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Au début du xive siècle, l’auteur anonyme de l’Ovide moralisé traduit, « translate » en langue romane les Métamorphoses d’Ovide, avant de délivrer leur interprétation dans le sens de la vérité chrétienne. Le translateur connaît bien le latin, qu’il rend souvent avec exactitude. Il est d’ailleurs fasciné par la poésie du texte latin et, autant que son modèle sans doute, par le spectacle de la métamorphose. Mais il ne perd pas pour autant de vue son dessein principal, celui d’un moraliste chrétien exégète de la fable antique. Une lecture attentive de sa « version » de la légende révèle un infléchissement pour la plupart du temps très subtil mais parfaitement conscient de l’esprit, sinon de la lettre, du poème latin.

C’est ainsi qu’en ce moment de transition entre l’âge roman et l’âge gothique, la responsabilité de l’homme dans son propre salut acquiert une importance nouvelle et accrue : de nouveaux rapports s’instaurent entre l’humain et le sacré, marqués par une fracture entre « l’ici-bas » et « l’au-delà » que figure la verticalisation de la géographie mentale1. Pour combler cette faille, les hommes de l’âge gothique doivent inventer des procédés de médiation, trouver des figures intermédiaires. Or, sur le chemin de la réunion entre l’homme et Dieu, la première étape est l’individu lui-même : l’homme est le premier responsable de son salut. C’est pourquoi l’un des glissements que le translateur roman d’Ovide fait subir à la légende concerne la responsabilité des héros dans leur destinée.

L’étude détaillée de la légende de Narcisse permet ainsi de conclure que, de façon très discrète mais extrêmement consciente et contrôlée, le translateur rend Narcisse plus responsable de son destin que ne l’était le héros antique. L’interprétation de Narcisse sera très négative, son orgueil étant la seule cause de sa perte.

Mais cette comparaison minutieuse permet en outre d’illustrer la façon très subtile dont le translateur se livre à une « contamination de sources », utilisant sans le dire la version de la légende transcrite au début du Roman de la Rose par Guillaume de Lorris.

Enfin cette légende en lien avec l’eau exprime les peurs de l’homme, du clerc médiéval, face à l’amour, face à la sexualité féminine symbolisée par cette eau dangereuse.

L’Ovide moralisé traite la légende de Narcisse dans les vers 1292 à 1964 du livre III. La translation de la fable proprement dite occupe les vers 1292-1846. Dans les Métamorphoses, la légende se trouve aux vers 339-510 du livre III. La proportion habituelle de la translation du xive siècle étant de deux octosyllabes romans pour un hexamètre latin, on constate qu’ici l’Ovide moralisé amplifie la légende de plus de deux cents vers, ce qui prouve combien elle l’intéresse. Mais en la transcrivant il en transforme subtilement quelques détails.

Narcisse coupable

Les vers 1292 à 1300 contiennent un rappel de la fable antérieure, qui révèle le souci de « conjointure » de notre auteur : Ovide lui aussi repart de la prophétie de Tirésias concernant Narcisse pour introduire le nouveau personnage et la nouvelle légende. Mais la version romane amplifie ce passage en rappelant la fable qui sert de justification aux dons divinatoires de Tirésias : comme il avait été à la fois homme et femme, il fut consulté par Junon et Jupiter qui se querellaient pour savoir qui, de la femme ou de l’homme, éprouvait le plus de plaisir en amour. Ayant répondu que c’était la femme, il fut puni par Junon qui le rendit aveugle, et récompensé par Jupiter qui le rendit devin certain et sage. La cécité corporelle s’oppose ainsi à la vue spirituelle, c’est ce que souligne le rappel de cette légende ajoutée aux Métamorphoses.

En revanche, le translateur supprime l’histoire de Liriopé, la mère de Narcisse, résumée dans l’hypotexte aux vers 342-44 : il s’agit déjà d’une « séduction » due à l’élément liquide, puisque le fleuve Céphise « l’enlaça dans son cours sinueux et, la tenant enfermée au milieu de ses ondes, il lui fit violence2 ». La suppression de cet épisode dans la version romane s’explique par la moralisation très négative de Narcisse, considéré dans l’allégorèse comme un orgueilleux seul responsable de sa perte3. Rappeler, comme le fait le modèle antique, la position de victime de la mère de Narcisse, l’injustice et la violence qu’elle subit et qui la rendit enceinte de lui, c’était diminuer la responsabilité du héros dans sa damnation : cela ne convenait pas aux desseins du conteur chrétien. Aux vers 1301-1302, Liriopé, Lyrope, est simplement pour lui une dame de grant parage, […] preux et sage (ce qui donnera donc un aspect exemplaire à la leçon), mais il supprime l’histoire de la conception de Narcisse. Les suppressions sont rares et méritent d’être signalées : elles ont une explication.

La question de la mère et la réponse du devin sur la longueur de la vie du héros occupent les vers 1311-1316 et traduisent fidèlement le poème latin, si l’on excepte le fait que la version romane supprime l’épithète de Tirésias, fatidicus vates, le devin « qui dit le destin », puisque l’allégorèse insistera sur la responsabilité de Narcisse dans sa damnation.

La réaction du commun des mortels4 à la prophétie, présentée dans les vers 1317-1326, consiste en moqueries et incrédulité. La version romane suit assez fidèlement son modèle, se contentant de l’amplifier quelque peu, ce qui lui permet de souligner l’opposition entre la folie apparente de la prophétie (vers 1318) et la vérité prouvée par le fait5. Cette vérité paradoxale de la prophétie6 est un thème réutilisable dans l’allégorie chrétienne, et, comme Ovide, le translateur médiéval s’oppose au commun des mortels qui jugent sur l’apparence, en annonçant la vérité (vers 1320, 1326), et en prononçant déjà un jugement sur le personnage : au vers 1321, l’expression de nouvelle forsonnerie traduit celle du latin, novitas furoris ; la forsenerie7 est une folie marquée par le « dévoiement », la sortie (de la droite voie, du bon sens8). Au vers 1323, la notion d’orgueil, présente déjà chez Ovide (superbia dura), est redoublée (fier et orgueillous) ; elle fera l’essentiel de la moralisation, elle représente déjà la condamnation de la faute (du péché) de Narcisse. En outre, le contraste entre la jeunesse et la dureté semble moins souligné que dans le texte latin, si ce n’est par le mot « enfes ».

