La vieillesse de la Sibylle : devenir d’un stéréotype antique à l’époque médiévale

DOI : 10.54563/bdba.955

p. 25-38

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Dans cette étude consacrée à la figure de la Sibylle de Cumes, je voudrais analyser une dimension particulière de ce personnage, qu’on peut dégager de plusieurs œuvres médiévales où la prophétesse intervient sous les traits d’une vieille femme, en conformité avec ses origines antiques.

La vieillesse de la Sibylle de Cumes était proverbiale à Rome. Pour Platon, pour Héraclite déjà, la Sibylle remontait à la plus haute antiquité. Lors de ses apparitions dans les œuvres latines, elle présente un physique disgracieux, enlaidi et desséché. La tradition annalistique, que transmet tardivement Aulu-Gelle, décrit une « anus », vieille et mystérieuse étrangère qui marchande avidement le prix de ses grimoires avec le roi Tarquin1. Par la suite, le livre XIV des Métamorphoses d’Ovide donne la parole à la prophétesse, qui conte à Énée son dépérissement et exprime les effets de cette maladie (« aegra senectus ») qui lui use les organes (« consumpta membra senecta ») jusqu’à l’invisibilité (« nulli videnda »)2. L’épopée virgilienne n’utilise que les termes « virgo » et « vates » pour désigner la prêtresse d’Apollon, mais évoque une « prêtresse chargée d’ans », qui, possédée par le dieu, officie aux confins du monde des vivants et du monde des morts3. Pétrone va jusqu’à l’imaginer pendue au fond d’une bouteille, répondant aux enfants qui l’interrogent : « Apothanein thélo » (« Je veux mourir »)4.

Le grand âge de la prophétesse est donc un motif narratif, un élément obligé de description. Comme de nombreuses figures mythologiques, la Sibylle de Cumes possède un potentiel de rigidification : sa caractérisation comme « vieille » est convenue et devient l’objet de la fascination des écrivains au moment de l’écriture. C’est dans l’épaisseur du stéréotype éprouvé comme tel que s’opère le travail de signifiance mené par les auteurs. Répété à satiété, le stéréotype s’attache à la personne même de la Sibylle, devient l’une de ses marques distinctives et en même temps se vide de tout sens prédéterminé.

Il s’agira ici de préciser le sens des mentions de l’âge de la Sibylle dans un certain nombre d’œuvres médiévales. Quelque chose de mystérieux et d’immanent au personnage se joue dans la mention de cette vieillesse et sollicite l’imagination des écrivains. La grille qu’impose le christianisme à la mythologie antique a laissé passer la Sibylle sous les regards bienveillants de Lactance et de saint Augustin, et l’arrivée de la prophétesse au Moyen Âge prouve que les motifs antiques de la mythologie nourrissent en profondeur la pensée chrétienne et occidentale. L’interprétation investit le signe pour expliciter ce qui court, en filigrane, sous l’expression « vieille Sibylle ». Le stéréotype relance la pensée et l’imagination des écrivains successifs et leur permet de révéler la couleur de leur époque. Notre attention se concentrera notamment sur les commentaires médiévaux de Virgile, le roman d’Énéas5, l’Ovide moralisé6 et le Livre du Chemin de longue étude de Christine de Pizan7. Il s’agira, pour chaque œuvre, d’étudier les signes de la vieillesse en leurs marques textuelles et de concevoir les interprétations que les auteurs français du xiie au xve siècle ont données lorsqu’ils ont voulu mettre en scène ce personnage de prophétesse.

Notre parcours commence au xiie siècle, amateur de syncrétisme culturel. Les polysémies que les écrivains établissent n’effacent pas néanmoins les débats qui les divisent en tant que théologiens8 : comment sauvegarder l’héritage gréco-latin, les belles-lettres, alors qu’elles manifestent un tel écart avec les Saintes Lettres ? Comment consentir à la présence de la mythologie dans les créations artistiques ? L’épopée virgilienne, premier texte que nous envisagerons, a acquis un respect croissant depuis la fin de l’Antiquité ; le poème est lu, mémorisé, commenté9.

La description des mondes inférieurs, au livre VI de l’Énéide, est un des terrains privilégiés de l’interprétation chrétienne des textes païens. Chez les commentateurs antiques, la descente aux enfers faisait naître de nombreuses interrogations ; mais chez les clercs du xiie siècle, la catabase suscite un débordement d’intérêt. Bernard Silvestre en est un bon exemple : dans son commentaire des six premiers livres de l’Énéide10, il tend à élucider la mythologie païenne par la référence constante à l’étymologie et au symbolisme moral. Il interprète ainsi l’œuvre de Virgile et son contenu mythologique dans un sens philosophique, empruntant aussi à Boèce pour confondre la Sibylle avec le personnage de Philosophie, à qui il attribue une stature hors du commun. Par la notion d’integumentum, Bernard Silvestre cherche à attribuer une vérité allégorique à l’épopée virgilienne, grâce à la rationalisation du mythe et à sa réduction à un discours intégré à la doctrine chrétienne.

