La rémanence de l’Antiquité, et en particulier la Présence de Virgile 1 représentent un sujet d’une richesse inépuisable. Même si l’on ne s’en tient qu’aux diverses réceptions du livre IV de l’Énéide, on constate qu’elles sont très variées, qu’il s’agisse du domaine littéraire – et plus précisément de la dramaturgie, musical, iconographique voire cinématographique. Un colloque important y a été consacré en 19882. La légende de Didon à Carthage apparaît dans la littérature française au milieu du xiie siècle avec le Roman d’Énéas et Laurence Harf-Lancner, en étudiant « Les manuscrits enluminés de l’Énéas », montre la prééminence de Didon dans l’illustration et souligne que « malgré les interminables tourments amoureux d’Énéas et de Lavine, le mythe érotique demeure, pour l’illustrateur du roman, comme pour les contemporains de Virgile, comme pour les lecteurs modernes de l’Énéide et de l’Énéas, l’histoire d’amour et de mort de la reine de Carthage3 ». Nous nous intéresserons donc ici à l’une des premières récritures de l’épisode carthaginois, en mettant d’abord en relief la réorganisation de la matière virgilienne, puis nous nous attacherons à la transformation du personnage de Didon, à son humanisation, et enfin à la place qu’elle occupe et à la signification qu’elle revêt dans l’ensemble du roman, en évoquant pour terminer quelques aspects de la fortune littéraire de notre héroïne.
Comparons d’abord l’épisode carthaginois dans l’épopée antique et dans le roman médiéval.
Énéide | Énéas | |
Carthage | I, vv. 157-756 | vv. 270-844a |
Récit d'Énée | II, vv. 1-804 | vv. 845-1192 |
III, vv. 1-718 | vv. 1193-96b | |
Carthage | IV, vv. 1-705 (et V, 1-7)c | vv. 1197-2144 |
a. Nous donnons ici les références au ms. A, édité par J.J. Salverda de Grave, Paris, Champion, 1925 et 1931, CFMA 44 et 62. Tous les passages cités se retrouvent, sauf exception signalée, dans le ms. D, édité par A. Petit, Le Livre de Poche, Lettres gothiques, Paris, 1997, avec bien entendu un décalage dans la numérotation. b. Voir Philippe Logié, L’Énéas, une traduction au risque de l’invention, Paris, Champion, 1999, Nouvelle Bibliothèque du Moyen Âge 48, pp. 163 et 167 sqq. c. Il faut y ajouter bien entendu la rencontre d’Énée et de Didon aux Enfers (A, vv. 2624-62, Énéide VI, vv. 450-76), et la mention de ces amours lorsqu’Énéas s’éprend de Lavine (A, vv. 9038-45). |
L’épisode carthaginois, qui correspond aux quatre premiers livres de l’Énéide, va du v. 270 au v. 2144, c’est-à-dire qu’il occupe 1/5e du roman, ce qui semble constituer une réduction de ce que présente l’Énéide, mais il faut y regarder de plus près. Le récit analeptique d’Énée, qui occupe 1/6e de l’Énéide, est réduit à 352 vers ; seuls 4 vers correspondent au livre III. La description de Carthage (A, vv. 407-548) prend beaucoup plus d’importance dans le texte médiéval. L’équilibre virgilien est modifié au bénéfice de l’intrigue amoureuse, et il y a un resserrement des scènes par l’élimination ou la modification de certaines étapes de la narration virgilienne.
Il est vrai que l’adaptateur médiéval a supprimé plusieurs scènes de caractère mythologique. On le remarque déjà pour le livre I : a disparu la rencontre d’Énée et de Vénus prenant alors l’apparence d’une chasseresse et retraçant à son fils l’histoire de Didon (vv. 305-417). Ensuite Énée et Achate, protégés par un nuage qui les rend invisibles, pénètrent dans Carthage, la nuée ne dissipant que plus tard (v. 587). Tous ces éléments sont soit supprimés, soit modifiés dans un esprit de rationalisation avec l’envoi par le chef troyen d’une ambassade à la souveraine, démarche préalable à leur rencontre. Ensuite le dialogue entre Vénus et Junon, au cours duquel les deux déesses conviennent d’unir Énée et la reine de Carthage, Junon organisant la scène de la chasse et de la grotte (IV, vv. 90-128), « manigances plutôt comiques » selon G. Stroppini7, a disparu. Enfin sont éliminés la requête d’Iarbas à Jupiter suivie de la réaction divine et le voyage de Mercure jusqu’à Énée (IV, vv. 198-278). Pour A. Pauphilet, cette dernière modification est fort heureuse : « Il [l’auteur médiéval] supprime Iarbas, Jupiter, Mercure, leurs trois discours, et se contente, pour avertir Enéas, d’un message qui vient de par les dieux et lui résume les propos du Jupiter virgilien. Le procédé est hardi, mais au fond n’est-ce pas bien suffisant ?8 ».
