissement » (3.2.9-10, p. 149).
La figure d’Hélène surgit tandis que Faust s’apprête à mourir et à se voir infliger les peines éternelles de l’enfer. Le « delight » atteint alors un paroxysme et se mue en une vision merveilleuse de l’ineffable avec Hélène qui se lit également Hell-en. Le texte de Marlowe exprime l’inexprimable, l’indicible mis en mots dans une transe amoureuse. Le comparé est Hélène et le comparant nul autre que Jupiter lui-même : « Toi qui as plus d’éclat que Jupiter en flammes » (5.1.113, p. 237). L’âme de Faust s’envole, mais non vers le ciel, comme il le prétend, car il est inexorablement damné. L’inversion des rôles genrés, Hélène assimilée à Jupiter et Faust à Sémélé, se continue avec la référence à Faust identifié à « l’ardente Aréthuse » (5.1.115, p. 239). Elle révèle sans doute un désir sexuel subordonné à des tendances homoérotiques chez Faust. Dans le texte source, l’un des modes d’action du diable pour divertir Faust, « pédéraste et nécromant » dans le titre allemand d’origine, est d’ailleurs de se travestir en femme : « En outre, dès qu’il se trouvait seul et voulait songer à la parole divine, le Diable déguisé en une belle femme venait le trouver, le tenant accolé, et s’adonnait avec lui à la luxure5 » (L’Histoire du docteur Faust, 1970, p. 98).
Le delight ou de–light, sur le versant sombre de l’existence, montre un univers infernal représentatif à la fois de la chrétienté et du monde hellénique, dont l’épitomé serait hell, Hell-en et hellénisme. Le jugement de Pâris, avec la pomme dorée accordée par Aphrodite au jeune Troyen peut être associée à la pomme, fruit interdit dans le jardin d’Éden, responsable de la chute d’Adam et Ève, chassés du paradis. Faust, quant à lui, veut voir l’enfer chrétien, lourd de menaces, éclipsé au profit d’un enfer païen qui relève ici d’un chaos intellectuel : « Car je confonds l’enfer avec l’Élysée » (1.3.62, p. 71).
L’entrée et la sortie de l’ombre d’Alexandre et de sa maîtresse, qui précèdent et annoncent l’apparition d’Hélène, sont accompagnées d’une musique après que les trompettes ont cessé de retentir : « alors, les trompettes se taisent et on entend de la musique » (4.1.102, p. 177). On peut déceler dans la présence pleine de mystère de cette musique pourtant venue des profondeurs des enfers, peut-être, une allusion à la musique céleste des sphères, à laquelle n’avaient pas accès les simples mortels. Les grands mythes chrétiens s’effacent devant ceux de la civilisation gréco-romaine.
4. Le théâtre du divertissement : “hantologie’’ et “hontologie’’
L’atmosphère festive de certaines scènes de réjouissance dévoile les travers de personnages avides de plaisirs, dont on peut dire, avec Molière, qu’ils sont « dans un jeûne effroyable de divertissements » (Molière, 1963, p. 282). Néanmoins, le divertissement ou passe-temps chez Marlowe anticipe la notion de divertissement pascalien qui voit le jour au milieu du dix-septième siècle. Le divertissement est ce qui détourne d’occupations sérieuses, de soucis, de chagrins (divertere signifie “se détourner’’). Le divertissement pascalien est à son comble lorsque, le temps passant, Faust s’adonne encore à d’autres tours de passe-passe et l’invocation à Hélène se présente comme le point culminant d’un mouvement qui va crescendo. Chez Pascal philosophe, moraliste, théologien, attaché à la doctrine janséniste, cette idée de divertissement prend un tour angoissant car il pose en principe que : « […] le divertissement nous amuse, et nous fait arriver insensiblement à la mort » (Pascal, 1962, 414 (171), p. 174). Ainsi, la mission d’Hélène s’avère bien être de détourner Faust de l’idée de la mort toute proche et de la damnation, de « balayer ces pensées qui [le] poussent à trahir [son] serment » (5.1.93-94, p. 237).
Calvinisme et jansénisme, ces deux grandes structures doctrinales, présentent d’ailleurs des affinités certaines. Les textes fondateurs du calvinisme circulaient à Cambridge, et donnaient lieu à des disputations autour de sujets théologiques d’une grande pertinence pour ces étudiants dont était Marlowe, animés d’un vif désir de comprendre et de convaincre.