C’est ce travail qui est mené avec la vieillesse de la Sibylle puisqu’elle devient, mille ans après Virgile, l’image de l’Intelligence : cette approche est l’exact inverse de la plupart des figures féminines de la vieillesse, très majoritairement dépréciatives, au point que je me demande si la vieillesse de la Sibylle médiévale n’est pas une forme si originale de vieillesse féminine qu’elle doit être envisagée comme une sorte d’hapax. Vidé de son sens physiologique, le grand âge de la Sibylle est à replacer dans la perspective de l’effacement progressif du corps devant les splendeurs de la contemplation.

De plus, Bernard Silvestre, comme le fera son collègue Jean de Salisbury11, imagine une concordance entre les six premiers livres de l’épopée et les différents âges de la vie : les voyages d’Énée avant Carthage représentent l’enfance, l’épisode avec Didon, la jeunesse, les jeux funèbres en l’honneur d’Anchise (livre V), l’âge adulte, et la descente aux Enfers, l’approche de la mort. Identifiée à l’intelligence dans le cadre d’un parcours chronologique de l’esprit, la Sibylle devient ainsi le symbole de la plus haute forme de savoir humain en même temps que l’aboutissement temporel de toute vie. Le voyage aux enfers est l’image de l’esprit en quête du savoir : ce voyage commence au livre VI par une conception imaginaire (« cogitatio imaginario »), l’image d’Anchise, le père humain retiré du monde sensible, mais ne s’accomplit vraiment qu’avec l’aide de la Sibylle, qui représente le conseil divin. C’est elle en effet qui guide l’esprit vers le rameau d’or de la philosophie, vers les bois d’Hécate (« Triviae lucos », que Bernard rapproche du Trivium) et vers les toits dorés (représentant le Quadrivium). « Sibylle » ne se confond-il pas avec « scibile », ce qu’il est possible de savoir ?

La vieillesse de la prophétesse, loin d’être une fioriture poétique à mettre au compte de l’amplificatio rhétorique ou un artifice destiné à produire du pittoresque, trouve une nouvelle vie chez des clercs du Moyen Âge imprégnés de culture antique, qui intègrent à leur univers chrétien les aspects en apparence les plus étrangers de la mythologie et en nourrissent leur réflexion, par le biais du symbolisme moral, de l’étymologie et de la référence à la Bible.

Par rapport à cette méthode, l’Énéas (composé vers 1160) semble en rester à la « lettre » : le lecteur n’a affaire qu’au vêtement et, comme dans le poème épique antique, c’est à lui de faire jaillir le sens du récit. La vieillesse redevient donc, comme dans le texte original, un stéréotype à partir duquel il faut broder, un cliché auquel il faut donner un sens. Le livre VI de l’Énéide, où apparaît notre vieille prophétesse, est le mieux traduit par le remanieur médiéval auteur du roman d’Énéas. Comme le rappelle la juste étude de Philippe Logié12, les différents épisodes de la catabase sont tous présents dans le texte du xiie siècle, même si l’épisode de la Sibylle est le moins bien « traduit » (235 vers latins contre 95 octosyllabes médiévaux).

Le plus souvent, Énéas ne décrit pas les anciens dieux comme des diables ; on note même une forme de réticence à transformer les divinités en démons. Mais, lorsque c’est le cas, la sobriété de Virgile se mue en détails fantastiques. Tout en restant fidèle à l’essentiel de la diégèse épique, le remanieur la nourrit d’un imaginaire anachronique, et n’hésite pas à faire de la vieillesse un élément si repoussant qu’il semble être lié d’emblée au monde des enfers.

Ce lien entre vieillesse et démon apparaît dans les romans antiques du xiie siècle13 ; le grand âge peut être utilisé comme un élément du monde des enfers. La Sibylle pourrait bien devenir ce genre de monstre venu tout droit des modèles antiques, comme Erichto ou Médée, et que l’on rencontre fréquemment dans les romans médiévaux qui s’ancrent dans la mythologie gréco-latine. Un bref exercice de comparaison entre la description de la Sibylle de l’Énéas et un monstre issu d’un roman antique suffira. Voici Astarot, un diable qui, dans le Roman de Thèbes, sous les traits d’une vieille femme hideuse, propose à Tydée l’énigme du Sphinx :

« Figurot sei en lieu de vielle,
Et ert tant vert come d’ierre foille ;
Chiere ot hidouse et effreé,
Bien ot de nés une cotee (…) »14

La suite du texte confirme ce tableau d’épouvante. Tous les éléments du diabolique sont là : hideuse et repoussante, la femme vieillissante est investie de pouvoirs démoniaques qui fondent le prestige fantastique de sa nigremance ou de sa sorcerie15. Intermédiaire entre les vivants et les morts, elle a partie liée avec le diable dans la mesure où la vieillesse de son corps manifeste sa familiarité avec un monde noir, morbide et repoussant.