On ne peut cependant minimiser, comme paraît le faire David J. Shirt, les éléments mythologiques qui subsistent9. Le rôle de Junon à Carthage est toujours mentionné (A, vv. 515 sqq). Celui de Vénus dans l’innamoramento de Didon (A, vv. 764-822), soit en inspirant à Ascagne le pouvoir de susciter l’amour par ses baisers comme dans A, soit, plus fidèlement à Virgile, en substituant Cupidon au fils d’Énée comme dans D, demeure, alors que dans l’Histoire ancienne jusqu’à César, la mythologie étant l’objet de suppressions systématiques, la passion naît naturellement entre les deux personnages10. La volonté des dieux reste soulignée à de multiples reprises, en particulier pour justifier le départ d’Énéas (A vv. 1370, 1624 la providence as deus, 1634 le dit as deus (et 1867), 1713-14, 1759-74, 1833, 1966 comant as deus). De plus, alors que cette créature a été complètement supprimée par l’auteur du Roman de Thèbes adaptant la Thébaïde, la Fama (IV, vv. 173-97) est décrite aussi dans le roman (A, vv. 1539-78). Si la genèse de ce monstrum horrendum enfanté par la Terre (IV, vv. 178-81) a disparu, il s’agit encore pour le public médiéval d’une créature merveilleuse. Il y a donc une permanence de la causalité mythologique, certes simplifiée et réduite, avec, à l’arrière-plan, de manière presque transcendentale, le développement auquel se livre, à propos de l’accueil du héros à Carthage, le narrateur au sujet de Fortune, sa roue et ses vicissitudes A, vv. 674-692), dans lequel Raymond J. Cormier trouve un écho de saint Augustin11.
Les diverses phases de l’évolution de Didon telle qu’elle apparaissait chez Virgile sont modifiées. Dans l’Énéide (IV, vv. 478 sqq.), Didon envoie chercher la prêtresse de Massylie bien avant le départ d’Énée (vv. 581-83). Dans l’Énéas, cette intervention se produit alors que les Troyens ont pris la mer : A 1902 An mer s’anpoignent a esploit. En conséquence, le monologue de Didon (IV, vv. 534-552) lors de son insomnie, dans lequel elle exprime sa colère et son désarroi (doit-elle prendre la mer avec les Tyriens et suivre Énée ?) change de contenu dans le roman (A, vv. 1975-2006), dans lequel on ne retrouve que le souvenir des vv. 534-36 (il n’est pas question de solliciter ses anciens prétendants ; A, vv. 1999-2004) et du v. 547 (désir de mort ; A, vv. 2005-6). Au lieu d’un monologue plutôt délibératif, les vv. 1975-2006 constituent un passage plus lyrique, où l’héroïne s’abandonne au désespoir en multipliant dans un mouvement anaphorique, les interrogations oratoires :
Quant n’avrai mes nul bien de lui, A 1983
por quel vi onc ne ne conui ?
Por coi vint il a cel rivage ?
Por coi le reçui en Cartage ?
Por quel colchai ansanble moi ?
Por coi trespassai ge la foi
que ge plevi a mon seignor ? A 1989
Ensuite, le v. 552, non seruata fides cineri promissa Sychaeo est encore développé en sept vers. En fait, ce monologue prend la place de celui qu’elle prononce dans l’Énéide au spectacle du départ de la flotte troyenne (IV, vv. 584 sqq., et en particulier 591-629). Alors Didon, regrettant de ne s’être pas vengée, maudit Énée et ses compagnons et souhaite une guerre éternelle entre les descendants du héros et ceux du peuple tyrien.
Le dénouement du livre IV est considérablement modifié. Dans l’Énéide, Anna, après s’être adressée à sa sœur mourante, gravit les marches du bûcher pour réconforter sa sœur agonisante (vv. 685-92). C’est alors que Junon, prise de pitié, envoie Iris délivrer l’âme de Didon (vv. 693-708). Les flammes du bûcher ne seront évoquées qu’au début du livre V lorsque les Troyens les apercevront sans comprendre (vv. 1-8). Dans l’œuvre médiévale, le corps de la reine est livré aux flammes jusqu’à sa consomption. Ses cendres sont placées dans une urne, on célèbre ses funérailles et on grave son épitaphe (vv. 2211-2144). Telle est la conclusion d’un véritable petit roman, l’inscription funéraire éclairant le sens de l’existence de l’héroïne :
Un epitafe i ont escrit ; A 2138
la letre dit que : « Iluec gist
Dido qui por amor s’ocist ;
onques ne fu meillor paiene,
s’ele n’eüst amor soltaine,
mais ele ama trop folemant,
savoir ne li valut noiant. » A 2144
Signalons enfin que la théâtralité du livre IV a été maintenue, voire amplifiée. La grande confrontation opposant Didon à Énée (vv. 304-392) est fidèlement reproduite dans le texte du xiie siècle, et l’on peut en de nombreuses occasions apprécier l’attachement scrupuleux du poète médiéval à la letre du texte virgilien12. On peut même dire que l’aspect théâtral de cette scène a été renforcé en deux circonstances par le recours à la stichomythie (A, vv. 1677-85 et 1749-55). Le premier passage de ce genre ouvre le dialogue, ce qui contraste avec la tirade ininterrompue de Didon dans l’Énéide (vv. 305-330). le second sert de préambule à la longue réplique d’Énéas (vv. 1759-90 ; Énéide, IV, vv. 333-361). Il y a alors véritablement dialogue, au lieu de la juxtaposition de points de vue inconciliables qu’offrait l’épopée antique, et les menaces finales de la reine (IV, vv. 382-87) ont disparu. Sont ajoutées en revanche des considérations sur l’insensibilité du héros et sur l’amour non partagé.
C’est que l’auteur du Roman d’Énéas dépeint, à partir de Virgile, la première grande amoureuse de la littérature française, vivant une passion ovidienne, un amour qui n’est pas partagé. Ce faisant, il humanise son personnage auquel il donne des accents chrétiens, jusqu’au pardon.
