À propos de Lavine amoureuse : le Savoir sentimental féminin et cognitif

DOI : 10.54563/bdba.959

p. 57-70

Texte

Dans « Les Moyens féminins du savoir » (Ch. 3, Savoir subjectif, la voix intérieure) les auteures, psychologues américaines, soulignent des différences importantes entre hommes et femmes dans le domaine de la maturation psychologique impliquant la séparation et l’individuation. On veut bien mettre l’accent aussi sur les moyens particulièrement féminins d’apercevoir la vérité, selon un mode subjectif, compréhensif et conjonctif : c’est-à-dire, les idées sont perçues de l’extérieur. De surcroît, cette recherche prétend que les femmes n’apprennent pas de la même façon que les hommes. Ce qui est ainsi élaboré c’est une structure théorique du développement cognitif et éthique des femmes1.

Inspiré par ces concepts, je voudrais réfléchir dans ces quelques pages sur les discours émotionnels qui soulèvent les passions d’une jeune héroïne durant ses soliloques célèbres sur l’amour naissant. Dans le Roman d’Énéas, œuvre anonyme mais novatrice du milieu du xiie siècle, qui adapte très librement l’Énéide de Virgile, Lavine (= Lavinia virgilienne) nous fournit des analyses de soi abondantes, car le personnage les établit en forme originale et expérimentale -- tout comme des examens de conscience mystico-religieux (inutile de dire que cette partie du roman ne suit pas du tout le texte de Virgile).

Dans ces discours bien amplifiés (presque deux mille vers), on peut observer une dizaine d’étapes similaires à ce que les chercheuses contemporaines citées ont proposé pour les femmes en général. Lavine évolue depuis la naïveté et un refus du supplice de l’amour, jusqu’à une résolution harmonieuse et une prise de conscience de la valeur de la réciprocité dans l’amour. À la longue, elle subit une espèce de martyre de l’amour, une dialectique confuse entre le bien et le mal, le destin, la chance, la peur et l’obstination, la raison et la folie, l’amour et la haine, le suicide ou la survie.

Or, nous savons parfaitement que « l’amour ennoblissant » n’existe plus dans notre société asynchrone. Distinguo, car je vois souvent des analogies et des parallèles entre le monde pré-moderne et notre époque2. Donc, la « sensibilité perdue » de l’amour ennoblissant représente ici ma quête et ma poursuite. Et pace Stephen Jaeger. Je voudrais donc proposer une approche plus ou moins tripartite : d’abord un stratagème féministe récupératif, comme un « révisionnement », suggéré par Adrienne Rich. Il s’agit, écrit-elle, de « regarder en arrière, d’entrer dans un vieux texte en l’examinant d’un regard neuf, avec une direction également neuve ». Et elle poursuit, « Pour les femmes, une telle entreprise est bien plus qu’une petite phase de l’histoire culturelle : c’est un acte de survivre. Cet acte est illustré parfaitement dans l’effort énormément difficile de reconnaître aux textes anciens la voix féminine3 ». Ensuite, et sans doute aussi important, je voudrais faire référence aux descriptions riches et fascinantes de la recherche récente en psychologie féminine. En troisième volet, ce sera mon échantillon littéraire, un choix de passages célèbres associés à une jeune femme littéraire vivante et typique du roman médiéval dont l’amplificatio est embaumée de vocabulaire amoureux ovidien (on dirait que Lavine se tient entre la Médée fictive d’Ovide et Aliénor d’Aquitaine historique !) L’expérimentation qui suit va utiliser en modèle les idées de « Women’s Ways of Knowing » (Les Moyens féminins du savoir -- des deux publications, l’original de 1986 [édition préparée par Belenky, et al.], et la suite, plus récente, de 1996 [préparée par Goldberger]) -- c’est le vin nouveau proverbial -- pour mieux cerner le sens de la dernière partie du Roman d’Énéas, particulièrement les scènes concernant Lavine (la vieille outre). On va bel et bien entendre de cette façon la voix féminine française et médiévale4.

Un jalon au champ de la psychologie cognitive et épistémologique, l’étude faite par plusieurs auteurs, Women’s Ways of Knowing, a souligné certaines différences de genre sur le compte de la maturation psychologique vis-à-vis de la séparation et l’individuation5. Dans notre roman français éclaireur, il s’agit aussi des phases sur l’amour à sa naissance chez Énéas lui-même6.

Quant aux paroles de l’amour proférées par Lavine (dans cette amplification qui représente un bon dixième du roman), j’ai pu observer neuf stationes, des étapes, depuis la naïveté et le refus de cette « douce maladie », jusqu’à une résolution harmonieuse. Entretemps, chaque mouvement de l’intimité quasi-cloîtrée s’entrecroise aux scènes de bataille extérieures qui se passent en Italie. Le romancier présente une peinture sémiologique de l’amour, objective et « quasi-médicale », au dire de J. Frappier7. Plus important, Lavine, en faisant son examen de conscience, sonde ses intentions oscillantes, tout comme une visualisation de la poésie amoureuse ovidienne. Elle médite la souffrance et les douleurs de l’amour, ses besoins de réciprocité, aussi bien que ses doutes et son désir de fidélité, de dévotion et d’un sens d’appartenance.

Ailleurs, j’ai pu insister sur la figure de Lavine chez Heinrich von Veldeke, donc dans ces quelques lignes j’ai l’intention de faire de brèves comparaisons avec des personnages et des situations analogues chez Chrétien de Troyes et Marie de France. Dans l’Appendice on trouvera les neuf étapes de développement intérieur chez Lavine. Pour chaque épisode, j’ai choisi aussi un mot-clé pour bien ancrer le passage.

