Jeanne était tellement belle, si tu savais

Notes de la rédaction

La version originale de ce texte a pour titre Giovanna era bellissima, che ne sai et a été publiée dans le volume suivant : Leonardo Tondelli, Catalogo dei santi ribelli, Milano, De Agostini, 2022, pp. 235-240 (sorti précédemment en ligne sur le site “Il Post” le 30 mai 2013, URL : https://www.ilpost.it/leonardotondelli/2013/05/30/la-pulzella-e-i-bastardi/). Traduction de l’italien de Melinda Palombi.

Texte

Sainte Jeanne me trouve toujours au pire moment – échéances et suspens en tous genres, scrutins, renversements orageux, abstraites fureurs qui ôtent énergie et sommeil. On arrive à la fin de l’année scolaire en survivant à toutes les bonnes résolutions prises en septembre, enterrées l’une après l’autre le long du sentier vers l’atroce mois de mai, le torride mois de juin. On démarre jeune et plein d’envie de changer le monde et on arrive fatigué, exténué, sans perspectives, comme devait l’être le Bâtard d’Orléans en 1429, alors qu’il défendait Orléans. Tous ses rêves chevaleresques de jeunesse enterrés, dans ce désastre qu’avait été la Journée des Harengs. La guerre, désormais, si elle n’était déjà perdue, était quoi qu’il en soit un métier comme un autre, avec plus de risques d’accidents peut-être. Le Bâtard, c’était un noble de premier ordre malgré son surnom, il tenait bon, car il avait deux rançons à payer : celles de ses demi-frères prisonniers des Anglais. C’était le dernier des Orléans encore en lice et il mit 25 ans à payer, pire qu’un crédit pour la maison. En somme, une guerre sans gloire : les perspectives oscillaient entre la reddition déshonorante et les horreurs d’un assaut à outrance, crever de faim et de peste pendant que ton peuple te maudit. Les provisions en ville étaient déjà rationnées, le roi Charles était loin, et tellement lâche qu’on ne pouvait même pas le définir comme un roi au sens strict du terme : il n’avait pas les couilles de défier les Anglais en se mettant une couronne sur la tête. Quoi d’autre encore ? Rien, en ville est en train d’arriver une folle, une paysanne qui parle avec les anges, elle vient tout juste d’apprendre à monter à cheval et elle dit que la guerre, c’est elle qui la gagnera. Même les fous maintenant, putain, les épidémies c’était pas assez ? Mais c’est quand qu’il finit ce moyen âge, que j’en ai plein les couilles.

Jusqu’à ce qu’arrive Jeanne : et elle est tellement belle.

Non, nous n’avons pas de portraits. Mais c’est clair qu’elle était belle. Tu as beau parler avec l’archange Michel et retrouver tous les soirs Dieu le Père, si tu n’es pas un peu jolie tu auras du mal à te faire entendre par les armées de la France entière. Elle devait être belle d’une beauté distante, tu sais, comme ces filles tellement hors normes que personne ne tente vraiment le coup : tout comme ne tentèrent pas le coup les chevaliers qui l’accompagnaient, et qui témoignèrent de son sérieux au-dessus de tout soupçon. Cette effrayante beauté, Jeanne devait la porter avec une grande désinvolture : en quelques semaines elle avait appris à monter à cheval, tandis qu’elle tenait tête aux nobles de la cour de Chinon et aux doctes de Poitiers. Pour les besoins de cette pratique, elle s’était accommodée du port du pantalon, du jamais vu, si ce n’est dans quelque bordel extrêmement raffiné dont elle, dans son incontestable innocence, ne pouvait rien soupçonner. Et puis quoi d’autre ?

Et puis elle était sympathique. Sur ce point aussi, tout le monde est d’accord. Toujours prête à rire et à plaisanter, face à quelque autorité que ce soit. À Poitiers un érudit, frère Seguin – essayez d’imaginer un homme de l’académie en face d’une paysanne qui affirme qu’elle parle avec les anges, imaginez ça – lui avait demandé quelle langue ils parlaient, ces anges. Il le lui avait demandé avec un fort accent de Limoges, la Campobasso de la France méridionale. Eh bien (répondit-elle), sans doute une meilleure langue que vous. Et ce fut l’amour au premier échange, pour le grand professeur aussi. Seguin appuya l’avis de la commission, qui considérait Jeanne comme utile à la cause royale, et même des années plus tard il ne cessa de dire et d’écrire d’elle autant de bien que pouvait en écrire le futur doyen de la faculté de Poitiers, âgé de plus de soixante-dix ans.

Jeanne était charmante au sens propre du terme. Elle plut à tous ceux qui eurent l’opportunité de la connaître un peu. Cela dura peu (et elle s’en doutait) mais tant que ça dura les mercenaires cessèrent de demander des rançons, les pillards de saccager, les politiciens de marchander, les Français de se plaindre – vous imaginez ? Des Français qui ne se plaignent pas ? Tout était possible alors. Le Bâtard rencontra Jeanne, et soudain il n’était plus l’imprésario morose d’un petit jeu de massacre. Il était à nouveau un Capitaine du Roi ; et même le Roi, ce branleur, si Jeanne insistait une couronne il pouvait très bien se la poser sur la tête.