On peut dire que le tragique virgilien, en particulier la relation amors-mors13 reste présent, ce qui apparaît plus d’une fois dans ce que Philippe Logié qualifie de « traduction proximale », de « calque avec modulation14 ». Il en est ainsi, par exemple, du v. 308 du livre IV, nec moritura tenet crudeli funere Dido, que l’on retrouve dans A, vv. 1703-4 :
« Quant ne vos puet mes retenir
Dido qu’en estovra morir… »
et de l’association amor-mort, avec paronomase :
Quant voit que ses amis s’en vait A 1971
et que s’amor a mort la trait…
Mais qui plus est, à partir des vv. 657-752 du livre I de l’Énéide, où Vénus envoie Cupidon à Carthage remplacer Ascagne, avec la mission d’inspirer l’amour à la reine, le romancier accomplit une modification originale par laquelle, dans tous les manuscrits du roman sauf D15, Vénus donne aux baisers d’Ascagne lui-même le pouvoir de susciter l’amour. Il traite de manière personnelle l’énamourement de Didon et, probablement à partir du v. 749 du livre I, infelix Dido longumque bibebat amorem, il développe le motif de la boisson mortelle, ou même du poison mortel.
Les deux futurs amants boivent grâce aux baisers d’Ascagne une passion réciproque :
Donc lo rebaisa Énéas A 815
et donc Dido eneslopas ;
de l’un an l’altre anbat l’amor,
chascuns en boit bien a son tor ;
qui plus le bese plus an boit. A 819
R.J. Cormier estime qu’ici Ascagne « becomes a magic, fateful love-philtre such as found in the Tristan legend16 », mais ce philtre, dans sa conséquence extrême, ne concerne que Dido ; son effet n’est pas exactement réciproque. C’est une boisson létifère pour elle seule, c’est l’œuvre de Vénus : Venus i ot sa flame mise (A 809)17.
En effet, cette boisson sera funeste à Didon :
mortel poison la dame boit. A 811
ele i a pris mortal ivrece A 821
On peut se demander si l’auteur médiéval s’appuie ici sur le fallasque veneno de Virgile (I, v. 688), au moment où Vénus recommande à Cupidon d’égarer de son poison Didon, mais, au-delà de l’épopée, ce motif de la boisson amoureuse, dont on trouve même l’écho dans un passage propre au ms. D, plus fidèle alors à l’Énéide (vv. 768-897), li diex [Cupidon] l’avoit bien embeüe [enivrée], réapparaît ensuite :
mortel poison avoit beü A 1259
À cette mention répond mortel rage (A 1270, 1302), et l’on retrouve mortel poison employé par Anna se lamentant devant sa sœur agonisante :
« beü avez poison mortal A 2107
por antroblïer le vasal… »
Apparemment il s’agit alors d’une supputation d’Anna, liée au recours à la magicienne, ou plutôt d’une métaphore qualifiant la funeste décision de Didon. La boisson amoureuse, le poison mortel, finit par se confondre avec un philtre fatal d’oubli (voir A. 1927-30), métaphorisant le suicide – seule la mort efface les souffrances – et le dénouement de la tragédie.
Celle-ci culmine avec la flame du bûcher (A 2115-16, 2119-20, 2121) qui prolonge les ravages de la famme amoureuse, du feu d’amour (A vv. 776, 809-10, 814, 1271, 1383-5, 1795), alors que l’ignis, la flamma ne sont guère mentionnés qu’au v. 688 du livre I et au début du livre IV dans l’Énéide (vv. 2, 22, 66, uritur au v. 68 et ardet au v. 101), on ne retrouvera la mention du feu qu’au début du livre V, après la mort de la reine. Dans le roman médiéval, la flamme du bûcher, avec ses ravages, prolonge la flamme amoureuse, et son association à la mention concomitante du poison mortal représente une véritable convergence tragique.
Enfin, au-delà de Virgile, le poète du xiie siècle a opéré des modifications et des ajouts humanisant la reine de Carthage. À partir de la rapide évocation de l’insomnie amoureuse de Didon au début du livre IV de l’Énéide, le romancier décrit l’amante hantée par l’image d’Énéas :
de lui comance a penser, A 1223
en son corage a recorder
son vis, sun cors et sa faiture,
ses diz, ses faiz, sa parleüre,
les batailles que il li dist. A 1227
Ces vers reprennent les v. 3-5 :
Multa uiri uirtus animo multusque recursat
gentis honos ; haerent infixi pectore uoltus
uerbaque…
Mais alors que la nuit d’insomnie n’est évoquée qu’en moins d’un vers :
….nec placidam membris dat cura quietem,
les v. 1228-57 nous en offrent une description détaillée dont nous citons ici une partie :
Ne fust por rien qu’ele dormist ; A 1228
tornot et retornot sovant,
ele se pasme et s’estant,
sofle, sospire et baaille,
molt se demeine et travaille, A 1232
tranble, fremist et si tressalt,
li cuers li mant et se li falt.
Molt est la dame mal baillie,
et quant ce est qu’ele s’oblie, A 1236
ansanble lui quide gesir,
antre ses braz tot nu tenir,
antre ses braz lo quide estraindre.