* * *

Tout comme une illusion cognitive énigmatique, les différences de genre semblent dériver tout de même de sources en nature et en nourriture. Je n’ai pas l’intention d’entrer en lice avec les « essentialistes » et les « constructivistes » dans les études féministes contemporaines. On va de toute évidence réitérer les thèmes majeurs sur le compte des femmes, de la cognition et des émotions, retrouvés dans Women’s Ways of Knowing, ouvrage qui propose cinq tendances arbitraires dans le développement des perspectives de l’expérience personnelle en matière de genre : la première tendance, le silence (une position passive sans voix ni esprit vis-à-vis des autres en autorité) ; la seconde, le savoir reçu (pas créé mais qui répète servilement de l’extérieur) ; la troisième, le savoir subjectif (la vérité personnelle, privée, saisie par l’intuition (WWK, 15) ; la quatrième, au niveau du savoir de procédure, l’apprenti agit à partir d’une vérité intérieure, sans objectivité, tout en s’élevant contre les autorités extérieures qui ne s’accordent pas avec ce qu’on sait subjectivement, et cela est le déroulement du savoir séparé vs. le savoir branché ; et, enfin, la cinquième et dernière tendance, le savoir construit, qui permet à l’apprenti de comprendre les indices contextuels et de créer son propre savoir, en faisant une tentative, ce qui mène à la découverte en soi-même de l’autorité et de l’autonomie. Belenky et al. suggèrent que ces phases dynamiques, codées de genre, quoique peu systématiques, fournissent une épistémologie alternative qui contraste pourtant avec ceux, typiquement mâles, qui savent ou apprennent séparément et qui semblent plus enclins à des approches plus combatives et objectives, moins personnelles, et qui empruntent aisément des postures d’adversaires en débat verbal8.

Les travaux en linguistique pragmatique contemporaine par Deborah Tannen confirmeraient toutes ces hypothèses :

[…C’est comme si les hommes et les femmes parlaient deux langues différentes]. Pour les femmes, l’intimité crée les rapports, et la parole y joue un rôle essentiel. Les filles créent et maintiennent des amitiés en échangeant des secrets ; pareillement, les femmes considèrent la conversation comme la pierre angulaire de l’amitié. […] Certains hommes n’aiment pas écouter, parce que être l’auditeur signifie qu’ils ont le désavantage, comme un enfant qui écoute les adultes ou un employé qui écoute son patron9.

À ces styles et à ces tendances de communication, j’ajouterai subjectivement en anecdote non-scientifique que tout ce qui est ouvert, réticent, indirect, humain, soigné, souple, intuitif, intime et intérieur appartient au domaine du savoir construit10.

* * *

L’examen du personnage de Lavine se révèle progressivement. On découvre tout d’abord Lavine au cours d’un entretien initié par sa mère, la reine (Amata chez Virgile). I : Le dialogue concerne la nature de l’amour, surtout l’amour naissant, et c’est ici que la mère insiste sur Turnus comme mari éventuel dévoué, et sur Énéas comme un compagnon mal choisi. II : Le premier soliloque amoureux étendu de Lavine est éveillé par la présence du héros au champ de bataille. III : Le martyre de l’amour de Lavine commence et continue pendant la nuit : elle apostrophe Énéas absent, et se demande bien des fois si elle devrait déclarer son amour pour lui. IV : Dans cette scène aussi émotionnelle que cruelle, Lavine confesse en pulsations son amour, suivi d’accusations violentes, grondantes et grossières jetées par la reine contre le Troyen11. V : Ce soir-là, Énéas, de son côté malade d’amour et donc souffrant, ayant appris que Lavine l’aime, éprouve sa propre amour-religion -- avec ses serrements de cœur et ses symptômes -- faisant écho à ceux de Lavine. VI : Le héros, languissant en faiblesse d’amour, se tient au-dessous de la tour, fixant Lavine, tandis que les deux se sourient, soupirent et tremblent. VII : S’inspirant du XIIe Livre de l’Enéide, la narration raconte l’épisode de la blessure physique d’Énéas (métonymie médiévale pour les plaies d’amour dans son cœur), suivi de la lutte entre le héros et sa Némésis rutule, Turnus. VIII : Lavine s’attend à voir Énéas victorieux au retour après le combat, mais son absence l’amène à s’accabler de reproches pour sa déclaration d’amour impulsive : comme Bernard de Ventadour, elle craint avoir trop aimé, d’un « amour excessif » (Be m’an perdut lai enves Ventadorn, v. 10, éd., trad. Lazar). IX. Énéas, qui comprend alors la pleine signification exemplaire de sa vie, se rend compte qu’il aurait dû aller voir Lavine après sa victoire ; il regrette sa méprise tout en pensant qu’il demanderait son pardon, car les noces sont fixées dans huit jours.

Nous allons examiner brièvement trois passages où Lavine décrit ses sentiments et ses intentions : le premier vient du troisième segment, un passage choisi pour illustrer la similarité entre les débats intérieurs de Lavine et la technique dialectique ; ensuite, le second exemple appartient aussi au troisième mouvement, elle craint d’être maltraitée par Énéas à cause de son comportement ; et enfin notre dernier exemple est tiré du huitième mouvement.

Lavine, désespérée car elle réalise maintenant qu’elle ne peut s’empêcher d’aimer Énéas, s’exclame en stichomythie (vv. 8134-8140) : « ‘-Fole Lavine, qu’as-tu dit? / -Amors me destroint molt por lui. / -Et tu l’eschive, se lo fui ! / -Nel puis trover an mon corage. / -Ja n’eres tu ier si salvage. / Or m’a Amors tote dontee. / -Molt malement t’en es gardee.’ »

Enfin, au moment où Énéas part et que Lavine vient de tomber amoureuse, elle affirme – tout en se parlant dans sa tour qui domine le champ de bataille – que le Troyen lui enlève son cœur (vv. 8353-8380) :

