Dans « Les Moyens féminins du savoir » (Ch. 3, Savoir subjectif, la voix intérieure) les auteures, psychologues américaines, soulignent des différences importantes entre hommes et femmes dans le domaine de la maturation psychologique impliquant la séparation et l’individuation. On veut bien mettre l’accent aussi sur les moyens particulièrement féminins d’apercevoir la vérité, selon un mode subjectif, compréhensif et conjonctif : c’est-à-dire, les idées sont perçues de l’extérieur. De surcroît, cette recherche prétend que les femmes n’apprennent pas de la même façon que les hommes. Ce qui est ainsi élaboré c’est une structure théorique du développement cognitif et éthique des femmes1.
Inspiré par ces concepts, je voudrais réfléchir dans ces quelques pages sur les discours émotionnels qui soulèvent les passions d’une jeune héroïne durant ses soliloques célèbres sur l’amour naissant. Dans le Roman d’Énéas, œuvre anonyme mais novatrice du milieu du xiie siècle, qui adapte très librement l’Énéide de Virgile, Lavine (= Lavinia virgilienne) nous fournit des analyses de soi abondantes, car le personnage les établit en forme originale et expérimentale -- tout comme des examens de conscience mystico-religieux (inutile de dire que cette partie du roman ne suit pas du tout le texte de Virgile).
Dans ces discours bien amplifiés (presque deux mille vers), on peut observer une dizaine d’étapes similaires à ce que les chercheuses contemporaines citées ont proposé pour les femmes en général. Lavine évolue depuis la naïveté et un refus du supplice de l’amour, jusqu’à une résolution harmonieuse et une prise de conscience de la valeur de la réciprocité dans l’amour. À la longue, elle subit une espèce de martyre de l’amour, une dialectique confuse entre le bien et le mal, le destin, la chance, la peur et l’obstination, la raison et la folie, l’amour et la haine, le suicide ou la survie.
Or, nous savons parfaitement que « l’amour ennoblissant » n’existe plus dans notre société asynchrone. Distinguo, car je vois souvent des analogies et des parallèles entre le monde pré-moderne et notre époque2. Donc, la « sensibilité perdue » de l’amour ennoblissant représente ici ma quête et ma poursuite. Et pace Stephen Jaeger. Je voudrais donc proposer une approche plus ou moins tripartite : d’abord un stratagème féministe récupératif, comme un « révisionnement », suggéré par Adrienne Rich. Il s’agit, écrit-elle, de « regarder en arrière, d’entrer dans un vieux texte en l’examinant d’un regard neuf, avec une direction également neuve ». Et elle poursuit, « Pour les femmes, une telle entreprise est bien plus qu’une petite phase de l’histoire culturelle : c’est un acte de survivre. Cet acte est illustré parfaitement dans l’effort énormément difficile de reconnaître aux textes anciens la voix féminine3 ». Ensuite, et sans doute aussi important, je voudrais faire référence aux descriptions riches et fascinantes de la recherche récente en psychologie féminine. En troisième volet, ce sera mon échantillon littéraire, un choix de passages célèbres associés à une jeune femme littéraire vivante et typique du roman médiéval dont l’amplificatio est embaumée de vocabulaire amoureux ovidien (on dirait que Lavine se tient entre la Médée fictive d’Ovide et Aliénor d’Aquitaine historique !) L’expérimentation qui suit va utiliser en modèle les idées de « Women’s Ways of Knowing » (Les Moyens féminins du savoir -- des deux publications, l’original de 1986 [édition préparée par Belenky, et al.], et la suite, plus récente, de 1996 [préparée par Goldberger]) -- c’est le vin nouveau proverbial -- pour mieux cerner le sens de la dernière partie du Roman d’Énéas, particulièrement les scènes concernant Lavine (la vieille outre). On va bel et bien entendre de cette façon la voix féminine française et médiévale4.
Un jalon au champ de la psychologie cognitive et épistémologique, l’étude faite par plusieurs auteurs, Women’s Ways of Knowing, a souligné certaines différences de genre sur le compte de la maturation psychologique vis-à-vis de la séparation et l’individuation5. Dans notre roman français éclaireur, il s’agit aussi des phases sur l’amour à sa naissance chez Énéas lui-même6.
