La catabase d’Yonec : un souvenir de Virgile ?

DOI : 10.54563/bdba.969

p. 141-152

Texte

Il n’est guère besoin, dans le cadre de ce colloque, de souligner l’importance de la translatio dans la conception médiévale de l’écriture et de nombreux travaux en ont montré les fondements et les réalisations. Il est un point sur lequel je voudrais cependant insister le temps de cette contribution. En effet, s’il est facile de reconnaître que la translatio puise d’abord et surtout dans les textes hérités de l’Antiquité gréco-latine, il reste à observer comment peut se constituer cette nouvelle vision du monde aussi puissament syncrétique. En effet, comme le souligne Daniel Poirion dans l’introduction à l’ouvrage qu’il a consacré au Merveilleux dans la Littérature française du Moyen Âge, les cultures savante et populaire, loin de s’affronter et de s’opposer, ont permis l’avènement d’une vision du monde qui réunit les extrêmes comme en un creuset :

Le décalage des cultures peut résulter d’une opposition plus proche, celle qui s’établit entre la culture savante et la culture dite populaire. Le merveilleux est alors compris par nous comme le reflet d’une « âme populaire » dans la conscience des lettrés1.

Les travaux de Jacques Le Goff ont montré pour leur part que les conditions historiques ont contribué largement à cette fusion : d’une part « la tactique et la pratique évangélisatrices » ont rendu nécessaire « un certain accueil [du] folklore dans la culture cléricale », de l’autre l’apparition d’un nouveau public, celui des aristocrates, a permis l’intégration dans la littérature romane naissante de ces thèmes folkloriques2. De la même façon, les comédies latines du xiie siècle, écrites pourtant par des dignitaires religieux, mettent en scène des grossièretés dignes des fabliaux, fabliaux, dont, par ailleurs, l’appartenance à la culture populaire a été discutée. C’est donc plutôt une capacité d’assimilation d’une vitalité extraordinaire que nous offre la littérature médiévale : elle fond en un ensemble cohérent les éléments disparates qui forment son héritage.

À ce titre, l’œuvre de Marie de France, qu’il s’agisse des Lais, des Fables ou de l’Espurgatoire Seint Patriz, nous offre un terrain privilégié d’observation. Elle nous aide à nuancer l’opposition trop strictement établie par Michaël Bakhtine, à propos de l’œuvre de Rabelais, entre culture savante et culture populaire. Comme l’a suggéré Yolande de Pontfarcy, dans son édition de l’Espurgatoire Seint Patriz, les frontières entre les traditions sont beaucoup plus perméables que ne l’a dit le critique russe :

L’Espurgatoire de Marie popularisa donc, dans le milieu laïc de la Grande Bretagne, le Tractatus qui, d’origine orale, s’adressait, sous sa forme écrite, essentiellement à un public religieux. Ces ouvrages montrent que les frontières entre l’oral et l’écrit, entre culture populaire et savante, cléricale et laïque, ne sont pas aussi étanches que Bakhtine l’avait pensé3.

Soulignons, s’il le faut encore, le fait que le latin, loin d’être une langue morte, était à cette époque, la langue parlée et non seulement écrite, par l’élite intellectuelle européenne. Le Lai de Tyolet, évoque ce statut si particulier du latin qui en fait l’intermédiaire obligé entre les récits populaires et les récits littéraires : l’aventure est d’abord racontée par les témoins dans leur propre langue ; elle est ensuite traduite et transcrite en latin et c’est enfin du latin que ces contes sont transposés en romanz :

Ne trouvassent meson ne tor
ou II ou III par aventure
e ensement par nuit oscure
aventures beles trovoient
qu’il disoient et racontoient.
A la cort erent racontees,
si com eles erent trovees ;
Li preude clerc qui donc estoient
totes escrire les fesoient ;
mises estoient en latin
et en escrit em parchemin,
por ce qu’encor tel tens seroit
que l’en volentiers les orroit.
Or son dites e racontees,
de latin en romanz trovees4.

Comme l’a souligné Yolande de Pontfarcy, c’est un cheminement semblable qu’a subi la matière de l’Espurgatoire Seint Patriz. Un récit, véhiculé de bouche en oreille, a été transcrit par un clerc sous la forme du Tractatus, puis traduit en romanz par Marie de France. De manière paradigmatique, cette transition latine est évoquée dans ce même récit et placée sous l’égide de saint Patrice lui-même, qui, pour pouvoir comprendre les confessions d’un vieillard irlandais :

Pur ço k’il ne saveit comprendre
sun language, ne rien entendre,
il fit un latimer venir
pur lui mustrer et aouvrir
ço ke li velz hom(e) li diseit
e dunt il se regeïseit5.

