Merlin, fils du diable ? Une légende tenace née d’un contre-sens latin !

DOI : 10.54563/bdba.965

p. 99-108

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Merlin incarne un vieux mythe celtique. Communément, la tradition légendaire le considère comme étant « Fils du Diable ». Et j’ai fait mine jusqu’ici de suivre docilement le troupeau, d’adopter cette opinion commune, si ancienne, si générale, si bien ancrée dans les esprits qu’elle est passée en dogme quasi intangible.

Et pourtant discutons-la… Qu’en est-il au juste ? Est-ce bien là l’ascendance authentique que lui prêtent les plus anciens échos de la légende ? – Non ! Car si l’on remonte à la source originale, authentique, on constate que Merlin n’est pas « le Fils du Diable ».

Comment cela ? Comment ce personnage fut-il donc capté – comme on parle de capter une source, ou un héritage –, par les cadres, les clivages de la religion chrétienne ? comment s’opéra cette évolution, cette « conversion » ? C’est l’assez extraordinaire aventure linguistique que nous allons tenter de retracer maintenant.

Retour à la source celtique

Avant tout suivons la règle consacrée : reprenons les textes ! Remontons donc tout d’abord aux tout premiers écrits. D’où dérive cette légende de Merlin ? On ne peut évidemment se confiner dans les seuls textes français, puisqu’ils relèvent déjà de textes précédents. Il faut avant tout retourner au récit fondateur, à celui d’un auteur du pays de Galles qui écrivait en latin. J’ai nommé Geoffroy de Monmouth.

Écrite vers 1136, son Historia Regum Britanniae, répercutait encore largement d’anciennes traditions galloises. Et qu’y trouve-t-on ?

Le roi Vortigernus consultait son conseiller Maugantius à propos de la naissance étrange de Merlin, cet « enfant sans père » qu’une femme avait mis au monde. Et ce Maugantius révélait, en bref, que ce pouvait être là le fils d’êtres quos incubos dæmones appelamus.

– Eh bien ! voilà ! dira-t-on. La question est réglée : le père de Merlin était un de ces « dæmones incubos ». Ce qu’on traduit facilement par « démons incubes ». Nous y sommes ! n’est-ce pas ? Il est donc bien « fils d’un démon » ! On se contente souvent de cette seule expression « démon incube ». On s’arrête là. Et le problème paraît réglé.

–- Eh bien ! non ! Pas du tout !

D’abord ne nous limitons pas ces deux seuls mots du texte. La règle d’or veut aussi qu’on consulte tout le contexte. Or, que dit ce contexte ? Relisons donc l’original latin de Geoffroy de Monmouth. Consulté sur l’étrange naissance de Merlin, cet « enfant sans père », Maugantius (on songe un peu au mage Maugis…) avait déclaré :

In libris philosophorum nostrorum et in pluribus historiis repperi multos homines huiusmodi procreationem habuisse. Nam, ut Apulegius De deo Socratis perhibet, inter lunam et terram habitant spiritus, quos incubos daemones appelamus. Hi partim habent naturam hominis, partim vero angelorum et, cum volunt, assumunt sibi humanas figuras et cum mulieribus coeunt. Forsitan unus ex eis huic mulieri apparuit et juvenem istum in ipsa generavit. (§ 107, éd. Edmond Faral, p. 188).

Ce qui se traduit :

Dans les livres de nos philosophes et dans plusieurs histoires j’ai trouvé que bien des hommes furent procréés de la sorte. Car, comme le rapporte Du Dieu de Socrate d’Apulée, entre la Terre et la Lune résident des esprits (spiritus) que nous appelons « dæmones incubos ». Ceux-ci ont en partie la nature des hommes, en partie celle des anges. Et quand ils le veulent ils prennent une apparence humaine et s’unissent à des femmes. Peut-être l’un d’eux apparut-il à cette femme et engendra en elle cet enfant.