Dans la diégèse qui mène Énée au cœur des enfers, le héros rencontre plusieurs êtres dont le rapport au monde des morts est marqué du sceau de l’exception : Sebilla, puis Karo et Cerberius. Le texte de l’Énéas est explicite :

« Karo estoit dieu du passaige,
Icil gardoit le notonnaige,
Viez ert et lais et regroviz,
Et toz chanuz et fronciz ;
Le vis ot maigre, confondu,
Le chief mellé et tout lochu,
Orreilles grandes et velues,
Sorcille grosses et moussuez,
Rouges les yex comme charbons,
La barbe longue et les grenons. »16

Comme s’il y avait une gradation dans l’horreur au fur et à mesure que le monde des morts se rapproche, le personnage du passeur est effroyablement vieux et sinistre. Le texte de Virgile est relativement sobre sur ce point : « Il est assez âgé, mais de la solide et verte vieillesse d’un dieu »17, mais la mentalité médiévale transforme implicitement le nocher en diable. Les éléments descriptifs de la vieillesse, comme les oreilles velues, les rides ou la maigreur, sont explicites et beaucoup plus développés que dans l’hypotexte virgilien. Les critiques ont ainsi souvent lu le motif final des yeux flamboyants de Charon comme une modification de la source païenne vers l’imagerie infernale18. Les signes abondants de la vieillesse sont ici les marques évidentes de la démonisation.

Or, je voudrais montrer qu’il y a une résistance de la Sibylle à l’époque médiévale et que, par rapport à la voie virgilienne qui esquissait les pistes d’un dévoiement possible de la Sibylle, le roman d’Énéas marque une position de recul. Il y a comme une forme de transfert, pour tout ce qui concerne la vieillesse, de la Sibylle vers les autres créatures des enfers. Sens concret (signes de déchéance physique) et sens figuré (effacement du monde charnel et terrestre) se séparent et se distribuent selon les personnages. Cette dichotomie (corps/esprit) est d’ailleurs constitutive de la conception de la vieillesse au Moyen Âge : honnie parce qu’elle est l’âge de la déchéance physique achevée, mais adorée parce que ce déclin de la chair conditionne justement une existence plus franchement dominée par une vie spirituelle intense (cette mort au monde progressive, ce détachement des choses matérielles, est d’ordinaire plus valorisé chez les hommes).

L’habitude médiévale de multiplier les notations prodigieuses pour marquer la nature surnaturelle, le caractère redoutable et la puissance maléfique d’un personnage doit d’emblée nous faire considérer la présentation de la Sibylle comme une épuration du texte de Virgile. Son portrait, en effet, ne multiplie pas les marques de répugnance ou de dégoût. Il y a d’abord le discours d’Anchise qui recommande à son fils d’aller voir la prophétesse :

« De Comes est devineresse,
Moult par y a saige prestresse. »19

L’adjectif virgilien « casta » est amplifié par la référence à une sagesse globale, qui est ensuite déclinée selon les sept termes des arts libéraux :

« Elle set qu’encore est a estre,
de deviner ne say son mestre,
du solleill set et de la lune,
et des estoilles de chascune,
et nigremance et de fusique,
de rectorique et de musique,
dialectique et gramaire. »20

Anchise affirme d’emblée l’appartenance de la prophétesse au monde du savoir : les termes « sage » et le verbe « connaître » définissent le personnage en compréhension (l’anachronisme de la référence au trivium et au quadrivium est sur ce point éloquent). Ce n’est qu’ensuite que vient la description proprement dite de « Sebilla, la saige prestresse »21, par le poète qui suit le regard d’Énée :

« Elle seoit devant l’entree,
Toute chanue, eschevellee ;
La face avoit toute palie
Et la char noire et froncie. »22