Il apparaît donc qu’aux yeux de Marie les aventures, qu’elles proviennent des auteurs latins ou des récits populaires bretons, revêtent une égale dignité, puisqu’il lui revient l’honneur de les transformer, de les transmuter, par son travail poétique. Cependant, si notre auteur mentionne explicitement ses sources dans l’Espurgatoire, elle se montre beaucoup plus discrète dans les Lais. Cette différence s’explique aussi par les enjeux spécifiques de chaque texte. L’Espurgatoire s’inscrit d’emblée dans une démarche apologétique et religieuse. Les autorités ici convoquées viennent assurer d’une part la légitimité du propos (saint Grégoire et saint Augustin), de l’autre son authenticité (témoins visuels, au premier rang desquels le chevalier Owein). En revanche, les Lais visent la délectation et le divertissement, quand bien même ils invitent les lecteurs, selon les vers célèbres du prologue à gloser la lettre/et de lur sen le surplus mettre6 et prodiguent ainsi un enseignement qui, comme l’a souligné Paul Zumthor avec une légère exagération, relève du didactisme7.

Cette invite à l’interprétation a été largement suivie d’effets. Si l’on envisage en effet le seul Lai d’Yonec, plusieurs pistes de lecture ont été explorées, parmi lesquelles je voudrais en retenir deux qui, par leur opposition quasi systématique méritent l’intérêt, je veux parler des articles de Jacques Ribard et de Philippe Walter8. Jacques Ribard choisit délibérément de privilégier l’approche chrétienne, arguant du fait que le fondement même de la culture médiévale est chrétien. Si en effet on admet que toute époque construit ses schèmes de pensée selon une épistémé, pour employer le vocabulaire de Michel Foucault, ou un bassin sémantique (Gilbert Durand) ou encore un paradigme (Michel Maffesoli), on concédera volontiers à Jacques Ribard le droit de proposer une interpretatio christiana de ce texte, d’autant qu’elle se montre véritablement brillante. Citons en effet les conclusions auxquelles parvient ce critique : le vieillard stérile et sa sœur représenteraient l’Ancien Testament et la Synagogue ; la Dame, l’âme humaine prisonnière du péché ; Muldumarec, le Messie qui sacrifie sa vie pour sauver l’humanité ; Yonec enfin, le « Consolateur » ou, autrement dit, le Paraclet.

Sous un habillage romanesque, la poétesse développerait ainsi une large fresque allant de l’Ancien Testament, temps de l’attente et de l’espoir, au règne de l’Esprit Saint, en passant par la venue et le sacrifice du Christ9.

Cependant, ces analyses, pour séduisantes qu’elles soient, n’épuisent pas la richesse de notre texte. Philippe Walter, pour sa part, emprunte une tout autre direction. Convaincu que Marie de France a puisé sa matière dans le folklore celtique10, il propose deux rapprochements suggestifs. Le plus étrange a priori, mais qui ne surprend guère ceux qui ont réfléchi un tant soit peu sur les avatars de la mythologie indo-européenne à la suite de Georges Dumézil, évoque un conte indien « compilé par Somadeva au xie siècle : l’Histoire de Sringabhuya et de la fille du rakshasa »11. Notre auteur débusque ainsi une structure commune aux deux contes : un couple stérile bénéficie, grâce à l’intervention d’un être féerique, capable de se métamorphoser en oiseau, de la naissance d’un enfant merveilleux, qui succède à son père, après avoir poursuivi ses traces sanglantes jusque dans l’Autre Monde. Bien entendu, il ne s’agit nullement ici de prétendre que Marie ait eu en aucune façon connaissance de ce mythe, mais de montrer qu’il existe dans la culture indo-européenne un prototype commun à ces deux récits. Nous nous permettrons d’ajouter une correspondance supplémentaire. En effet, c’est une flèche tirée par le fils de l’ogre qui provoque la blessure mortelle. Or, chez Marie, l’oiseau est blessé non par une flèche volante, mais par des objets que l’on pourrait identifier comme des flèches immobiles :

Broches de fer fist granz furchier
Et acerer le chief devant :
Suz ciel n’ad rasur plus trenchant12.