Passage important ! Car Maugantius, s’autorisant entre autres du De Deo Socratis d’Apulée, confirme qu’entre la Terre et la Lune résideraient des esprits (spiritus) mi-partie humains, mi-partie angéliques, des génies aériens, des esprits célestes, qu’on appelle des « dæmones incubos ». Mais ces « dæmones incubos », ce ne sont donc nullement des créatures infernales, des « diables1 ».

Car, attention ! chez Apulée, « démon » garde encore, comme en grec Daimovnion (daimônion), le sens d’esprit, de génie, ici d’esprit céleste, de génie aérien, comme d’ailleurs le confirme bien le contexte, qui n’implique rien de « diabolique » au sens actuel du terme. Au contraire, c’est toujours le sens platonicien du « démon » (entre guillemets) de Socrate, à savoir de l’esprit qui l’inspire.

Ce seront les apologistes chrétiens comme Tertullien qui viendront infléchir la signification de ce terme vers le sens judéo-chrétien de « démon »2.

D’ailleurs, quand Merlin aura élucidé le mystère de la Tour de Vortegirnus, à quoi les assistants attribueront-ils la grande sagesse qu’il a manifestée en l’occurrence ? – « À la présence en lui d’une puissance divine »: exisistimantes numen esse in illo. Or, dans le vocabulaire de l’antiquité gréco-romaine, numen a le sens bien attesté de force sacrée : « deus cuius numini parent omnia », dit le poète latin Lucrèce : la puissance des dieux engendre tout.

Ajoutons que Geoffroy de Monmouth était un clerc, un prêtre, un moine du monastère de Monmouth, et qu’il finira d’ailleurs comme évêque d’Asaph en Pays de Galles. Si ce clerc avait subodoré quelque démonisme en la personne de Merlin, il n’est pas manqué de le dénoncer bien plus explicitement. Or, Geoffroy en parle très objectivement comme d’un fait ne posant pas de problème particulier3.

Peut-être cette naissance surnaturelle du mage gallois est-elle parallèle à une autre légende celtique : celle du grand héros de l’épopée irlandaise : Cuchulainn, lui aussi né de l’union d’un dieu et d’une mortelle, comme l’a suggéré l’éminent celtisant Christian Guyonvarc’h :

Le vrai père de Cuchulainn n’est autre que le dieu Lug. On pourrait comparer le thème britonnique de la naissance de Merlin, fils d’un incube et d’une mortelle4. (Les Druides, Ouest-France, 1995, p. 278).

Les antiques

Mais ne négligeons rien. Ce contexte nous invite maintenant à remonter plus haut encore que Geoffroy de Monmouth : à Apulée lui-même et à son De Deo Socratis. Si bien qu’ici deux questions se posent : d’abord qui était Apulée ? Ensuite que disait ce De Deo Socratis ?

1. Qui était Apulée ? – Homme du début du iie siècle de notre ère (il est né vers 125), c’était un esprit encore profondément imprégné des philosophies et cultes antiques de la Méditerranée. Plusieurs années cet Africain romano-numide vécut à Athènes pour y parfaire ses études dans l’ambiance de la philosophie grecque, surtout platonicienne. Il écrivit un traité De Platone et eius dogmate, fit profession de platonisme, un platonisme teinté de mystique, annonciateur des Plotin et Porphyre. On l’appellera « le Platonicien de Madaure », sa bourgade natale. En Grèce il voyagea ; il connut Samos, la Phrygie, circula sans doute à Samothrace et en cette Béotie qu’il raconte si bien. Il se fit vraisemblablement initier aux mystères antiques. Son œuvre principale, Les Métamorphoses adapte une œuvre grecque de Lucius de Patras, comme celle de Lucien de Samosate. Voilà ce que disent de lui les spécialistes de cet auteur5.

Bref, Apulée n’entre nullement dans les catégories chrétiennes parlant de « démons » au sens actuel de nos « diables ». C’était un écrivain latin totalement imprégné de la philosophie spiritualiste et mystique de l’Antiquité gréco-romaine.

