Texte

Dans une des variantes iconographiques de la scène de la Tentation (une variante iconographique mais aussi littéraire), le serpent est représenté de façon singulière, à savoir : avec une tête humaine ; et plus précisément, une tête de jeune femme (virgineum vultus habens – d’après les textes médiévaux). Le plus souvent il s’agit d’une vraie duplication du visage d’Ève. Ce motif apparaît d’abord, à partir du xiie siècle, dans les commentaires exégétiques, ensuite dans l’art. Aux xv-xvie siècles, il est déjà largement diffusé et très populaire.

Cependant, la littérature consacrée à cette formule bizarre est assez modeste (hormis l'article de John Bonnell, qui remonte à 1917 deux textes plus récents, de Henry Ansgar Kelly et Nona Flores)1. La plupart du temps, elle était l’objet de remarques occasionnelles, et d’un intérêt d’ailleurs inégal, dans des travaux consacrés à d’autres sujets. Il est impossible de les rapporter toutes ici2 ; je veux mentionner toutefois qu’il y a un péril interprétatif, une simplification, dont on peut trouver un exemple dans la phrase suivante : « Le fait que le serpent obtenait [dans l’art médiéval] le visage féminin indique que le péché était éprouvé et présenté du point de vue purement masculin3 ». Pourtant, la misogynie – qui se manifeste sans doute ici – n’est pas qu’une attitude psychologique, une aversion affreuse envers les femmes, mais une catégorie anthropologique fondamentale, s’inscrivant dans les plus divers discours de l’époque (médical, théologique, politique, juridique, littéraire, etc.). C’est pourquoi, plutôt que de tenir la féminisation du mal – accomplie dans la représentation discutée ici – pour un jugement horrible sur la femme, on peut la considérer comme une certaine conception et qualification de la catégorie du mal.

Je me propose donc de montrer en quoi cette représentation du Pêché Originel est tributaire d’une tradition antique. La transmission de cette tradition est pourtant loin d’être simple : on ne peut la penser comme une transmission directe d’un « objet”, d’un « symbole » – qu’il soit visuel ou littéraire – achevé et autonome. Notre serpent (« puelloforme », si l’on peut dire) s’inscrit plutôt dans une structure conceptuelle (je dirais : une « instrumentation », une « orchestration ») – dans un discours sur le mal – qui n’est pas inaugurée par l’exégèse médiévale, mais conçue déjà vers la fin de l’Antiquité, à la croisée des traditions biblique et grecque.

Dans ce contexte, je voudrais rappeler deux personnages très connus, deux jeunes filles, apparentées au serpent, et trop peu pris en compte dans l’histoire de l’art et de la littérature.

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La première est la figure (« de longue durée ») que l’on peut nommer – après Hésiode – « Echidna ». Dans la Théogonie c’est un monstre : moitié Nymphe, moitié serpent, énorme et terrible, vivant dans une grotte profonde, loin des hommes et des Immortels. Chez Hérodote, elle reçoit – sans changer d’anatomie ni de demeure (mais localisée en Scythie) – le caractère d’une séductrice érotique : elle dérobe les cavales d’Héraclès pour lui proposer ensuite de les lui rendre mais à condition qu’il couche avec elle (Histoires IV, 9). L’écho de ce récit d’Hérodote revient dans l’art et chez des auteurs comme Diodore Siculus, Dion Chrysostome4. Plus tard, Echidna se retrouve dans des textes « zoologiques », tel le Physiologus, grec et latin, De Bestiis, etc… Mais l’œuvre sur laquelle je voudrais m’arrêter ici est celle de Justin, écrivain gnostique des ii/iiie siècles, contenant une doctrine cosmogonique, résumée par Hippolyte de Rome dans son Elenchos (Refutatio omnium haeresium – vers 230).