Renvoyons ici aux considérations de Gilbert Durand sur la parenté fondamentale qui unit dans l’imaginaire la flèche et l’aile. L’aile, bien nécessairement liée à l’envol, symbolise une sexualité sublimée :

Si elle joue un rôle sexuel dans la mythologie chrétienne, ce rôle est nettement sublimé ; le phallisme, dont l’oiseau est quelquefois chargé, n’est qu’un phallisme de la puissance, de la verticalisation, de la sublimation et, si le vol s’accompagne de volupté, c’est le remarque Bachelard, d’une volupté purifiée : « En volant la volupté est belle… contre toutes les leçons de la psychanalyse classique, le vol onirique est une volupté du pur13 ».

À l’aile, l’imaginaire associe la flèche : tout ange, comme le remarque justement Gilbert Durand, est sagittaire (p. 148). La flèche, qu’elle soit symbole d’amour ou d’accession rapide au savoir ou à la transcendance, appartient au dynamisme positif de l’élévation. Or, précisément, le piège tendu par le cruel vieillard opère sur la flèche une inversion maligne en ce qu’il l’immobilise.

Le second rapprochement appartient à la sphère culturelle celtique : il s’agit des légendes concernant la naissance de Conaire, roi légendaire de Tara. Philippe Walter en donne le résumé que voici :

De fait, le destin d’Yonec n’est pas sans rappeler celui de Conaire, roi légendaire de Tara. Sa mère nommée Mess Buachalla se trouvait séquestrée dans une tour sans porte ouverte sur le ciel. Elle recevait les visites d’un oiseau mystérieux qui conçut en elle un enfant la nuit précédant son mariage avec le roi Eterscelae. […] Lorsqu’Estercelae mourut, Conaire suivit une bande d’oiseaux, enleva ses vêtements et tenta de poursuivre les oiseaux dans la mer. Aussitôt les oiseaux se changèrent en hommes et leur chef révéla à Conaire qu’il était son père. Il lui demanda d’aller à Tara pour y être couronné roi14.

Aux éléments de ressemblance déjà présents dans ce résumé, il faut en ajouter un autre que la citation extraite de ce conte et donnée par Christian Guyonvarc’h et Françoise Le Roux suggère :

Quand elle était là, elle vit un oiseau venir vers elle par l’ouverture du toit. Il laissa son vêtement d’oiseau au milieu de la maison. Il alla à elle et il la posséda, en disant : « Ils viennent vers toi de la part du roi pour détruire ta maison et t’emmener à lui par la contrainte. Tu seras enceinte de moi et tu enfanteras un fils. Ce fils ne tuera pas d’oiseaux, son nom sera Conaire, fils de Mess Buachalla15 ».

En effet, dans les deux contes, l’homme-oiseau est doué du don de prophétie et annonce la naissance d’un fils. Pour confirmer le caractère celtique de ce lai, Philippe Walter ne retient pas le sens de « Consolateur », attribué par Jacques Ribard au nom d’Yonec mais propose de lui donner le sens de « Désiré ».

On le constate, les deux approches ici présentées diffèrent radicalement. Assurément, il n’est pas dans mon intention de provoquer des accords artificiels et des conciliations aussi factices qu’inutiles. Je voudrais pour ma part ajouter quelques rapprochements qui contribueront à montrer l’inextricable union des apports folkloriques et savants. Dans le domaine folklorique d’abord, le thème du voyage dans l’au-delà et du roi endormi rappelle singulièrement un récit donné par Gervais de Tilbury dans ses Otia Imperalia et signalé par Jacques Le Goff dans le livre consacré à la Naissance du Purgatoire. En voici la substance : en Sicile, jadis, un palefrenier de l’évêque de Catane, lancé à la poursuite d’un cheval échappé, pénétra dans les cavernes de l’Etna. Je poursuis maintenant la citation :

Il poussa sa recherche du côté des cavernes obscures de la montagne. Que dire de plus ? Un sentier fort étroit mais plat se présenta ; le garçon parvint dans une très large plaine, agréable et pleine de délices et là, dans un palais de merveilleuse facture, il trouva Arthur allongé sur un lit d’apparat royal16.