D’ailleurs, les vers 1327-1341 redoublent le préambule (alors qu’Ovide commence ici l’histoire d’Écho) : le translateur en profite pour insister sur la beauté et sur la dureté, sur l’orgueil de Narcisse. Mais il transforme l’âge du héros, qui passe de seize ans à vingt et un ans, et supprime, complètement cette fois, l’idée de contraste entre la jeunesse de sa « tendre forme » (tenera forma) et la dureté de son orgueil, qui chez Ovide fait hésiter entre l’enfant et le jeune homme (vers 352). Le Narcisse roman est plus mûr, ce qui lui donne une plus grande responsabilité dans sa faute, dans son péché. Et le vers 1336 ajoute à la notion d’orgueil celle d’outrecuidance, qui consiste à dépasser la mesure, à manifester de l’hybris9.

Mais le vers 1341 contient une transformation plus importante encore ; chez Ovide la chasse de Narcisse est présentée comme anecdotique, l’aventure survient « tandis qu’il chassait », agitantem. Dans la translation romane, Narcisse est un chasseur, un amoureux de la chasse : En chacerie avoit sa cure ; et c’est pour cette raison aussi qu’il méprise l’amour. Le texte source insiste moins que l’hypertexte sur ce goût de Narcisse – cette nature de chasseur pour ainsi dire – et ne présente la chasse que comme un épisode, non comme un goût lié à la nature du héros10. Aux vers 1562-66, l’auteur revient encore sur ce goût presque naturel et constant de Narcisse pour la chasse :

Narcisus, qui, par mignotie,
S’entremetoit de chacerie.

L’imparfait de ce vers 1564 s’oppose aux formules plus ponctuelles d’Ovide (vers 412 : studio venandi lassus et aestu / Procubuit, « fatigué par l’ardeur de la chasse et par la chaleur, il se coucha »).

Au vers 1383, seul errant … par leus desvoiables, développe un peu le latin per devia rura vagantem (vers 370) ; peut-être cette solitude est-elle déjà dangereuse, est-elle déjà un égarement, selon la croyance répandue au Moyen Âge, qu’un être seul risque plus facilement les assauts du démon, et que la solitude est mauvaise pour les hommes11. Au vers 1405, seul et forvoiez insistent sur le simple seductus (« séparé, conduit à part ») du vers 379 de l’hypotexte, ajoutant encore cette idée de solitude dangereuse.

Le vers 1432 rappelle la faute principale de Narcisse, l’orgueil : il est cil … qui trop s’outrecuide / Pour la grant biauté de son vis. Il y a peut-être une maladresse ici, car Narcisse ne s’est encore jamais vu… : ce détail est absent du modèle latin, mais le translateur insiste parce qu’il va l’utiliser dans la moralisation. Peut-être aussi veut-il signifier que l’orgueil du personnage est d’autant plus vain qu’il n’est pas une caractéristique innée et intrinsèque de sa « dure nature » comme dans l’hypotexte, mais qu’il est lié à un bien matériel et très éphémère : la beauté du visage. Au contraire, dans les vers 1434-37, la version romane supprime la mention du vers 390 des Métamorphoses, celle des « mains (d’Écho) qui enlacent » Narcisse : manus complexibus aufer. Voulant accroître la culpabilité de Narcisse, il met en cause son orgueil plus que cette impression passive d’emprisonnement. Pour la même raison il avait supprimé l’histoire du viol de sa mère.

Les vers 1575-79, et d’une manière générale la mention d’amour (divinisé) comme responsable du châtiment, sont ajoutés dans la version romane, et cet ajout va dans le sens du rappel ici, au moment particulièrement dramatique où il va apercevoir l’image fatale, de la faute d’orgueil de Narcisse, de sa responsabilité dans son destin : le mépris pour ceux qui l’aiment est une preuve de cet hybris.

Le vers 1645 rend fidèlement abstrahere non potest (439), si l’on excepte la transformation de non potest en ne quiert (qui, encore une fois, fait de Narcisse un coupable plus qu’une victime du destin, il est responsable, sa volonté est mise en cause ici).

Aux vers 1671-72, l’auteur redouble l’idée de folie, qui la deuxième fois remplace celle de douleur du vers 448 d’Ovide. Les vers 1696-1703 sont un ajout, une amplification des vers 455-56, qui réintroduit l’idée d’orgueil du héros, et donc celle de sa responsabilité dans son châtiment (de même que le rappel de son mépris pour ses amants, au vers 1703)12.

Les vers 1787-89 remplacent la comparaison ovidienne avec le raisin (vers 483-85) : les comparaisons sont déconseillées par les Arts Poétiques, mais en outre, sans doute cette comparaison évoquerait-elle trop le Christ (qui est en particulier dans notre texte l’allégorisation de Bacchus) et le moraliste sait que Narcisse ne sera pas interprété dans ce sens.

Aux vers 1830-32, enfer reprend inferna et les vers 504-505, mais sans doute en ajoutant déjà une connotation chrétienne, d’où la mention de sa samblance noire et hideuse, celle de l’âme damnée.

Grâce à toutes ces petites transformations, qui peuvent paraître insignifiantes et qu’on pourrait croire involontaires, le translateur opère un glissement de sens. Narcisse n’est pas une victime de la fatalité : on oublie l’histoire du viol de sa mère, on insiste sur son orgueil et la dureté de son cœur, il est plus vieux que son modèle latin. C’est un chasseur ennemi de l’amour, comme Diane ; il aime la solitude et n’éprouve pas de passion altruiste. Lors même de son aventure funeste, sa volonté est mise en cause plus que son impuissance. Il est donc responsable de sa perte, comme dans l’allégorèse le pécheur qu’il figure est responsable de sa damnation.

Mais pour opérer ces transformations nécessaires à son interprétation, le moraliste du xive siècle s’appuie sans le dire sur une translation romane antérieure de la légende de Narcisse, celle du Roman de la Rose de Guillaume de Lorris.