Quant aux paroles de l’amour proférées par Lavine (dans cette amplification qui représente un bon dixième du roman), j’ai pu observer neuf stationes, des étapes, depuis la naïveté et le refus de cette « douce maladie », jusqu’à une résolution harmonieuse. Entretemps, chaque mouvement de l’intimité quasi-cloîtrée s’entrecroise aux scènes de bataille extérieures qui se passent en Italie. Le romancier présente une peinture sémiologique de l’amour, objective et « quasi-médicale », au dire de J. Frappier7. Plus important, Lavine, en faisant son examen de conscience, sonde ses intentions oscillantes, tout comme une visualisation de la poésie amoureuse ovidienne. Elle médite la souffrance et les douleurs de l’amour, ses besoins de réciprocité, aussi bien que ses doutes et son désir de fidélité, de dévotion et d’un sens d’appartenance.
Ailleurs, j’ai pu insister sur la figure de Lavine chez Heinrich von Veldeke, donc dans ces quelques lignes j’ai l’intention de faire de brèves comparaisons avec des personnages et des situations analogues chez Chrétien de Troyes et Marie de France. Dans l’Appendice on trouvera les neuf étapes de développement intérieur chez Lavine. Pour chaque épisode, j’ai choisi aussi un mot-clé pour bien ancrer le passage.
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Tout comme une illusion cognitive énigmatique, les différences de genre semblent dériver tout de même de sources en nature et en nourriture. Je n’ai pas l’intention d’entrer en lice avec les « essentialistes » et les « constructivistes » dans les études féministes contemporaines. On va de toute évidence réitérer les thèmes majeurs sur le compte des femmes, de la cognition et des émotions, retrouvés dans Women’s Ways of Knowing, ouvrage qui propose cinq tendances arbitraires dans le développement des perspectives de l’expérience personnelle en matière de genre : la première tendance, le silence (une position passive sans voix ni esprit vis-à-vis des autres en autorité) ; la seconde, le savoir reçu (pas créé mais qui répète servilement de l’extérieur) ; la troisième, le savoir subjectif (la vérité personnelle, privée, saisie par l’intuition (WWK, 15) ; la quatrième, au niveau du savoir de procédure, l’apprenti agit à partir d’une vérité intérieure, sans objectivité, tout en s’élevant contre les autorités extérieures qui ne s’accordent pas avec ce qu’on sait subjectivement, et cela est le déroulement du savoir séparé vs. le savoir branché ; et, enfin, la cinquième et dernière tendance, le savoir construit, qui permet à l’apprenti de comprendre les indices contextuels et de créer son propre savoir, en faisant une tentative, ce qui mène à la découverte en soi-même de l’autorité et de l’autonomie. Belenky et al. suggèrent que ces phases dynamiques, codées de genre, quoique peu systématiques, fournissent une épistémologie alternative qui contraste pourtant avec ceux, typiquement mâles, qui savent ou apprennent séparément et qui semblent plus enclins à des approches plus combatives et objectives, moins personnelles, et qui empruntent aisément des postures d’adversaires en débat verbal8.
Les travaux en linguistique pragmatique contemporaine par Deborah Tannen confirmeraient toutes ces hypothèses :
[…C’est comme si les hommes et les femmes parlaient deux langues différentes]. Pour les femmes, l’intimité crée les rapports, et la parole y joue un rôle essentiel. Les filles créent et maintiennent des amitiés en échangeant des secrets ; pareillement, les femmes considèrent la conversation comme la pierre angulaire de l’amitié. […] Certains hommes n’aiment pas écouter, parce que être l’auditeur signifie qu’ils ont le désavantage, comme un enfant qui écoute les adultes ou un employé qui écoute son patron9.
À ces styles et à ces tendances de communication, j’ajouterai subjectivement en anecdote non-scientifique que tout ce qui est ouvert, réticent, indirect, humain, soigné, souple, intuitif, intime et intérieur appartient au domaine du savoir construit10.