‘Mes cuers avoc lo sien s’en vait, / desoz l’eisselle lo m’a trait. / Amis, vos ne retorneroiz mie? / Molt vos est po de vostre amie. / Ne puis avoir de vostre part / un dolz sanblant n’un bel regart? / Ma vie est tote antre voz mains. / Cui chalt, quant vos n’iestes certains / que ge vos ain de bon corage? / Ne m’en acrerai an mesage / par cui vos feïsse savoir / que m’amistiez poëz avoir ; / et nequedan ge troveroie / par cui mander ; mais ge crienbroie / que vos m’an tenissiez par propere, / se vos mandoie amor premere, / et quant m’avroiz sanz contredit / car ce sera jusqu’a petit), / vos dirïez qu’itel atrait / come j’avroie vers vos fait, / redeüsse ge faire aillors, / novellerie fust d’amors. / Amis, ce ne quidiez vos mie ; a toz jors serai vostre amie, / ja vostre amor ne changerai ; / soiez segur : se ge vos ai, / ja n’amerai home fors vos, / ne soiez ja de mei jalos.’12

Après le duel final et la mort de Turnus, le vainqueur quitte le champ d’honneur mais ne se rend pas à la tour pour reconnaître Lavine ou pour parler. De son côté, elle se lamente sur sa situation tout en craignant que le héros victorieux ne soit cruel envers elle (vv. 9857-9868) :

‘Ge ne m’avrai de coi aidier, / si me demenra grant dongier ; / ou s’il m’aime ou po ou grant, / toz tens me fera il sanblant, / de grant orgoil, de grant fierté : / sovant me sera reprové / que de s’amor fui prinsaltiere / et me tanra por noveliere ; / le dongier avrai de l’amor, / il an ventra au chief del tor. / Fole Lavine, ne t’enuit, / s’il vaint lo jor et tu la nuit.’

Chez Chrétien de Troyes, de tels discours seront repris en monologue intérieur presque textuellement par l’amante d’Alexandre dans son Cligés. D’abord, Soredamors essayera de savoir si Alexandre l’aime véritablement (à l’imitation encore de Médée). Ce sont des interrogations intérieures en discours indirect libre, où elle prend conscience que l’amour peut changer son attitude. Soredamors se découvre (esp. vv. 1037-1038) en jouant avec la signification de son nom, et emploie une notion de réciprocité similaire à celle de Lavine. Fénice, pour sa part, s’interroge en syllogismes sur la sincérité de l’amour que lui porte Cligés. Quant à Lancelot, ce héros sauveur balance, dans une scène délicieusement lubrique et amusante, et il hésite devant le viol de la Demoiselle Impudique. Devrait-il attaquer le chevalier qui fait sa volonté d’elle, ou bien y renoncer en lâche ? (vv. 1097-1125). Pareillement, c’est l’héroïne Guilliadun, dans le dernier lai de Marie de France, Eliduc, qui se lamente seule et presque en pasturelle, sur le compte de son attachement pour un étranger et de la possibilité de lui offrir son amour (vv. 387-400) :

‘Lasse ! cum est mis quors suspris / Pur un humme d’autre païs ! / Ne sai s’il est de haute gent, / Si s’en irat hastivement, / Jeo remeindrai cume dolente. / Folement ai mise m’entente ! / Unques mes n’i parlai fors ier / E lor le faz d’amer preier ! / Jeo quid ke il me blamera ; / S’il est curteis, gré me savra. / Ore est del tut en aventure ! / E si il n’ad de m’amur cure, / Mut me tendrai a maubaillie : / Jamés n’avrai joie en ma vie13.’

* * *

Pour en revenir à cette création originale littéraire médiévale, qu’est le personnage de Lavine, et ses sentiments en prototype : le bilan des émotions éprouvées par l’héroïne -- la crainte, la détresse, le ressentiment, le remords, même la joie enfin -- l’atteignent physiquement, psychologiquement, et physiologiquement, comme Tracy Adams l’a si judicieusement démontré. Ce sont des « altérations étranges », selon Timothy Hampton14. On se souviendra des paroles élégiaques de Bernard de Ventadour, « mon mal est d’une nature agréable, car mon mal vaut mieux que tout autre bien » (Non es meravelha s’eu chan, vv. 29-30, éd., trad. Lazar). Lavine nous dit que ces qualités sensibles et ces sensations corporelles, par exemple larmes, soupirs, gémissements, pâleur, bâillements, faiblesse, fièvre brûlante et frissons, et accès de douleur (vv. 8073-8100) -- mènent toutes à une espèce de conscience de l’esprit et du corps (KDP, 105), au moyen de laquelle ses sentiments, récapitulés pour l‘auditoire à travers le monologue et le dialogue intérieur, conduisent à un degré de conscience de soi. Comme la féministe Sarah Ruddick y insiste, « Le savoir n’est pas séparable du sentiment ; ce n’est pas l’émotion seule qui l’incite mais le met tout de même à l’épreuve » (KDP, 261). L’introspection initiale de Lavine l’amène bien au delà du degré du silence, de sorte qu’elle rejette l’idée que la « source de la connaissance de soi se retrouve chez les autres, pas en soi-même » (WWK, p. 31). En effet, l’entretien avec sa mère autoritaire et menaçante semble stimuler les analyses de soi chez Lavine (il n’est pas question que sa souffrance provienne de l’intérieur). Comme le linguiste Vygotsky l’explique, le dialogue extérieur doit précéder l’intériorisation et le dialogue intérieur ; la parole extérieure sert de porte-voix à la parole intérieure (WWK, p. 33). Dans ce cas, c’est la reine autoritaire elle-même, quoique femme en désaccord avec la prophétie accueillie par Latinus, qui joue le rôle de responsable politique, car sa position légitime rappelle le sens de « autoriser » canonisé par Michel Foucault (KDP, p. 87).