Ces deux points de vue (Anchise, Énée), comme l’a écrit très justement Hélène Cazes23, installent deux modalités différentes de référenciation au personnage : on voit d’abord la Sibylle dans son essence, selon le point de vue tout spirituel et immatériel du revenant Anchise, puis on envisage Sebilla dans sa matérialité. Les signes de la vieillesse sont donc dépassés, subsumés, par leur signification spirituelle, avant d’être donnés dans leur concrétude. La vieillesse de la Sibylle, qui rend possible l’emploi des adjectifs « chenuz » et « fronciz » (que partage Charon), ne me semble pas devoir être lue comme le signe d’une diabolisation. De la Sibylle à Charon, s’il y a bien « progression sans solution de continuité vers la laideur monstrueuse »24, il y a aussi opposition du sens au chaos, de la parole au tumulte, du savoir à l’ignorance noire et infernale. Quant à la mention d’une peau noire et ridée, elle me paraît à la fois sobre par rapport aux deux autres descriptions citées, venues du même ouvrage ou d’une œuvre exactement contemporaine, et suffisamment évocatrice : les images qui sont habituellement rattachées à la vieillesse sont si riches, que la seule évocation métonymique de la vieillesse à travers la peau est censée convoquer tout la cohorte de tares physiques qui lui sont liées.

Le remanieur procède donc à des infléchissements significatifs du personnage virgilien : à la vieillesse du corps, il préfère l’ancienneté de la connaissance. La présentation du personnage emprunte à clergie : la prophétesse représente celle qui a parcouru la carrière du savoir humain. Sa nigremance, de ce point de vue, ne se confond point avec l’art de Médée ; c’est plutôt le niveau de savoir le plus élevé qu’une païenne puisse atteindre. La vieillesse de la Sibylle est à mettre sur le même plan que celle d’Anchise : comme le père d’Énée, elle fait de beaux discours, devine l’avenir et guide Énéas. Ainsi distinguée des autres créatures des enfers païens, la Sibylle devient une créature un double du père mort, qui la reçoit d’ailleurs comme une familière. Énée lui-même s’adresse à elle comme à une « Dame »25. Elle montre qu’Énée voyage vers son passé, avec les Anciens (on sait ce qu’ils peuvent symboliser dans une civilisation préoccupée par le lignage et la généalogie) mais en même temps approche une vérité intemporelle. Ce qui est représenté dans l’Énéas est la fonction de prophétesse, selon un processus d’idéalisation qui sacrifie l’existence à l’essence.

La seconde œuvre latine à mentionner le vieillissement de la Sibylle (le livre XIV des Métamorphoses d’Ovide) va nous servir de guide pour l’exploration des deux œuvres médiévales suivantes. Là, il ne s’agit pas de décrire un personnage vieillissant, mais d’évoquer les causes de la longévité extraordinaire de la Sibylle. Ovide élabore en effet un récit étiologique qui entend donner plus de sens à ce vieillissement indéfini. La Sibylle de Cumes raconte comment, refusant les avances du dieu Apollon, elle se vit offrir de la part du dieu la réalisation d’un vœu profond ; elle désira vivre autant d’années qu’il y avait de grains de sable en sa main. Mais ce don fut un don empoisonné : la Sibylle, qui avait oublié de demander une éternelle jeunesse, fut vouée à disparaître de la surface de la terre car son corps perdit de sa vigueur jusqu’à l’anéantissement durant ses mille années de vie.

La transmission de la légende ovidienne passe au Moyen Âge par l’Ovide moralisé, récriture « allégorisée » de l’œuvre latine, et se retrouve dans Le Livre du Chemin de longue étude.

Cependant, le poème allégorique de Christine de Pizan s’inspire aussi de Boèce et de sa Consolation de Philosophie, et le grand âge de la Sibylle y acquiert une valeur heuristique nouvelle. La mise en scène initiale qui nous montre Christine couchée tient en effet beaucoup au début de la Consolation de philosophie. La récriture du texte de Boèce affecte en profondeur la signification de la vieillesse de la Sibylle. Le schéma diégétique repris à Boèce est le suivant : couché, un vieil homme exhale sa douleur en un chant que lui dictent les Muses. Une étrange femme d’un âge incertain lui apparaît, qui congédie les Muses. Le vieillard la reconnaît, lui confie ses malheurs et sort de sa prostration. Cette même mise en scène réapparaît dans des œuvres de la fin de l’Antiquité, où l’apparition d’une femme à la fois vieille et jeune signifie la venue de l’Intelligence souveraine : ces muses inspiratrices à l’âge paradoxal26 sont le fait d’un genre caractérisé, qui se développe entre le iie siècle et le vie siècle, celui de l’apocalypse (révélation).