Ne set s’amor covrir ne foindre… A 1240
C’est l’œuvre d’Ovide, en particulier les Amours, les Remèdes, les Héroïdes et les Métamorphoses qui est à la source de cette nosographie, comme l’a établi Edmond Faral18. Cette description des tourments de Dido constitue donc un passage fondamental dans la littérature française, puisque le romancier de l’Énéas est le premier à décrire les effets de l’amour-maladie. Dans son roman même, on retrouve tous ces symptômes du mal d’amour, d’abord évoqués pour Dido, décrits par la reine, épouse de Latinus, à sa fille Lavine (A, vv. 7917-30) qui en fera aussitôt l’expérience (A, vv. 8073-79, 8242-44, 8399-42, 8445-51), comme Énéas par la suite. Benoît de Sainte-Maure, pour décrire les tourments de Diomedés et d’Achillés, Marie de France, Chrétien de Troyes, pour dépeindre les souffrances de Soredamors, s’inspireront de ce passage ovidien du Roman d’Énéas19. L’ingéniosité de l’adaptateur ne consiste pas seulement à ajouter la couleur ovidienne à la source virgilienne ; il combine même ces deux éléments, car il insère alors la translation d’un passage postérieur emprunté au livre IV, v. 83 : illum absens absentem audetque uidetque aux vv. 1245-48 :
cuide que cil qui ert absenz A 1245
anz en son lit fust presenz :
n’an i a mie, aillors estoit…
et en même temps les vv. 1237-44, où Dido éprouve l’illusion de posséder celui qu’elle aime dans une sorte de délire, prennent vraisemblablement leur source dans l’Héroïde XV ou l’Héroïde XIII20.
Un autre apport du romancier est d’avoir alors modifié l’entretien de Didon avec sa sœur Anna. Alors que dans l’épopée latine Didon découvre d’emblée ses sentiments pour son nouos hospes (IV, v. 10), le roman nous présente une scène d’aveu. Après un échange initial stichomythique, prend place un véritable dialogue se terminant par une révélation interrompue A, v. 1276). Heinrich von Veldeke est si conscient de l’intérêt de ce passage de l’Énéas qu’il introduit ici un premier aveu trisyllabique21. L’aveu n’intervient qu’ensuite, après que Dido s’est pâmée, mais l’aimé n’est d’abord désigné que par une périphrase, li Troïens vasaus (A, v. 1282) ou par des démonstratifs, cestui (A, vv. 1299, 1303, 1308, 1321) ou cist (A, vv. 1301 et 1302). Le héros n’est nommé qu’au v. 1324 : « Énéas l’ai oÏ nomer. » S’instaure ici une problématique de l’aveu qui sera amplifiée dans la dernière partie du roman, lors de la révélation de Lavine à sa mère (A, vv. 8853-55).
De plus, à partir du texte antique, le poète de l’Énéas a dépeint la souffrance provenant d’un amour non partagé, amor soltaine mentionné sur son épitaphe. On peut hésiter sur l’interprétation de cette épithète : on pourrait la considérer comme une forme de sodain, sotain <subitanum, comme l’estimait J.J. Salverda de Grave22 : on sait que, provoqué par les baisers de Cupidon ou d’Ascagne, l’amour s’empare subitement de la reine. Peut-être est-il préférable, en dernière analyse, d’estimer comme R.J. Cormier que soltaine < solitanea a ici le sens de « solitaire »23. Cette caractéristique n’est pas absente de l’Énéide24, mais elle a été développée par l’auteur médiéval. Dans une addition intégrale au dialogue opposant Didon à Énée au livre IV (vv. 304-392, Énéas, vv. 1675-1862), il met en relief par des antithèses appuyées le caractère solitaire et pathétique de la passion de Didon :
Nos sentons molt diversement : A 1823
ge muir d’amor, il ne s’en sent,
il est en pes, ge ai les mals ;
amors n’est pas vers moi loials,
quant ne sentons comunalment.
Se il sentist ce que ge sent, A 1828
qu’il amast moi si com ge lui,
ne partisson ja mes andui25.
En proie à une passion solitaire qui l’amène à la déchéance et à la mort, avec des accents tragiques, Dido est cependant humanisée par rapport à l’image que nous donne d’elle l’Énéide. Lors du dialogue qui l’oppose à Énéas, la comparaison de la reine de Carthage avec une Thyade (IV, vv. 301-3) a disparu, tout comme ses interpellations véhémentes, qualifiant Énée de perfidus (v. 305) ou de crudelis (v. 311). Au lieu de l’accumulation de reproches que présente alors l’œuvre latine, on trouve un véritable échange :
Dites, vasaus, ou forfis onc, A 1677
que m’ocïez ? – Que est ce donc ?
– Ja fetes vos voz nes garnir.
– Gié ? – Voire, volez moi foïr. A 1680
– Ainz m’an irai tot a veüe.
– Por coi m’avez donc deceüe ?
– Deguerpiroiz me vos ansi ?
– Ge ne puis mes remaindre ci. A 1684
– Por coi ? fait el. – Li dieu n’ont cure.
– Ohi lasse, quel aventure !…
Il ne s’agit plus de la juxtaposition de points de vue inconciliables se succédant comme c’était le cas chez Virgile. Un second passage comparable a été ensuite inséré dans la même scène par le poète médiéval. S’il est vrai qu’il fait écho aux vv. 425-27 du livre IV, c’est aussi un dialogue stichomythique, débutant par un tendre reproche : A 1749 Sire, por coi m’avez traïe ?, et l’on retrouve ce ton mesuré de Dido un peu plus loin : A 1757 Sire, por coi me fuiez donc ?