Nous entrons ainsi dans l’Antiquité tardive, époque et milieu intellectuel – on dit parfois « post-hellénistique » – qui est concentré sur la lecture et l’exégèse du patrimoine écrit, des ‘vieilles doctrines’ (palaia;ı dovxaı) des fondateurs des écoles principales (de Platon, Aristote, Chrisippe) – et qui essaye d’harmoniser la tradition biblique avec la pensée philosophique grecque5. Il faut mentionner que la gnose, le néoplatonisme et le christianisme – ces trois courants intellectuels alors dominants – partagent en grande partie le même répertoire de questions et sujets6. La convergence mutuelle s’exerce aussi au niveau de la rhétorique – des images, des métaphores – et c’est l’aspect qui de mon point de vue n’est pas le moins important.

L’oeuvre de Justin, intitulée Baruch, est une doctrine cosmogonique, syncrétique, la synthèse de conceptions grecques, bibliques et chrétiennes. Justin y a peut-être exploité un vieux mythe orphique de Pherecyde7. Ce mythe cosmogonique se transforme ici en interprétation mystique de la Genèse – interprétation qui se sert néanmoins des ‘accessoires’ empruntés à la mythologie grecque (Heraclès p.ex. devient « un prophète non-circoncis »).

Selon cette doctrine, il y a trois principes universels. Le premier, masculin, c’est la Bonté, qui habite au ciel. Le deuxième c’est Elohim, le Père de toutes les choses. Et enfin le troisième principe, féminin, nommé Edem – une entité malfaisante, érotisée : l’origine universelle du mal8. Or Edem est un individu double, et identifié avec « Echidna » – c’est-à-dire : avec la jeune fille anguiforme d’Hérodote. Nous lisons : « [Le principe] féminin … succombant aux passions, à l’intelligence et au corps doubles, à tout égard correspond à cette fille du récit d’Hérodote : dans la partie supérieure – la vierge, dans la partie inférieure – le serpent » (V. 21. 3-4; PG 16, sous le nom d’Origène)

Brièvement : Edem désire Elohim et le fruit de cette concupiscence, c’est le paradis, avec ses 24 arbres-anges. Puis les premiers parents sont créés et la relation : « Elohim – Edem » est transmise au couple humain : « Adam – Ève ». La première femme devient – selon Justin – « l’image et l’exemple et pour toujours le sceau d’Edem » (V.21.10). La création terminée, Elohim se retire au ciel et Edem, frustrée par cet échec matrimonial, devient la force destructrice, la source du mal dans le monde9. Parmi ses crimes, il faut mentionner un délit sexuel commis en son nom par Naas, son ange-serpent, avec Ève, et puis aussi avec Adam.

Voilà donc « Echidna », un personnage féminin anguipède – la figure grecque empruntée par Justin à Hérodote, introduite sur la scène du Paradis biblique dans le rôle du serpent-tentateur; et – à ses côtés – la femme mortelle, façonnée à son image. Une analogie avec la formule ultérieure, exégétique et iconographique, est vraiment troublante; et bien sûr – trompeuse, elle aussi. Je n’avance pas qu’il y ait une dépendance directe; que ce soit justement Justin qui ait fourni aux exégètes et artistes médiévaux l’idée de ce serpent tentateur (on sait d’ailleurs que Refutatio… d’Hippolyte est resté dans l’oubli jusqu’au xixe s.)10. Plus importantes sont ici les relations synchroniques, « syntactiques », la façon dont cette figure féminine s’empêtre dans une série des images, représentations, catégories d’un discours concret, d’« un modèle – conceptuel – à assembler ». Et ce modèle, c’est précisément : le discours sur la « matière ».

*

Dans la conception cosmogonique de Justin, le principe féminin représente la matière informe, dans le sens philosophique du mot (hyle) – et d’autant plus, qu’elle est comparée justement à cette jeune fille-serpent d’Hérodote, qui désire Héraclès, et habite dans le pays qu’on appelait Hylaia (ÔUlaivh). Ce détail – hyle, la forêt, le bois, l’espace désert, une notion habituelle dans les mythes cosmogoniques, identifiée avec le chaos primordial11 – prend ici une valeur particulière dans le contexte du hylemorphisme d’Aristote.

