Introduction
Ce travail propose d’interpréter Médée comme une expérience. Cela signifie tout d’abord que Médée est, selon nous, le nom qui a été donné pour identifier une certaine manière d’interpréter pulsionnellement la réalité. Par « interprétation », nous désignons en effet l’activité instinctive et pulsionnelle au moyen de laquelle une volonté se rapporte à elle-même ainsi qu’aux événements dont elle fait l’expérience1. Or, ce qui domine au sein de l’interprétation médéenne, c’est sa propension à susciter l’étrangeté. Par « étrangeté », nous désignons le bouleversement affectant une organisation hiérarchique pulsionnelle particulière lorsque ses différentes tendances ressentent que cette hiérarchie peut être modifiée2. Cette expérience est ainsi susceptible de générer de la peur ou de la répulsion car la tendance dominante de celle ou celui qui l’éprouve se sent menacée. Par ailleurs, cette peur est d’autant plus intense que l’étrangeté médéenne se caractérise par sa capacité à renverser les rapports de force. Cependant, c’est pour cette même raison qu’elle est ce par quoi l’inconnu et la nouveauté peuvent advenir. En effet, libérant des forces qui étaient entravées3, elle découvre du même coup tout un ensemble de possibilités latentes demeurées jusqu’alors inaperçues.
De plus, Médée est une interprétation qui n’a cessé et ne cesse d’être interprétée par différents artistes, chacun déployant à travers une figure singulière sa propre perspective, c’est-à-dire sa manière de vivre cette expérience et de la transmettre. Or, pénétrer au cœur de l’étrangeté médéenne ne peut se faire, selon nous, qu’en traversant et en confrontant plusieurs perspectives. En effet, l’étrangeté étant fondamentalement liée à l’expérience de l’altérité, elle s’éprouvera de façon d’autant plus nuancée qu’on multipliera les manières de l’expérimenter. Notre interprétation des différentes œuvres se fera de la façon suivante. Nous tenterons d’identifier pour chacune quelle configuration pulsionnelle particulière c’est-à-dire quelle volonté, lui a donné naissance en remontant jusqu’à la figure qui la cristallise4. Une fois cette dernière identifiée, nous décrirons l’expérience qu’elle peut susciter chez celles et ceux qui l’éprouvent. Pour chaque œuvre nous tenterons enfin d’évaluer la valeur de l’interprétation qui la constitue en nous demandant à quel point chacune est capable de susciter un bouleversement pulsionnel créateur. En ce sens notre démarche est, certes modestement, généalogique, selon la définition donnée par Nietzsche dans sa Préface à la Généalogie de la morale5. Nous avons sélectionné quatre œuvres : Medea de Pier Paolo Pasolini et Medea de Sénèque, la mise en scène de l’opéra Médée d’Hoffman et Cherubini par Krzysztof Warlikowski et Medea Stimmen de Christa Wolf. Ce choix se justifie par le fait que les différentes figures de ces artistes se prolongent ou s’opposent, entrant plus ou moins en résonance les unes avec les autres. Par ailleurs, notre interprétation ne les présente pas suivant leur ordre d’apparition historique. Elle propose plutôt de suivre leur mouvement d’intériorisation et de spiritualisation. Ainsi, nous commencerons par l’œuvre dont la figure impose, selon nous, une confrontation directe avec le bouleversement pulsionnel suscité par Médée : celle du démembrement sacrificiel au cœur de l’interprétation du poète et réalisateur italien. La figure sénéquienne du monstre nous permettra ensuite d’approfondir la tendance destructrice entrevue dans l’expérience pasolinienne. En proposant d’éprouver une étrangeté radicalement autre, l’œuvre du philosophe stoïcien déploie une perspective nouvelle : celle de l’altérité. Cette dernière sera développée et intériorisée à travers la figure warlikowskienne de l’Autre et l’expérience de l’étrangéité qui la caractérise. Enfin, ayant expérimenté cette altérité à soi, nous serons à même d’accueillir et d’éprouver le renversement de l’interprétation dominante opéré par la figure polyphonique wolfienne. Cette dernière étant une spiritualisation des trois autres.