Et surtout, on le sait, l’explosion de rage de Didon voyant la flotte troyenne s’éloigner (IV, vv. 590-630) a disparu. On voit au contraire la reine de Carthage, toujours amoureuse, faire sans cesse signe à son amant, avec sa manche d’hermine blanche (A, vv. 1958-63). La manche, souvent fourrée, est l’un des attributs de l’amie portés par l’aimé au combat, dans les joutes ou à la guerre. Ici l’anachronisme rend plus sensible ce geste ultime de tendresse amoureuse, multiplié à l’infini grâce à l’hyperbole :
o la manche del blanc hermine A 1962
lo raçoine cent foiz et cent26.
Qui plus est, Dido, s’étant frappée mortellement, prononce un monologue (A, vv. 2039 sqq.) fort différent du passage correspondant de l’Énéide IV, vv. 651-62), car au lieu de l’anathème final à Énée, on y trouve le pardon :
« Il m’a ocise a molt grant tort ; A 2063
ge li pardoins ici ma mort ;
par nom d’acordement, de pais,
ses garnemenz an son lit bais.
Gel vos pardoins, sire Énéas. » A 2067
Il y a là des accents chrétiens, comme l’a souligné Albert Pauphilet : « Elle glisse d’un mouvement uni vers une mort sans colère, et l’on ne s’étonne pas que bien loin de penser à quelque vengeance d’outre-tombe elle expire en pardonnant. Presque une mort chrétienne27 ».
Enfin, après l’épisode carthaginois, dans le roman (A, vv. 2625-62) comme dans l’Énéide (VI, vv. 450-76), Énéas rencontre Dido aux Enfers. Chez Virgile, Didon demeure insensible au discours d’Énée avant d’aller se réfugier
in nemus umbriferum, coniux ubi pristinus illi 473
respondet curis aequatque Sychaeus amorem.
La réaction de Dido au discours d’Énéas est d’abord la même, mais alors que dans l’Énéide Sychée a pardonné, Didon se reposant dans la douceur de son amour, le poète du xiie siècle met l’accent sur la conscience qu’a l’héroïne de sa culpabilité envers son mari ; puisqu’elle a manqué à la fidélité jurée, elle n’ose le rejoindre :
Por ce qu’el li avoit mentie A 2657
la foi qu’el li avoit plevie,
ne s’osoit pas vers lui torner,
ne ne l’osot mie esgarder,
ne pres de lui ne s’aprismot :
por son forfet se vergondot.
Ce sentiment d’avoir commis une faute envers son époux est lié à la conscience du péché, et c’est pourquoi A. Pauphilet estime que : « Cette âme en peine porte dans les Enfers un remords de chrétienne28 ».
On peut à présent s’interroger sur le relief pris par le personnage virgilien ainsi modifié dans l’œuvre médiévale. À l’origine, comme le rappelle Pierre Grimal, Didon a pour « garant » Calypso qui retient Ulysse dans sa demeure… » Didon, comme Calypso, est amoureuse du héros, qui est jeté par les flots sur le rivage où elle règne. Et ce sont les dieux qui leur arrachent – à la reine comme à la nymphe – celui dont elles voudraient qu’il fût, à jamais, leur compagnon29 ». Et, dans un passé plus récent, « la séduction du pouvoir à laquelle Énée est sur le point de céder préfigure la « captivité » d’Antoine auprès de la nouvelle Isis [Cléopâtre] et sa tentative de monarchie orientale30 ».
Dans le texte médiéval, Dido prend d’autres significations et une autre dimension. Elle constitue l’une des trois grandes figures féminines du roman, avec Camille et Lavine. En ces trois occasions le romancier s’est orienté dans trois directions différentes. D’abord, à la suite de Virgile, il a voulu dépeindre la passion malheureuse et coupable, souvenir de l’infelix Dido31. Puis Camille, l’Amazone, la vierge guerrière, représente la vertu sans l’amour. Enfin l’ingénue Lavine découvre, avec Énéas, les surprises d’un amour ovidien qui se termine par leur mariage. Une nette opposition s’établit, d’une extrémité du roman à l’autre, entre Dido et Lavine, comme le souligne Christine Marchello-Nizia : «… à l’amour mortel de Didon s’oppose celui, plein d’avenir, de Lavine, comme à l’hiver, saison des amours carthaginoises, s’oppose l’été italien32 ». À ce propos, comme le signale la critique, Daniel Poirion considère que : « On peut reconnaître dans l’Énéas la structure démonstrative de tout récit mythique, structure commune au Tristan de Béroul comme aux romans de Chrétien de Troyes, opposant une erreur à une rectification, le contenu inversé au contenu posé : conjointure qui donne son sens à l’action du héros… L’opposition entre l’errance ou l’erreur et la quête ou la conquête rythme ainsi le roman33 ».
Même si nous estimons que le Roman d’Énéas présente plutôt une structure tripartite (En suivant le ms. A :1. Errance et quête, 3104 v. ; 2. La guerre, 4752 v. ; 3. Dénouement par lequel s’accomplit la destinée du héros, 2300 v.), il n’en reste pas moins qu’aux amours de Dido, la veuve sensuelle et coupable, s’opposent celles de Lavine, la jeune fille sans expérience. Ces deux épisodes amoureux, qui marquent deux étapes dans le destin d’Énéas, s’opposent et se répondent à chaque extrémité du roman.