Dans le Pasteur d’Hermas, l’Église apparaît sous les traits d’une vieille femme qui rajeunit progressivement. Elle vient trois fois devant Hermas sous les traits d’une vieille femme affligée, puis sous un aspect chaque fois rajeuni et embelli. L’explication est donnée par un ange : la vieillesse, qui auparavant était signe de transcendance, est maintenant le symbole du relâchement moral et l’Eglise rajeunit au fur et à mesure que les fidèles se sanctifient. Les hypothèses abondent pour montrer que la Sibylle de Cumes est le modèle de cette vieille femme27 : le thème du rajeunissement est là pour indiquer que l’Eglise s’améliore à vue d’œil ; l’âge vénérable de la Sibylle est transféré à l’Eglise idéale. Cette interprétation d’une Sibylla ecclesia me paraît être un modèle extrêmement fort et puissant, un schème de pensée très fertile, qui a certainement dû retenir l’attention des auteurs. Je manque néanmoins de textes médiévaux qui me permettraient d’éclaircir ce point. Sans doute d’ailleurs n’en existe-t-il pas : ce motif reste tardo-antique.

Je retrouve un écho seulement de cette somptueuse idée dans l’Ovide moralisé, où l’auteur anonyme a fait de la Sibylle de Cumes, dans son second commentaire allégorique, l’image de la Judée. La prophétesse, qui est censée, selon la légende ovidienne, « cheoir en viellesce »28, se décrit d’abord dans les termes concrets qui désignent d’ordinaire toute vieille femme :

« Un temps sera que je serai
vielle et seche et regreillie,
assez fui greille et alignie,
de vis bele et de cors bien faite,
mes lors serai je si retraite,
vielle et laide et aneantie,
que nulz homs ne cuideroit mie
qu’Apollo m’eüst onc amee. »29

Mais cette image du corps dégradé et décrépit trouve ensuite une explication allégorique. Identifiée à la Judée, Sibile se voit attribuer les mêmes termes mais avec un sens allégorisé :

« Moult fu Judee gente et bele.
Moult fu agreable pucele.
(…)
Sept cens ans enterinement
Vesqui bien et joieusement
Judee en grant auctorité,
En estat de prosperité,
Mes or est laide et enveillie,
Sote, flestrie et regreillie,
Si ne puet soi ne autre aidier.
(…)
Or vit à duel et à martire,
A paine, à tribulacion,
A honte et à confusion,
Et doit vivre foible et enferme
Jusqu’ele viengne à celui terme
(…)
de cognoistre la verité
de la parfaite Trinité. »30

L’opposition très nette des époques suggère la vie en deux temps de Sebile-Judee : le vieillissement progressif du corps de la prophétesse est le signe de l’ignorance de la révélation. La souffrance physique endurée et la disparition du corps est le salaire mérité pour celle qui n’a pas voulu se livrer aux splendeurs de la révélation apollinienne et qui doit en rester au pressentiment obscur, à la connaissance confuse, à l’intellect borné. Le symbolisme du clos et de l’ouvert est celui que l’on utilise traditionnellement pour représenter les anciens livres de la Bible (où les vérités sont enfermées et encloses) par opposition aux livres du Nouveau Testament (où les vérités sont révélées). L’assimilation du sème de la vieillesse avec les dénominations traditionnelles de « vieille » et de « nouvelle » Loi est aussi à prendre au sérieux. La vérité allégorique sert ici un projet moralisant (la Judée est l’exemple historique de la nation infidèle) et une apologétique qui met en avant la profonde complexité de la Sibylle.

Dans la récriture de la légende ovidienne par Christine de Pizan, la Sibylle de Cumes prend la parole pour conter sa propre histoire. Elle se perçoit dans une double distance, sa propre vieillesse étant redoublée par une mort déjà survenue :

« Au monde vesqui longuement,
Et te compteray comment
J’oz le don de longuement vivre. »31

L’emploi du passé révolu prouve que la Sibylle se conçoit comme un personnage d’outre-tombe. L’âge impossible des créatures d’apocalypses est ici métamorphosé en un autre paradoxe temporel non moins troublant. Ce sont les conséquences de ce vieillissement qui intéressent Christine. L’acquisition du savoir est mise sur le même plan que le nombre des années ; l’effacement du corps est le corollaire de la survie de la voix.

Lors de son apparition à Christine au début du Chemin de longue étude, la Sibylle devient aussi une figure de la renonciation au sexe et à la dimension charnelle de l’existence. Cette insistance me paraît importante, car les écrivains médiévaux préfèrent parler pour les hommes vieux de renoncement à la « chair », à l’ensemble des plaisirs terrestres, y compris ceux de la table et des yeux ; pour la vieille femme, il semble que l’on évoque plus volontiers le sexe, dans la mesure où c’est la seule chose qui intéresse cette créature éminemment libidineuse. D’où l’apparence sobre, sur laquelle Christine s’étend un peu :

« Une dame de grant corsage,
Qui moult avoit honneste et sage
Semblant, et pesante maniere.
Ne jeune ne jolie n’yere,
Mais ancianne et moult rassise (…) »32

Dans une mise simple et sans apprêts, la Sibylle est l’incarnation de la sobriété et de la consécration au savoir. Les termes utilisés sont relativement discrets et pudiques pour évoquer son grand âge, devenu synonyme de sagesse. Ne faut-il pas entendre dans le vers 459 le « corps sage » de la Sibylle, c’est-à-dire l’effacement du corps devant les exigences de la connaissance ? Les différentes possibilités sonores offertes par la rime âge/sage/corsage manifeste cette liaison métaphorique et métonymique étroite de la vie biologique, de la valeur morale et intellectuelle et de l’apparence extérieure. Définie avant tout par des négations (« ne jeune ne jolie »), la Sibylle tire également profit d’une apparence ancienne qui lui confère, selon l’habitude médiévale, son crédit.