Ensuite, Lavine paraît adopter « le savoir de procédure », en déclarant, avec une attitude de défi, son amour pour et à Énéas, malgré les imprécations menaçantes de sa mère. Il faut noter ici son énergie et son « ouverture à la nouveauté » (KDP, p. 77), car elle rompt avec son passé innocent (KDP, p. 81). Lavine a pu s’entendre au moyen de « l’écoute et du guet intérieurs » (KDP, p. 85), et donc a adopté une approche constructiviste, qui réclame la consultation, la conscience de soi, la compassion pour l’« autre » – pour être connue et comprise (KDP, p. 141). Évoqués par la voix de Lavine, la modération raisonnable et puis l’abandon ridicule s’interrompent, et les arguments alternent ostensiblement entre deux modes de penser, la Raison ou la Folie (vv. 8134-50) – ce qui ressemble à une logique abélardienne du traité Sic et Non. Lavine est partagée : à la fois sensible aux conseils sages de sa mère (qui lui a choisi Turnus), mais poussée par ses sentiments intérieurs ; l’amour la pousse vers Énéas, l’option « ridicule » qui outrage la reine – et c’est également celle de Lavine, appropriée et juste. Il est question, si on me le permet, d’un tir à la corde dans l’âme de Lavine (ose-t-on dire une lutte à mort ?). En effet, si nous examinons l’épisode déchirant de Médée chez Ovide comme arrière-fond pour ces analyses de soi, si nous considérons aussi bien la réalité sociale de la « violence sacralisée » inhérente dans la diffusion de la dialectique scolastique, on peut mieux comprendre l’oscillation et l’alternance chez Lavine15.

Pour Ruddick (KDP, pp. 248-273), le « savoir branché » signifie acquérir du savoir tout en embrassant les croyances d’une autre personne (position aujourd’hui considérée comme problématique, pourtant). Lavine s’imagine sans cesse au-dedans du cœur, de l’âme (et de la tente !) d’Énéas16, en tâchant de se montrer plus rapide vis-à-vis de son comportement froid, d’anticiper ses mouvements (ou son manque de mouvements), et de saisir les quelques directions ou allusions que le héros lui a données sur le compte de ses sentiments. Comme G. Duby l’a suggéré, dans le domaine socio-politique, tout ce jeu d’amoureux a annoncé la réception favorable d’une nouvelle courtoisie et d’une nouvelle civilité pour les rapports hommes-femmes17. Psychologiquement, le « discours émotionnel » de Lavine exprime clairement ses besoins – son besoin de sécurité, son besoin d’avoir une place dans la société, son besoin d’estime, des notions que D. Chapot a proposées récemment18.

Donc, pour conclure, les moyens de sentir d’une seule femme littéraire révèlent que Lavine mûrit, car elle apprend à aimer en se comprenant, non pas à partir d’une motivation ou d’une incitation extérieures, mais au moyen de ses sentiments subjectifs. – Il est certain qu’on peut tout de même mettre du vin nouveau dans de vieilles outres, pace l’évangéliste Matthieu (IX. 17), car ce roman médiéval séminal fait revivre son nouveau cadre. En étudiant les paroles de l’amour de Lavine19, nous avons « re-visionné » notre héroïne et le Roman d’Énéas d’un nouveau point de vue. Comme la quête éternelle humaine d’une « sensibilité perdue » (Jaeger), la recherche par Lavine de sa connaissance de soi et de son identité anticipe, certes de loin, l’idée puissante européenne de l’individualisme, cette idée vigoureuse et nouvelle qui a mené l’humanité au progrès des Lumières.

Annexe

Appendix

<Les Neuf Épisodes Amoureux de Lavine vv. 7857-10090>

[Entrelacés entre la mort et l’enterrement de Camille, la blessure d’Énéas et son duel final et mortel avec Turnus]

I (vv. 7857-8024). Le matin du premier jour, la reine mère et sa fille Lavine se rencontrent pour un entretien, plein de quiproquos : la reine, voix de l’autorité, décrit le caractère de l’amour, tout en insistant pour que la fille choisisse comme fiancé Turnus. La reine menace de tuer Lavine, en prétendant que le héros Énéas désire la violer. Entretemps, elle lui fait une « leçon sur l’amour » -- sur cette douce maladie plaisante mais pénible, dit-elle. La fille bien rangée répond qu’elle craint de souffrir, c’est-à-dire qu’elle a peur de se connaître. (Nous présumons que dans l’équation axiomatique l’amour égale [ou se confond avec] la vie, la connaissance de soi est au cœur de l’épisode ; cf. Bernard de Ventadour, « e que val viure ses amor… ? » dans Non es meravelha s’eu chan, v. 11 ; v. aussi Frappier, « Vues », p. 25). Mot-clé de l’amour : salvage (Molt ert salvage la meschine), «La jeune fille était très farouche», v. 8021 ; meilleur : non-apprivoisée ou fière envers l’amour -- le contraire de timide -- à cause de sa peur de souffrir. Cf. vv. 8004, 8008-8009, 8012. Ailleurs : estrange envers l’amour ; vv. 8116, 8138, 8308. [Vv. 8025-8046 : Énéas en défilé.] Cf. Bernard de Ventadour, « Be m’an perdut lai enves Ventadorn », v. 4 : salvatj.

II (vv. 8047-8082). Pendant des trêves entre Latins et Troyens, cet après-midi (vv. 8047-8056), de sa tour, Lavine seule et confuse, tombe amoureuse en admirant le héros qui passe. Jusqu’à la tombée du jour, l’héroïne ovidienne examine ses motivations et s’interroge, quoique brièvement, en alternance entre la raison : sûre, extérieure et publique, et la passion folle intérieure, incontrôlable et privée. Néanmoins, quant à ses émotions contradictoires, elle désire vivement de la clarté compréhensible. Mot-clé d’amour : saiete (la saiete li est colee / desi qu’el cuer soz la memelle), « La flèche lui est fichée jusqu’au cœur sous le sein », vv. 8066-8067. Ceci annonce l’épisode de la flèche avec la lettre d’amour, tirée par un messager. Cf. Héroïdes, 12. 31-32 (Médée) : tunc ego te vidi, tunc coepi scire, quid esses… (« ‘Puis je vous ai vu, puis j’ai commencé à savoir qui vous êtes’»).