De plus, Michel Rousse, insistant sur la place privilégiée de Dido, Camille et Lavine dans l’organisation du texte médiéval, estime que chacune d’elles est reliée symboliquement à l’une des trois déesses participant au jugement de Pâris, et dans l’ordre où elle viennent se présenter à celui-ci (A, vv. 99-182 ; passage absent du seul ms. D) : « Dido répond à Juno et au thème de la « richesse »…Camille est « pucelle », elle met tout son plaisir dans la guerre : elle répond évidemment au registre de Pallas… Le cas de Lavine est plus complexe. Qu’elle réponde au thème de Vénus ne fait aucun doute. Mais il s’est opéré ici. un transfert de Vénus à son fils Amors34 ».
Jean-Charles Huchet, après avoir dégagé, à partir des travaux de G. Dumézil, la répartition de la trifonctionnalité entre les trois déesses dans le jugement de Pâris, met en relief cette caractéristique pour les trois grands personnages féminins du roman. Pour lui, l’ordre d’apparition de ces trois figures épouse l’ordre hiérarchique des fonctions, Didon étant une héroïne déchue de la première fonction, Camille une guerrière (seconde fonction), et Lavine l’incarnation de la fécondité (troisième fonction). Tout en mettant l’accent sur le pouvoir détenu par la reine (A, vv. 375-80), il dégage chez elle la part du désir et de la volupté : « Survient l’amour et ses affres, la luxure et la « felenie », et les devoirs afférents à l’exercice de la souveraineté sont vite oubliés, et le « regne » laissé à la dérive. Voilà Dido déchue de la dignité d’héroïne de la première fonction, condamnée aux amours malheureuses, sort des femmes incarnant la troisième fonction35 ».
Il est vrai que l’on a souligné plus d’une fois l’association de Dido et du pouvoir. Comme chez Virgile, Dido est liée à Carthage, mais alors que dans l’Énéide il s’agit d’une ville en construction, essentiellement ornée de peintures représentant la guerre de Troie (I, vv. 421-93), on trouve dans le roman la description développée d’une ville médiévale pratiquement achevée (A, vv. 407-548), dont il ne reste plus qu’à terminer la fortification des murs extérieurs. Il n’est pas possible de s’attarder ici sur ce passage important. On pourra se reporter à l’article d’Anne-Marie Macabies36 et surtout à l’ouvrage de Catherine Croizy-Naquet37, qui met en évidence un lien de réciprocité entre la femme et la ville38. Mais elle précise que : « La mise en valeur du pouvoir détenu par une femme est accentuée par le jeu des rimes feme/regne, qui réduplique la fonction féminine fondatrice doublée, en l’espèce, d’une capacité à diriger, au point de se substituer au pouvoir d’un homme. Mais là se trouve justement l’aporie qui conduira Didon à la mort39 ».
Faut-il accorder alors tant d’importance à l’angin (A, v. 393) par lequel Dido s’assure initialement la possession du territoire de Carthage, comme le fait J.-Ch. Huchet, qui parle du « mécanisme d’une usurpation territoriale40 » ? On peut se demander ici si le sort de Dido, et l’échec final de Carthage, supplantée par Rome à la tête du monde (A, vv. 520-27) n’illustrent pas l’incompatibilité, dans la société féodale, de la femme et du pouvoir. C. Marchello-Nizia a en effet relevé41 la fréquence de la rime fame : regne pour Dido (A, vv. 379, 553, 1349). Mais en fait, les v. 1349-50 de A :
Ne puet estre longue par fenne
bien maintenu enor ne regne
sont une sentence absente de l’Énéide, prononcée par une femme, Anna, sœur de Dido, qui met en relief cette incompatibilité. Et il faut aussi, dans ce cas, prendre en considération d’autres rimes concernant Dido : terre/guerre (A, vv. 467-8, 1355-6, 1415-6, 1729-30) ; ainsi que païs/enemis (A, vv. 1357-8, 1723-4), qui insistent sur l’insécurité et la faiblesse de Dido, l’incapacité d’une femme à gouverner, renforcée par la rime seignor/enor (A, vv. 647-8, 1359-60), en accordant une attention particulière aux vv. 647-8 qui soulignent que Dido n’est pas roi, comme le fait remarquer Francine Mora-Lebrun42 après Pierre Gallais43 :
………. Parlastes al roi ? A 646
– Nenil. – Por coi ? – N’i a seignor.
– Coi donc ? – Dido maintient l’enor.
Le narrateur médiéval, reprenant le pendent opera interrupta (IV, v. 88) de Virgile, insiste sur le délabrement de la ville et la ruine du royaume, négligés par la reine, oublieuse de ses devoirs à cause de l’amour : (A, vv. 1413-32) :
Amors li a fait oblïer A 1413
terre a tenir et a garder.
Et surtout, après la description de la Fame [Fama], à la place de la colère d’Iarbas s’adressant à Jupiter qui exauce sa prière (IV, 196-221) prend place un passage assez étendu (A, vv. 1567-1614) qui met l’accent sur la culpabilité de la reine, sa déchéance, et sur les réactions des nobles hommes qu’elle a dédaignés, ce qui représente une mise en question du pouvoir féminin à cause de sa parole fallacieuse : elle a transgressé la fidélité promise à son mari. Pire encore (A, vv. 1608-14), elle a fait d’Énéas un dévoyé : toz est livrez a male voe (A, v. 1613). Le poète médiéval partage les commentaires misogynes des barons :
Antr’els dïent, et si ont droit, A 1589
molt par est fous qui feme croit :
ne se tient prou en sa parolle ;
tel tient l’en sage qui est fole… A 1592
Fous est qui en fame se fie ; A 1600
Peut-être y a-t-il ici l’écho de la déclaration de Mercure à Énée (IV, vv. 569-70) :
Varium et mutabile semper
Femina.