1. Medea de Pier Paolo Pasolini : le démembrement sacrificiel et l’inquiétante familiarité
La figure centrale de l’interprétation pasolinienne est, selon nous, celle du démembrement sacrificiel. Seule en effet, cette version du mythe choisit de pénétrer dans le monde barbare et inconnu de Médée par une longue scène inaugurale exposant les différents moments d’une cérémonie agricole dont la tenue culmine dans le sacrifice d’un adolescent. Certes, cette séquence a tout d’abord pour but de présenter l’organisation archaïque et sacrée de la Colchide à laquelle s’oppose l’univers moderne et profane de Jason (Scheller, 2009, p. 126). Cependant, le sacrifice du jeune homme n’est pas un élément parmi d’autres du rite. Tel l’arbre sur lequel est accrochée la Toison d’or, il en est le cœur, l’épicentre (Pasolini, 2008, p. 28). Cette figure du démembrement sacrificiel est si propre à l’interprétation pasolinienne qu’elle structure tout le film6. Or, elle n’est pas sans évoquer le diasparagmos mythique pratiqué lors des rituels dédiés au culte de Dionysos, le dieu « démembreur d’humains » (Daraki, 1980). Il y a ainsi dans l’expérience médéenne une tendance dionysiaque que Pasolini cristallise. Médée « démembre » c’est-à-dire provoque un choc dont l’intensité est telle qu’il est susceptible de rompre et de désorganiser notre configuration pulsionnelle. La scène est en effet bouleversante car la mise à mort du jeune homme n’est pas vécue par les membres de sa communauté comme un événement « anormal ». Au contraire, réalisée aux yeux de tous, l’action s’inscrit dans le cadre d’un rite qui lui donne tout son sens et sa légitimité. Ce sacrifice humain a en effet pour but d’opérer la régénérescence de la nature. La victime délivrée de ses membres et vidée de son sang va nourrir la terre pour lui permettre de donner la vie. Ce démembrement sacrificiel inaugural suscite ainsi au moins deux affects possibles : la terreur et l’effarement. Ce qui est terrifiant, c’est la mise à mort. Cette dernière ébranle en effet tous nos instincts, des plus vulnérables au plus puissants, puisqu’elle va contre leur tendance spontanée à « vouloir » s’épanouir7. Ce qui est effarant, c’est qu’elle a pour but la vie. Cet effarement est éprouvé par la part de nous-mêmes accoutumée à penser la mort comme le contraire de la vie8. Il est mêlé d’effroi car cette expérience ébranle notre tendance dominante à l’antinomie et diminue son sentiment de puissance. L’effarement nourrit ainsi la terreur qui devient dominante. Plus bouleversant encore est le fait que ce démembrement sacrificiel est créateur et instituant dans la mesure où il ordonne et règle la vie collective. En effet, loin d’opérer une dislocation de la communauté, le sacrifice d’un des membres du groupe permet au contraire de reconstituer une unité plus originaire des humains avec la nature. L’expérience contraint ainsi d’accorder deux tendances apparemment inconciliables : notre besoin de nomos lui-même associé à un instinct de conservation, et une pulsion destructrice. Elle nous laisse cependant entrevoir que la destruction ne s’oppose pas nécessairement à la création et est probablement la plus puissante du film dans la mesure où la figure du démembrement sacrificiel est ici interprétée dans sa dimension créatrice. Par ailleurs, elle opère un renversement des valeurs puisque ce que nous interprétons spontanément comme chaos est en réalité ordre et institution. L’entrée dans le monde barbare et étrange de Médée prend alors tout son sens car on l’éprouve comme une manière fondamentalement autre de vivre et d’appréhender le monde.