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L’examen du personnage de Lavine se révèle progressivement. On découvre tout d’abord Lavine au cours d’un entretien initié par sa mère, la reine (Amata chez Virgile). I : Le dialogue concerne la nature de l’amour, surtout l’amour naissant, et c’est ici que la mère insiste sur Turnus comme mari éventuel dévoué, et sur Énéas comme un compagnon mal choisi. II : Le premier soliloque amoureux étendu de Lavine est éveillé par la présence du héros au champ de bataille. III : Le martyre de l’amour de Lavine commence et continue pendant la nuit : elle apostrophe Énéas absent, et se demande bien des fois si elle devrait déclarer son amour pour lui. IV : Dans cette scène aussi émotionnelle que cruelle, Lavine confesse en pulsations son amour, suivi d’accusations violentes, grondantes et grossières jetées par la reine contre le Troyen11. V : Ce soir-là, Énéas, de son côté malade d’amour et donc souffrant, ayant appris que Lavine l’aime, éprouve sa propre amour-religion -- avec ses serrements de cœur et ses symptômes -- faisant écho à ceux de Lavine. VI : Le héros, languissant en faiblesse d’amour, se tient au-dessous de la tour, fixant Lavine, tandis que les deux se sourient, soupirent et tremblent. VII : S’inspirant du XIIe Livre de l’Enéide, la narration raconte l’épisode de la blessure physique d’Énéas (métonymie médiévale pour les plaies d’amour dans son cœur), suivi de la lutte entre le héros et sa Némésis rutule, Turnus. VIII : Lavine s’attend à voir Énéas victorieux au retour après le combat, mais son absence l’amène à s’accabler de reproches pour sa déclaration d’amour impulsive : comme Bernard de Ventadour, elle craint avoir trop aimé, d’un « amour excessif » (Be m’an perdut lai enves Ventadorn, v. 10, éd., trad. Lazar). IX. Énéas, qui comprend alors la pleine signification exemplaire de sa vie, se rend compte qu’il aurait dû aller voir Lavine après sa victoire ; il regrette sa méprise tout en pensant qu’il demanderait son pardon, car les noces sont fixées dans huit jours.
Nous allons examiner brièvement trois passages où Lavine décrit ses sentiments et ses intentions : le premier vient du troisième segment, un passage choisi pour illustrer la similarité entre les débats intérieurs de Lavine et la technique dialectique ; ensuite, le second exemple appartient aussi au troisième mouvement, elle craint d’être maltraitée par Énéas à cause de son comportement ; et enfin notre dernier exemple est tiré du huitième mouvement.
Lavine, désespérée car elle réalise maintenant qu’elle ne peut s’empêcher d’aimer Énéas, s’exclame en stichomythie (vv. 8134-8140) : « ‘-Fole Lavine, qu’as-tu dit? / -Amors me destroint molt por lui. / -Et tu l’eschive, se lo fui ! / -Nel puis trover an mon corage. / -Ja n’eres tu ier si salvage. / Or m’a Amors tote dontee. / -Molt malement t’en es gardee.’ »
Enfin, au moment où Énéas part et que Lavine vient de tomber amoureuse, elle affirme – tout en se parlant dans sa tour qui domine le champ de bataille – que le Troyen lui enlève son cœur (vv. 8353-8380) :
‘Mes cuers avoc lo sien s’en vait, / desoz l’eisselle lo m’a trait. / Amis, vos ne retorneroiz mie? / Molt vos est po de vostre amie. / Ne puis avoir de vostre part / un dolz sanblant n’un bel regart? / Ma vie est tote antre voz mains. / Cui chalt, quant vos n’iestes certains / que ge vos ain de bon corage? / Ne m’en acrerai an mesage / par cui vos feïsse savoir / que m’amistiez poëz avoir ; / et nequedan ge troveroie / par cui mander ; mais ge crienbroie / que vos m’an tenissiez par propere, / se vos mandoie amor premere, / et quant m’avroiz sanz contredit / car ce sera jusqu’a petit), / vos dirïez qu’itel atrait / come j’avroie vers vos fait, / redeüsse ge faire aillors, / novellerie fust d’amors. / Amis, ce ne quidiez vos mie ; a toz jors serai vostre amie, / ja vostre amor ne changerai ; / soiez segur : se ge vos ai, / ja n’amerai home fors vos, / ne soiez ja de mei jalos.’12
Après le duel final et la mort de Turnus, le vainqueur quitte le champ d’honneur mais ne se rend pas à la tour pour reconnaître Lavine ou pour parler. De son côté, elle se lamente sur sa situation tout en craignant que le héros victorieux ne soit cruel envers elle (vv. 9857-9868) :
‘Ge ne m’avrai de coi aidier, / si me demenra grant dongier ; / ou s’il m’aime ou po ou grant, / toz tens me fera il sanblant, / de grant orgoil, de grant fierté : / sovant me sera reprové / que de s’amor fui prinsaltiere / et me tanra por noveliere ; / le dongier avrai de l’amor, / il an ventra au chief del tor. / Fole Lavine, ne t’enuit, / s’il vaint lo jor et tu la nuit.’