Contamination des sources13

En effet, le translateur du xive siècle n’est pas le premier à mettre en roman la fable de Narcisse : il la lit déjà dans le Roman de la Rose de Guillaume de Lorris14, qui, on le sait, livre la légende de Narcisse dans les vers 1423-1597 : l’amant arrive à la fontaine qu’une inscription nomme explicitement « fontaine de Narcisse ».

Un mot important apparaît au vers 1324 de l’Ovide moralisé, le mot merveillous : l’histoire est ainsi placée dès le début dans le domaine de la merveille, de l’extraordinaire, du surnaturel (profane, mirabilis). Les Métamorphoses n’annoncent pas ainsi cet aspect. De même au vers 1409, se merveille ne rend pas exactement le latin stupet (381) et introduit peut-être une nouvelle fois l’idée de merveille au sens précis de mirabilis, de merveilleux profane, surnaturel (non chrétien).

Les vers 1533-43 constituent une amplification du vers 405 d’Ovide : le couplet est visiblement inspiré de la lyrique courtoise, comme le prouvent les mots de joie (joy), de loial amant, de joïr : c’est dans cette partie particulièrement que nous pouvons déceler l’influence du Roman de la Rose. C’est ainsi que l’expression loial amant vient du vers 1463 du Roman : quel duel ont li loial amant.

Notons cependant que, contrairement au Roman de la Rose, la version du xive siècle respecte « l’anonymat » de la victime qui demande vengeance : aucuns ou aucune (vers 1533), rend aliquis du vers 404 d’Ovide, alors que le Roman fait d’Écho la responsable : ele pria a Deu et requist… (vers 1456). De même, les vers 1544-46 sont la traduction fidèle du vers 406 des Métamorphoses, puisque le jugement de l’auteur, bien pot Dieus tel requeste oïr, / Qu’ele fu juste et convenable est le même que chez Ovide, qui parle de precibus justis. Mais « convenable » rime peut-être avec le resnable du Roman de la Rose et on assiste à la même « dépaganisation » dans les deux textes français : Rhamnusia, la déesse de Rhamnonte, c’est-à-dire Némésis, la vengeance, est remplacée par le singulier Dieus dans notre Ovide moralisé. En outre, notre auteur au vers 1546 se souvient aussi du vers 1466 du Roman de la Rose : Et fortune la fist estable reprend de toute évidence et por ce la fist Dex estable.

Les vers 1547-61 dressent la description de la fontaine de Narcisse. La version du xive siècle doit autant au Roman de la Rose qu’aux Métamorphoses : ainsi nete et pure reprend clere et pure du Roman; en revanche l’insistance sur l’absence de souillure d’aucune sorte est un retour au texte latin, que le Roman de la Rose abandonne ici quelque peu : la comparaison avec l’argent (qui ne sera reprise que plus tard dans le Roman, quand l’amant se penchera sur la fontaine, au vers 1525), au vers 1551 ici, traduit le vers 407 d’Ovide ; la mention des bergers et des brebis et autres animaux, des branches d’arbres qui auraient pu tomber dans l’eau (vers 1552-57), vient de l’hypotexte antique, et non du Roman de la Rose. Ce dernier (qui préfèrera utiliser plus bas, vers 1528-30, au moment de l’aventure de l’amant, l’idée d’une eau fresche et novele / qui nuit et jor sort a grant ondes), insiste en revanche presque lourdement ici sur le pin extraordinaire, et c’est sans doute chez Guillaume de Lorris un rappel de la fontaine au pin d’Yvain, la dette payée à Chrétien de Troyes. Notre translateur préfère suivre Ovide de plus près. La présence du gazon, qui souligne l’aspect nourricier et donc positif de la source et qui sera un topos de la description des loci amoeni, vient du poème latin15.

Au contraire le Roman de la Rose est plus proche du modèle antique quand il présente la chasse de Narcisse comme anecdotique, épisodique, alors que notre auteur (vers 1562-66) revient au goût presque naturel et constant de Narcisse pour la chasse, on l’a dit16.

Aux vers 1565-66, l’insistance sur la fatigue et la chaleur doit peut-être autant au Roman de la Rose qu’aux Métamorphoses. Mais aux vers 1570-73, Ovide est le modèle de l’insistance et du jeu sur la soif et le boivre constitué en latin par la reprise de sitim par sitis altera, et le retour en tête de vers de dumque : l’Ovide moralisé reprend le jeu sur boivre, et doubler traduit crevit ; cependant ou la dois sourt vient du Roman de la Rose.

Les vers 1575-79 et la responsabilité d’Amour dans le châtiment, que la version romane ajoute au poème latin, sont empruntés au Roman de la Rose (vers 1487-90). Au contraire, le moment fatal du regard au-dessus de l’eau est particulièrement dramatisé chez Ovide et dans notre texte, alors qu’il l’est beaucoup moins dans le Roman de la Rose: notre auteur reste attentif au texte qu’il traduit, et se rapproche de lui lorsque par exemple il juge supérieur l’effet produit : notre hypertexte contamine deux hypotextes, il se sert, sans le dire à aucun moment, de la version du Roman de la Rose pour traduire les Métamorphoses, surtout quand cette version va dans le sens de sa moralisation, mais il reste attentif au texte source, auquel il redevient fidèle lorsqu’il est supérieur, ne serait-ce qu’esthétiquement.

Mais la mention répétée, dans les vers 1580-1606, de l’amour comme abstractum agens, sinon comme divinité, responsable de la vengeance que subit ici Narcisse, est due au Roman de la Rose, et non à Ovide dans tout ce passage. En revanche, certains mots, qui ne sont pas repris dans le Roman de la Rose, sont la traduction fidèle du latin : les vers 1581-82 (il vit l’ymage / De son cors et de son visage) mentionnent le corps et le visage là où le Roman de la Rose ne s’intéresse qu’au visage. Au contraire, adstupet est peut-être mieux rendu par le maintenant s’esbahi du Roman de la Rose, que par sourpris dans notre texte. Estrange rage rappelle novitas furoris du vers 350 d’Ovide, mais le Roman parlera au vers 1581 de « nouvelle rage », noveile rage, et dira de Narcisse au vers 1500 : il perdi d’ire tot le sen (ce qui rappelle aussi la façon de voir l’amour comme forsenerie, dans Yvain par exemple). De même, le mot d’ombre (vers 1588, 1591) pour traduire imagine ou spem (vers 416, 417) vient peut-être du Roman mais l’idée de cors (1589), au sens de réalité physique, tangible, est la traduction du corpus d’Ovide (417), et spem est repris au vers 1595 par esperance fole et vaine. Les vers 1591-92, (amours) Qui son ombre li fet amer / Or le puet l’en musart clamer, semblent venir directement des vers 1491-92 du Roman : qu’il musa tant en la fontaine / qu’il ama son ombre demainne, comme le vers 1599, (cuide) Que ce soit enfes biaus et plesans paraît calquer les vers 1485-86 du Roman : il cuida vooir la figure d’un esfant bel a desmesure17.