Cette expérience de l’étrangeté se rejoue à différents moments du film9 et notamment à la fin, lorsque la mère, condamnée à quitter Corinthe et ses enfants, s’anéantit avec eux. La Médée pasolinienne tue ses enfants l’un après l’autre en les berçant sur son sein. L’un des aspects les plus troublants de cette scène est que les gestes circonscrivant l’infanticide sont tendres, calmes et assurés. En effet, la violence de Médée n’est pas montrée, elle est suggérée10. Seule apparaît donc à l’écran la douceur maternelle protectrice. Pourtant, l’imminence de l’acte criminel affecte chaque geste familier d’une dimension inquiétante et entrave notre identification au comportement des enfants s’abandonnant dans les bras de leur mère. Portés au paroxysme du dessaisissement, nous sommes en même temps dans un état de vigilance extrême. Cette nouvelle expérience de démembrement contraint d’associer le caractère inquiétant de l’acte à la familiarité du cadre dans lequel il est accompli. L’infanticide s’opère en effet à l’intérieur d’une ritualité quotidienne qui ordonne et règle chaque geste11 . Au cours de cette scène Médée rejoue, de façon certes lointaine, le démembrement sacrificiel fondateur de sa culture. Pourtant, son acte s’en distingue sur deux points. Tout d’abord, la violence sacrificielle qui se manifeste dans cette séquence s’exerce dans la sphère intime du foyer et non dans le cadre collectif de la cérémonie agricole. C’est pourquoi l’acte de Médée est un auto-démembrement de l’individualité elle-même : en tuant ses enfants, elle porte atteinte à sa propre chair et sacrifie une partie d’elle-même. Par ailleurs, alors que le rituel de la cérémonie agricole était instituant, celui de la scène finale est destituant. En effet, par lui, Médée a définitivement renversé les rapports de domination qui structuraient sa relation avec Corinthe. Les dernières images du film montrent la princesse colchidienne dressée sur le toit de sa maison et surplombant Jason affolé et perdu12. Or, cette destitution se présente de prime abord comme étant créatrice. Par elle, Médée parvient en effet provisoirement à reconstituer sa nature barbare. Ainsi apparaît-elle dans cette dernière scène le visage défiguré par la colère et entouré par les flammes. Un aspect de l’expérience bouleversante du sacrifice de la cérémonie agricole se rejoue ici puisque cet auto-démembrement est au fondement d’une renaissance. Cependant, cette dernière est fugace car elle n’advient que pour laisser Médée disparaître dans les flammes13. C’est pourquoi la figure du démembrement sacrificiel est, dans cette scène, majoritairement interprétée à partir de sa tendance destructrice. La volonté pasolinienne apparaît alors dominée par une pulsion annihilante, force réactive ajoutant à ce qu’elle perçoit comme chaos son chaos propre. En s’anéantissant elle-même, Médée parachève en effet sa destitution en une destruction totale de soi, phénomène qui s’illustre d’ailleurs dans ses derniers mots : « Rien n’est plus possible désormais ». À la différence du démembrement fondateur, la mort ne donne ici vie que pour retourner dans la mort. Cette inquiétante familiarité laisse pourtant entrevoir la tendance destructrice à l’œuvre dans l’expérience médéenne.
2. Medea de Sénèque : la figure du monstre et son obscure grandeur
Cette tendance destructrice à l’œuvre dans l’expérience médéenne est celle que Sénèque cristallise dans la figure du monstre. Par ses meurtres, la princesse colchidienne accomplit, selon le philosophe stoïcien, un crime d’une violence extraordinaire – un « scelus nefas14 » – qui la fait sortir de l’humanité. Cependant, cette « inhumanisation » n’est pas un état que l’héroïne subit mais un processus qui lui permet d’accéder à une individualité d’un nouveau type. En devenant un monstre, Médée accède en effet au rang des entités mythologiques. Sa métamorphose en héroïne mythologique est donc le résultat d’une « volonté active » (Dupont, 2000, p. 19) qui est fondamentalement volonté de « sortir de l’humanité » (Dupont, 2000, p. 19). La configuration pulsionnelle de cette dernière est dominée par sa « furor15 », cette dernière surmontant les autres tendances l’attirant vers l’humanité. Or, cette « furor » est fondamentalement désir de renverser l’ordre du monde :
Tant que la terre et le ciel l’un sur l’autre s’équilibreront / Tant que la voûte étincelante tournera égrenant le temps / Tant qu’innombrables seront les grains du sable / Tant qu’avec le soleil se lèvera le jour / Qu’avec la nuit se lèveront les étoiles / Tant que les fleuves iront à l’océan / Jamais ne cessera ma fureur / Jamais ne faiblira ma rage de vengeance (v. 380-430) (Sénèque, 2004, p. 39).
Elle est donc l’incarnation vivante d’une destitution totale, elle-même gouvernée par une pulsion destructrice. La figure du monstre apparaît ainsi comme l’idéal inversé du sage stoïcien dont la volonté est de s’accorder à l’ordre du monde16. Si Sénèque interprète l’expérience médéenne à partir de la figure du monstre, c’est peut-être parce que cela lui permet de satisfaire un instinct peu nourri dans sa réalité pratique : celui qui rejette et refuse l’ordre des choses. Instinct que nous pourrions qualifier « d’a-nomos ». Or, cette Médée romaine monstrueuse et imaginaire pourrait bien être la voie par laquelle ce dernier a trouvé de quoi se satisfaire. En effet, la volonté sénéquienne étant fortement stoïcienne, elle commande à cet instinct de se sublimer dans la figure éprouvante mais fictive du monstre. C’est pourquoi la Médée de Sénèque ne veut pas uniquement détruire Corinthe mais bien le cosmos tout entier. L’instinct « a-nomos » se satisfaisant d’autant plus dans l’imaginaire qu’il ne trouve pas de quoi se nourrir dans le réel.