2. Et, seconde question, qu’était ce De Deo Socratis d’Apulée qu’invoque le conseiller de Vortigernus ? – Une sorte de conférence philosophique où Apulée exposait la doctrine platonicienne des « démons ». « Socrate avait eu son “démon” (entre guillemets), dit Pierre Grimal. Les nouveaux platoniciens élaborent une théologie des démons, puissances intermédiaires entre la divinité suprême et les mortels. Ces démons peuvent être évoqués. Ils justifient la divination, les oracles, les prodiges6... ».

3. De Boron à Geoffroy, de Geoffroy à Apulée, remontons donc maintenant d’Apulée à Platon, et de lui à Socrate. C’est en effet dans son Apologie de Socrate notamment que Platon énonce la théorie du « démon » de son maître Socrate.

Et qu’y dit celui-ci ? – qu’

il m’arrive je ne sais quoi de divin ou de démonique [démonique et non pas démoniaque, c’est-à-dire venant d’un esprit] […] Les débuts en remontent à mon enfance : c’est une voix qui se fait entendre en moi et qui […] me détourne de ce que je serais sur le point de faire, mais jamais ne me pousse à l’action (politique), (Apologie de Socrate, 31, d)

C’est ce dieu-là, cet « esprit », ce « démon »-là, en ce sens-là, que signifie le « démon » de Geoffroy de Monmouth.

Quant à Socrate lui-même, son « dieu » (De Deo Socratis) c’était cette même puissance divine (Theia dunamei, qei`a du`namiı) qui, selon lui, envahissait les poètes et les devins si bien possédés par elle (katekhomenoi, katevcomenoi), qu’elle leur inspirait leurs chants, leur dictait leurs oracles, comme on le voit dans l’Ion de Platon (533 E-534 B).

Ce sont ces dieux qui leur envoient une sorte de délire, dit-il aussi dans Phèdre (245 A). « Est deus in nobis, agitante calescimus illo », chanteront encore Les Fastes d’Ovide (VI, 5).

Bref, ce « dæmon » de Socrate nous éloigne fort de notre notion de « diable » ! Tout converge : et les Chroniques de Geoffroy de Monmouth, et la sémantique gréco-romaine, et le trait d’Apulée, et la formation platonicienne de celui-ci, et les Dialogues de Platon, et le « démon » dont parle Socrate, – tout concourt à donner à ce aimwn le sens non pas de « diable », mais d’esprit.

La dérive du français : La diabolisation

Tel était donc l’état de la légende. Un siècle passa. La légende de Merlin traversa la Manche, aborda le Continent. Mais elle n’y reposait plus sur un socle d’anciennes traditions celtiques locales. Le temps avait fait son oeuvre. Et la Gaule était devenue largement chrétienne.

Or, cette légende d’un encombrant Merlin n’était pas sans gêner l’Église établie. Que faire de ce mage ? comment s’accommoder de ce druide ? de ce devin, de ce prophète, de cet auteur de prodiges assez embarrassants ? Comment assimiler pareille figure ? l’introduire dans les cadres, l’insérer dans les catégories désormais consacrées ? Ce libre coracle gallois, comment l’amarrer à la rigide barque galiléenne ? Cela posait un défi aux institutions en place.

C’est alors qu’intervint non plus un Chroniqueur transcrivant d’anciennes traditions comme Geoffroy de Monmouth, mais un romancier, un romancier génial. Ce génie romanesque : Robert de Boron. C’est lui qui va réaliser l’« amarrage » souhaité.

Qui est donc ce Robert de Boron ? Sans doute séjourna-t-il en Grande-Bretagne. Peut-être y fut-il fieffé comme le suppose Jean Marx, et est-ce lui qui, sous la variante orthographique normande de Robert de Burun, fréquenta Henri II Plantagenêt7.