En revanche le portrait plus détaillé des traits du visage est omis dans le Roman, alors que le translateur du xive siècle se rapproche ici de sa source antique. Cependant il ne se livre pas, comme il aime à le faire d’habitude concernant les portraits, à une amplification de son modèle : les vers 420-423 du latin envisagent successivement les yeux lumineux, les cheveux dignes de Bacchus ou d’Apollon, les joues imberbes, le cou d’ivoire et la bouche gracieuse, le teint qui mêle vermeil et blancheur de la neige. Notre auteur dresse ce portrait dans les vers 1600-1606, c’est-à-dire qu’il utilise strictement deux octosyllabes pour un hexamètre, et il ne reprend que les yeux lumineux (la comparaison avec les étoiles vient du sidus latin, et le Roman en garde peut-être un souvenir dans les deux cristaux, irisés par le soleil au fond de la fontaine), les cheveux (blonds, comme il se doit dans un texte médiéval, car le texte antique ne parle pas de couleur) et, omettant les joues, le cou, la bouche, il s’étend en revanche sur le mélange des couleurs, rose et blanc (le modèle obsédant étant sans doute pour lui le portrait de Blanchefleur dans le Perceval de Chrétien de Troyes18) : en tout cas cela donne un tableau très coloré19.

Alors que le Roman va terminer rapidement l’histoire en annonçant très vite la mort de Narcisse (vers 1491-94), et en résumant l’idée d’impossibilité, d’impuissance, d’insatisfaction qui conduit à cette mort (vers 1495-1501), la version du xive siècle revient, dans les vers 1606-1626, au beau passage dans lequel Ovide souligne l’aspect paradoxal de cette passion. La contemplation par Narcisse de son image, dans les vers 1645-56, est la traduction des vers 437-440 d’Ovide. Le Roman de la Rose fait l’économie de la description de ce tableau20. C’est donc une translation amplifiée d’Ovide (onze vers pour trois, c’est un peu trop, presque le double du nécessaire) que notre auteur ne doit qu’à lui-même.

Les lamentations de Narcisse sont rendues dans les vers 1657-1758. Ce passage, totalement absent du Roman de la Rose, traduit les vers 441-473 du poème latin. Il s’agit ici d’une amplification (cent-un vers contre trente-deux) : notre moraliste aime imiter d’illustres prédécesseurs comme les auteurs des romans antiques ou Chrétien de Troyes, en développant les dialogues et surtout les monologues intérieurs, qui permettent de mettre au jour les sentiments, d’approfondir la psychologie des personnages.

Ainsi donc la version que le moraliste du xive siècle livre de la légende de Narcisse est d’une grande subtilité : parfaitement conscient de l’interprétation qu’il entend donner au héros, il utilise pour infléchir discrètement les données antiques une autre translation romane, celle du xiiie siècle. Mais il reste attentif à sa source première, à laquelle il revient lorsqu’elle lui paraît plus belle. Car ce penseur chrétien est aussi un écrivain, fasciné par la beauté du modèle latin et désireux de rendre sa poésie dans cette jeune langue romane qu’il illustre avec saveur et créativité.

Mais cette version de la légende de Narcisse permet aussi au translateur roman de transcrire les peurs des clercs médiévaux à l’égard de la libido féminine, peurs masculines de la perte d’identité, de virilité. L’eau périlleuse, traditionnellement associée à la femme, traduit les dangers d’une féminité agressive et castratrice. En même temps, le texte roman reprend la peinture ovidienne de l’amour, celle qui va marquer pour longtemps la conception occidentale de l’amour21, fatalité aux deux sens du terme, car événement à la fois inévitable et funeste.

Eau dangereuse et fatalité de l’amour

En effet, dès le poème latin, la façon dont le fleuve « enlace » Liriopé évoque la légende d’Hermaphrodite et Salmacis22 : les mots, le verbe inplicuit, l’idée d’enfermement (clausae (ei)), celle de violence (vim), sont ceux employés pour cette autre légende.

Si la version romane supprime l’histoire de Liriopé, les vers 1305-1309 insistent sur la beauté de Narcisse, qui n’est plus seulement capable de provoquer l’amour des nymphes, mais qui provoque obligatoirement l’amour de tous (vers 1309) : cette beauté est fatale, au premier sens du terme (elle provoque l’amour des autres malgré eux23), puis au second sens puisqu’elle sera funeste à Narcisse.

Au vers 1316, s’il ne se voit pas est plus précis que le si non noverit d’Ovide : il souligne l’importance du regard, donc de l’apparence extérieure, de l’illusion, de la tromperie – noverit pourrait concerner la connaissance intime, celle de l’être profond24. L’amour terrestre, qui naît au premier regard, qui surgit par le regard25, est une des grandes illusions humaines, une des tromperies du diable pour le penseur chrétien.