La grande originalité de l’interprétation sénéquienne est de montrer comment Médée parvient, au moyen de sa « furor », à surmonter les tendances qui la ramènent à son humanité. Cette capacité à se surmonter afin d’accomplir avec une parfaite maîtrise d’elle-même le « scelus nefas » qui la fera sortir de l’humanité est ce que nous avons appelé son obscure grandeur17. La propension à faire de ce qui l’anéantit le moyen d’accroître son sentiment de puissance est en effet la marque de sa grandeur. Cependant, cette dernière est obscure car elle est fondamentalement étrangère et inconnue à l’humanité. Selon nous, l’évolution dramatique de la pièce de Sénèque suit l’avènement progressif de cette obscure grandeur. En effet, plus la tension dramatique progresse vers son terrible dénouement, plus Médée gagne en puissance. Or, cette métamorphose de la princesse colchidienne en héroïne mythologique s’opère selon une dynamique du renversement. Cette dernière consiste en une inversion des rapports de force : Médée interprétant ce qui la fait souffrir et excite sa « dolor » comme un moyen d’augmenter sa « furor ». Ainsi, au lieu de se sentir écrasée sous le poids des événements et des décisions humaines l’excluant de l’humanité, Médée interprète ce qui est censé l’anéantir comme un moyen d’accroître son sentiment de puissance18. Cette interprétation pulsionnelle qui s’opère aussi bien « à l’intérieur » de sa volonté qu’elle s’exerce dans le rapport de cette dernière avec les événements qui lui arrivent, est développée tout au long de l’œuvre. Selon les scènes, on la verra en effet puiser dans les événements extérieurs ainsi que dans l’extériorité radicale des dieux de quoi nourrir son sentiment de puissance ou bien trouver en elle les aliments nécessaires à l’épanouissement de ce dernier. La volonté de Médée est donc semblable à ce feu que l’eau ne saurait éteindre mais au contraire, attise : « L’eau nourrit le feu / Et plus on combat le brasier plus il brûle avec force. / Il retourne nos armes contre nous » (v. 879-890) (Sénèque, 2004, p. 74). Certes, la « furor » qui la domine se nourrit majoritairement de rancœur et de rage. Cependant, ces dernières ne peuvent accroître leur sentiment de puissance qu’à la condition de dominer d’autres tendances antagonistes. Si Médée veut trouver de quoi nourrir sa « furor » elle doit donc porter son attention sur ce qui attise sa « dolor » (elle-même dominée par son orgueil). En effet, plus cette dernière est grande, plus véhémente se fait la rage d’anéantir ce qui la provoque, plus intense le combat pour y parvenir et puissante la « furor » qui en résulte. Or, l’expérience du nomos est probablement la plus susceptible de réveiller sa « dolor » car elle cristallise tout ce qui l’anéantit : la non-reconnaissance légale de son union avec Jason, son bannissement de la société des hommes, l’ordre physique et éthique au sein duquel elle ne peut exister. Ainsi, l’obscure grandeur de Médée s’épanouit en se nourrissant de nomos afin de le détruire. Or, cette poussée inarrêtable, cette pulsion de mort qui domine sa volonté, a pour origine le fait qu’il lui est impossible d’envisager sa disparition du monde sans le faire disparaître avec elle : « Il n’y a d’autre repos pour moi / Que dans le spectacle d’un monde s’effondrant pour accompagner ma ruine » (v. 380-430, p. 40). Son obscure grandeur consiste ainsi à répondre à l’anéantissement qu’on lui impose par la volonté d’anéantir le monde avec elle. Certes, cette volonté de chaos est en même temps créatrice dans la mesure où, menant à la destruction de son humanité, elle permet à Médée d’advenir comme entité mythologique. Cependant, cette création est production d’une individualité radicalement différente. C’est pourquoi la figure du monstre donne à vivre quelque chose d’absolument autre. Ce faisant, elle est pour celles et ceux qui l’éprouvent d’une étrangeté radicale car ouvre sur un inconnu absolu puisque non-humain. Elle est donc bouleversante car elle impose d’associer deux tendances apparemment inconciliables : notre admiration pour l’indépendance conquise par celle qui appartient à « la race des indomptables19 » et notre répulsion face à l’anéantissement de l’humanité qu’elle implique. Cette « inquiétante étrangeté » (Dupont, 2000, p. 94) est donc bouleversante. D’un côté elle se présente comme créatrice puisqu’elle manifeste le fait que toute puissance destituante est le résultat d’une conquête sur soi-même. D’un autre côté, elle laisse entrevoir, à travers l’avènement progressif de cette obscure grandeur et la sortie de l’humanité qu’elle présuppose, l’expérience certes insoutenable, mais peut-être nécessaire, de la disparition20. Cependant, en demeurant une expérience de l’étrangeté de l’autre et non de soi, elle court le risque d’être – notamment du fait de la répulsion qu’elle peut générer – inappropriable ou inassimilable. Il nous faut donc chercher comment cette étrangeté peut advenir au cœur même de l’humanité.