C’est la piste qui nous conduit vers la deuxième de ces jeunes filles annoncées déjà, la piste inaugurée par Parménide et sa question célèbre : comment parler de ce qui n’est pas? – comment est-il possible, le ‘non-être’ ? À ce dilemme répondent Platon et Aristote – respectivement dans le Sophiste (avec sa « néantologie » – la base conceptuelle de l’ontologie de l’image, de la représentation figurale, et de la littérature en tant que fiction)12 et dans la Physique. Aristote définit le non-être par deux aspects – en tant que matière (hJ u[lh) et en tant que privation (hJ stevrhsiı), absence. C’est le substrat (la matière) qui désire la forme manquante –«comme s’il s’agissait d’une femelle qui désire le mâle ou d’un laid qui désire le beau » (I 9, 192 a; trad. Denis O’Brien).

Selon Aristote, la beauté (forme) remplace la laideur (privation). Mais la question se pose (et c’est Plotin qui l’a posée) : la femelle, après avoir accompli son désir, perd-elle sa féminité? Et Plotin de répondre : « Lorsque la femelle désire le mâle, la féminité ne disparaît pas; elle devient, au contraire, plus féminine encore » (Enn, II 4 [12] 16.14-15; trad. Denis O’Brien). Car le désir est inépuisable, et la matière (dont le désir est un aspect important), même après avoir obtenu la forme, ne se transforme jamais : elle reste toujours non-être – indéterminé, manque de forme et de lumière. Plotin soutenait que la matière n’est qu’un cadavre, qui ne peut être qu’ à peine maquillé (nekròn kekosmeménon – Enn. II.IV.5 [12]), ou couvert par un vêtement jeté sur lui (c’est-à-dire : la matière c’est l’image-miroir couverte par la forme jetée par l’âme). Selon Denis O’Brien – « Nous sommes ici au coeur de la théorie plotinienne du mal »13.

Je n’ai pas l’intention ici de pénétrer plus en avant la pensée de Plotin. Ce qui m’intéresse, ce sont les métaphores et les images en usage (une grammaire des ‘signifiants’ plutôt que le contenu précis des notions) – chez Plotin, et chez d’autres auteurs. Ainsi, Plotin, pour illustrer le problème de la matière, évoque un autre exemple « féminin”, provenant cette fois du Banquet de Platon – du célèbre récit de la naissance d’Eros raconté par Diotime (203b suiv.) (sujet favori de l’exégèse des néoplatoniciens de toutes époques)14 : l’histoire de Penia (la pauvreté, le manque), une mendiante, qui a gagné par la tromperie l’amour de Poros (l’abondance), dormant enivré dans le jardin de Zeus.

Pour Plotin (Enn. III.VI) – conformément d’ailleurs à une tradition interprétative du platonisme moyen15 – ‘Penia-la mendiante’ désigne ici la Matière ; justement cette Matière qui ne cesse jamais d’être privation, même couverte de forme. Sans elle pourtant rien ne peut se former – elle prête le siège pour l’être – comme le miroir le prête aux images16.

La piste de Penia nous conduit à l’exégèse chrétienne, puisqu’ au même récit de Platon se réfère Origène (Contra Celsum) suivi plus tard sur ce point par Eusèbe de Césarée (De praeparatione evangelica, vers 320). Ces auteurs appartiennent au monde intellectuel de l’époque et participent dans le processus, peut-être le plus important alors, d’intégration de la doctrine chrétienne avec le platonisme17. Il est donc particulièrement intéressant d’examiner la façon dont ces auteurs chrétiens (soutenant que Platon s’est inspiré de la doctrine de Moïse)18 ont comparé le récit du Banquet avec celui de la Genèse. Or ils avancent que « le jour de la naissance d’Aphrodite” chez Platon est une allégorie de la création biblique du monde, dans son aspect de beauté.