III (8083-8444). Plus tard cet après-midi et ce soir, seule encore dans sa tour, Lavine souffre un « martyre de l’amour, » développé à partir d’un monologue intérieur de 300 vers (vv. 8083-8380). Au lit même, elle poursuit son raisonnement. (Le martyre de l’amour est une espèce de calque littéraire du tourment des mystiques. Mot-clé d’amour : partir (Puet lan donc si partir amor), «Peut-on ainsi partager son amour?», v. 8281; cf. aussi v. 8270. Cligés, ed. Micha, vv. 4366-4526 (Fénice sur le thème du cœur partagé, où elle essaie d’analyser le comportement de Cligès). V. A. Petit, « Nuits blanches dans les romans antiques », Revue des Langues Romanes-L’Imaginaire de la nuit au Moyen Âge 106, 2 (2002) : 295-314, ici 305-310.

IV (vv. 8445-8864). Le lendemain, la reine revient pour un second entretien, plein de questions. Lavine, visiblement souffrant de sa passion, fait ici une confession palpitante de son amour. Sa mère riposte en colère tout en insultant vulgairement et crûment Énéas, le « sodomite et perfide. » Malgré l’avertissement, Lavine, déterminée, envoie plus tard une lettre au héros pour lui déclarer son amour (vv. 8767-864). Mot-clé d’amour : vive (ja vive ne m’avra Turnus), «Turnus ne m’aura jamais vivante», v. 8748 -- ce qui introduit le thème du suicide.

V (vv. 8865-9118). À la tombée du jour, Énéas, ayant lu et considéré la lettre d’amour, et ostensiblement frappé lui aussi d’amour, revient à sa tente où, se rendant compte de la signification des actions et des gestes de Lavine (elle lui a aussi envoyé un baiser), il passe la nuit en subissant des symptômes similaires, encore un martyre de l’amour (vv. 8908-9118). Mot-clé d’amour : savor (mes nel senti, ne il ne sot, / de quel savor ert li baisiers), « il n’en connut jamais le goût », vv. 8880-8881. Bernard de Ventadour fait le même jeu de mots avec « dousa sabor », vv. 10 et 26 de la canso « Non est meravelha s’eu chan ». Cf. WWK, pp. 100-102 sur connaître vs. savoir. V. Etienne Wolf, La Lettre d’amour au Moyen Âge (Paris : NIL, 1996), sur la lettre d’amour médiévale, typiquement « équivoque. »

VI (vv. 9119-9274). Au matin du troisième jour, Énéas languit toujours de l’amour (vv. 9119-9204). Lavine, anxieuse, revient à sa tour pour attendre l’arrivée du héros, qui fait son apparition enfin dans l’après-midi (vv. 9205 ff.). Mot-clé d’amour : hardemant (‘hardemant me done m’amie’), « Mon amie m’en donne le courage», v. 9056. Ce mot introduit le topos chevaleresque, pour lequel v. R. Hanning, The Individual in Twelfth-Century Romance (New Haven et Londres : Yale Université Press, 1977), pp. 58-59, 54-60. Pour l’image de la tour et sa fenêtre, v. Theodore Ziolkowski, The View from the Tower: Origins of an Antimodernist Image (Princeton : Princeton Université Press, 1998), 5-40 ; A. Petit, « Estre a la fenestre dans le Roman d’Énéas », Par la fenestre: Études de littérature et de civilisation médiévales, ed. Chantal Connochie-Bourgne = Senefiance-CUER MA (Aix-en-Provence : Publications de l’Université de Provence, 2003), pp. 345-356.

VII (vv. 9275-9838). Plus tard (le même jour ? le lendemain ?), les trêves de paix échouent, et on prépare le combat singulier final entre Énéas et Turnus, ce qui s’ensuit. Après la victoire, on décide que les noces auront lieu dans huit jours. Mot-clé d’amour : dolut (La plaie li dolut formant), « La plaie lui cuisait douloureusement », v. 9475. La vraie blessure d’Énéas est une métonymie pour la blessure d’amour.

VIII (vv. 9839-9922). Plus tard encore (dans après-midi?), Lavine, à la tour, en observant les événements sur le champ de bataille, s’inquiète que le vainqueur ne soit pas venu à elle après sa victoire. Mot-clé d’amour : noveliere (…sovant me sera reprové / que de s’amor fui prinsaltiere / me tanra por noveliere), «Souvent il me sera reproché d’avoir sollicité son amour la première et il me tiendra pour une femme qui aime le changement», i.e., impatient, volage, « qui s’offre »? – vv. 9862-9864. L’innovation (i.e., hérétique) aurait une signification péjorative durant la Réforme. L’épigramme de Martial (8.12.3-4) renforce l’idée de saint Paul sur le compte des épouses : Inferior matrona suo sit […] marito: non aliter fiunt femina uirque pares in Stace, Martial, Manilius, Collection des auteurs latins publiés sous la direction de M. Nisard (Paris : Firmin-Didot, 1878) : une femme devrait être toujours en-dessous de son mari, sinon ils ne seront pas des égaux en leur rapport (nous traduisons) ; « La femme doit être inférieure à son mari [….] Ce n’est pas autrement que femmes et hommes deviennent égaux ». Internet
<http://www.ac-poitiers.fr/lettres/lang_anc/emartial8.htm> (accédé le 14 juillet 2005) ; « Une femme […] doit être inférieure à son mari ; sans cela, il n’y aurait pas d’égalité entre eux. Ou bien : Internet <http://remacle.org/bloodwolf/satire/Martial/livre8.htm> (accédé le 14 juillet 2005). D’ailleurs, la pensée de Bernard de Ventadour semble rappeler presque exactement la situation du héros : « Il m’arrive, par ma faute, que je ne sois plus jamais son ami intime, puisque je ne suis revenu à elle, à cause de la folie qui m’en retient. J’en suis resté loin si longtemps que, de la honte que j’en éprouve, je n’ose avoir la hardiesse d’aller vers elle, si elle ne me rassure avant » (Conortz, era sai eu be, vv. 17-24, éd, trad. Lazar).