3. Médée de Cherubini à Warlikowski : la mère, l’Autre de la mère et l’étrangéité
L’interprétation sur laquelle nous souhaitons maintenant porter notre attention est la mise en scène de l’opéra comique de Luigi Cherubini et du librettiste François-Benoît Hoffman proposée par Krzysztof Warlikowski au Théâtre de la Monnaie (Bruxelles21). Il s’agit ainsi de l’interprétation d’une interprétation22. Afin d’en discerner la figure centrale, il nous faut donc procéder par ordre : tout d’abord discerner laquelle est au cœur de l’opéra comique pour ensuite s’intéresser à la façon dont Warlikowski se réapproprie celle-ci. Or, l’œuvre du compositeur italien et du dramaturge français est fondée sur la figure maternelle. Plus Médée est possédée par sa colère plus elle s’éveille, en effet, à la maternité. La composition musicale complexe de l’air n° 14 associant peinture du terrible et déclamation aux contours mélodiques manifeste ainsi la lutte intérieure entre l’épouse trahie condamnée à l’exil et la mère aimante. Au paroxysme de la passion, la douleur de Médée se scinde. Alors que la souffrance ressentie par l’épouse et la reine humiliée alimente sa fureur, celle suscitée par le désir de commettre l’infanticide nourrit son « instinct maternel23 ». Or, ce dernier oppose à cette terrible colère une résistance puissante les entraînant tous deux dans un long et douloureux combat dont l’issue marque la fin du drame. Lorsque sa fureur parvient à s’emparer définitivement de son instinct maternel, c’est en effet pour lui faire commettre l’impensable : ne pouvant se résoudre à les abandonner, la mère assassine ses enfants. À la différence de la Médée sénéquienne parvenant à faire de sa « furor » le moyen d’une parfaite maîtrise d’elle-même, la Médée chérubinienne est donc une mère possédée par sa fureur. En déployant la figure maternelle, l’opéra ne cristallise donc pas uniquement la tendance protectrice à l’œuvre dans l’expérience médéenne mais surtout les effets de cette dernière lorsqu’elle est affectée d’un sentiment d’impuissance.
Or, l’inteprétation warlikowskienne renverse celle de Cherubini et Hoffman en montrant que cette tendance protectrice affectée d’un sentiment d’impuissance est en réalité ce qui permet de mesurer l’indépendance de Médée. La figure centrale de la mise en scène de l’artiste polonais est en effet celle de l’Autre. Elle cristallise donc ce qui, dans la figure maternelle est autre que la mère. C’est pourquoi, le premier visage de Médée apparaissant au public est celui qui, tout au moins pour Cherubini et Hoffman, se présente comme son contraire : la femme émancipée évoquée à travers le personnage de la Rock Star Amy Winehouse. La figure warlikowskienne diffracte et pluralise donc les visages de Médée. À l’opposé de l’héroïne chérubinienne essentialisée dans son rôle de mère, celle de Warlikowski s’émancipe de sa « nature ». Cela permet au metteur en scène polonais de déployer un spectre plus large du féminin allant de la femme soumise aux injonctions d’un pouvoir éminemment masculin à son émancipation « la plus extrême » (Warlikowski, 2016, p. 3) se réalisant douloureusement dans l’infanticide. Or, cette diffraction perspectiviste est appliquée à la figure maternelle24. C’est la raison pour laquelle, elle permet d’ouvrir une nouvelle perspective sur le sentiment d’impuissance affectant la tendance protectrice. En effet, bien loin de désigner l’incapacité de la mère soumise et dépossédée d’elle-même à se ressaisir, l’acte de Médée est en réalité la manifestation d’un désir viscéral d’indépendance dont l’intensité se mesure au sacrifice que la mère consent à faire. La tendance protectrice est affectée d’un sentiment d’impuissance et souffre terriblement car l’indépendance la plus haute demande les sacrifices les plus douloureux25. C’est pourquoi la préparation ainsi que la réalisation de l’acte côtoient la douleur infinie de la mère ne pouvant se résoudre à la séparation d’avec ses fils. L’interprétation warlikowskienne nourrit ainsi celle de Cherubini d’une puissance destituante. Si Médée est en effet capable de commettre l’impensable, ce n’est pas parce qu’elle est une mère dominée par sa fureur, mais parce qu’en elle, quelque chose se dérobe à sa « nature ». L’humanité de Médée ne réside donc pas dans la maternité mais dans le fait qu’une mère est toujours déjà plus et autre que ce que nous croyons. C’est pourquoi il y a en elle, comme en tout être humain, la possibilité de commettre l’impensable26. Susciter cette expérience, c’est donner à vivre l’« étrangéité » de Médée (Warlikowski, 2016, p. 9).