Et ainsi, pour eux, se répondent :

le jardin de Zeus – et le paradis,
Poros – et le premier homme,
et enfin : Penia – et le serpent du paradis.

La symétrie entre les deux couples – du paradis et celui du jardin de Zeus – est donc brisée : l’élément féminin du jardin (Penia) ne correspond plus à l’Ève biblique, mais au serpent. Bien sûr, on pourrait dire que l’homme représente ici l’humanité entière. Cependant, si Origène écrit l’anthropos, Eusèbe y emploie la notion exclusive : aner. Le serpent du Paradis subit alors une féminisation radicale et par cela le mal qu’il représente (en tant que Penia des néoplatonitiens) semble être défini par le contexte de l’ensemble de toutes ces notions : matière, non-être, altérité, désir, illusion, versatilité, et enfin (en somme) – séduction trompeuse et maléfique de la parole et du corps (l’image) féminins19.

*

Au Moyen Âge la manière de représenter le serpent tentateur qui nous intéresse ici surgit au xiie siècle – dans l’Historia scholastica de Petrus Comestor. Nous pouvons y lire que Lucifer : «… a choisi une espèce de serpent, comme l’a dit Beda, possédant le visage de la vierge, car les similaires applaudissent les similaires, et il a mû sa langue à parler »20. Les occurrences plus fréquentes apparaissent au siècle suivant : Vincent de Beauvais21, Alexandre de Halès et St. Bonaventure (ainsi un dominicain et deux franciscains) et plus tard aussi d’ autres (p. ex. Hugh de St. Cher, Guido de Columnis, les auteurs de Speculum Humanae Salvationis, Piers Plowman), réitèrent cette information.

Il n’est pas aisé d’établir la source directe de cette idée particulière de l’exégèse universitaire médiévale (bien que tous les auteurs se réfèrent à Beda). Si on peut légitimement la faire remonter à Origène ou Eusèbe – j’en doute (c’est plus tard, chez les néoplatoniciens de la Renaissance, chez Pic p. ex., que l’on retrouve cette correspondance entre le jardin du Banquet et le paradis). Il s’agit plutôt de la pertinence d’une manière, d’une grammaire conceptuelle, (néo)platonisante, héritée de l’Antiquité tardive – à cette époque (dès la fin du xiie siècle) renforcée plutôt que remplacée par l’hylémorphisme d’Aristote, réintroduite dans le milieu intellectuel des ordres mendiants grâce à la découverte et les traductions du corpus naturaliste d’Aristote, avec ses œuvres zoologiques, les théories de la différence sexuelle, de l’embryologie, de la monstruosité.22

La figure du serpent-hybride, chez les auteurs mentionnés, semble évoquer deux problèmes théologiques (mais aussi – du point de vue métacritique – anthropologiques).

Le premier – c’est la question de la langue dont s’est servie le serpent : dans le sens « anatomique » (organum per quod articulatum sonum emitteret – comme on le lit en effet chez Beda [P.L. XCIII, 276]) ; mais aussi dans le sens « linguistique » (le problème d’une langue « primordiale » – celle d’Adam), et en conséquence –« rhétorique », de cette « langue de vipère », de ces verba deceptoria persuasifs, par lesquels le serpent a séduit et conquis Ève. Il s’avère alors que la nature de ces mots (verba) – mais également de l’organum de l’émission (c’est-à-dire : le visage, séductif par sa beauté) – est féminine.

Le second problème envisagé (en réalité c’est toujours le même problème – celui de la représentation) est la catégorie de similitude (similitudo). La phrase d’Alexandre de Halès (de la Somme dite d’Alexandre précisément) semble ici particulièrement intéressante : « Ce serpent en effet, comme le dit Beda, avait le visage virginal. Pour qu’il trompe – par le semblable – plus facilement. Car la similitude est mère de fausseté »23.