Narcisse est un chasseur par nature, et non par occasion26 : le poète roman extrait pour ainsi dire du récit le motif de la chasse, qui n’est plus un simple épisode. Ensuite, il reprend la narration au coup de foudre d’Écho, au vers 1342, comparable au vers 356 des Métamorphoses. Comme Ovide, il raconte la première mésaventure d’Écho, qui l’avait privée de la possibilité de commencer un discours : elle ne pouvait que répéter les phrases dites avant elle par quelqu’un d’autre. C’est une légende imbriquée dans la première, légende étiologique qui « explique » le phénomène physique de l’écho. La nymphe protégeait ses compagnes, aimées par Jupiter, contre la colère de Junon, en « amusant » la reine des dieux par ses récits trompeurs : et l’on retrouve ici une amplification fréquente dans l’Ovide moralisé, celle du thème de la parole, ici de la mauvaise parole, illustrée par les mots de fraude (vers 1355), jengles (vers 1361), trufes (vers 1362), deceüe (vers 1368), amusee (vers 1369, 1371, 1374), contre le seul delusa du texte latin, au vers 366. Il semble d’ailleurs que dans l’hypertexte la faute d’Écho soit double, contre la loyauté bien sûr, contre la parole vraie ; Écho faisait un mauvais usage, un usage immoral de la parole, de son don de la parole, et le châtiment divin contre ce « péché de la langue »27 revient pratiquement à une privation de parole, une impossibilité de communiquer, de dire son être profond, ses sentiments, sa vérité : Écho ne pourra déclarer verbalement son amour à Narcisse. Le mythe est une figuration de la difficulté de communication entre les humains, et, dans la conception occidentale de l’amour, de la difficulté de dire son amour, qui participe de l’aspect « fatal » de cet amour occidental28. Mais dans le texte de notre moraliste, peut-être une autre faute, contre la fidélité conjugale cette fois, est-elle aussi à retenir, qui participerait du péché de luxure : les vers 1358-59 (les nimphes qui la coupandoient / Et o son mari se couchoient), qui traduisent le vers 363 du latin (Sub Jove saepe suo nymphas in monte jacentis, « les nymphes qui souvent dans la montagne se couchaient sous son Jupiter »29), remplacent en effet Jove par son mari

Le vers 1381 marque, comme le vers 370 de l’hypotexte, le retour au récit principal, avec ici une reprise des mêmes termes à peu près. Ainsi vit (1381), et fu embrasee (1395), qui marquent que le coup de foudre passe par le regard (et notent cette fatalité de l’amour, aux deux sens du terme) traduisent les mots latins, Vidit et incaluit30.

Le vers 1385 insiste encore sur l’amour passion, l’amour fatal aux deux sens du terme (qui « prend » facilement et qui consume l’être). La métaphore du feu se poursuit aux vers 1389-90, simple reprise des mots d’Ovide, incaluit (vers 370), flamma calescit (vers 371). En revanche, la translation supprime la comparaison ovidienne des vers 373-74 (elle est ici réduite à plus que feus en paille), comme cela arrive fréquemment, et comme le conseillaient les Arts Poétiques de l’époque. Cette comparaison est peut-être remplacée par le couplet des vers 1391-1402, qui reprennent, de façon saisissante, la description de la souffrance d’Écho qui ne peut communiquer son amour, qui ne peut le déclarer, parce qu’elle ne peut araisonner personne (le verbe est conjugué dans les vers 1392, 1395, 1396, 1397, 1402) ; elle ne peut engager la conversation. Le texte source décrit cela dans les vers 375-78 : 13 vers pour en traduire 4, cela constitue une amplification, même s’il faut deux octosyllabes pour traduire un hexamètre : le translateur du xive siècle, on l’a dit, aime rivaliser avec les grands peintres de la souffrance amoureuse que sont les auteurs des romans antiques et Chrétien de Troyes, son modèle en la matière. L’une, Écho, cherche à communiquer, à s’unir à l’autre, Narcisse, qui ne pense qu’à des plaisirs solitaires, égoïstes, exclusivement masculins…. Cette tragique impossibilité de communiquer, qui provoque la perte de l’être devenu « muet », sera aussi le drame d’Actéon31.

Les vers 1404-1441 traduisent le « dialogue » (ou plutôt le non-dialogue, le monologue, qui peut-être déjà préfigure l’aventure future de Narcisse : il est seul à parler, Écho n’a pas l’initiative du dialogue, elle n’est, déjà, que son ombre, son reflet, l’écho de ses paroles… !). Mais c’est déjà le cas dans les vers 379-392 des Métamorphoses : ici nous n’avons pas d’amplification, les paroles prononcées sont les mêmes, et l’auteur roman traduit fidèlement son modèle, comme il sait le faire32.

Les vers 1409-1411 marquent une opposition plus tranchée dans le texte français entre « écouter » (répété deux fois, aux vers 1409 et 1410) et « voir » (vers 1411) : le poète latin, au vers 383, écrit seulement respicit et rursus nullo veniente. Ce sera exactement le manque inverse dans l’aventure de Narcisse : il verra sans entendre, et sans toucher surtout (l’absence de tous les autres sens fera de la vue un sens illusoire, le plus illusoire de tous). La même opposition est en effet reprise aux vers 1415-141833. Notons en passant qu’au vers 1423 (si a grant faim de veoir cele), l’introduction de l’image de la « faim » n’est peut-être pas une maladresse ou un hasard, puisque le motif va ressurgir au moment de l’aventure principale, tout comme la soif, cette « soif nouvelle » dans le texte source (sitis altera, vers 415), qui fera oublier à Narcisse « le souci de Cérès » (cura quietis, vers 437) : ici l’idée est reprise aux vers 1572 et 1647.

Les vers 1438-1463 font le récit de la « métamorphose » d’Écho. Le translateur, suivant son modèle, a pris soin dès le début de l’histoire, de préciser qu’Écho avait encore un corps (au contraire, celui qu’aimera Narcisse n’aura pas de corps, ni de voix, sera seulement un « reflet », une pure apparence). Ici, la souffrance d’Écho entraîne un « dessèchement » et une disparition de ce corps. La transformation est décrite comme une vraie métamorphose, et plus encore dans la version romane que chez Ovide (où l’on a déjà des verbes de mouvement : adducit, abit, traxisse, et le nom figuram qui évoque le changement de forme, aux vers 397-99) : on retrouve les termes du changement, comme reposte et tapie34, ou de fueilles couverte (comme dans une métamorphose en arbre) ; Écho est enfermée dans l’écorce (vers 1444) et l’expression en mue (en cachette, dans une cachette) évoque la mue, la muance, la métamorphose. L’amour est tromperie (amusee), l’amour est souffrance (soussie et confont). La métamorphose se lit aussi dans les termes refont, est devenue, a perdue. Tout est anoientis son cors (la mort est aussi décrite comme une métamorphose). Sont li os pierre devenu (c’est une pétrification après le dessèchement). Notons que la femme, que la nymphe, perd ici son humoistour, son humidité, donc elle est le contraire de l’eau magique et dangereuse (elle est peut-être celle qui aurait pu sauver Narcisse, l’éloigner de l’eau dangereuse qu’il va finir par trouver)35.