L’homme ne peut pas l’obtenir tout seul [le salut], se délivrer de son péché par ses seules forces, effacer sa culpabilité par sa piété ou ses vertus. Il a besoin du Christ. Sur ce point, l’accord est quasi général. Le débat va porter sur les conditions auxquelles Dieu accorde sa grâce : À cette question, dont je rappelle qu’elle a déclenché la Réforme protestante, le calvinisme (sur ce point en total accord avec le luthéranisme) et le jansénisme donnent une réponse radicale (Gounelle, 1998, p. 15).
Si Platon bannit les poètes de la cité, les puritains, amenés à gagner encore en importance sur la scène politique de l’Angleterre du début du dix-septième siècle, visent à en bannir ce divertissement blasphématoire qu’est le théâtre. Il n’est que de lire les écrits de Stubbs, Prynne ou celui-ci, de Gosson : « Les pièces de théâtre sont doctrine et invention du Diable […] Le Diable, pressentant la ruine de son royaume, inventa ces spectacles et donna aussi aux hommes les moyens de les mettre en œuvre, ce pour mieux étendre sa domination et nous détourner de Dieu » (Vienne-Guerrin, 2019). L’analyse de l’auteure se poursuit : « Le théâtre est une bouche… d’égout, le trou du cul du monde, affirme Henry Crosse, dans lequel se déverse la lie de la société » (Vienne-Guerrin, 2019). Dans la pièce de Marlowe, Wagner, le serviteur, entreprend de moquer ceux pour qui le théâtre, à l’instar de la magie, est un art exécrable : « Je vais prendre la mine d’un puritain et me mettre à parler de la façon suivante : “en vérité, mes bien chers frères’’ […] » (1.2.22-23, p. 65).
La réputation plus que suspecte d’Hélène et celle du théâtre se compliquent du procédé du théâtre magique dans le théâtre, dans lequel Faust assume à la fois la fonction de maître de cérémonie ou maître des délices, mais aussi celle d’acteur : « Alors, dans ce spectacle, laisse-moi faire l’acteur » (3.1.76-77). Au théâtre obscène des désirs dévoyés de Faust, dont le savoir a viré à la vile science de l’illusion du prestidigitateur, répond le théâtre ob-scène, c’est-à-dire hors de l’espace scénique car il ne peut être toléré sur scène : « Et nulle autre que toi ne sera ma maîtresse. [Sortent Faust, Hélène et Méphistophélès] » (5.1.116, p. 239).
Le Docteur Faust fournit une scénarisation du féminin dont la perspective va de la « putain au sang chaud » (2.1.152, p. 103) rejetée par Faust à la « divine Hélène », qui insuffle l’élan poétique (5.1.91, p. 237). La pièce, ce faisant, reproduit l’image initiale dénigrante de la femme adultère, de mœurs légères, et celle, laudative à l’extrême, d’une beauté plus qu’humaine, d’essence divine, une allégorie, car une terrible beauté est née :
L’assignation au genre humain était chose impossible à tenir et on dût sans cesse osciller entre le surhumain et l’infra-humain : à l’adresse d’Aphrodite, Hélène, au chant III de l’Iliade, se dit στυγερή, « objet d’horreur » ; au chant VI, c’est l’image du froid glaçant, avec l’épithète ὀκρυοέσση ; au chant XXIV, enfin, son dernier mot est pour se désoler que tous « frissonnent d’horreur (πεφρίκασι) devant elle » (Alaux, 2015, p. 424).
Erreur rimant avec terreur, le dispositif du divertissement ne compense guère la peur viscérale dont est cause l’appareil répressif voulu par Lucifer. Les clercs, férus d’hellénisme, jouets d’une illusion, s’approprient le point de vue du magicien qui s’est damné, et n’ont de cesse d’exprimer une admiration sans borne à la vue de la belle Hélène, qualifiant cette apparition maudite, puisqu’elle remonte des profondeurs de l’enfer, d’« exploit glorieux » (5.1.28-35, p. 231).
Cette Hélène n’est pas la véritable Hélène, mais en réalité un « démon » qui a emprunté l’apparence d’Hélène, un succube, pour, tel un acteur, jouer son rôle et feindre la passion auprès de Faust. La croyance en l’existence des démons reste un sujet d’actualité en cette fin de 16e siècle et au 17e siècle : « Le Démon prend le corps d’un autre être humain, femme ou homme selon les cas, et, à partir du mélange d’autres matériaux, il modèle pour lui-même un corps doué de la capacité de se mouvoir, au moyen duquel il est uni à un être humain (Sinistrari, 2017, p. 24, notre trad.).