De quelle similitudo est-il question ici ? Brièvement : il ne s’agit pas, évidemment, de l’imago et similitudo Dei de la Genèse (1.26-27) – c’est-à-dire de cette ressemblance qui permettait de voir en l’homme l’image de Dieu (la représentation véritable du prototype ; c’est l’argument principal des défenseurs des icônes, tel Jean Damascène). Cependant, cette similitude – inculpée par Alexandre – en tant que mater falsitatis est décevante, trompeuse et séduisante. Au lieu d’indiquer la vérité, l’image divine, elle la cache, en créant à sa place la vérité apparente, dérobée et dissimulée – le simulacre.

On touche ici une trace fondamentale de la pensée chrétienne – une tension (et coexistence) entre deux traditions, deux attitudes conceptuelles envers l’image : un ‘iconisme’ fondamental et un tout aussi fondamental ‘iconoclasme’. Cette dualité – un dilemme insolvable – ne se réduit pas à une situation historique particulière (une guerre iconoclaste concrète). Dans ce contexte je voudrais évoquer (en tant qu’exemple le plus pertinent) la controverse origénique et ce courant iconoclaste, néoplatonique, dont l’apogée constitue la doctrine ascétique des écrivains des iv/ve s. comme Evagre le Pontique, Jean Cassien, Nil (à qui on attribuait ultérieurement les œuvres d’Evagre, condamnées par l’Église). Ils rejetaient la nécessité « anthropomorphique » – c’est-à-dire la nécessité de l’assistance d’images et de similitude (dans ce cas, ce sont les synonymes) – dans la pratique spirituelle, comprise comme la poursuite de vérité. L’objectif de cette pratique était l’intelligence – le nous – pur, dépourvu d’images, purifié de tout ce qu’ils appelaient païen, rhétorique, ornemental (parure), charnel, sexuel, séduisant, reproductif, représentatif, matériel, féminin24.

La thèse avancée dans la Somme d’Alexandre amène une question qui peut sembler un peu absurde, mais qui a pourtant une valeur heuristique : si la similitudo est mère de fausseté (falsitatis) – qui est donc mère de vérité? Quelle notion pourrait être métaphorisée, dans ce contexte, comme la mère de vérité ? Or – il faudrait répondre : la vérité (métaphysique) n’a pas de mère – elle n’est jamais reproduite! D’après cette logique platonisante – la vérité se passe de mère puisqu’ elle est exclue complètement (en tant qu’identité, unitas) du processus de la représentation et de la reproduction.

Il faut remarquer que cette formule conceptuelle constitue le vrai fondement de la misogynie médiévale ; ce qui confirme la diagnose de R. Howard Bloch25. La femme – tirée de la côte, costa, d’Adam – ou bien de son côté, latus (l’ambiguité linguistique qui s’est traduite en ambiguïté conceptuelle)26 – dépourvue de l’existence autonome, constitue un supplément, un symptôme de l’homme : son statut ontologique est secondaire, dérivatif. Selon Bloch : « La perversité d’Ève est latérale : en tant que celle qui est sortie du côté d’Adam, de son latus, elle garde l’état de la traduction, translation, translatio, du transfert, de la métaphore, du trope. »

Mais en tant que copie de l’homme, la femme est aussi sa capacité de créer les représentations – en mots et en images. Son ontologie ressemble à celle des mots et des images qui représentent les choses réelles – les choses qui restent toujours identiques à elles-mêmes. Assimilée aux sens (selon la thèse de Philon d’Alexandrie) la femme n’existe que dans la dimension sensuelle de la parure, de l’ornement – aussi bien corporelle que rhétorique. Bloch : « Le danger créé par la femme … c’est le danger de la littérature même »27. De la littérature et – il faut ajouter – de la peinture.