Robert de Boron a dû aussi à un moment ou l’autre connaître l’Historia Regum Britanniae de Geoffroy de Monmouth qu’il « utilise à plein »8. Et c’est ici qu’advient le grand virage. Voici qu’un jour il « tombe » sur ce passage où le père de Merlin est réputé un de ces dœmones incubos. Chance ! N’est-ce pas là l’occasion rêvée ? Il s’en saisit, s’en empare ; on est tenté de dire plus familièrement qu’il « saute » sur l’occasion.

Peut-être ne maîtrisait-il pas bien le latin, encore moins le grec. Ou bien le fait-il exprès ? Toujours est-il que ce « dæmones incubos » il va le traduire paresseusement – et erronément – par son faux-frère : « démons incubes ». Et l’on oserait presque dire : « Le tour est joué ».

Et c’est ainsi, à la faveur d’un magistral contre-sens (ou d’une splendide étourderie), que Merlin fut décrété « Fils du Diable » (au sens chrétien), qu’il fut « capté » par la dichotomie chrétienne opposant Dieu et le Diable. Toute une légende, et longue et tenace, qui va naître et florir à partir d’une erreur de traduction ! Certes, Merlin garde toujours une ascendance surnaturelle, mais elle change de signe : de faste, elle devient néfaste.

Du coup – felix culpa ! –, Merlin, on peut le ranger dans une catégorie admise. Et, du coup, il a beau jeu, Robert de Boron, d’attribuer au Diable paternel tous les effets magiques qui de loin ou de près flairent le soufre et choquent la doctrine régnante, d’en revanche restituer les bienfaits qu’il dispense à l’effet d’une grâce divine bénissant la piété de sa mère recluse au couvent.

Et, autour de cette naissance désormais « démoniaque », il a beau jeu, Robert de Boron, de développer tout un roman, d’imaginer tout un remue-ménage de diables furieux de l’incarnation du Christ, tout un concile de démons qui vote d’envoûter une vierge pour engendrer un enfant en son sein, singeant ainsi le « Souffle sacré » de l’Esprit-Saint pour procréer un Anté-Christ ; et, pour y atteindre, d’abord toute une famille traquée de manigances diaboliques ; puis tout un procès de la mère violée et déconcertée (Mais qu’est-ce qui m’arrive ? Mais qu’est-ce qui m’arrive ?) ; et enfin le sauvetage inespéré de celle-ci par l’éloquence du nouveau-né lui-même ! L’âme du romancier a de quoi s’ébattre avec délice dans toute cette fabuleuse fiction ! Et l’inspiration ailée du grand mage celtique se voyait ainsi convertie, – faut-il dire travestie ? – en ascendance diabolique.

Autres faux-frères

De ces « glissements » de sens, ce n’est pas le seul exemple chez Robert de Boron. Il est une autre mutation de personnage que celle du père supposé de Merlin : c’est celle de son « père spirituel » : Blaise de Northumberland. Là aussi il s’agit d’un jeu de mot, d’une sorte de calembour, d’un contre-sens. Car Bleiz signifie loup en gallois. Ce « Blaise » n’est que le masque humain du Loupé compagnon de Merlin devenu homme sauvage dans la forêt de Calédonie selon la Vita Merlini de Geoffroy de Monmouth. De ce Loup Robert de Boron en fait un homme, le scribe attitré des aventures de Merlin (bref un Loup-à-plume…)

*

J’ai signalé à un Colloque de Rambures9 qu’un « glissement » de sens analogue dû à une traduction ambiguë a peut-être engendré l’autre grande légende du moyen âge : celle du Graal.

1. On sait comment Hélinand de Froidmont définissait le graal en latin du moyen âge : « Gradalis […] dicitur scutella lata et aliquantum profunda, in quœ preciosae dapes cum suo jure divitibus solent apponi gradatim […] » C’est-à-dire que le Graal n’est ni un ciboire ni un calice, mais une écuelle large et un peu profonde où des mets précieux sont d’habitude présentés, avec leur jus (cum suo jure!), à des riches.