Le récit poursuit en se soumettant à la loi chrétienne, puisque, dit-il, Arthur restitue au palefrenier le cheval de l’évêque auquel il envoya des présents fabuleux. Cette plaine des délices rappelle bien évidemment le Sid, tel que le présente la conception irlandaise de l’Au-Delà : localisé dans les collines ou sous les lacs, ce monde offre à ses habitants une vie pleine de félicité et de beauté. Or, si l’on compare les structures en jeu dans le récit de Gervais de Tilbury et la description de la catabase présente dans Yonec, les convergences sont frappantes :

  • le passage par une montagne et des cavernes :

Icel senter erra e tint,
De si qu’a une hoge voint.
En cele hoge ot une entree
De cel sanc fu tute arusee ;
Ne pot nïens avant veer17.

  • l’arrivée dans une plaine :

fors de la hoge est issue
E en un mut bel pré venue 18.

  • un château magnifique : il serait trop long de citer ici toute la description qui occupe les vers 360 et suivants, mais tout y concourt à suggérer l’impression de beauté et de richesse.
  • un personnage endormi : la dame, dans son parcours, rencontre trois chevaliers endormis.
  • retour dans le monde des hommes.

Bien entendu, ce rapprochement renforce la dimension folklorique de notre lai. Pour autant, faut-il affirmer que ce fonds folklorique interdit un regard sur les sources antiques, qu’il est d’ailleurs peut-être abusif, voire anachronique de leur opposer ? Nous voudrions maintenant examiner si, dans quelque mesure, se trouvent dans Yonec, des souvenirs de l’Antiquité en général et de l’Énéide en particulier. Il faut tout d’abord rappeler que le Roman d’Eneas a nécessairement joué un rôle intermédiaire et qu’il était, selon toute vraisemblance, connu de Marie de France. J’en veux simplement pour preuve ce passage de Lanval où la reine, furieuse des dédains du jeune homme, l’accuse en termes crus de sodomie :

Vus n’amez guere cel deduit
Asez le m’a hum dit sovent
Que des femmes n’avez talent !
Vallez avez bien afeitiez
Ensemble od eus vus deduiez19.

Ces propos rappellent dans leur lettre même les récriminations acerbes de la reine, mère de Lavine, dans ses tentatives de détourner sa fille de l’amour d’Énéas :

Cil cuiverz est de tel nature
qu’il n’a guere de femmes cure 20.

ou les craintes de Lavine elle-même, s’estimant dédaignée par Eneas :

Bien voi que de feme n’a soing ;
il n’a de tel deduit besoig ; […]
Il a asez garçons o soi […]
Maldite soit hui tel nature
d’ome qui de femme n’a cure 21.

Les rencontres textuelles ne sont pas aussi convaincantes dans le lai d’Yonec. Certes, nous avons affaire à une catabase, et comme Énée et la Sybille qui, selon le vers célèbre

Ibant obscuri sola sub nocte per umbram22

notre personnage poursuit son voyage dans l’au-delà dans une obscurité quasi absolue :

Ne pot nïent avant veer.
Donc quidot ele bien saver
que sis amis entré i seit :
Dedenz se met a grant espleit.
El n’ trova nule clarté
Tant ad le dreit chemin erré
Que fors de la hoge est issue23.

Mais la ressemblance ici ne peut nullement suffire à impliquer la citation. La thématique de l’obscurité est constante et on la retrouve bien naturellement dans l’Espurgatoire Seint Patriz :

Li chevalers pas ne s’efreie,
parmi la fosse tient sa veie. […]
Merveille est k’il est asseür,
cum plus va, plus est obscur.
Tute pert humaine veüe24.

De la même façon, il n’est pas impossible de rapprocher la description de la cité de Muldumarec avec soit la cité de Carthage, soit même avec la cité infernale où les damnés subissent leurs tourments :

sor senestre ra cil gardé,
se vit une molt grant cité :
li mur estoient tuit de fer ;
une aigue ardant cort environ
Flegeton a li flueves non25.