Dans cette situation, la misogynie se présente comme la volonté d’une « rédemption epistémologique » ; de retrouver la connaissance idéale, innocente, incorporelle, sans pêché – alors : sans médiation, représentation, sexualité, sans cet écart suscité par la Chute28.

De cette manière, notre variante iconographique du Pêché Originel – par le fait qu’elle présente le mal comme féminin – peut être reconnue comme exemplaire pour la misogynie médiévale. « La représentation du pêché » présente ce pêché comme « le pêché de la représentation » : qualifie le mal comme l’horreur du « doublage », avec toutes les conséquences de cette « néantisation artificieuse » que j’ai déjà énumérées (le non-être, la matière, la privation, le désir, l’érotisme, la chair, la persuasion, le mensonge, la non-identité, l’artificiel, l’art…). Ce discours – aussi bien écrit que peint – est paradoxal : il s’agit du pêché sans lequel il serait impossible même de peindre le tableau du Pêché Originel. C’est un aspect tragique mais inévitable – je crois même fondamental – de ce monde déchu.

Notes

1 J.S. Bonnell, « The Serpent with a Human Head in Art and in Mystery Play », American Journal of Archaeology, 21.3/1917, p. 255-291. H.A. Kelly, « The Metamorphoses of the Eden Serpent During the Middle Ages and Renaissances », Viator 2/1971, p. 301-28 ; Nona C. Flores, « Effiges amicitiae… veritas inimicitae : antifeminism in the iconography of the woman-headed serpent in medieval and Renaissance art and literature », dans N. Flores (ed.), Animals in the Middle Ages: A Book of Essays, New York 1996, p. 167-195. Retour au texte

2 Voici quand même deux exemples intéressants : John M. Steadman, « Sin » and the Serpent of Genesis 3. Paradise Lost, II 650-53, Modern Philology, 54, 4/1957, p. 217-220 ; John B. Friedman, « Eurydice, Heurodis, and the Noon-Day Demon », Speculum 41.1/1966, p. 22-29. Retour au texte

3 Chiara Frugoni, « The Imagined Woman », dans A History of Woman in the West, t. II : Silences of the Middle Ages, Christiane Klapisch-Zuber (ed.), Harvard University Press 1994, p. 343. Retour au texte

4 Cf. Guitty Azarpay Laws, « A Herodotean Echo in Pompeian Art ? », American Journal of Archaeology 65,1/1961, p. 31-35 ; Monica Visintin, « Di Echidna, e di altre femmine anguiformi », Metis 12, 1997, p. 205-221. Retour au texte

5 Brian Stock, « Reading, Ethics, and the Literary Imagination », New Literary History, 34/2003, s. 1–17. Retour au texte

6 Cf. Joseph Katz, « Plotinus and the Gnostics », Journal of the History of Ideas 15,2/1954 (…it is amazing that almost all of the ideas that Plotinus finds objectionable in the Gnostics have been asserted by himself too in one form or another – p. 289) ; Ruth Majercik, « The Existence-Life-Intellect Triad in Gnosticism and Neoplatonism », Classical Quarterly 42,2/1992, p. 475-488 ; Henri Crouzel, Origène et Plotin. Comparaisons doctrinales, Paris 1992. Retour au texte

7 Robert M. Grant, « Gnosis Revisited », Church History, 23,1/1954, p. 36-45. Il s’agit de Pherecyde de Syros, écrivain orphique du vie s., auteur d’une œuvre théologique dont seulement le premier fragment et les mentions chez les auteurs ultérieurs ont été préservés. Une proposition de reconstruction de cette œuvre : M. West, « Three Presocratic Cosmologies », Classical Quarterly 13,2/1963, p. 154-76. Retour au texte

8 Cf. Jarun Jacobsen Buckley, « Transcendence and Sexuality in The Book Baruch », History of Religions, 24,4/1985, p. 328-44 . Retour au texte