Médée n’est pas uniquement étrangère, elle est aussi étrange. Étrangère, elle l’est de par sa culture, fondamentalement autre et différente de celle de Corinthe. Elle l’est également en ce qu’il semble de prime abord impossible de s’approprier son acte. Cependant, Médée est aussi étrange car elle n’est pas absolument étrangère à l’humanité. Au contraire, son crime affreux est celui d’une « histoire banale » (Warlikowski, 2016, p. 6). Ce qui est étrange c’est donc que Médée nous parle de nous et de ce que nous pourrions tous potentiellement être et faire. L’étrangéité est alors l’expérience de l’étranger en tant qu’il vit au cœur de soi. C’est pourquoi la mise en scène de l’artiste polonais se focalise sur cette figure de l’Autre qu’elle déploie suivant un mouvement ascensionnel d’intériorisation. En effet, la progression du drame suit celle de la femme barbare devenant étrangère à elle-même. Or, cette évolution est contemporaine de celle des spectateurs découvrant cet acte inhumain comme l’un de leurs (pires) possibles. Pour susciter cette expérience, Warlikowski scinde l’espace physique de la scène en deux parties plaçant au centre une étendue de sable. Cette zone, qui est le pivot de la mise en scène, figure l’espace inassignable de l’ailleurs physique et mental vers lequel Médée ne cessera de revenir à différents moments du drame. De plus, portant avant tout son attention sur le « voyage intérieur » de son héroïne (Warlikowski, 2016, p. 13), il neutralise la distinction ontologique entre l’extérieur et l’intérieur de sorte que ce qui apparaît de prime abord comme un ensemble d’événements se déroulant hors de l’esprit de Médée peut également être perçu comme des projections mentales27. Enfin, Warlikowski humanise ses personnages en substituant aux alexandrins d’Hoffman un langage familier dans les scènes dialoguées (Warlikowski, 2016, pp. 16-18). Ses interprètes, aidés par les micros, ne récitent donc pas leurs rôles mais les « parlent ». En réduisant ainsi la distance entre la salle et la scène, l’histoire racontée et la vie réelle, le metteur en scène crée les conditions pour que les spectateurs puissent s’approprier l’inappropriable. Dans l’expérience de l’étrangéité, l’inquiétante étrangeté sénéquienne s’est ainsi intériorisée. De plus en manifestant que l’étrangeté se loge aussi au plus intime de nous-mêmes, cette expérience résonne également avec l’inquiétante familiarité pasolinienne. Elle s’en distingue cependant car la figure de l’Autre est créatrice dans la mesure où elle pluralise le soi de potentialités nouvelles quand la Médée pasolinienne s’anéantissait pour mourir. En suscitant cette expérience d’altérité à soi, l’interprétation warlikowskienne nous prépare ainsi à accueillir la nouveauté propre au renversement suscité par l’interprétation wolfienne.