Les vers 1464-1524 constituent dans l’hypertexte une interruption du récit pour la partie « moralisation » de cette première étape, celle qui concerne Écho. Echo, se la letre ne ment, / Denote bone renomee. La traduction de la légende reprend donc aux vers 1525-32, qui rendent les vers 402-403 d’Ovide : comme on pouvait s’y attendre, l’auteur amplifie légèrement le thème de la tromperie, du jeu, de la souffrance provoquée par Narcisse : le seul luserat est traduit par despite, dolurent durement (on peut noter l’allitération), muser, leur vie a dolour user.

Puis les vers 1606-1626, insistent comme l’hypotexte (vers 424-426) sur l’aspect paradoxal de cette passion, par des procédés de reprises de termes et d’allitérations36. L’apostrophe qui commence au vers 1631 est calquée sur celle du vers 432, à ceci près que le credule du texte latin est rendu par un foulz mescheans qui constitue une condamnation morale plus nette du héros37. Mais l’impression de vanité, de fuite, de vide, que le texte latin rendait si bien dans les vers 432-36 par le vocabulaire (frustra, simulacra fugacia (432) ; perdes (433) ; imaginis umbra (434)) et par les sonorités (allitérations en –f–, en –s–) est très réussie aussi dans la translation du xive siècle, aux vers 1632-42 : on appréciera par exemple le rythme et les sonorités du vers 1632 : Ne vault t’esperance un festu, les reprises de termes du vers 1633 : Prendre veulz ce qui n’est prenable (avec l’allusion au châtiment de Tantale au vers 1635), la traduction très fidèle du vers 434 (Ista repercussae, quam cernis, imaginis umbra est.) dans les vers 1638-40 :

L’ombre et la repercussion
De ton corps et de ton visage !
Ce n’est riens fors, sans plus, t’ymage,

ou celle de quod amas, avertere, perdes (vers 433) par,

Et saches, se tu te mouvoies,
Tantost la veüe en perdroies !

Sans doute, le vers d’Ovide est plus dense et plus saisissant, mais la translation a le mérite d’être fidèle, et de finir sur le verbe perdre, comme le vers latin.

En tout cas, il est un point sur lequel notre auteur excelle sans avoir besoin de modèle, c’est dans sa traduction du thème de l’illusion et de la tromperie : on peut relever treize termes qui chez Ovide expriment cette idée : correptus imagine (415), putat (416), inprudens (425), fallaci (fonti) (427), nescit (430), decipit et error (431), credule, frustra, simulacra, fugacia (432), imaginis umbra (434), mendacem formam (435). Notre auteur utilise au moins vingt-deux expressions : sourpris (1584), croit (1588), deceü (1590), musart (1592 et 1609) et muser (1594), esperance fole et vaine (1595), cuide (1598), l’ombre de son vis (1609), garde ne s’en prent (1611), ce qui n’est mie (1617), errour (1620), ne s’en aperçoit (1625), la fole errour qui le deçoit (1626), ne…sot (1626), foulz mescheant (1631), ne vault t’esperance un festu (1632), chose vaine et escolorable (1634), l’ombre et la repercussion (1638), ce n’est riens fors, sans plus, t’ymage (1641), li rassotez (1644), foler (1651), de tel folie enivrez (1654)38.

À partir du vers 1691, l’auteur passe, comme Ovide au vers 454, au tutoiement, à cette saisissante adresse directe à l’être aimé, passage du monologue au dialogue – qui est ici en fait un dédoublement, un dialogue avec son double39.

Les vers 1704-1708 augmentent le vers 457 d’Ovide, en amplifiant l’idée de fausse interprétation des signes. La lucidité de Narcisse, le moment où il comprend enfin son erreur, apparaît au vers 1722 ; chez Ovide, les choses sont présentées de façon plus rapide, au vers 463 ; le translateur insiste d’abord sur l’idée de folie et d’erreur liée à l’amour, avec les termes de fole amours, muser, forssens, folie, me prent et me lie (qui rappelle aussi la fatalité de l’amour), me cuide decevoir, qui ne traduisent aucun mot d’Ovide. La question des vers 1731-33, ajoutée aux Métamorphoses, permet encore d’insister sur l’idée de tromperie (entrepris, deceuz, desaviez), chère à notre moraliste qui l’amplifie toujours et possède pour la dire un vocabulaire particulièrement riche et développé. Le souhait des vers 467-68 d’Ovide (Narcisse voudrait être séparé de l’être qu’il aime), est retranscrit aux vers 1740-41, mais curieusement notre auteur n’en souligne pas autant qu’Ovide l’aspect paradoxal, tragique, « schizophrénique », et en réduit ainsi l’originalité40. L’idée de mort qui apparaît aux vers 1744-45 est la reprise du vers 470, mais le désir de mort, qui occupe ici les vers 1746-56, amplifie le texte latin, qui ne le présente que dans les trois vers 471-73 : sans doute le translateur se souvient-il ici de célèbres apostrophes à la mort dans les romans courtois, celle de Lancelot dans Le Chevalier de la Charrete, ou celle d’Yvain dans Le Chevalier au Lion de Chrétien de Troyes.

Les vers 1836-38 amplifient légèrement la moitié du vers 509, car la disparition du corps de Narcisse est plus facile à mettre en rapport avec la croyance chrétienne ; les vers 1839-46 amplifient aussi le vers et demi (509-510) qu’Ovide consacrait à la métamorphose en fleur ; la mention de la mestrise de Nature dans la création de la fleur évoque la construction de l’antre et de l’arche de Diane dans la fable d’Actéon, et permet peut-être l’ultime retour sur la folie de Narcisse, relié à la fontaine périlleuse, et donc à l’eau magique et fatale qu’on trouve aussi auprès de Diane.