Le succube a pris possession des sens de Faust (Heavey, 2008, p. 203). Pour la foi chrétienne, le péché de démonialité ─ la fornication avec un démon ─ est sans doute le plus grave des péchés de la pièce. Il marque la fin de l’espoir du salut de Faust, qui vient de condamner à la torture et à une mort certaine l’innocent vieillard cherchant à le détourner du mal. On ne peut occulter le fait que ce raptus, cet envol, s’achève avec la volonté de Faust de faire de cette beauté idéale, non sa muse, mais, impure, sa « maîtresse » (paramour) (5.2.116, p. 239).
Hélène, figure tragique de l’antiquité, sublime, tend à devenir dans certaines scènes du théâtre de la Renaissance anglaise, une figure toxique, rétrogradée, amoindrie, voire avilie.
L’“hantologie’’ d’Hélène et la beauté du mal se doublent donc d’une “hontologie’’ propre à l’histoire de ce mythe. Dans le poème narratif de Shakespeare Le Viol de Lucrèce, la jeune femme condamne Hélène avec force : « Montre-moi la prostituée qui a causé cette guerre, qu’avec mes ongles je mette sa beauté en lambeaux ! C’est l’ardeur de ta luxure, insensé Pâris, qui a fait tomber sur Troie en flammes le poids de tant de fureurs6 ! (Shakespeare, 1872, p. 268).
Les pièces contemporaines intègrent des représentations sensibles avec des points de vue différents sur la figure d’Hélène, y compris au sein du théâtre de Shakespeare, notamment dans Troilus et Cressida ou dans une comédie telle que Tout est bien qui finit bien, dont l’héroïne, gracieuse et douée – ce n’est pas fortuit – se nomme Hélène. Mais dans l’ensemble, son extraordinaire beauté ne fascine pas au point que son pouvoir sexuel l’autorise à être disculpée et à affronter une société libre de tout reproche à son égard.
L’analyse qui suit repose sur celle de la critique Katherine Heavey. Une traduction du récit que Darès le Phrygien fit de la guerre de Troie, datant de 1553, insiste sur l’attitude de Pâris qui constitue une atteinte grave aux codes de l’honneur masculin, mais Hélène apparaît comme un objet, un bien dont il convient de conserver la propriété (Heavey, 2008, p. 167). Le célèbre auteur Thomas Elyot va jusqu’à évincer la figure de Brutus, l’honorable ancêtre supposé des Anglais, qui a donné son nom à une Angleterre mythique (Britain), pour la seule raison qu’il faudrait inclure dans ce legs les Troyens, et, dans le même temps, l’épisode infamant de la relation adultère entre Hélène et Pâris7 (Heavey, p. 170). Dans The Reward of Wickednesse de Richard Robinson, le mythe d’Hélène sert un récit édifiant, excessivement moral, pour prévenir tout comportement déviant chez le “beau sexe’’ et Hélène se repent (Heavey, pp. 180-183). Pour un personnage masculin insatisfait, la référence à Hélène sert parfois de pierre de touche, elle a pour objet de formuler une remarque critique envers la femme aimée et de la rabaisser plutôt que d’en faire l’éloge. Si le personnage est satisfait, elle permet, tout au contraire, de donner à la femme aimée la préférence contre Hélène (Heavey, p. 176-78). Le poème de George Peele, The Tale of Troy, publié en 1588 mais composé durant la décennie qui précède, quatre ans après The Arraignement of Paris (1584), met en relief le caractère irrésistible de la volonté des dieux et l’impuissance d’Hélène ou de tout être humain qui s’y trouve confronté. Mais lorsque le traitement du personnage se fait compatissant, Hélène, comparée à une fleur fanée, se fait plus silencieuse encore (Heavey, p. 191). Thomas Heywood, ainsi que Shakespeare, tendent à considérer que le combat violent mené par des hommes pour s’emparer ou garder Hélène est humiliant et non valorisant. Durant les années 90, on peut estimer que c’est a priori Spenser avec The Fairie Queene et Marlowe avec Faust et Didon, et de brèves allusions dans d’autres de ses pièces, qui présentent le plus vif intérêt pour dépeindre cet événement majeur qu’est la Guerre de Troie. Ils procèdent de manière didactique et les pièces sont une investigation quant aux raisons qui motivent la réécriture des classiques (Heavey, 2008, p. 197).