4. Medea-Stimmen de Christa Wolf : la figure polyphonique et l’expérience de l’étrangeté comme soin
La figure centrale de l’interprétation wolfienne est celle de la polyphonie. D’après cette perspective, Médée ne pourra en effet être comprise et éprouvée dans toute sa complexité que si on l’interprète à plusieurs voix. Ainsi, l’œuvre de Christa Wolf se présente-t-elle comme une succession de monologues prononcés par la princesse colchidienne et d’autres personnages eux-mêmes parfois inventés par l’écrivaine. Médée n’est donc pas la seule à parler. En outre, les différents monologues mêlent à leurs voix celles des autres en les reprenant à leur compte et en les commentant28. Qu’elles soient présentes, passées, douces, féroces, odorantes ou répugnantes, toutes ces voix s’entre-répondent et s’interprètent ainsi les unes les autres en un puissant tissage sonore. Or, cette pluralisation des perspectives permet d’envisager les personnages, les événements et même les motifs, à partir de points de vue différents qui, pris ensemble, s’affinent et se nuancent mutuellement. L’expérience polyphonique est donc tout sauf celle d’une cacophonie en laquelle chacun ayant la parole, aucun ne parviendrait à se faire entendre. Bien loin de mener à un relativisme absolu, cette diffraction perspectiviste wolfienne conduit au contraire à la valorisation d’une perspective nouvelle qui appréhende l’histoire de Médée comme celle d’un long processus de défiguration. L’interprétation de l’héroïne criminelle et infanticide aurait ainsi été construite afin de satisfaire les intérêts du pouvoir patriarcal et de masquer les crimes sur lesquels il repose. Selon cette nouvelle perspective, loin d’être un monstre sanguinaire ou une mère possédée, Médée est en réalité le bouc émissaire choisi par Corinthe afin de résoudre (très momentanément) les hostilités sociales larvées au sein de la cité29. L’originalité de la perspective wolfienne est donc de questionner l’interprétation dominante en montrant qu’elle pourrait bien s’avérer être un palimpseste, les premières interprétations du mythe ayant été recouvertes par des siècles de domination patriarcale. Cependant, ce questionnement ne peut s’opérer qu’en multipliant les perspectives. Ce que la figure polyphonique cristallise donc c’est la diversité des tendances s’éprouvant au sein de l’expérience médéenne. C’est pourquoi elle entre en résonance – quoique selon des degrés variables – avec chacune des figures que nous avons développées jusqu’à présent. En effet, elle résonne avec celle de l’auto-démembrement sacrificiel de l’interprétation pasolinienne car par cette diffraction perspectiviste Médée s’auto-démembre en interprétations opposées : celle dominante et celle de Christa Wolf. Or, pour que cette dernière puisse s’affirmer, il lui faut dominer l’autre, c’est-à-dire se la réapproprier en la déconstruisant puis en la reconfigurant afin de lui donner les traits propres à sa perspective. Elle ne peut donc émerger qu’à la condition de sacrifier ce qui, sur un temps extrêmement long, s’était imposé comme « La » vérité. Par ailleurs, en faisant des anciennes interprétations censées l’anéantir le moyen d’épanouir la sienne, la volonté de la Médée wolfienne opère selon une dynamique du renversement qui n’est pas sans évoquer la figure du monstre. Sans résonner entièrement avec elle, la figure polyphonique reprend à son compte l’expérience de sa grandeur. Enfin, elle résonne avec celle de l’Autre warlikowskienne de par sa dynamique pluralisante et créatrice. En cristallisant la diversité des tendances de l’expérience médéenne, la figure polyphonique opère ainsi une spiritualisation des différentes figures étudiées jusqu’à présent. Cependant, focalisant uniquement sur certains aspects de chacune, elle ne résonne jamais entièrement avec elles. Par ailleurs, si la perspective wolfienne s’affirme bien à travers cette expérience polyphonique, elle ne prétend pas cependant s’imposer comme nouveau nomos. D’une part, car elle est encore trop jeune pour posséder la durabilité caractéristique de ce dernier30. D’autre part, car, si cette perspective est valorisée, elle n’est cependant pas entendue. Les derniers mots de Médée semblent en effet résonner dans le désert : « Où vais-je aller ? Y-a-t-il un monde, une époque où j’aurais ma place ? Personne, ici, à qui le demander. Voilà la réponse » (Wolf, 2001, p. 289). Cette destitution créatrice non instituante évoque la Médée pasolinienne renaissant de manière éphémère. Elle s’en distingue cependant car, si la Médée wolfienne renaît pour finir sa vie en étant bannie du monde humain, elle demeure, bien que désespérée, vivante. Or, étant ainsi exclue de la société humaine, elle fait l’expérience de la sortie de l’humanité et donc de la disparition, suscitée par la figure du monstre. Enfin, cette destitution créatrice mais non instituante vient également du caractère éthéré de la volonté wolfienne qui se singularise bien plutôt par sa capacité à questionner qu’à imposer31.