En tout cas le personnage de Dido montre que la femme et le pouvoir féodal sont inconciliables. On peut comparer à Dido Camille, reïne de Vulcane, qui périt victime de sa convoitise.
Nous sommes loin alors de l’image de Didon telle qu’elle est donnée, au tout début du xve siècle, par Christine de Pizan dans Le Livre de la Cité des Dames, pour lequel, n’ayant pu disposer du texte du ms. BN fr. 607 transcrit par Maureen Curnow, nous utiliserons la traduction de Thérèse Moreau et d’Eric Hicks44. Si, au chapitre LV du livre II, La femme justifiée par la Droiture, Didon apparaît, à partir de Virgile, parmi les femmes fidèles, illustrant la constance en amour (De Dido royne de Cartage a propos d’amours ferme en femme) et victime d’Énée, il faut remarquer que dans le livre I, La femme justifiée par la Raison, le chapitre XLVI est intitulé Cy dit de la prudence et avis de la royne Dido, au sein d’un développement montrant la femme capable de jugement et de la conduite des affaires. Ici les tribulations de la reine depuis la Phénicie jusqu’à la fondation de Carthage démontrent ses qualités viriles : « Son courage hors de pair, son audace, l’éclat de ses actions et la sagesse de sa politique firent que l’on changea son nom pour l’appeler « Didon », l’équivalent du latin virago, c’est-à-dire « celle qui a le courage et la résolution d’un homme45 ». Cette étymologie remonte à Servius, contemporain de Macrobe (fin ive – début du ve s.) à propos du V. 340 du livre I de l’Énéide :
Dido vero nomine Elissa ante dicta est, sed post interitum a Poenis Dido appellata, id est virago Punica lingua, quod cum a suis sociis ageretur cuicumque de Afris regibus nubere et prioris mariti caritate teneretur, forti se animo et interfecerit et in pyram jecerit, quam se ad expiandos prioris mariti manes extruxisse fingebat46.
Eberhard Leube a bien montré que Christine de Pizan s’inspire alors de Boccace, qui a donné une biographie de Didon dans le De casibus virorum illustrium, composé en 1356-60, remanié en 1373, et une autre dans le De mulieribus claris47. Comme l’a démontré Jacques Monfrin, la biographie que présente le De casibus a été reprise dans la seconde partie du Livre des Eneydes48. Il s’agit d’une tradition qui remonte probablement à Justin (au temps des Antonins, au IIe, voire au iiie s. après J.-C.) dans ses Histoires Philippiques49. Hiarbas, rex Maxitanorum, demande la main d’Elissa sous menace de guerre. La reine, par fidélité à son mari défunt, Acherbas, fait construire un bûcher sur lequel elle se tue d’un coup d’épée, « Et quamdiu Karthago invicta est, pro deo culta est50 ». C’est ici la source, peut-être avec Tertullien (160-220, né à Carthage) de la tradition de la Didon vertueuse, dont cet écrivain qualifie le suicide de praeconium castitatis et pudicitiae, « glorification de la chasteté et de la pudeur », tradition qui, dans l’Antiquité tardive, est chère aux auteurs africains, aux Pères de l’Église, celle de Dido univira, qui n’a connu qu’un seul mari, célébrée notamment par saint Jérôme51. C’est cette tradition que l’on retrouve au xve siècle chez Martin le Franc dans le Champion des Dames (1442) :
Ayez de Dido souvenance, 1032652
Laquelle de morir n’eut peur
Pour sa leale convenance ! 1032852
et chez Antoine de la Sale, dans Jehan de Saintré (1456) :
« lequel Ennee tant ama Dido que il en moroit ; mais Dido de s’amour ne tenoit compte, car tant avoit amé et encores amoit son mary tout mort, qu’elle ne le povoit oblier…53 »
Enfin, chez Villon, Didon apparaît notamment dans les Poésies diverses :
Sage Cassandre, belle Écho, 12154
Digne Judith, caste Lucrèce,
Je vous connois, noble Dido
À ma seule dame et maîtresse. 12454
Didon est ici citée à la suite de quatre « héroïnes antiques qui, pendant le Moyen Âge, ont symbolisé les vertus féminines : Cassandre, la sagesse ; Écho, la beauté ; Judith, le courage et la grandeur ; Lucrèce, la chasteté55 ». Villon se rattache ici à la tradition qui fait de Didon une veuve admirable, fidèle jusqu’à la mort à son époux défunt.
En revanche, le Roman d’Énéas nous offre l’image de Dido se donnant la mort par désespoir d’amour, dans le sillage de Virgile, en jouant pour cette légende probablement le rôle « à la fois d’un intermédiaire, [d’]un miroir déformant, [d’]un écran56 ». On le constate dans les romans du xiie s. qui suivront. Chrétien de Troyes, en décrivant l’ornementation du palefroi d’Enide, retrace l’histoire d’Énéas en évoquant surtout l’épisode carthaginois :
li arçon estoient d’ivoire, 5289
s’i fu antailliee l’estoire
comant Énéas vint de Troye,
comant a Cartaige a grant joie 529258
Dido an son leu le reçut,
comant Énéas la deçut,
comant ele por lui s’ocist… 429557
À peu près à la même époque, Alexandre de Paris fait évoquer par son héros, dans la branche IV du Roman d’Alexandre, la même légende (L. 27) :
Aridés, dist li rois, je vos donrai Cartage. 48658
La roïne Dido la perdi par folage
Por l’amor Énéas, ou ot mis son corage, 48858
Qui en icel païs estoit venus a nage
Qant eschapa de Troies, ou il ot grant damage.