9 G. C. Stead, « The Valentinian Myth of Sophia », Journal of Theological Studies, 20,1/1969, p. 96. Retour au texte

10 Sur Hyppolyte, cf. J. A. Cerrato, Hippolytus between East and West. The Commentaries and the Provenance of the Corpus. Oxford 2002 ; Henryk Pietras, « Pośmiertna kariera św. Hipolita », Vox Patrum 17/1997, z. 32-33, p. 61-75. Retour au texte

11 Sur la notion de chaos, cf. Hélène Merle, « Sic dissolutum est Chaos. Monographie sur le mythe et la notion de Chaos, héritage de l’Antiquité au Moyen Âge », dans L’art des confins. Mélanges offerts à Maurice de Gandillac, (eds.) A. Cazenave et J.-F. Lyotard, Paris 1985, 365-386. Retour au texte

12 Cf. Gilles Deleuze, Logique du sens, Paris 1969 (chap. « Simulacre et philosophie antique », 292-324] ; M.L. Desclos, « Idoles, icônes et phantasmes dans les dialogues de Platon«, Revue de Métaphysique et de Morale 3/2000, p. 301-327 ; Richard C. Marback, « Rethinking Plato’s Legacy : Neoplatonic Readings of Plato’s ‘Sophist’», Rhetoric Review 13,1/1994, p. 30-49. Retour au texte

13 Denis O’Brien, « La matière chez Plotin : son origine, sa nature », Phronesis 44-1/1999, p. 66. Cf. id., Plotinus on the Origin of Matter. An exercise in interpretation of the Enneads, Bibliopolos 1991, p. 22. Retour au texte

14 Cf. Teresa Chevrolet, « L’Eros de Diotime comme mythe intertextuel : lectures néo-platoniciennes d’un passage du Banquet », Bibliothèque d’Humanisme et Renaissance, 51,2/1989, p. 311-330. Retour au texte

15 Cf. Plutarque, De Iside et Osiride 57D-E. Retour au texte

16 Je voudrais souligner cet « contexture » iconique et visuelle de la matière chez Plotin (sans possibilité de la développer ici) : la matière et l’image, le corps, le miroir, le regard, la notion de evpistrofhv. Cf. Frédéric Fauquier, « La matière comme miroir : pertinence et limites d’une image selon Plotin et Proclus », Revue de Métaphysique et de Morale 1/2003, p. 65-87 ; M. J. Edwards, « A Portrait of Plotinus », Classical Quarterly 43, 2/1993, p. 480-490 ; Raoul Mortley, « Visage et image chez Plotin », dans La connaissance de soi. Études sur le traité 49 de Plotin, (ed.) Monique Dixsaut, Paris 2002, p. 157-170 ; Marback, op. cit, (epistrophe: p. 37-38). Retour au texte

17 Cf. Paul Kalligas, « Traces of Longinus’ Library in Eusebius’ Praeparatio Evangelica », Classical Quarterly 51.2/2001, pp. 584-598. Je ne m’occupe pas ici de l’identité douteuse d’Origène, le disciple d’Ammonius Saccas, mentionné par Porphyre dans Vie de Plotin 3. De la proximité intellectuelle d’Origène et Plotin témoigne suffisamment Eusèbe de Césarée dans son Histoire ecclésiastique VI. Cf. Crouzel, op. cit. p. 10. Retour au texte

18 Cf Augustin, Cité de Dieu, VIII.9. Retour au texte

19 Il faut souligner toutefois que pour Origène (contrairement à Plotin) ce n’est pas la matière qui est la cause du mal, mais plutôt le sensible. « Il y a cependant entre le sensible et le mal un rapport » (Crouzel, op. cit., s. 421). De plus le mal pour Origène est précisément « la privation » – la privation du bien, ce que l’on peut considérer comme l’antithèse de l’être (cf. ib. p. 436 s.). Retour au texte