En cristallisant la diversité des tendances agissant au cœur de l’expérience médéenne, la Médée wolfienne est celle qui, suscitant l’expérience de l’étrangeté, amène celle ou celui qui l’éprouve à faire l’expérience d’une pluralisation de soi et aspire, ce faisant, à soigner la décadence. Pour comprendre comment la figure polyphonique est susceptible d’offrir un remède à la décadence, il nous faut tout d’abord brièvement expliciter ce que ce mot désigne dans l’œuvre de Christa Wolf32. Corinthe est interprétée par Médée comme mue par la peur de la mort : « Ce sont eux qui règnent également ici, les morts. Ou bien c’est la peur de la mort qui règne » (Wolf, 2001, p. 127). Cette dernière n’étant pas maîtrisée, elle ne cesse d’accroître son sentiment de puissance, rendant ainsi l’expérience de la disparition impossible. C’est la raison pour laquelle Créon, soutenu par ses dirigeants – comme ce fut le cas en Colchide – préfère sacrifier sa fille (Iphinoé) et même entrainer sa cité tout entière avec lui dans la mort, plutôt que de disparaître33. Corinthe est donc malade car elle court d’elle-même à sa propre perte. Par ailleurs, les remèdes qu’elle utilise pour soigner sa maladie, au lieu de l’atténuer ne cessent de l’aggraver. En effet, la peur de la souffrance engendre une certaine manière de traiter la douleur en cherchant à l’éviter. Cela s’opère en l’anesthésiant et en excluant toute remise en question pénible et éprouvante34. L’expérience de la souffrance étant l’une des formes les plus primitives d’altérité à soi, ce type de traitement nourrit également la répulsion de l’autre : « seule la rage contre autrui leur [les Corinthiens] permet d’atténuer leur peur » (Wolf, 2001, p. 226). La maladie est alors aggravée car cette aversion à l’égard de l’altérité proscrit tout désir de métamorphose. Or, Médée est celle qui, par sa seule présence, interroge cette décadence. Si elle bouleverse celles et ceux qu’elle rencontre, éveillant en eux « essaim de pensée » (Wolf, 2001, p. 63) c’est parce qu’elle est portée par un « désir de comprendre » (Wolf, 2001, p. 22). Sa volonté est donc dominée par une tendance fondamentalement différente de celle des autres. Alors que ces derniers orientent leur soupçon sur l’inconnu, Médée l’oriente sur ce qui est connu en le questionnant. Observant grâce à son « second regard » (Wolf, 2001, p. 23) les symptômes de cette décadence, elle se demande en effet quelle en est l’origine. Or, ce questionnement n’est pas un exercice tout intellectuel, c’est au contraire l’épreuve fiévreuse et effrayante d’une descente aux sources méconnues de la maladie et de leur remontée douloureuse à la surface fragile de la conscience35. Cette expérience, Médée la suscite chez celles et ceux qu’elle rencontre. Lorsque parmi ces personnes, l’une d’elles répond à sa sollicitation alors, par ses gestes, sa présence et ses mots, elle l’accompagne dans cette éprouvante traversée d’elle-même. Ainsi, la jeune Glaucé apprend à son contact à apprivoiser ses peurs et parvient à revivre le terrible souvenir du crime de sa sœur perpétré sur ordre de son père. Or, ce pénible éveil du passé enfoui et devenu étranger à soi est salvateur. En le manifestant à elle-même et à Médée alors qu’il lui était interdit de l’exprimer, Glaucé recouvre en effet progressivement la santé. Ses peurs n’ont certes pas disparu mais elle s’est libérée de leur domination. De plus, par cette expérience, la jeune princesse prend conscience qu’elle n’est pas nécessairement celle qu’elle croyait mais toujours potentiellement autre. Loin de l’affaiblir, cette éprouvante « méconnaissance de soi » la renforce et la mène vers quelque chose de plus inattendu encore : sa possible indépendance36. Pourtant, cette métamorphose à peine ébauchée est encore trop jeune pour soutenir l’imposition d’un pouvoir coercitif orientant son soupçon contre cet avènement à soi37. En s’accordant toutes pour remettre en question le questionnement lui-même, les voix de Corinthe vulnérabilisent en effet définitivement la jeune femme, qui, forcée de revenir à ses premières croyances sans y parvenir totalement ne trouve d’autre solution à cette lutte intérieure éprouvée dans la solitude la plus grande, que de sombrer dans le puits qui cristallisait toutes ses peurs. La Médée wolfienne désire donc soigner mais n’y parvient pas totalement. Sur ce point se révèle la fragilité de l’expérience polyphonique : en laissant entendre une pluralité de voix, Médée court le risque d’être écrasée par d’autres que la sienne et ainsi, de disparaître. En cette fragilité réside aussi toute sa puissance car, faisant de la disparition l’une de ses possibilités, elle ouvre ce faisant, la voie vers ce qui est autre qu’elle et adviendra, peut-être, après elle. Par ailleurs, cette disparition n’est pas totale puisque la voix de Médée résonne encore dans le désert. Qui nous empêchera de nous y rendre ? Ne pourrions-nous, un jour, en un lointain écho, la faire renaître ?