Cette lecture détaillée et la comparaison minutieuse avec le texte d’Ovide et l’autre hypotexte non avoué du Roman de la Rose permettent donc de dégager les caractéristiques de la représentation de la fable antique dans le texte anonyme du début du xive siècle. La version romane n’est pas une traduction au sens moderne du texte, même si le translateur reste très attentif à sa source principale. Son but essentiel étant de préparer la « moralisation », l’interprétation chrétienne qu’il donne ensuite de la légende, il n’hésite pas à utiliser aussi une autre version de la légende, celle qu’en a donnée le translateur précédent dans le Roman de la Rose, pour la contaminer de façon très subtile au modèle latin. Il s’agit de rendre Narcisse coupable, responsable de sa fatale destinée. Son orgueil, l’hybris qui lui fait repousser cruellement l’amour d’Écho, sera la cause unique de son châtiment. Mais le moraliste anonyme est aussi un écrivain : la comparaison avec le bénédictin Pierre Bersuire41 qui, sans le savoir au départ, accomplit presque en même temps que lui le même travail d’interprétation des Métamorphoses d’Ovide, est très révélatrice de ce point de vue : Bersuire « moralise Ovide en latin »42 ; il résume sèchement les données de la fable avant d’en donner l’interprétation chrétienne. Au contraire l’auteur de l’Ovide moralisé les rend en langue romane, avec toute leur saveur et toute leur poésie : il cède bien souvent à des « tentations littéraires », d’autant plus que le spectacle de la métamorphose le fascine comme il fascinait Ovide. C’est pourquoi il revient au poème latin quand celui-ci se montre supérieur d’un point de vue esthétique ou dramatique. Son dessein de moraliste ne le cède en rien aux considérations littéraires, et la translatio fabulae présente donc pour lui ces deux intérêts. La fable antique lui offre à la fois une matière riche de sens et un modèle narratif. Il l’utilise pour exalter la jeune langue romane en même temps que les nouvelles valeurs de l’âge gothique chrétien, en particulier la responsabilité nouvelle de l’individu dans son cheminement vers le salut.

Notes

1 Cf. Fabienne Pomel, Les Voies de l’au-delà et l’essor de l’allégorie au Moyen Âge, Paris, Champion, Nouvelle Bibliothèque du Moyen Âge sous la direction de J. Dufournet, 2001. Return to text

2 Ovide, Métamorphoses, III, 342-44 : Caerula Liriope, quam quondam flumine curvo / Inplicuit clausaeque suis Cephisos in undis / Vim tulit. Éd. et trad. Georges Lafaye, Les Belles Lettres, Paris, 1969, t. I, p. 80. Return to text

3 Au contraire Hermaphrodite, autre héros victime de l’eau, sera condamné seulement pour son ignorance et sa légèreté, comme victime des tentations du monde et de la chair. Return to text

4 Cf. cil, 1317 ; comunement, 1319 ; la gent, 1325. Return to text

5 Cf. voirement, 1320 ; avoirie, 1321 ; apercevoir, 1325; voir, 1326. Return to text

6 Cela rappelle le personnage de Merlin, dans le roman de Robert de Boron entre autres. Return to text

7 Tout autant que furor : la particule fur-, for- four- (qu’on trouve aussi dans « fourvoyer ») marque l’extérieur : cf. fora, foris, qui donne en Italien fuora…. Return to text

8 C’est le terme que Chrétien de Troyes utilise pour Yvain devenu fou d’amour quand Laudine le rejette. Nouvelle signifie inouïe et a, comme dans l’hypotexte, un aspect réflexif : c’est une histoire extraordinaire, une invention totale – Ovide semble être le premier à transcrire cette histoire, d’origine peut-être alexandrine. Return to text

9 Cf. aussi le vers 1339. Return to text

10 Le vers 1403, En ce met s’entente et sa cure reprend ce motif de l’amour de la chasse chez Narcisse. Return to text

11 Cf. par exemple le début du Merlin de Robert de Boron. De la même façon le thème de la solitude sera accentué dans la version romane à propos d’Actéon : S’en vait tous seulz esbanoiant / Par la grant forest foloiant. La parenté de ces légendes est indéniable. Return to text

12 Au contraire il n’amplifie pas l’impossibilité de réalisation du souhait altruiste de Narcisse (que l’être aimé vive plus longtemps que l’amant), le vers 474 étant seulement rendu dans les vers 1757-58. Return to text

13 Pour reprendre le terme de G. Genette, dans Palimpsestes. La littérature au second degré, éd. du Seuil, Paris, 1982, p. 370. Return to text

14 Et peut-être dans le Lai de Narcisse anonyme du xie ou xiie siècle, mais nous n’avons pas fait ici le travail de comparaison : cf. Pyrame et Thisbé, Narcisse, Philomena. Trois contes du xiiesiècle français imités d’Ovide, éd. et trad. d’E. Baumgartner, Gallimard, collection « Folio classique » n°3448, Paris, 2000. Return to text

15 Métamorphoses, vers 411 ; Ovide Moralisé, vers 1558-59. Le Roman de la Rose reprend le motif plus tard, au moment de l’aventure de l’amant, vers 1531-34 – et ce dernier vers est sans doute encore inspiré d’Yvain. Return to text

16 Cf. vers 1470 du Roman : un jor qu’il venoit de chacier. Return to text

17 Dans le Joli Buisson de Jeunesse de Froissart (vers 3289-99), c’est le visage d’Écho, la jeune fille qu’il a aimée et qui est morte, que Narcisse croit voir dans l’eau. Cette transformation sert bien sûr la peinture de l’amour éternel et fatal, mais l’ombre de Narcisse est une figure féminine chez Pausanias aussi : elle est sa sœur défunte (cf. J. R. Scheidegger, Le Roman de Renart…, op. cit., p. 328.) Return to text

18 Les vers 1782-86 amplifient légèrement les vers 481-82, en empruntant sans doute ces manifestations de deuil à la peinture de Laudine vue par Yvain lorsqu’elle rend à son mari les honneurs funèbres, comme le laisse imaginer la conclusion trop estoit bele a veoir. Return to text

19 La comparaison avec la rose et la fleur d’aubépine est topique bien sûr, mais elle est parfois allégorisée dans notre version moralisée par la couronne d’épine du Christ. Return to text