Le texte narratif de Collouthos, L’Enlèvement d’Hélène, que Marlowe connaissait – il se peut même qu’il l’ait traduit – montre une Hélène séduite, affirmative, résolue, qui s’engage solennellement à suivre Pâris jusqu’à Troie : « Puisque Vénus l’ordonne et qu’elle m’a choisie, Quittons Sparte, prenons le chemin de l’Asie. Pour vous de Ménélas j’aime à me détacher, Et que, s’il veut, à Troye il me vienne chercher » (Collouthos, 4e Chant, 19r, notre trad.).
5. Hélène et l’ombre insubstantielle : ontologie de l’être et du non-être
Comme il a été dit précédemment, cette Hélène, pour laquelle Faust brûle soudain de désir, n’est pas Hélène, mais son double, un simulacre, de même que l’Hélène d’Euripide est un eidolon, représentation factice, fabriquée de toutes pièces par Junon, de sorte que Pâris et les Troyens soient dupes, victimes d’un leurre. Car la véritable Hélène, restée fidèle, retrouve en Égypte son époux, Ménélas.
De toute évidence, la pièce de Marlowe est également placée sous le sceau du double : double apparition d’Hélène, devant les clercs, puis devant Faust uniquement ; apparition de « la belle maîtresse » d’Alexandre, puis de celle d’Hélène ; Alexandre le Grand, qui vouait un culte à Achille, élève d’Aristote, veilla à ce que la culture grecque (hellénique), se déploie dans tout l’empire, mais Pâris, le Troyen, se prénommait également Alexandre. Il ne faudrait pas omettre dans cette liste le démon déguisé en femme, dont le genre, par conséquent, est ambigu ; l’acteur qui incarne le personnage d’Hélène, double masculin d’un personnage féminin, muni de l’attirail de l’acteur lié au cross-dressing. Il est à noter que le mot « ombre » (shadow) peut désigner à la fois l’acteur et l’image spectrale mais spectaculaire d’Hélène. On pense, enfin, au personnage de Marlowe et au Faust du texte source censé incarner le Faust historique. Et surtout, au dramaturge, qui meurt en 1593 peu après avoir composé la pièce, et son double, Faust, dont le corps est déchiqueté, mis en pièces par les diables avant qu’il n’aille brûler en enfer : car à la mise en pièce(s) de l’auteur répond la mise en abyme (ou abîme) du spectacle : de la dramaturgie du savant magicien Faust au dramaturge magicien Marlowe, il n’y a qu’un pas.
Le tout dans une sorte de regressum ad infinitum.
Le double est un élément troublant, perturbateur, car il favorise la dissolution des différences, qui mène au désordre : au sein de structures signifiantes, la dissolution des différences, à savoir celle entre le monde des vivants et celui des morts ou celle entre l’acteur, le dramaturge et son personnage, mettent en branle un mouvement violent qui menace les piliers de structures traditionnelles. Dans cette mise en scène d’Alexandre, dont la demande émane de l’empereur Charles (Quint), il faut à tout prix la concrétude, la vraisemblance, qui diluent la différence entre réalité et fiction théâtrale : « Tels qu’ils étaient vraiment » (4.1.77, p. 175). Marlowe transfère habilement sur le personnage de Roxane, son double, dont Alexandre a ouï dire qu’elle avait « une petite verrue ou un grain de beauté » (Marlowe, 4.1.112, p. 179), ce défaut dont il était déjà question à propos de la beauté d’Hélène dans la pièce de Lyly, Eupheus. En outre, le célèbre vers inaugural de Marlowe « Est-ce là le visage qui jeta mille vaisseaux à la mer », emprunté à l’auteur antique satirique Lucien, discrédite aussi quelque peu la beauté d’Hélène (1.1.97, p. 237). Pourtant, Hélène, figure du mythe, conçue lors de l’union d’une mortelle et de Jupiter, est belle à se damner et, divine, son incomparable beauté atteste encore de l’importance de la dissolution des différences. Mais l’esprit qui aspire, à l’instar de celui de Faust, à devenir un Dieu, est sans doute la représentation extrême du péril que fonde cette dissolution des différences, ainsi que l’effet produit par la mort de la créature, le personnage de Faust, décuplé par celle de son créateur.