Chez Chrétien de Troyes, de tels discours seront repris en monologue intérieur presque textuellement par l’amante d’Alexandre dans son Cligés. D’abord, Soredamors essayera de savoir si Alexandre l’aime véritablement (à l’imitation encore de Médée). Ce sont des interrogations intérieures en discours indirect libre, où elle prend conscience que l’amour peut changer son attitude. Soredamors se découvre (esp. vv. 1037-1038) en jouant avec la signification de son nom, et emploie une notion de réciprocité similaire à celle de Lavine. Fénice, pour sa part, s’interroge en syllogismes sur la sincérité de l’amour que lui porte Cligés. Quant à Lancelot, ce héros sauveur balance, dans une scène délicieusement lubrique et amusante, et il hésite devant le viol de la Demoiselle Impudique. Devrait-il attaquer le chevalier qui fait sa volonté d’elle, ou bien y renoncer en lâche ? (vv. 1097-1125). Pareillement, c’est l’héroïne Guilliadun, dans le dernier lai de Marie de France, Eliduc, qui se lamente seule et presque en pasturelle, sur le compte de son attachement pour un étranger et de la possibilité de lui offrir son amour (vv. 387-400) :
‘Lasse ! cum est mis quors suspris / Pur un humme d’autre païs ! / Ne sai s’il est de haute gent, / Si s’en irat hastivement, / Jeo remeindrai cume dolente. / Folement ai mise m’entente ! / Unques mes n’i parlai fors ier / E lor le faz d’amer preier ! / Jeo quid ke il me blamera ; / S’il est curteis, gré me savra. / Ore est del tut en aventure ! / E si il n’ad de m’amur cure, / Mut me tendrai a maubaillie : / Jamés n’avrai joie en ma vie13.’
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Pour en revenir à cette création originale littéraire médiévale, qu’est le personnage de Lavine, et ses sentiments en prototype : le bilan des émotions éprouvées par l’héroïne -- la crainte, la détresse, le ressentiment, le remords, même la joie enfin -- l’atteignent physiquement, psychologiquement, et physiologiquement, comme Tracy Adams l’a si judicieusement démontré. Ce sont des « altérations étranges », selon Timothy Hampton14. On se souviendra des paroles élégiaques de Bernard de Ventadour, « mon mal est d’une nature agréable, car mon mal vaut mieux que tout autre bien » (Non es meravelha s’eu chan, vv. 29-30, éd., trad. Lazar). Lavine nous dit que ces qualités sensibles et ces sensations corporelles, par exemple larmes, soupirs, gémissements, pâleur, bâillements, faiblesse, fièvre brûlante et frissons, et accès de douleur (vv. 8073-8100) -- mènent toutes à une espèce de conscience de l’esprit et du corps (KDP, 105), au moyen de laquelle ses sentiments, récapitulés pour l‘auditoire à travers le monologue et le dialogue intérieur, conduisent à un degré de conscience de soi. Comme la féministe Sarah Ruddick y insiste, « Le savoir n’est pas séparable du sentiment ; ce n’est pas l’émotion seule qui l’incite mais le met tout de même à l’épreuve » (KDP, 261). L’introspection initiale de Lavine l’amène bien au delà du degré du silence, de sorte qu’elle rejette l’idée que la « source de la connaissance de soi se retrouve chez les autres, pas en soi-même » (WWK, p. 31). En effet, l’entretien avec sa mère autoritaire et menaçante semble stimuler les analyses de soi chez Lavine (il n’est pas question que sa souffrance provienne de l’intérieur). Comme le linguiste Vygotsky l’explique, le dialogue extérieur doit précéder l’intériorisation et le dialogue intérieur ; la parole extérieure sert de porte-voix à la parole intérieure (WWK, p. 33). Dans ce cas, c’est la reine autoritaire elle-même, quoique femme en désaccord avec la prophétie accueillie par Latinus, qui joue le rôle de responsable politique, car sa position légitime rappelle le sens de « autoriser » canonisé par Michel Foucault (KDP, p. 87).