IX (vv. 9923-10090). Énéas passe la nuit à s’interroger sur son amour. Les noces auront lieu dans huit jours. Mot-clé d’amour : escamonie (‘Corroz qui trop ne dure mie / est a amor escamonie…’), « ‘Le courroux qui ne dure pas trop est un médicament qui l’aiguise et l’excite bien’ », vv. 9981-9982. Cette innovation lexicographique (un hapax !) dans l’Énéas typifie les emprunts variés de l’auteur, celui-ci sans doute tiré de l’Histoire naturelle de Pline.

Notes

1 Mary Field Belenky, B. M. Clinchy, N. R. Goldberger, et J. M. Tarule, Women’s Ways Knowing: The Development Self, Voice, and Mind (New York : Basic Books, 1986) ; v. aussi, Carol Gilligan, In a Different Voice: Psychological Theory and Women’s Development (Cambridge : Harvard U.P., 1981). Cf. Joan McLaren. « Women’s Ways of Knowing, » Women’s Education des Femmes 7, 2 (1989), 79-89 (compte-rendu critique). <http://www.nald.ca/canorg/cclow/newslet/1989/79-89_v7/10.htm>. Site consulté le 14 mars 2005.

Cette étude a été élaborée et présentée en premier lieu au colloque, « Words of Love and Love of Words, » régi par Albrecht Classen, Université d’Arizona, 28 avril-1er mai 2005. Je suis extrêmement redevable au Prof. Dr Classen pour son accueil et ses commentaires, et aux autres intervenants pour leurs avis précieux et perspicaces, surtout aux professeurs Tracy Adams, Bonnie Wheeler, Jeremy DuQ. Adams, Maria-Claudia Tomany, Ronald Murphy, S.J., Karen Jambek, Julia Shinnick et Christopher Clason. Une lecture soignée par ma collègue Annie Triaud m’a épargné maintes erreurs de français.

Ensuite, ce travail fut le but d’une intervention dans des Journées d’Étude à Lille (Université Charles-de-Gaulle - Lille 3), organisées sous la direction du Prof. A. Petit autour du thème « Réception et Représentation de l’Antiquité », 28-30 septembre 2005 (Équipe d’Accueil Analyses Littéraires et Histoire de la Langue, en collaboration avec le Centre de Recherche en Littérature Générale et Comparée/CRLGC-Centre d’Études Médievales et Dialectales). Pour leur soutien, je tiens à remercier le Prof. Petit, ainsi que les professeurs Fr. Mora, M. Possamai-Perez et M.-M. Castellani. Retour au texte

2 C. Stephen Jaeger, Ennobling Love: In Search of a Lost Sensibility (Philadelphia : Université de Pennsylvanie Press, 1999). Retour au texte

3 Adrienne Rich « When We Dead Awaken : Writing as Re-vision » in Adrienne Rich’s Poetry and Prose: Poems Prose Reviews and Criticism (Norton Critical Editions), ed. Adrienne Rich, Barbara Charlesworth Gelpi et Albert Gelpi (New York : Norton, 1993), cité par Judith Fletcher, C.R. de L. O’Higgins, Women and Humor in Classical Greece, Bryn Mawr Classical Reviews, 2004.12.22. Internet <http://ccat.sas.upenn.edu/bmcr/2004/2004-12-22.html> (consulté le 19 avril 2005). Retour au texte

4 V. Albrecht Classen, « Wolframs von Eschenbach Titurel-Fragmente und Johanns von Würzburg Wilhelm von Österreich : Höhepunkte der höfischen Minnereden », Amsterdamer Beiträge zur älteren Germanistik 37 (1993) : 75-102. Quoique, selon Classen, on doive entreprendre une comparaison détaillée parmi les discours similaires des personnages pareils, tels Lavine (et celle de Veldeke, Lavinia), Énide, Soredamors, Fénice, Mai and Beaflor (Wolfram), ce n’est pas ici le lieu ; v. pourtant plus bas les remarques sur Chrétien et Marie de France, p. 8. J’ai pu ajouter des notes sur Veldeke dans la version antécédente (de Tucson) en anglais (v. n. 1). Retour au texte

5 Mary F. Belenky, et al., Women’s Ways of Knowing: The Development of Self, Voice, and Mind (New York : Basic Books, 1986 = WWK), p. 69.

Nancy Rule Goldberger, Jill Mattuck Tarule, Blythe McVicker Clinchy, Mary Field Belenky, eds., Knowledge, Difference, and Power: Essays Inspired by «Women’s Ways of Knowing» (New York : Basic Books, 1996 = KDP). Ce dernier a été recensé en détail par Marion Nesbit, « Connected Knowing and Developmental Theory, » ReVision, 22, 4 (Spring 2000) : 6-14.

Les travaux faits en collaborations de WWK sont fondés en partie sur l’ouvrage classique de William G. Perry, Jr., Forms of Intellectual and Ethical Development In the College Years: A Scheme (New York/Chicago : Holt, Rinehart and Winston, 1968, 1970). Retour au texte

6 Énéas: Roman du xiiesiècle. Éd. J. J. Salverda de Grave (Paris : Champion, 1925-1927), vv. 7857-9274 ; 9313-9342 ; 9839-10090. Énéas: A Twelfth-Century Romance, traduit par John A. Yunck (New York and London : Columbia Université Press, 1974) ; nous utilisons aussi la traduction en français moderne préparée par Martine Thiry-Stassin (Paris : Champion, 1985). V. David Scott Wilson-Okamura, « Lavinia and Beatrice : The Second Half of the Aeneid in the Middle Ages, » Dante Studies 119 (2001) : 103-124, ici 113-117, pour des arguments vigoureux sur l’importance du Roman d’Énéas comme source littéraire exploitée par Dante. Retour au texte

7 V. R. J. Cormier, « Le Roman d’Énéas et la formation des critères du roman médiéval, » Atti: XIV Congresso internazionale di linguistica e filologia romanza. Naples, Italie, avril, 1974. (Naples/Amsterdam : J. Benjamins, 1981), 353-360, pour une discussion de la structure entrelacée de ces scènes d’amour et de guerre. Cf. Joan G. Haahr, « Justifying Love : The Classical Recusatio in Medieval Love Literature », Desiring Discourse: The Literature de Love, Ovid Through Chaucer, ed. James J. Paxson and Cynthia A. Gravlee (Selinsgrove, Pennsylvanie : Susquehanna Université Press, 1998), pp. 39-62, ici 50-51 (une approche différente de l’amour qui légitimise « l’impulsion dynastique, » p. 51).