Mais encore une fois, il faut bien avouer l’échec de cette tentative : une cité entourée d’eau où abordent trois cents navires relève simplement de l’hyperbole et n’exige pas de source textuelle précise. Faut-il alors répondre par la négative à la question qui sert d’intitulé à cette communication ? S’il s’agit de trouver des correspondances textuelles clairement identifiées et assignables, la réponse à cette question serait positive. En revanche, si l’on se situe à un autre niveau, au niveau du fonctionnement même du récit de la catabase, des structures apparaissent qui méritent un examen plus approfondi. L’hypothèse de départ est relativement simple à poser : sous les prestiges de la fable se cache un sens qu’il s’agit de mettre au jour. Nous ne faisons ici que reprendre les termes d’un Bernard Silvestre commentant l’Énéide :

Integumentum est genus demostrationis sub fabulosa narratione veritatis involvens intellectum, unde etiam dicitur involucrum.

ou encore :

Unde Plato et alii philosophi cum de anima et de alio theologico aliquid dicunt ad integumenta se convertunt, ut Maro in hoc opere26.

Le récit fabuleux dissimule ou recouvre un sens plus haut que le lecteur initié seul est à même de dévoiler. Or, si l’on considère les principales étapes que parcourt Énée jusqu’aux aux Enfers, on peut ainsi les énumérer :

  1. Dans un songe, Anchise ordonne à son fils de le rejoindre aux Enfers (2161, sqq.) Ce songe est aussi une prophétie dont l’objet porte sur la descendance du héros.
  2. Après maintes épreuves, Énée rejoint son père aux Enfers et peut ainsi contempler les êtres qui naîtront de lui.
  3. Énée, revenu dans le monde des hommes, accomplit les exploits qui permettent la réalisation de la prophétie.

Nous avons donc ici un schéma ternaire lié à une prophétie. Or, c’est exactement ce que nous donne à lire Yonec :

  1. L’oiseau-chevalier annonce à la Dame le destin qui l’attend : il mourra et elle enfantera un fils qui le vengera.
  2. Dans l’Au-Delà, la Dame reçoit à nouveau la prophétie, ainsi que les objets surnaturels qui permettront sa réalisation.
  3. Revenue dans le monde des hommes, la Dame accomplit les termes de la prophétie.

Deux éléments viennent, ce me semble, conforter cette proposition. Le premier, c’est d’abord le statut de Virgile, qui est un philosophe capable, au même titre que Platon, de révéler des connaissances voilées, mais aussi un prophète, annonçant l’avènement du christianisme. Le second, c’est la nature même de la prophétie : elle porte sur l’avenir. Or dans les deux cas, nous avons un traitement singulier du temps : d’une part, un schéma linéaire constitué de trois étapes (avant, pendant, après la catabase) ; de l’autre un schéma vertical, qui réunit dans une espèce d’intemporalité mystérieuse les trois générations : Anchise, Énée et leurs descendants ; Muldumarec, la Dame et Yonec.

Certes, il n’est guère possible d’aller plus loin dans la recherche des ressemblances. Cependant, ces éléments nous ont permis d’ajouter encore des arguments en faveur du syncrétisme actif dont les auteurs du Moyen Âge faisaient preuve. En fait, cette appropriation obéit à un mouvement naturel et quasi spontané, qui consiste à faire siennes toutes les données présentes dans la mentalité et la culture contemporaines. L’auteur ne renonce jamais à sa liberté créatrice et choisit parmi son héritage les biens qui lui conviennent. Un dernier mot pour s’en convaincre : n’est-il pas hautement significatif, sous la plume de Marie de France, que le personnage qui ose par amour franchir les portes de la mort soit une femme ?

Notes

1 D. Poirion, Le Merveilleux dans la littérature française du Moyen Âge, Paris, P.U.F., 1982, coll. « Que sais-je ? », p. 5. Retour au texte

2 J. Le Goff, « Culture cléricale et traditions folkloriques dans la civilisation mérovingienne », dans Pour un autre Moyen Âge, réédition dans Un autre Moyen Âge, Paris, Gallimard, 1999, p. 222 et note 26, p. 226. Retour au texte

3 Marie de France, L’Espurgatoire Seint Patriz, édité, traduit et commenté par Y. de Pontfarcy, Louvain/Paris, Peeters, 1995, p. 45. Retour au texte

4 Lai de Tyolet, vv. 21-35, dans Lais féeriques des xiie et xiiie siècles, présentation, traduction et notes par A.Micha, Paris, Flammarion, 1992, coll. « GF Flammarion ».. Retour au texte

5 Espurgatoire, vv. 229-234. Retour au texte

6 Lais de Marie de France, traduits par A. Micha, Paris, Flammarion, 1994, coll. « GF Flammarion », Prologue, vv. 15-16. Retour au texte

7 « Cette volonté d’enseignement est accusée par le Prologue général dont Marie de France a coiffé ses douze lais […] Les lais eux-mêmes sont jalonnés d’expressions telles que « voici : je commence », « je recommence », « je continue »… Une maladroite mais réelle unité est ainsi créée, au sein d’un cadre intentionnel, étranger à la fiction même et que l’on ne peut définir qu’en termes de didactisme » (P. Zumthor, Essais de poétique médiévale, réédition, Paris, Seuil, 2000, p. 458).