Ensuite, Lavine paraît adopter « le savoir de procédure », en déclarant, avec une attitude de défi, son amour pour et à Énéas, malgré les imprécations menaçantes de sa mère. Il faut noter ici son énergie et son « ouverture à la nouveauté » (KDP, p. 77), car elle rompt avec son passé innocent (KDP, p. 81). Lavine a pu s’entendre au moyen de « l’écoute et du guet intérieurs » (KDP, p. 85), et donc a adopté une approche constructiviste, qui réclame la consultation, la conscience de soi, la compassion pour l’« autre » – pour être connue et comprise (KDP, p. 141). Évoqués par la voix de Lavine, la modération raisonnable et puis l’abandon ridicule s’interrompent, et les arguments alternent ostensiblement entre deux modes de penser, la Raison ou la Folie (vv. 8134-50) – ce qui ressemble à une logique abélardienne du traité Sic et Non. Lavine est partagée : à la fois sensible aux conseils sages de sa mère (qui lui a choisi Turnus), mais poussée par ses sentiments intérieurs ; l’amour la pousse vers Énéas, l’option « ridicule » qui outrage la reine – et c’est également celle de Lavine, appropriée et juste. Il est question, si on me le permet, d’un tir à la corde dans l’âme de Lavine (ose-t-on dire une lutte à mort ?). En effet, si nous examinons l’épisode déchirant de Médée chez Ovide comme arrière-fond pour ces analyses de soi, si nous considérons aussi bien la réalité sociale de la « violence sacralisée » inhérente dans la diffusion de la dialectique scolastique, on peut mieux comprendre l’oscillation et l’alternance chez Lavine15.
Pour Ruddick (KDP, pp. 248-273), le « savoir branché » signifie acquérir du savoir tout en embrassant les croyances d’une autre personne (position aujourd’hui considérée comme problématique, pourtant). Lavine s’imagine sans cesse au-dedans du cœur, de l’âme (et de la tente !) d’Énéas16, en tâchant de se montrer plus rapide vis-à-vis de son comportement froid, d’anticiper ses mouvements (ou son manque de mouvements), et de saisir les quelques directions ou allusions que le héros lui a données sur le compte de ses sentiments. Comme G. Duby l’a suggéré, dans le domaine socio-politique, tout ce jeu d’amoureux a annoncé la réception favorable d’une nouvelle courtoisie et d’une nouvelle civilité pour les rapports hommes-femmes17. Psychologiquement, le « discours émotionnel » de Lavine exprime clairement ses besoins – son besoin de sécurité, son besoin d’avoir une place dans la société, son besoin d’estime, des notions que D. Chapot a proposées récemment18.
Donc, pour conclure, les moyens de sentir d’une seule femme littéraire révèlent que Lavine mûrit, car elle apprend à aimer en se comprenant, non pas à partir d’une motivation ou d’une incitation extérieures, mais au moyen de ses sentiments subjectifs. – Il est certain qu’on peut tout de même mettre du vin nouveau dans de vieilles outres, pace l’évangéliste Matthieu (IX. 17), car ce roman médiéval séminal fait revivre son nouveau cadre. En étudiant les paroles de l’amour de Lavine19, nous avons « re-visionné » notre héroïne et le Roman d’Énéas d’un nouveau point de vue. Comme la quête éternelle humaine d’une « sensibilité perdue » (Jaeger), la recherche par Lavine de sa connaissance de soi et de son identité anticipe, certes de loin, l’idée puissante européenne de l’individualisme, cette idée vigoureuse et nouvelle qui a mené l’humanité au progrès des Lumières.