2. Chrétien de Troyes christianise-t-il le graal ? Ce n’est pas sûr. On en discute, car son texte est ambigu. Dans le graal il met une oiste, c’est-à-dire une « hostie ». Mais que veut dire ici hostie ? On traduit souvent par son frère – ou son faux-frère10 – français : hostie ; certains traducteurs glosent même (indûment) en ajoutant une hostie consacrée. Mais attention ! le terme hostia-hostie garde également, et jusqu’en plein xviie siècle le sens de victime (a fortiori au xiie). Écoutons Corneille dans Horace :

Père, père barbare, achève ton ouvrage :
Cette seconde hostie est digne de ta rage

Le funeste succès de leurs armes impies
De tous les combattants a-t-il fait des hosties ?
(Horace,III, 2)

Ou Cyrano de Bergerac dans La Mort d’Agrippine :

Frappons ! Voil… l’hostie et l’occasion nous presse.

Hostie garde bien ici le sens de victime. Quelle victime alors y mettrait Chrétien ? Telle ou telle venaison d’animal victime de la chasse, avec son jus ? Dans une « écuelle large et un peu profonde » cela conviendrait mieux qu’une seule hostie consacrée. Car, s’il s’agissait d’une telle « hostie », le « cum suo jure » (avec son jus) deviendrait tout à fait inconvenant.

3. De toute façon sans doute est-ce en ce texte de Chrétien que ses Continuateurs ont trouvé la suggestion qui leur a fait mettre explicitement dans le Graal la sainte Victime de la Crucifixion.

4. Et peut-être est-ce à nouveau Robert de Boron qui, dans son Joseph (d’Arimathie), transformera le ciboire avec l’hostie consacrée en calice du Sang divin.

Ici aussi donc une autre légende, immense et vivace, est peut-être née elle aussi d’un contre-sens de traduction. Et on sait quel succès a connu cette légende du Graal.

Après Robert de Boron : La Ruée vers l’erreur

Il en ira de même pour le « démon » de Merlin. Dès lors par cette faille linguistique va s’engouffrer avec jubilation toute une cohorte d’auteurs. Ils emboiteront docilement le pas à Robert de Boron ; avec un rassurant consensus ils se rueront vers cette consolante erreur, cette savante dichotomie écartelant Merlin entre Dieu et le Diable.

Leur troupe, leur chœur – j’allais dire leur horde – rassemblera et l’auteur du Lancelot-Graal et Guillaume Apollinaire, Florence Delay et Jacques Roubaud, et René Barjavel et Achim von Arnim, Gerhart Hauptman et Karl L. Immermann, et tutti quanti qui répéteront à l’envi : »Fils du Diable ! Fils du Diable », sans qu’aucun jamais ne s’avise de vérifier cette paternité désormais communément admise.

Rarissimes les esprits qui, résistant au torrent de l’erreur, resteront rétifs à cette condamnation, on peut presque dire : cette damnation. Pour rétablir la version originelle authentique, je ne vois guère au xixe siècle qu’un Hersart de La Villemarqué, et peut-être au xxie un Jean-Louis Fetjaine.

Seul d’abord Hersart. Il avait deux atouts pour ne point céder à l’entraînement général. Chartiste, il était rodé par profession à recourir, à remonter aux textes originaux. Profondément Breton, il était radicalement imprégné de la mentalité bretonne, de la croyance aux lutins, farfadets et autres korrigans. Pour lui Merlin serait le fils d’un esprit lumineux du ciel : c’est bien exactement ce que disait le Maugantius de Geoffroy. « C’est toujours le mythe antique du génie et de la vierge ». Si Arthur est un dux, Hersart, lui, raccroche ce lutin, ce génie de l’être, à ces Duz de l’ancienne mythologie bretonne, que les clercs chrétiens banniront bientôt, les reléguant au rang de « démons », – immuable tactique11.