La vieillesse de la Sibylle est perçue à distance : il ne s’agit pas pour Christine de prendre au pied de la lettre la caractéristique du personnage, mais d’en proposer une interprétation. Comme pour les œuvres précédentes, la suprématie de l’essence sur l’existence fait que le sens figuré est immédiat, et le sens propre second. La vieillesse permet à la prophétesse de participer, sur le mode du songe, au temps de Christine.

L’apparition de la Sibylle manifeste l’attachement au passé conçu comme Âge d’or, ce mythe si puissant qui travaille en profondeur l’esprit de l’auteure33. Représentante du monde ancien en même temps que modèle d’autorité féminine, la Sibylle naît de l’admiration du passé, elle apporte l’Antiquité au présent pour en faire la matière de l’avenir. Ainsi, par un paradoxe qui tient à la nature des interprétations médiévales, la Sibylle, qui est la victime du temps destructeur et la cible désignée de son emprise ravageuse, devient un personnage qui contrôle le temps, qui en révèle la texture et le contenu. Prise dans l’action dévastatrice du temps, elle semble ne pas fonctionner en conjonction avec lui, et même le dépasser. La Sibylle reste donc l’emblème d’une vieillesse ambiguë qui seule sait faire face à la temporalité.

La disparition du corps est d’ailleurs le corollaire de la création des livres :

« Mains beaulx vers furent par nous [les Sibylles] fais,
Et mains grans volumes parfais
Du temps qui avenir devoit. »34

L’insistance sur le caractère écrit des messages, plus fidèle à la tradition latine des livres sibyllins qu’à la tradition grecque insistant sur la parole, met en relation le dépérissement du corps avec sa métamorphose (sa « mutacion », pour employer un vocabulaire christinien) en de grands et beaux livres.

Les temps grammaticaux sont eux aussi éloquents. La Sibylle qui apparaît à Christine décrit son existence terrestre comme achevée : au vers 581, « Et ainsi mille ans je vesqui », avec l’emploi du passé simple, la durée de vie est considérée comme un parcours clos, qui a mené la Sibylle de sa jeunesse auprès d’Apollon à sa mort. Mais l’antériorité est étrange. L’auteur le sait bien, qui manipule avec une rapidité confondante le passage du présent d’action au passé révolu :

« Vueil que tu saches qui je suy :
Jadis fus femme moult senee. »35,

déclame la Sibylle à peine arrivée devant la jeune fille encore surprise. Quant à Christine, elle fait elle aussi usage de ce jeu temporel, lorsqu’elle prie la Sibylle de lui faire partager son savoir :

« Or vous depri pour celle amour
Qu’a scïence avez, sans demour,
Dame, qui tant fustes lettree,… »36

Au-delà de ce jeu des temps, Christine de Pizan remet en question l’âge exact de la Sibylle. Dans le Chemin de longue étude, la Sibylle est censée déjà être âgée lorsqu’elle guide Énée :

« .VII.C. ans jë avoie lors ;
Ancore a vivre avoye assez. »37

L’insistance sur ce chiffre (le grand âge est le privilège partagé par les patriarches et les prophètes) est conforme aux données mythologiques romaines, mais Christine en fait, il me semble, un usage herméneutique plus important. Dans le centième texte de l’Epître Othéa, l’auteur confond deux des Sibylles (qu’elle a pourtant dissociées dans le Livre de la cité des dames), la Sibylle Tiburtine et la Sibylle de Cumes. Pour la tradition, la première a annoncé à Auguste la venue sur terre d’un personnage plus important que l’empereur de Rome (la fameuse « révélation de la venue du Christ ») ; la seconde est liée à Énée, peut-être à Tarquin. L’impossibilité de la rencontre entre la Sibylle de Cumes (qui a sept cents ans lorsqu’elle rencontre Énée) et de l’empereur Auguste est-elle le fruit d’un brouillage, dû à la complexité de l’histoire des Sibylles ? La confusion tient-elle seulement à la puissance d’incarnation de la chair vieillie et atemporelle de la prophétesse de Cumes ? Un petit calcul permet de se convaincre de l’importance des chiffres. La vie que Christine de Pizan attribue à la Sibylle de Cumes atteint le chiffre symbolique de quatorze cents ans. Or, les œuvres de Christine sont écrites vers 1400, comme si elles reflétaient, autour de l’événement principal de l’histoire humaine, le devenir de la Sibylle et celui de l’auteur de la Cité des dames. Le chiffre fait écho également à l’arithmétique prophétique d’Eustache Deschamps, qui, dans sa Chanson Royale 1464 notamment, divise l’histoire du monde en tranches égales de mille quatre cents ans en reprenant les événements-repères d’Isidore de Séville (déluge, naissance d’Abraham, règne de David…). On retrouve ce découpage chez l’auteur du Chemin de longue étude, non sous la plume d’un inspiré mais sous celle d’un contemplateur du monde qui affirme de façon récurrente le « fenissement du monde »38.