Dans l’espace de liberté généré par la magie de Faust, toucher l’ombre est prohibé. Le spectateur embrasse le spectacle des yeux mais sans tenter de toucher ou d’étreindre la vision : « Mon gracieux seigneur, vous avez oublié mes paroles : « Ce ne sont que des ombres, elles n’ont point de substance » (4.1.103-104, p. 177). L’interdit du toucher se conjugue à l’interdit de la parole. Non seulement les ombres sont muettes, mais qu’il s’agisse de Roxane ou d’Hélène, Faust recommande de garder un silence absolu : « Silence maintenant, les mots sont dangereux » (5.1.27, p. 231). Au moindre mot, la vision d’Hélène peut s’évanouir.
L’ombre invisible, entre présence et absence du corps, qui se matérialise sur scène, est-il un spectre ou n’en est-il pas un ? Selon Pierre Le Loyer, la substance des démons est composée d’air, de feu, d’eau et de l’élément terre. Cet auteur fustige dans ses écrits ceux qui affirment que le démon provient exclusivement de l’imagination d’un esprit malade. Cherchant à initier son lecteur à une nouvelle « science des spectres », il prétend qu’il existe deux sortes de visions surnaturelles, le phantasma et le spectre : l’apparition a pour origine l’imagination humaine qu’il nomme « fantosme » et, d’autre part, l’apparition d’un Esprit qui vient s’inscrire de sa propre volonté dans l’imagination humaine sous la forme du Spectre » (Huot, 203/4, p. 14).
Vision spectrale augmentée des fantasmes de Faust et de ceux du spectateur, la figure d’Hélène témoigne également d’une dichotomie entre la substance et le nom en raison de la création de personnages qui assument la condition de « seconde Hélène » lors de cette interprétation du mythe. Car le nom d’Hélène cristallise littéralement le désir des hommes pour, dans l’ordre symbolique, devenir le nom-de-Hélène. Bernard Pouderon, à propos du Faustbook, formule l’hypothèse que dans le texte source, Hélène ne serait autre que Lucrèce Borgia, fille du pape Alexandre VI, dont il est notoire qu’il se livrait à la débauche. Avec Didon, une concaténation signifiante irait de Troie à Tyr, jusqu’à l’ère Tudor : « Tous appelant Didon une seconde Hélène, / Parce qu’un étranger avait troublé son cœur ? // Tu pourrais te montrer comme Pâris l’a fait, / Carthage, comme Ilion, pourrait être détruite, / Et l’on m’appellerait une seconde Hélène » (Marlowe, 2015, 5.1.20-27). On songe également à la Reine des fées de Spenser, qui inclut les personnages d’Hellonore/Hélène, Malbellec/Mélénas et Paribell/Pâris. La référence à Richard II de Shakespeare est aussi bienvenue. Telle est la description de Richard II, en effet, par la Reine : « Ô toi, image du désert où fut l’antique Troie » (Shakespeare, 5.1., p. 780). Il est dans Richard II un écho très net de la cité antique et du vers de Marlowe se rapportant à l’éternelle Hélène : « Est-ce là le visage de celui qui, chaque jour sous le toit de son palais entretenait dix mille hommes ? » (Shakespeare, 1950, p. 779). Or, Élisabeth Ière, familière avec la pièce, trahie par son favori le comte d’Essex qui complota pour usurper le pouvoir, n’aurait pas hésité à interdire la pièce et à déclarer : « Richard II, c’est moi, ne le savez-vous pas ?» (Orgel, 2013, p. 85, notre trad.).