Peut-être à côté de lui peut-on citer aussi le merveilleux Charles Nodier pour son conte écossais de Trilby ou le Lutin d’Argail (1822). Lui aussi esprit aérien que ce Trilby, qui entre dans la catégorie des Drows (sans doute variante orthographique de druz), « le plus jeune, le plus galant, le plus mignon des follets », génie du foyer, « plus malicieux que méchant et plus espiègle que malicieux », lutin amoureux de la belle Jeannie. Tel est le crime pour lequel le moine Ronald le maudira d’abord, le vouant à s’élever en bondissant jusqu’au sommet des collines ; et finalement il l’enfermera pour mille ans lié dans le tronc du bouleau le plus noueux du cimetière12.

On songe à cet autre moine presque homonyme Ronàn qui, dans La Folie de Suibhne, maudira et condamnera cet avatar irlandais de Merlin à voler sans répit d’arbre en arbre, de colline en colline, de contrée en contrée13. Serait-ce ce Merlin gaëlique qui aurait inspiré Nodier ? Il est permis d’en former l’hypothèse.

Et peut-être Jean-Louis Fetjaine récemment, dans Le Pas de Merlin (Belfond, 2002-4). Mais s’il récuse le diable comme père de Merlin, sans doute ne retoune-t-il pas à Geoffroy de Monmouth, mais prolonge-til une autre influence insulaire. S’il fait de Merlin le fils d’un elfe de la forêt, c’est sans doute qu’entretemps était passée par là l’œuvre de Tolkien avec ses entrevisions d’Elfes.

Hors l’un ou l’autre qui éludera prudemment le problème en n’en parlant pas, comme T.H. White, il y en aura quelques-uns pour chercher une échappatoire réductrice : faire de Merlin le fils d’un homme sauvage (la Suite Vulgate), ou du barde gallois Taliesin (Stephen Lawhead), d’Aurelius Ambrosius (Mary Stewart), de Blaise le confesseur de sa mère (Elsa Solal), d’un sorcier (Roger Zelazny) parfois satanique (Ira Levin), d’un grand-père incestueux (Michel Rio), voire, plus extravagant encore, voir en lui la réincarnation d’un dieu du panthéon romain (Robert King). Tot capita, tot sententiae. Chacun apporte sa petite variante personnelle.

Mais aucun pour emporter une aussi large adhésion que l’invention fabuleuse de Robert de Boron !

Le détail de tous ces textes relève maintenant du comparatisme. J’aurai l’occasion de le détailler dans mon ouvrage sur Merlin : depuis hier jusqu’à aujourd’hui. Une recherche n’est jamais finie…

Notes

1 Il peut être intéressant d’entendre ce qu’interrogée par Vortigernus, disait déjà la mère de Merlin de celui qui avait engendré en elle cet enfant ? « Neminem agnovi, qui illum in me generavit. […]. Cum essem inter consocias meas in thalamis nostris, apparebat mihi quidam in specie pulcherrimi juvenis et sæpissime, amplectens me strictis brachiis, deosculabatur ; et cum aliquantulum mecum moram fecisset, subito evanescebat, ita ut nihil ex eo viderem. Multotiens quoque alloquebatur dum secreto sederem nec usquam comparebat ; cumque me diu in hunc modum frequenstasset, coivit mecum in specie hominis sæpius atque gravidam in alvo deseruit […]. Aliter virum non agnovi, qui juvenem istum genuerit (Historia Regum Britanniæ § 107).

Je ne connais personne qui ait engendré en moi cet enfant. […] Quand j'étais avec mes amies dans nos chambres, quelqu’un m’apparaissait sous l’apparence d’un très beau jeune homme, et très souvent, en m’embrassant étroitement dans ses bras, il me baisait la bouche. Et quand il s’était un peu attardé, près de moi, il s’évanouissait subitement, de sorte que jamais je ne le visse. Souvent aussi il m’interpellait quand j’étais assise à part des autres. Et, lorsqu'il m’eut ainsi longtemps fréquentée, il fit l’amour avec moi plus souvent sous une apparence d’homme ; et il s’éclipsa quand je devins enceinte. […]. Je n'ai pas connu d’homme autrement que celui qui aurait engendré cet enfant.