Plus que jamais, l’intrusion des figures mythologiques évadées du panthéon païen dans les œuvres littéraires françaises agit comme un stimulant pour les pensées et les imaginations médiévales : le stéréotype de la vieillesse est un élément de choix qui fournit le mystère et le charisme (Énéas) autant que l’antiquitas et le goût de l’étude (Christine de Pizan). Le mythe offre un langage plus riche et plus obscur et possède un potentiel de signifiance que l’écriture exploite. De plus, le grand âge et la sagesse que l’on prête au Moyen Âge à la Sibylle de Cumes manifeste que la prophétesse antique est un parfait contre-exemple des figures féminines médiévales de la vieillesse. Le caractère exceptionnel de la Sibylle invite à la considérer comme une figure unique et rare, descendante sage et écoutée d’une tradition antique étrangère au monde médiéval, dans lequel elle est intégrée tant bien que mal.

Notes

1 Aulu-Gelle, Les Nuits attiques, I, 1 et I, 9. Return to text

2 Ovide, Métamorphoses, XIV, vv. 101-154. Return to text

3 Virgile, Énéide, VI, v. 321. Return to text

4 Pétrone, Satiricon, XLVIII, 8. Return to text

5 Le Roman d’Énéas, édition critique d’après le ms B.N.fr. 60, traduction, présentation et notes d’A. Petit, Paris, Le Livre de Poche, collection « Lettres Gothiques », 1997. Return to text

6 Ovide moralisé, poème du commencement du quatorzième siècle, publié d’après tous les manuscrits connus par C. De Boer, Amsterdam, J. Müller, puis N. V. Noord-Hollandsche Uitgevers-Maatschappij, 5 vol., 1915-1938 (Verhandelingen der KoninklijkeNeder landsche Akademie van Wetenschappen, Afdeeling Letterkunde, Nieuwe Reeks, 15, 21, 30/3, 37 & 43). Return to text

7 Christine de Pizan, Le Chemin de longue étude, édition critique du ms Harley 4431, traduction, présentation et notes de A. Tarnowski, Paris, Le Livre de Poche, collection « Lettres Gothiques », 2000. Return to text

8 Pour la mise en évidence de la renaissance du xiie siècle, période à l’activité intellectuelle et artistique fortement tournée vers la culture classique, voir par exemple Marie-Madeleine Davy, Initiation à la symbolique romane (xiie siècle), Paris, Flammarion, 1977. Return to text

9 C’est ce que rappelle notamment Francine Mora-Lebrun, Lire, écouter et récrire l’Énéide. Réception de l’épopée virgilienne du ixe siècle au xiie siècle, Thèse de Doctorat d’Etat, Paris, Université de Paris IV-Sorbonne, 1991, t. II. Return to text

10 Bernard Silvestre, The Commentary of the First Six Books of the Aeneid of Vergil commoly attributed to Bernardus Silvestris, nouv. éd. par J. W. Jones et E. F. Jones (Commentum Quod Dicitur Bernardi Silvestris Super Sex Libros Eneidos Virgilii), University of Nebraska Press, Lincoln et Londres, 1977. Return to text

11 Voir le Policraticus, VIII, 24. Return to text

12 Philippe Logié, L’Énéas, op. cit., Annexe 4, p. 471. Return to text

13 Je ne suis pas certain que cela soit vrai pour l’ensemble du xiie siècle. Que les derniers siècles du Moyen Âge et l’émergence de la chasse aux sorcières rendent plus étroite l’association du dernier âge de la vie et du démon, c’est un fait ; pour les siècles qui précèdent, je ne puis m’en tenir qu’aux romans antiques. Return to text

14 Le Roman de Thèbes, édition du manuscrit S par F. Mora-Lebrun, Paris, Le Livre de Poche, collection « Lettres Gothiques », 1995, v. 2849-2852. Return to text