Dans un ouvrage décrivant les processions publiques dans lesquelles apparut la reine Élisabeth, durant l’une d’elle, mentionne l’ouvrage en question, elle est accueillie par une chanson célébrant sa venue, telle « une belle seconde reine de Troie », qui tienne à la fois d’Hécube et d’Hélène (Renwick, 2022, p. 386, notre trad.). Les liens étroits entre Londres, la « nouvelle Troie » ou mythique « Troynovant », semblaient indissolubles. Mais un des aspects du mythe portait irrémédiablement atteinte à l’intégrité d’Élisabeth en raison de l’existence de cette figure de mère adultère, Anne Boleyn. Une chape de plomb pèse à la fin de son règne sur la reine vieillissante et son absence de descendance à la veille de choisir pour héritier Jacques VI d’Écosse, fils de sa rivale, Marie, reine d’Écosse, exécutée par ordre d’Élisabeth. D’où l’intérêt, avec le recul du temps, que le lecteur peut prendre aux vers de Thomas Heywood extraits de L’Âge de fer, qui jette un pont entre la disparition d’Hélène et le déclin d’Élisabeth. On assiste avec la scène du miroir dans lequel Hélène contemple son reflet au retour du vers de Marlowe dans la tirade finale, avant qu’elle ne mette fin à ses jours : « Était-ce là le front ridé / Qui, au meilleur de lui-même, valait la moitié de tant de vies ? […] Était-ce ceci la beauté, / Qui lança mille navires depuis le golfe d’Aulis ? » (Heywood, 2024, 4.1., notre trad.).
Cette “seconde Hélène’’ dans le Faust de Marlowe, constitue la seconde apparition d’Hélène elle-même, entre être et non-être, substance incorporelle prenant chair dans le mirage d’une théophanie, écriture inverse du diable et non miracle divin. Car, découlant de ce même processus, tout ce qui n’est pas Hélène, insiste Faust, est impureté, rebut, déchet (dross). Faust, selon les termes de l’analyse de Kristeva, jouit du « dédoublement abjection/sacré », représenté par le doublet « sublimation/ perversion », la religion se situant « à leur croisement » (Kristeva, 1980, p. 105). Le succube incarne, en effet, dans ce raptus, une forme de beauté qui n’est pas étrangère aux pouvoirs de l’horreur, de l’im-monde, hors du monde conçu comme un arrangement ordonné. Marlowe avait-il lu le beau poème de Ronsard : « Succez moy toute l’ame esparse entre voz bras : / Non : ne la succez pas : car apres le trespas / Que serois-je, sinon une semblance vaine » ? (Ronsard, 1923, p. 117). Pour la seconde fois, le succube et Faust, dans le ravissement, ne forment plus qu’un : « Ses lèvres aspirent mon âme. Voyez où elle s’envole ! Viens, Hélène, reviens, rends-moi mon âme » (Marlowe, 5.1.100, p. 237).Conclusion
La pièce manifeste la quête d’une transcendance chez Marlowe dans cette volonté qui fut la sienne de combiner, en la figure d’Hélène, la référence double à la culture hellénique et à la représentation du bien et du mal inhérente à la mythologie chrétienne, leurs systèmes de valeur différant grandement, et se heurtant. On note que dans l’héritage des Grecs, que Marlowe prisait, la vision coupable d’une Hélène sensuelle et terriblement désirable s’impose, mais n’exclut pas, pour restaurer son image, l’éloge qu’en ont fait, à titre d’exemple, Isocrate, Pausanias et, avant eux, Gorgias, dans un discours épidictique que ce dernier concevait comme un divertissement personnel. Dans cette pièce, à la différence d’autres de ses pièces ou d’œuvres composées par d’autres dramaturges, l’esprit subversif de Marlowe, s’est refusé à dégrader la tragique et sublime figure d’Hélène, dont l’ombre s’incarne en épousant les formes et contours du démon. Plutôt que de la beauté absolue, cette idole (eidolon) apparaît in fine comme le symbole des aspirations et de l’enthousiasme du poète. Cette Hélène, qui ravit, mais est dans l’incapacité de faire entendre sa voix, prise en otage dans ce théâtre d’ombres, Marlowe, loin de la maudire, ne saurait pourtant libérer de son image immortelle mais insubstantielle l’ombre qui passe sans mot dire.
À la licence du personnage spectral d’Hélène dans la pièce ferait écho la licence du poète spectaculaire, dont la magie consiste bien à créer le théâtre sacré de « l’invisible-rendu-visible » : (Brook, 1977, p. 40). Un de ses contemporains, Drayton, a pu faire du dramaturge inspiré cet éloge : « Il avait de profonds ravissements, tout d’air et de feu » (Waith, 1965, p. 229, notre trad.). Et l’imprimeur Thomas Thorpe s’exprima en ces quelques termes, d’un trait d’humour qui sied au poète : « ce pur esprit élémentaire… dont on voit le fantôme ou le Génie marcher dans le Cimetière de Saint Paul, dans (au moins) trois ou quatre suaires » (Thorpe, Cheney, p. 1, notre trad. )