20 Elegit etiam quoddam genus serpentis, ut ait beda, virgineum vultus habens, quia similia similibus applaudunt, et movit ad loquendum linguam eius (Patrol. Lat. CXCVIII, 1072). Retour au texte

21 Il mentionne les serpents draconopedes (décrits aussi par Thomas de Cantimpré dans Liber de natura rerum): Draconopedes serpentes magni sunt, et potentes, facies virgineas habentes humanis similes, in draconum corpus desinentes. Credibile est huius generis illum fuisse, per quem diabolus Evam decipit, quia (sicut dicit Beda) virgineum vultum habuit. Huic etiam diabolus se coniungens vel applicans ut consimili forma mulierem alliceret, faciem ei tantum ostendit, et reliquam partem corporis arborum frondibus occultavit (Speculum naturale, XX, ch. 33). Retour au texte

22 Cf. Carlos Steel, « Animaux de la Bible et animaux d’Aristote », dans Aristotle’s Animals in the Middle Ages and Renaissance, (eds) C. Steel, G. Guldentops, P. Beullens, Leuven 1999, p. 11-30 ; Michael Camille, « Bestiary or Biology? Aristotle’s Animals in Oxford, Merton College, MS 271 », dans Aristotle’s Animals… p. 355-396. Retour au texte

23 Serpens enim ille sicut dicit beda, vultum habuit virgineum. ut per simile facilius deciperet. similitudo enim mater est falsitatis (Summa Theologiae, chap. 119). Retour au texte

24 E. Clark, The Origenist Controversy. The Cultural Construction of an Early Christian Debate, Princeton 1992 ; Cf. Mary Carruthers, Machina memorialis. Méditation, rhétorique et fabrication des images au Moyen Âge, trad. F. Durand-Bogaert, Paris 2002. Cf. aussi: Gerhart B. Ladner, « The Concept of the Image in the Greek Fathers and the Byzantine Iconoclastic Controversy », Dumbarton Oaks Papers, 7/1953, p. 1-34 ; Gilbert Dagron, „Holy Images and Likeness », Dumbarton Oaks Papers, 45/1991, s. 23-33 ; Jean Wirth, « Structure et fonction de l’image chez saint Thomas d’Aquin », Cahiers du Léopard d’Or, vol 5/1996: L’image. Fonctions et usages des images dans l’Occident médiéval, (eds) Jérôme Baschet et Jean-Claude Schmitt, p. 39-57. Retour au texte

25 R. Howard Bloch, « Medieval Mizogyny », Representations 20/1987, p. 1-24. Retour au texte

26 Cf. Maaike van der Lugr, « Pourquoi Dieu a-t-il créé la femme? Différence sexuelle et théologie médiévale », dans Ève et Pandora, Jean-Claude Schmitt (ed.) Paris 2001, p. 97. Retour au texte

27 Bloch, op. cit., p. 20. Retour au texte

28 Selon Bloch, cet état de la connaissance idéale est aussi métaphorisé comme la féminité, mais idéalisé par la forme de l’état virginal. Le problème de la virginité, et surtout de sa fin, fait revenir dans les écrits des exégètes le problème des circonstances de la vie et de la vie commune (sexuelle) de nos ancêtres au paradis, le problème de la chute et de la genèse du mal. Cf. Bloch, « Chaucer’s Maiden’s Head : “The Physician’sTale” and the Poetics of Virginity », Representations 28/1989, s. 113-134. Retour au texte

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Référence papier

Wojciech Michera, « De la féminisation du mal », Bien Dire et Bien Aprandre, 24 | 2006, 71-80.

Référence électronique

Wojciech Michera, « De la féminisation du mal », Bien Dire et Bien Aprandre [En ligne], 24 | 2006, mis en ligne le 01 mars 2022, consulté le 18 mai 2024. URL : http://www.peren-revues.fr/bien-dire-et-bien-aprandre/961

Auteur

Wojciech Michera

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