15 On peut se reporter à Francis Dubost, Aspects fantastiques de la littérature narrative médiévale (xiie-xiiie siècle), 2 vol., Paris, Champion, 1992 (Nouvelle Bibliothèque du Moyen Âge 15), vol. 2, pp. 703-705, dans le court chapitre consacré à « la vieille femme ». Return to text

16 Le roman d’Énéas, op. cit., vv. 2524-2533. Return to text

17 « Jam senior, sed cruda deo viridisque senectus », Virgile, Énéide, op. cit., VI, v. 304. Return to text

18 Voir notamment l’article de Philippe Ménard, « Le thème de la descente aux Enfers dans les textes et les enluminures du Moyen Âge », dans Images de l’Antiquité dans la littérature française. Le texte et son illustration, Actes du colloque tenu à l’Université de Paris XII les 11 et 12 avril 1991, articles réunis par E. Baumgartner et L. Harf-Lancner, Paris, Presses de l’ENS, 1993, pp. 37-57. Return to text

19 Le Roman d’Énéas, op. cit., vv. 2286-2287. Return to text

20 Ibid., vv. 2288-2293. Return to text

21 Ibid., vv. 2343. Return to text

22 Ibid., vv. 2352-2356. Return to text

23 Hélène Cazes, « La Sibylle dans l’Énéas: de l’épopée au roman », Autour du roman, Etudes présentées à Nicole Cazauran, Paris, Presses de l’ENS, 1990, pp. 11-48. Return to text

24 Ibid., p. 34. Return to text

25 Ainsi, aux vers 2358 ou 2556. Return to text

26 Cette impossibilité (adynaton) est remarquée par Ernst-Robert Curtius, La littérature européenne et le Moyen Âge latin, Paris, Presses Universitaires de France, 1956, p. 183. Pour la constitution du genre de l’Apocalypse, voir aussi Pierre Courcelle, La consolation de Philosophie dans la tradition littéraire, antécédents et postérité de Boèce, Paris, Etudes augustiniennes, 1967. Return to text

27 Je ne peux pas débrouiller à ce jour le débat intellectuel qui a agité les romanistes allemands pendant l’Entre-deux-guerres. Pour se reporter aux interprétations, on peut consulter J. Reiling, Hermas and Christian Prophecy, A Study of the Eleventh Mandate, Leiden, E. J. Brill, 1973, qui contient une bibliographie sur le sujet. L’introduction de l’édition de Robert Joly (Hermas, Le Pasteur, Paris, Les éditions du Cerf, 1ère édition, 1958, 2e édition, 1968), tente également d’éclaircir le débat. Return to text

28 Ovide moralisé, op. cit., XIV, v. 944, p. 35. Les citations qui suivent sont toutes extraites du livre XIV. Return to text

29 Ibid., vv. 960-967. Return to text

30 Ibid., vv. 1033-1034, 1047-1053, 1058-1062, 1065-1066. Return to text

31 Christine de Pizan, Le Chemin de longue étude, op. cit., vv. 545-547, p. 120. Return to text

32 Ibid., vv. 459-463, p. 114. Return to text

33 Sur le sentiment du vieillissement du monde au Moyen Âge et l’idée d’un Âge d’or perdu, voir par exemple Jean-Marie Fritz « Figures et métaphores du corps dans le discours de l’histoire : du « Mundus senescens » au monde malade », dans Apogée et déclin, Actes du colloque de l’URA 411, Provins, 1991, Claude Thomasset et Michel Zink (dir.), Paris, Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, 1993, pp. 69-86. Return to text

34 Ibid., vv. 541-543, p. 120. Return to text

35 Christine de Pizan, Le Chemin de longue étude, op. cit., vv. 506-507, p. 116. Return to text

36 Ibid., vv. 861-863, p. 138. Return to text

37 Ibid., vv. 618-619, p. 124. Return to text

38 D’une manière générale, la date de 1400 est dans tous les esprits ; rappelons qu’elle sert de menace bien plus qu’elle ne décrit un cataclysme. C’est un appel à la pénitence, un avertissement au service de la renovacion du monde, pour faire de la mutacion un renouvellement heureux. Return to text

References

Bibliographical reference

Julien Abed, « La vieillesse de la Sibylle : devenir d’un stéréotype antique à l’époque médiévale », Bien Dire et Bien Aprandre, 24 | 2006, 25-38.

Electronic reference

Julien Abed, « La vieillesse de la Sibylle : devenir d’un stéréotype antique à l’époque médiévale », Bien Dire et Bien Aprandre [Online], 24 | 2006, Online since 01 mars 2022, connection on 18 mai 2024. URL : http://www.peren-revues.fr/bien-dire-et-bien-aprandre/955

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Julien Abed

Paris IV

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