Rien non plus dans ce texte qui permette d’identifier expressément ce père à un diable infernal. Return to text

2 Voir le Dictionnaire latin-français de L. Quicherat et A. Davilly, Hachette, 1929, p. 362, c. Return to text

3 D’ailleurs, à considérer les dates, initialement Merlin, en tant que personnage historique du vie siècle, qui participa à la sanglante bataille d’« Arfderydd » en 573, devait relever plutôt de la civilisation celtique, et donc de la religion des druides. Peut-être d’ailleurs en était-il un lui-même ? Un barde en tout cas, puisqu’on a gardé de lui des poèmes. Return to text

4 Les Druides, Ouest-France, 1995, p. 278. Return to text

5 Paul Vallette, « Introduction » à Apologie et Florides d’Apulée, Belles-Lettres, 1971, coll. « Guillaume Budé », p. VIII-XL. Return to text

6 « Introduction » aux Métamorphoses d’Apulée, Romans grecs et latins, « Bibl. de la Pléiade », p. 142. Return to text

7 « Robert de Boron semble avoir résidé en Grande-Bretagne. Il a pris contact avec les abbayes de Fécamp et de Glastonbury ». Il aurait ainsi connu « les traditions et les légendes, nous dirions volontiers les fabrications de la grande abbaye de Glastonbury » (J. Marx, op. cit., p. 13).

« Il paraît probable que Robert de Boron, comme l’avaient vu Gaston Paris et Suchier, vévut en Angleterre et fut l’objet des libéralités d’Henri II. [On] cite un document où un chevalier Robert de Burun, reçoit un don d’Henri II. Il entra certainement en relation avec l’abbaye de Glastonbury » (pp. 308-9).

« L’hypothèse d’une utilisation par Robert de Boron d’un texte latin composé à Glastonbury est devenue pour nous une certitude […] Il n’est pas impossible de concilier la mention d’un chevalier Robert de Burun, cité dans les chartres d’Henri II Plantagenet et dans des documents de Montreuil-sur-Mer, avec l’existence d’un village de Boron près de Montbéliard […] Il suffit d‘admettre que Robert de Boron ou les siens, fieffés en Grande-Bretagne après la conquête normande, aient transporté le nom de leur ancien fief dans leur nouvelle résidence, comme le firent les Montgomery » (p. 394). – Et ajoutons les Durban. Return to text

8 J. Marx, La Légende arthurienne et le Graal, p. 343. Return to text

9 « Le Manoir disparu », in : Le Château à la croisée des voies, à la croisée des temps, Rouen, Presses universiatires, notamment pp. 81-82. Return to text

10 Les langues romanes issues du latin connaissant d’autres faux-frères. En italien, forestiero signifie étranger, non pas forestier ; salir veut dire monter, et non salir ; fermare, arrêter et non fermer ; firmare, signer et non affirmer, etc. Return to text

11 Myrdhin l’Enchanteur Merlin, Rennes, Terre de Brume, 2001, pp. 19-23. Return to text

12 Contes, éd. P.-G. Castex, Paris, Garnier, 1961, « Classiques Garnier », pp. 89-145. Return to text

13 Le Devin maudit, pp. 203-230. Return to text

References

Bibliographical reference

Robert Baudry, « Merlin, fils du diable ? Une légende tenace née d’un contre-sens latin ! », Bien Dire et Bien Aprandre, 24 | 2006, 99-108.

Electronic reference

Robert Baudry, « Merlin, fils du diable ? Une légende tenace née d’un contre-sens latin ! », Bien Dire et Bien Aprandre [Online], 24 | 2006, Online since 01 mars 2022, connection on 18 mai 2024. URL : http://www.peren-revues.fr/bien-dire-et-bien-aprandre/965

Author

Robert Baudry

Professeur émérite, Université du Katanga

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