Jeanne ne savait pas combattre, et il fut bientôt clair que cela ne lui plaisait même pas. Après la première escarmouche sérieuse elle demanda à ne pas porter l’épée, mais le drapeau. Avant chaque affrontement elle implorait les ennemis de se rendre, et de reconnaître l’évidence : ils étaient une armée d’occupation, ils avaient Dieu contre eux, mais s’ils se rendaient Jeanne les défendrait des vengeances et des représailles. Et eux : va te faire foutre, sorcière ! Putain des Armagnacs ! Jeanne n’était pas rancunière. Elle se prit des flèches et des pierres, tomba sur l’ancêtre d’une mine antipersonnel – un engin de fer pointu qui servait à estropier les chevaux. C’était la Guerre de Cent Ans, on avait commencé avec des flèches et on termina avec des canons. Les gens naissaient dans la guerre, vivaient dans la guerre, et les années de trêve devaient laisser comme un sentiment de vide à l’intérieur. Plus qu’une révélation angélique, c’est ça qui était miraculeux : qu’une paysanne née dans une enclave des Armagnacs au milieu des territoires occupés puisse croire à quelque chose qu’elle appelait « paix durable ». Il n’y avait jamais eu de paix durables, seulement des trêves un peu plus longues que d’habitude : il y avait les assauts et les batailles, les massacres et les rançons, depuis le temps du grand-père et du grand-père du grand-père il en avait toujours été ainsi, comment une jolie fille aurait-elle pu changer les choses ?

Jeanne essaya. Elle les fit tomber amoureux. Elle libéra Orléans, donna au Bâtard sa plus belle victoire. Elle conduisit le Dauphin à Reims, où on couronne les rois de France, et elle le fit roi, elle le rendit homme. Mais ça ne pouvait pas durer, et elle était la première à le savoir. Les hommes sont ainsi faits, les rois comme les bâtards : quelques années tout feu tout flamme, et puis des cendres. Sa couronne à peine posée sur la tête, Charles VII se demandait déjà quoi offrir aux Anglais pour qu’ils ne soient pas trop en rogne. À Jeanne il offrit des armoiries de noblesse, mais personne n’arrivait à l’imaginer à la cour en train de siroter du champagne et de parler d’œuvres de charité en refusant pudiquement un macaron. En désobéissant à l’ordre de se retirer, en continuant la guerre avec quelques escarmouches périphériques, Jeanne avait scellé son destin : tôt ou tard on allait la tuer. Il s’agissait simplement d’établir quand et comment. À Compiègne en rentrant d’une expédition elle trouva la porte de la forteresse fermée. Quelqu’un l’avait peut-être trahie. Sa tête était mise à prix, les Anglais auraient payé une belle somme pour pouvoir l’emmener en zone occupée, l’humilier publiquement et la brûler vive. Même si au début ce furent les Bourguignons qui l’attrapèrent.

Devenue monnaie d’échange au sein de la filière complexe et lucrative des rançons, Jeanne fut quelque temps l’hôte-prisonnière de trois femmes nobles qui portaient le même nom qu’elle. Le peu de psychologie que nous croyons partager avec l’aristocratie du XVe siècle nous laisse imaginer ce que pouvaient penser ces trois Jeannes bien nées d’elle, paysanne en pantalon à la solde de l’ennemi. Mais c’est justement à partir de ces détails qu’on arrive à comprendre combien devait être irrésistible la pucelle d’Orléans, car les trois dames tombèrent amoureuses elles aussi, et ne voulaient pas la laisser partir ; Jeanne de Luxembourg menaça de déshériter son neveu. Rien à faire, Jeanne se retrouva à Rouen, à jouer le rôle de la déséquilibrée et sorcière, et à se faire brûler vive.

Seule, sans aucun homme expert en loi ou en théologie, Jeanne mena sa dernière bataille : et elle gagna. Pendant plus d’un mois la paysanne qui entendait des voix mit dans l’embarras les théologiens qui cherchaient désespérément des preuves d’hérésie ou de sorcellerie. Quant à dire de quel côté se trouvaient superstition et fanatisme, quiconque jette un coup d’œil aux procès-verbaux ne peux avoir aucun doute. L’évêque Cauchon avait tout essayé. Il insista longuement à propos des guirlandes avec lesquelles Jeanne, enfant, avait décoré un arbre de son village : c’est une coutume payenne ! On lui rit au nez, et pendant ce temps-là les Anglais trépignaient : ils voulaient la voir sur le bûcher, la procédure n’était qu’un détail ; pourvu qu’on trouve un moyen. Jeanne de mourir semblait fort peu enthousiaste, et elle se défendit de toutes les manières qu’elle put trouver ; mais elle ne renonça jamais à son ironie, ce qui fut peut-être contre-productif. Lorsque l’inquisiteur lui demanda si une entité surnaturelle lui avait suggéré un moyen d’évasion, Jeanne explosa : mais si vraiment elle me l’avait dit, est-ce que je vous le raconterais ? Au bout d’un moment ils commencèrent à faire les audiences à huis-clos.