J. Frappier, « Vues sur les conceptions courtoises dans la littérature d’oc et d’oïl au xiie siècle, » CCM 9 (1959), 135-156 (réimprimé dans Amour courtois et Table Ronde, Publ. Romanes et Françaises, 126 [Genève : Droz, 1973], pp. 1-31 ; cit. p. 8. Retour au texte

8 V. la synthèse importante par Walter J. Ong, S.J., Orality and Literacy : The Technologizing of the Word (London/New York : Methuen, 1982), ouvrage précédé de Rhetoric, Romance, and Technology: Studies in the Interaction de Expression and Culture (Ithaca, N.Y. : Cornell Université Press 1971), et puis la suite du même, Interfaces of the Word : Studies in the Evolution of Consciousness and Culture (Ithaca, N.Y. : Cornell Université Press, 1977). Plus pertinent encore, v. son essai crucial, Fighting For Life: Contest, Sexuality, and Consciousness (Ithaca, N.Y. : Cornell Université Press, 1981). Comme excellent exemple de ce comportement contestataire, v. Roman d’Énéas, vv. 6633-6804, où Turnus et Drancès se débattent et se disputent. Retour au texte

9 Citation à partir du site Internet du Dr Deborah Tannen <http://www.georgetown.edu/faculty/tannend/sexlies.htm> (accédé le 10 mai 2005). V. aussi idem, « Agonism in Academic Discourse », Journal of Pragmatics 34, 10-11 (oct.-nov. 2002) : 1651-1669. Retour au texte

10 Mes observations au sujet de la présence et les préoccupations des femmes, surtout dans le domaine publique et politique (spécialement au sujet des soins médicaux, de la gérontologie, et de l’éducation) s’appuient sur une conférence faite par Anita Perez Ferguson, « Women Seen and Heard », Woodrow Wilson Foundation Visiting Fellow, Longwood Université, 31 mars 2005. Retour au texte

11 La colère de la reine à cause de la confession est peut-être une autre sorte de « discours émotionnel » -- cf. Stephen D. White, « The Politics of Anger », Angers Past: The Social Uses of an Emotion in the Middle Ages, ed. Barbara H. Rosenwein (Ithaca : Cornell Université Press, 1998), 127-152, esp. 132-139. V. aussi l’article provoquant de Rosenwein, « Worrying about Emotions in History », The American Historical Review 107, 3 (821) : 821-845. À ce sujet, v. Carol Magner, « The Destructive Potential of Anger : An Ancient Theme Given New Life in Heinrich von Veldeke’s Énéasroman », Internet <http://www2.open.ac.uk/ClassicalStudies/GreekPlays/conf96/magner.htm> (consulté le 8 juin 2005).

Au colloque de Tucson, Tracy Adams m’a rappelé que la reine (Amata chez Virgile) ne pourrait guère représenter « l’autorité patriarcale » au sens foucaldien : c’est une femme elle-même et elle n’est pas d’accord avec la prophétie acceptée par Latinus.

Sur la fine amor, v. J. Frappier, « Structure et sens du Tristan: Version commune, version courtoise », CCM 6 (1963), pp. 255-280, 441-454 : «…de [cette] réflexion résultent à la fois une discipline morale, une casuistique, un besoin d’analyse, et d’introspection ; dans l’univers autonome et intérieur de la fine amor se multiplient les calques de la religion ; plus encore, elle est une religion de l’amour, avec des adorations, des extases, des scrupules, des repentirs, des examens de conscience, une ascèse, des joies et des tourments ». Cet amour, écrit Frappier dans un autre article (« Vues », p. 22), guérit son mal « comme par un traitement homéopathique ». Retour au texte

12 L’innovation ici (à part l’usage extraordinaire des conditionnels) c’est que la femme fait le premier pas en déclarant son amour, quoi qu’il arrive. Retour au texte

13 Chrétien de Troyes, Cligés, éd. A. Micha. Classiques français de Moyen Âge, 84 (Paris : Champion, 1957), vv. 469-515 (Soredamors) ; 618-864 (Alexandre) ; 956-1038 ; 1372-1398 (Soredamors) ; 4366-4526 (Fénice). (Ce roman est daté ca. 1176.) V. aussi Chrétien de Troyes : Érec and Énide, ed., trad. Carleton W. Carroll, intro. William W. Kibler. Garland Library of Medieval Literature, 25A (New York et Londres : Garland, 1987), vv. 2458-2469 ; 2928-2944 ; 3070-3080 ; 3699-3724 ; 4570-4621, dit le « premier roman Arthurien », daté ca. 1169-1191 ; il s’agit des lamentations d’Énide : apeurée et seule elle se lamente, s’interroge et délibère, tout en regrettant sa fierté, et envisage même le suicide -- et ses monologues intérieurs concernent son dilemme vis-à-vis d’Érec. Voir également Le Chevalier de la Charrete, ou Le Roman de Lancelot, éd., trad. Charles Méla, Livre de Poche (Paris : Librairie Générale Française, 1992), vv. 1097-1125 (Lancelot) ; cf. aussi les lamentations aux vv. 4220-4244 (Guenièvre) ; 4263-4283 (Lancelot). Au fur et à mesure que son art évolue, Chrétien utilise de moins en moins le monologue ou le dialogue intérieur, préférant le discours indirect libre.