20 Pourtant les vers 1653-56, ajoutés aux Métamorphoses, sont sans doute issus de la conclusion du Roman de la Rose, vers 1495-1500. Return to text

21 Cf. le célèbre ouvrage de Denis de Rougemont, L’amour et l’Occident, éd.10/18, Paris, 2001. Return to text

22 Autre légende en liaison avec l’eau que l’Ovide moralisé traduit en l’amplifiant. Return to text

23 J’avais d’abord pensé que vausist ou non concernait Narcisse, mais il s’applique plutôt à chascuns. Return to text

24 Notons, au vers 1339, une reprise partielle du fameux jeu sur « l’amer amer », l’amer amour des romans courtois, du Roman de Tristan, ce qui prouve que l’auteur connaît ces textes. Return to text

25 On se souvient que Chrétien de Troyes reprend l’image ovidienne de la flèche de Cupidon qui pénètre par l’œil et atteint le cœur, dans le Cligès en particulier. Return to text

26 Ces caractéristiques font ici de Narcisse une sorte de double masculin de Diane et de ses compagnes (comme Hermaphrodite d’ailleurs, lui qui est pourtant le fils de Vénus – mais aussi d’Hermès, il est vrai) : est-ce à dire qu’il est une sorte de synthèse entre la compagne (l’avatar) de Diane (dont nous pouvons noter, dans ces légendes liées à l’eau, l’ombre – menaçante, et maléfique sous sa forme d’Hécate, la déesse lunaire et infernale, la déesse aux trois têtes…), et l’homme qui cherche à la posséder (à la voir, ce qui revient au même, comme on le comprend à propos d’Actéon) – pour son malheur… ? Return to text

27 Cf. Carla Casagrande et Silvana Vecchio, Les Péchés de la Langue, Paris, Cerf, 1991. Return to text

28 Les romans du Moyen Âge illustrent déjà bien ce thème, cf. Yvain, Lancelot, Le Joli Buisson de Jeunesse... Return to text

29 La traduction du xive siècle est plus proche du modèle latin que celle, un peu prude, de G. Lafaye : « les nymphes qui souvent, dans la montagne, s’abandonnaient aux caresses de son Jupiter ». Return to text

30 À titre de curiosité, on peut noter une erreur du translateur : au vers 1343, il transcrit par Echo, pucele raisonable, le vers 358 d’Ovide, resonabilis Echo, Écho « qui répète les sons ». Return to text

31 III, 516-527. Ces vers amplifient ceux d’Ovide : …Clamare libebat : / « Actaeon ego sum, dominum cognoscite vestrum » ; / Verba animo desunt… », III, 229-231. Return to text

32 Cela prouve bien que lorsqu’il transforme l’hypotexte, ce n’est pas par ignorance du latin, mais dans un but bien conscient. Return to text

33 Prouvant encore une fois sa connaissance des romans, des romans arthuriens en particulier, notre auteur reproduit ici le processus de la merveille : 1/ perception (ici plus exactement absence de perception, perception auditive sans perception visuelle, voix sans corps – annonce ce qu’Écho va devenir) ; 2/ étonnement (questionnement, intériorisation) : s’esbahist ; 3/ recherche de senefiance : questions. Return to text

34 C’est le verbe qui sera utilisé pour l’Incarnation : le Christ s’est « tapi sous forme humaine » ; c’est le thème du déguisement, cette métamorphose « métaphorique ». Return to text

35 Le Moyen Âge illustrera cet aspect magique et dangereux de l’eau par la figure de la fée à la fontaine : cf. Pierre Gallais, La fée à la fontaine et à l’arbre, CERMEIL, RODOPI, Amsterdam, Atlanta, 1992. Return to text

36 Ainsi les vers 1610-12 traduisent accendit et ardet (vers 426). Le dialogue fictif du vers 1617 cherche à traduire sans doute le quid videat, nescit du vers 430. Les vers 1618-19 rendent et développent le jeu sur probat / probatur du vers 425. Les vers 1627-30 redisent le geste vain de Narcisse décrit chez Ovide au vers 429. Return to text

37 Il semble bien en effet, comme le suggérait Marie-Madeleine Castellani lors du colloque de Lille, que le terme mescheant acquière un sens moral dans l’Ovide moralisé. Return to text

38 À titre de comparaison, le Roman de la Rose en utilise onze, si l’on regroupe l’aventure de Narcisse, celle de l’amant, et la conclusion généralisante sur le pouvoir de l’amour : traï (1484), cuida (1485), musa (1491), il perdi d’ire tot le sen (1500) expriment l’erreur de Narcisse ; folie rend celle de l’amant (1520) ; pris et agaitié (1580), noveile rage (1581), ci n’a mestier sens ne mesure (1583), ci ne se set conseiller nus (1585), ses laz (1589), ses engins (1590) concernent la puissance générale de l’amour. Les vers 1680-83 sont un ajout, et insistent sur la notion de samblance, importante comme on le sait dans notre texte. Les vers 1683-88 amplifient le motif du baiser désiré mais impossible des vers 451-52 des Métamorphoses. Les vers 1689-90 sont la traduction du vers 453. Return to text

39 Les vers 1692-94 ajoutent l’idée de decevoir au vers 454, mais le vers 1695 traduit fidèlement le vers 455. Return to text

40 Autant les êtres doubles, hybrides, l’intéressent, autant il semble que les êtres déchirés, schizophrènes, le laissent froid. Return to text

41 Ou Berçuire. Return to text

42 Reductorium morale, première rédaction entre 1337 et 1340, seconde rédaction en 1342 : cf. G. Paris, Histoire Littéraire de la France, tome XXIX et C. de Boer, éd. cit., introduction. Return to text

References

Bibliographical reference

Marylène Possamai-Perez, « La faute de Narcisse », Bien Dire et Bien Aprandre, 24 | 2006, 81-98.

Electronic reference

Marylène Possamai-Perez, « La faute de Narcisse », Bien Dire et Bien Aprandre [Online], 24 | 2006, Online since 01 mars 2022, connection on 18 mai 2024. URL : http://www.peren-revues.fr/bien-dire-et-bien-aprandre/963

Author

Marylène Possamai-Perez

Université Lyon 2-Lumière

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