D’ailleurs, dans le paragraphe précédent, le critique suisse souligne le caractère masqué de cet enseignement et nous permet de nuancer son propos. Citons :

« Il s’agit de prendre au sérieux un sens qu’on ne nous révèle pas de manière explicite, mais dont on nous signale de façon instante la présence ».

Puis, en exceptant Equitan :

« Aucun autre lai ne comporte d’enseignement que le texte même, enchaînement raisonnable de signes d’une réalité merveilleuse, distincte de la nôtre et pourtant soumise à elle ; interpénétrabilité en même temps qu’irréductibilité de deux systèmes de signification » (p. 457). Retour au texte

8 J. Ribard, « Le lai d’Yonec est-il une allégorie chrétienne ? », dans Du mythique au mystique. La littérature médiévale et ses symboles, Paris, Champion, 1995, pp. 239-254 ; Ph. Walter, « Yonec, fils de l’Ogre. Recherches sur les origines mythiques d’un lai de Marie de France », in D. Boutet et alii (éd.) : Plaist vos oïr bone canson vallant? Mélanges de langue et de littérature médiévales offerts à François Suard, SEGES, Université Charles-de-Gaulle – Lille 3, 1999, t. 2, p. 993-1000. Retour au texte

9 J. Ribard, art. cité, p. 253. Retour au texte

10 « La véritable source de Marie de France est le folklore et la présence d’un indice mythique dans l’hagiographie prouve surtout l’existence de ce fonds folklorique relevant de l’oralité dans lequel Marie de France a puisé » (Ph. Walter, art. cité, p. 999). Retour au texte

11 Ph. Walter, art. cité, p. 995. Retour au texte

12 Yonec, vv. 286-288, dans Lais de Marie de France, édition citée. Retour au texte

13 G. Durand, Les Structures anthropologiques de l’imaginaire, Paris, Dunod, 1992, p. 146. Retour au texte

14 Ph. Walter, art. cité, pp. 994-995. Retour au texte

15 Ch.-J. Guyonvarc’h, Fr. Le Roux, Les Druides, Rennes, éditions Ouest-France, 1986, p. 292. Retour au texte

16 Gervais de Tilbury, Le Livre des Merveilles. Divertissement pour un Empereur (Troisième partie), traduit et commenté par Annie Duchesne, Paris, Les Belles lettres, 1992, p. 152. Retour au texte

17 Yonec, Vv. 345-349. Retour au texte

18 Yonec, Vv. 255-356. Retour au texte

19 Lanval, vv. 277-282. Retour au texte

20 Eneas, roman du xiie siècle, édité par J.-J. Salverda de Grave, t. I et II, Paris, Champion, 1985 ( rééd. t. I), 1983 (rééd. t. II) vv. 8567-8. Retour au texte

21 Eneas, vv. 9174-8 ; 9159 ; 9165-6. Retour au texte

22 Virgile, Énéide, VI, 268. Retour au texte

23 Yonec, vv. 349-356. Retour au texte

24 Yonec, vv. 671-2 ; 675-7. Retour au texte

25 Eneas, vv. 2699-2704. Retour au texte

26 Commentum quod dicitur Bernardi Silvestris super sex libros Eneidos Virgilii, nunc denuo ediderunt Julianus et Elizabetha Jones, Lincoln, Neb., University of Nebraska Press, 1977, p. 51. Retour au texte

Citer cet article

Référence papier

Philippe Logié, « La catabase d’Yonec : un souvenir de Virgile ? », Bien Dire et Bien Aprandre, 24 | 2006, 141-152.

Référence électronique

Philippe Logié, « La catabase d’Yonec : un souvenir de Virgile ? », Bien Dire et Bien Aprandre [En ligne], 24 | 2006, mis en ligne le 01 mars 2022, consulté le 18 mai 2024. URL : http://www.peren-revues.fr/bien-dire-et-bien-aprandre/969

Auteur

Philippe Logié

Université Charles-de-Gaulle – Lille 3

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