Cf. Marie de France, Les Lais, ed. Alfred Ewert. Blackwell’s French Texts (Oxford : Blackwell, 1944 ; réimprimé 1960, 1963) ; citations d’après l’édition préparée par Jean Rychner, Classiques français du Moyen Âge (Paris : Champion, 1966) : dialogues inté-rieurs dans Guigemar, vv. 399-407 (Guigemar), 668-673 (La Dame), 773-783 (Guigemar) ; Eliduc, vv. 337-350 et 387-400 (Guilliadun) ; Eliduc, vv. 585-618 (son dilemme), et Eliduc avec Guilliadun, vv. 924-930. Retour au texte

14 Tracy Adams, Violent Passions: Managing Love in the Old French Verse Romance. Studies in Arthurian and Courtly Cultures (New York et Londres, Palgrave Macmillan, 2005), pp. 138-139. Timothy Hampton, « Strange Alteration : Physiology and Psychology from Galen to Rabelais », Reading the Early Modern Passions: Essays in the Cultural History of Emotion, éd. Gail Kern Paster, Katherine Rowe, et Mary Floyd-Wilson (Philadelphia : Université de Pennsylvanie Press, 2004), 272-293 ( + nn. 354-358) ; esp. 280-281. Retour au texte

15 V. Gerhild Scholz Williams, « Against Court and School : Heinrich de Melk and Hélinant de Froidmont as Critics of Twelfth-Century Society », Neophilologus 62 (1978) : 513-526 ; esp. 523 : les connaissances et la Dialectique sceptiques et extraverties (anathème contre la vie contemplative) créent un contexte quasiment socio-religieux pour l’essor au xiie siècle du débat intérieur.

Au colloque de Tucson, grâce à l’intervention de Bonnie Wheeler, « The ‘Sic et Non’ de Andreas’s De Amore », qui vise la palinode (Livre III) du traité, j’ai pu comprendre mieux les oscillations psychiques de Lavine -- reflet, certes, des scènes où la Médée d’Ovide se remet profondément (Métamorphoses VII. 7-455, esp. 62-71, 144-148). V. Andrew Taylor, « A Second Ajax : Peter Abelard and the Violence of Dialectic », The Tongue of the Fathers: Gender and Ideology in Twelfth-Century Latin, ed. David Townsend and Andrew Taylor (Philadelphia : Université de Pennsylvanie Press, 1998), 14-34 ; ici 20, 23, 26-29, sur la disputatio combative, belliqueuse et agressive dans la dialectique, compensation, selon Taylor, pour les « noncombatants célibats » (p. 30).

V. l’étude pionnière sur le raisonnement dialectique et casuistique de la période par Tony Hunt, « Aristotle, Dialectic, and Courtly Literature », Viator 10 (1979) : 95-130 : « la Dialectique résume à la fois une bonne partie de la littérature courtoise et renferme un outil heuristique pour son interprétation », p. 128 (nous traduisons) ; tous ces points doivent être développés, surtout à la lumière de l’ouvrage récent et important de Constance Brittain Bouchard, ‘Every Valley Shall Be Exalted’: The Discourse of Opposites in Twelfth-Century Thought (Cornell Université Press, 2002), qui insiste sur le conflit et la dissonance omniprésents -- pour explorer les discours de Lavine, les idées sur l’intention chez Abélard dans son Ethica, et l’effort du philosophe pour « harmoniser les contradictions [théologiques] », selon J.G. Sikes, Peter Abailard (Cambridge : Cambridge Université Press, 1932), 76 ss., sur le Sic et Non. V. les éditions de ces œuvres : Peter Abelard’s Ethics: An Edition with Introduction, English Translation and Notes, ed. D. E. Luscombe (Oxford : Clarendon, 1971) ; Peter Abailard: Sic et Non, A Critical Edition, ed. Blanche Boyer et Richard McKeon (Chicago : Université de Chicago Press, 1977). Retour au texte

16 Vv. 8672-8673 : «…bien tost, s’ele poïst voler, / fust ele o lui el paveillon… » ; vv. 9220-9222 : « ‘Biaus dolz amis, se vos plesoit, / nus piez iroie a vostre tref ; / molt me seroit bon et soëf…’ ». Cf. Bernard de Ventadour, « Lonc tems a qu’eu no chantei mai », vv. 37-54 (éd. Moshé Lazar, Bernard de Ventadour, Troubadour du xiiesiècle: Chansons d’amour (Paris : Klincksieck, 1966). Retour au texte

17 Georges Duby, et al. Histoire des femmes en Occident: le Moyen Âge, (Paris : Plon, 1991), p. 96-99. Retour au texte

18 Dominique Chapot, Émois en moi: Se réconcilier avec ses émotions (Paris : Seuil, 2005). V. aussi la contribution importante par Gerd Althdef, « Empörung, Tränen, Zerknirschung : ‘Emotionen’ in der öffentlichen Kommunikationen des Mittelalters », Frühmittelalterliche Studien 30 (1996) : 60-79 (contexte latin, post-carolingien). Retour au texte

19 J’ajoute l’intéressant ouvrage de S. Grant, Love and Death in Medieval French and Occitan Courtly Literature: Martyrs to Love (Oxford, U.K. : Oxford University Press, 2006), que je recense actuellement pour la French Review. Retour au texte

Citer cet article

Référence papier

Raymond Cormier, « À propos de Lavine amoureuse : le Savoir sentimental féminin et cognitif », Bien Dire et Bien Aprandre, 24 | 2006, 57-70.

Référence électronique

Raymond Cormier, « À propos de Lavine amoureuse : le Savoir sentimental féminin et cognitif », Bien Dire et Bien Aprandre [En ligne], 24 | 2006, mis en ligne le 01 mars 2022, consulté le 18 mai 2024. URL : http://www.peren-revues.fr/bien-dire-et-bien-aprandre/959

Auteur

Raymond Cormier

Longwood University

Droits d'auteur

CC-BY-NC-ND