À la fin ils ne trouvèrent rien de plus incriminant que l’habitude de porter un pantalon. Jeanne l’avait compris sur le champ et s’était remis une jupe : ils la lui prirent. Seule dans une prison masculine, sans vêtements (après avoir déjà subi des brutalités et des tentatives de viol), Jeanne à la fin céda et remis son pantalon. Techniquement cela faisait d’elle une relapse, une hérétique qui après avoir abjuré ses perfides idées revenait à ses erreurs. Cauchon voulut s’assurer que le bûcher fût composé de solides bûches et non pas de fagots, qui auraient asphyxié la jeune fille avant que les flammes ne la brûlent. Jeanne devait être rôtie et blasphémer, c’était ça l’accord avec les Anglais. Jeanne fut rôtie, mais ne blasphéma point. Les gens venus voir la sorcière à la broche rentrèrent à la maison en disant qu’elle était morte comme une sainte. Un soldat anglais s’évanouit, il raconta qu’il avait vu une colombe sortir de sa bouche.

Vingt ans plus tard les Anglais avaient perdu la guerre, une fois pour toutes. Charles VII était encore roi, le premier depuis des siècles à régner sur quelque chose qui ressemblât à la France unie. Le Bâtard était devenu son grand chambellan. Un jour ils eurent l’idée de réhabiliter Jeanne, avec un procès à l’envers. Ils invitèrent les témoins qui avaient survécu, ils trouvèrent beaucoup de gens qui n’en dirent que du bien. Le perfide Cauchon n’était plus de cette terre : on l’excommunia ex post. Et peut-être qu’ainsi ils se lavèrent un peu la conscience, d’avoir laissé aller au bûcher cette fille si belle qui en l’espace de quelques mois avait tiré ces deux ratés d’un coin minable du livre d’histoire – le bâtard et le dauphin – et en avait fait des hommes. Il n’y a pas trace d’une quelconque tentative de Charles VII de libérer Jeanne, durant les mois de son emprisonnement et de son procès. Certains historiens miséricordieux ont cependant remarqué qu’on ne retrouve aucune trace du Bâtard pendant au moins deux mois au beau milieu de l’année 1431 : il semble avoir disparu. Le XVe siècle n’est pas un siècle obscur, en fouillant bien on peut retrouver même le nom du cheval préféré de l’archevêque de Limoges ; mais sur le bâtard, pendant ces deux mois-là, rien. Aussi une hypothèse a fait son chemin : que le bâtard était en mission secrète aux ordres de sa Majesté, au-delà des lignes ennemies. Objectif : libérer la pucelle, foi, espérance, amour de la France. C’est une belle histoire, à raconter en septembre.

Mais nous sommes le trente mai et moi j’en imagine une autre : le Bâtard était probablement quelque part à l’arrière-garde, à ne pas faire grand-chose tout comme la plupart des hommes durant la plus grande partie de leur existence (et puis, les soldats). L’Histoire ensuite ce sont les vainqueurs qui la font, et le roi et son homme de confiance allaient avoir vingt ans à disposition pour la réécrire à leur convenance, en feignant une mission dénuée de tout sens stratégique. Jeanne s’en était allée, désormais : une très belle fille, oui, d’accord, mais ingérable comme combattante, et même pas si performante que ça. Comme martyre au contraire elle pourrait encore avoir un sens, et dans le fond n’était-ce pas ce qu’elle voulait ? N’était-ce pas ce qu’elle avait toujours voulu ? C’étaient les anges qui l’inspiraient, non ? Que les anges s’en occupent.

Et ainsi s’en est allé un autre printemps. Tant de vie est passée autour de moi, sans que je réussisse à en tirer rien de sensé. Je n’arrive désormais plus à me repromettre que la prochaine fois ce sera différent : ce ne sera pas différent, comment est-ce que ça pourrait ? Les forces en jeu restent les mêmes, je les connais. Je suis là en état de siège depuis cent ans, c’est mon métier, et je ne sais plus pourquoi je le fais, de qui je suis en train de payer la rançon. En attendant je pare les coups, j’esquive les échéances, je vis au jour le jour. Et pourtant je le sais, je le sens, que je pourrais tout gagner à nouveau en un seul jour, une seule merveilleuse bataille rangée. Si seulement Jeanne se montrait à nouveau et souriait, moi je me lancerais. Et je gagnerais. Mais après je la tromperais, je prendrais du ventre, et je ne penserais à elle qu’un jour par an. Ce jour-là je ferais en sorte de me trouver dans une taverne, je boirais sec et le premier bourguignon que je croiserais, je lui ferais un esclandre : tu l’as appelée la pute ? Ta gueule connard, met-toi à genoux quand tu parles d’elle. Toi t’étais pas là, tu peux pas comprendre, elle était tellement belle.

Citer cet article

Référence électronique

Leonardo Tondelli, « Jeanne était tellement belle, si tu savais », K [En ligne], 11 | 2023, mis en ligne le 01 décembre 2023, consulté le 17 février 2025. URL : http://www.peren-revues.fr/revue-k/658

Auteur

Leonardo Tondelli

Traducteur

Melinda Palombi