La dame le retint et fist gent hebregage,
Ainc de riens qu’il vausist ne fu vers lui salvage, 49258
Car ele le cuidoit avoir par mariage ;
Et qant il s’en parti, s’en ot au cuer tel rage
O le branc de s’espee s’ocist par grant outrage ;
Qant ele ainsi s’ocist, ne fist mie que sage. 49658
On en retrouve une autre mention dans le Roman d’Alexandre ou Roman de toute chevalerie de Thomas de Kent, cette fois au moment où Alexandre rencontre la reine Candace (L. 514) :
Et se fist vieler e harper un nouvel son 765058
Coment danz Énéas ama dame Didon,
E coment s’en ala par mer od son dromon,
Cum ele s’en pleint sus as estres en son,
E cum au d[e]roin se art en sa meson. 765459
Au xiiie siècle, on retrouve cette légende de la reine de Carthage chez les troubadours60, et en particulier dans les romans occitans Jaufré et Flamenca. Dans Jaufré (vers 1230), Didon est citée en compagnie d’Énée avec d’autres amoureuses célèbres comme Blancheflour, Iseut, Fenice :
Ni Dido qu’el cors se feri 761758
d’un espada, si qu’en muri
per Énéas, car s’en partia
d’ella ni de sa compannia. 762061
Le Roman de Flamenca (vers 1275) précise que l’épisode carthaginois, comme celui des amours de Lavine, fait partie des récitals jongleresques (vv. 632-37), et l’on y relève ensuite un rappel du drame :
S’ieu homicidas n’apel 460458
mon cor et Amors, es rasos,
qu’il mi son de mort occaisos :
Énéas aucis en aisi
Dido, ques hanc non la feri. 460862
Il n’est pas possible de reprendre ici toutes les mentions de Didon dans la littérature romanesque du Moyen Âge ; on se reportera à l’ouvrage de Louis-Ferdinand Flutre qui en a relevé une vingtaine63. Signalons cependant que, dans la seconde partie du Roman de la Rose (1274), Jean de Meun, par la bouche de la Vieille, énumère une série de cas illustrant l’infidélité des hommes, en commençant par l’histoire d’Énée et de Didon (vv. 13143-80), en s’inspirant d’Ovide (Art d’aimer, III, vv. 31-40)64. Énée est qualifié de traïstres, l’essentiel étant consacré au suicide de la reine présentée comme une victime. Cette image négative d’Énée, déjà présente chez Chrétien de Troyes (v. 5294 d’Erec cité supra : comant Énéas la deçut) ne sera pas sans conséquences. Au xve s. par exemple, Achille Caulier, continuateur d’Alain Chartier cite dans La Cruelle Femme en amour Didon avec Hélène et Pâris, Pyrame et Thisbé, Héro et Léandre65, puis, dans L’hôpital d’Amour (avant 1441), il la mentionne dans un cimetière d’amants loyaux, parmi ceux qui se sont suicidés par le feu66 avant de la montrer victime d’Énée, excommunié par Amour :
Et d’autre part le faulx Enee 460
Par qui Dido fu forsenee67.
Terminons en évoquant, à la fin du xiiie s. ou au début du xive, l’Ovide moralisé. Son auteur insère dans cette traduction des Métamorphoses (ici XIV, vv. 75-81) un long développement sur l’histoire d’Énée et de Didon, suivi d’une moralisation (vv. 302-602). Dans sa complainte, Didon, regrettant d’avoir écarté de valeureux prétendants, insiste sur la déloyauté d’Énée, dont elle est enceinte, mais il n’est pas question de la foi jurée à Sychée. Énée et ses compagnons symbolisent la Sainte Eglise et son peuple. Didon représente l’Hérésie, qui veut se soumettre le monde et le tromper. Elle se tue spirituellement del branc dou devin jugement (v. 588). Son corps brûlé correspond aux bougres et aux hérétiques. Sainte Eglise peut alors reprendre le droit chemin68. On retrouvera ce passage, résumé, dans l’Ovide moralisé en prose, achevé en 146769.
C’est donc à partir du Roman d’Énéas que débute dans la littérature française le Nachleben de la reine de Carthage qui laissera, comme le souligne René Martin « loin derrière elle les autres héroïnes de la mythologie et de l’histoire antiques – quelle qu’ait été la fortune posthume de Phèdre, de Médée ou de Cléopâtre70 ». L’adaptateur médiéval a considérablement modifié l’équilibre des quatre premiers livres de l’Énéide et il a restreint la part de la mythologie, sans pour autant la supprimer, en conservant la théâtralité, le tragique et le pathétique du livre IV, qu’il a parfois amplifiés. Il a fait de la Didon virgilienne une amoureuse ovidienne et surtout une héroïne humanisée, aux accents presque chrétiens, marquée par le remords et allant jusqu’à pardonner à Énéas. Elle constitue la première des trois grandes figures féminines du roman. Veuve tentatrice, elle s’oppose par sa sensualité à la chasteté de Camille, comme sa culpabilité contraste avec l’innocence de Lavine. Si elle consacre en sa personne l’association de la femme et la ville, sa destinée illustre l’incompatibilité du statut féminin et du pouvoir féodal. Cette première Didon médiévale, représentant l’une des deux traditions de sa légende, ici à partir de Virgile est une incontestable réussite.