Aux commencements de la grande période de translation de récits en langue romane qui nourrit la littérature de langue allemande jusque vers 1230, l’Eneasroman, composé entre 1174 et 1186 par le Limbourgeois Heinrich von Veldeke, offre une adaptation relativement fidèle du Roman d’Énéas, comme l’ont montré des études comparatives menées en particulier dans les années 19601. Depuis lors, les travaux des romanistes ont mis en évidence le rôle joué par les romans d’Antiquité de langue française dans la naissance du genre romanesque2, invitant le germaniste à replacer le texte de Veldeke dans le contexte de l’évolution du roman de langue allemande. C’est dans cette perspective, en portant donc une attention particulière aux aspects romanesques de l’Eneasroman dans le prolongement de la mise en roman opérée par l’auteur du Roman d’Énéas à partir de l’Énéide virgilienne, que l’on envisagera l’épisode de la catabase d’Énéas dans le texte allemand. Repris du livre VI de Virgile par l’auteur anglo-normand, l’épisode des enfers est le lieu, pour l’adaptateur médiéval, d’une confrontation avec l’imaginaire antique dans un domaine aussi essentiel, aux yeux d’un auteur et d’un public chrétiens, que celui de la vie dans l’au-delà. L’épisode se prête donc à illustrer les enjeux idéologiques de la réception de l’Antiquité, un processus médiat dans l’adaptation allemande puisqu’il s’effectue à travers le prisme du texte roman même si l’auteur lettré qu’était Veldeke connaissait probablement aussi l’Énéide. La réception des enfers virgiliens se trouve en outre intimement liée au second volet de l’intitulé du colloque, c’est-à-dire à la question de la représentation, dès lors que l’on songe au thème de la culpabilité qui sous-tend le parcours d’Énéas, le récit médiéval s’ouvrant sur le rappel de la faute initiale de Pâris qu’il s’agit pour le protagoniste de racheter par son périple rédempteur : selon l’analyse de Jean-Charles Huchet, les enfers sont dans le Roman d’Énéas, « par excellence, le lieu de la représentation, le lieu de la faute devenue spectacle édifiant arraché à l’obscurité par la clarté fournie par l’épée de l’élu pétrifié d’horreur3 ». C’est donc dans le jeu des implications idéologiques et de la cohérence diégétique de l’adaptation que l’on replacera l’épisode de la catabase pour étudier les images que Veldeke donne des enfers virgiliens, c’est-à-dire à la fois la place qu’il accorde à la représentation visuelle dans l’épisode, les procédés textuels par lesquels il s’efforce de créer des représentations dans l’imagination de son public, et l’imaginaire de l’Antiquité auquel renvoient ces représentations4.
À la suite de l’Énéide, le Roman d’Énéas et l’Eneasroman relatent en amont de la catabase la rencontre d’Énéas avec la Sibylle, destinée à lui servir de guide à travers les enfers. L’image donnée de la prophétesse antique prend dans le texte allemand la forme d’une descriptio détaillée du personnage, précédée de cette référence à Virgile :
div frouwe saz ant fas in einem betehus, als uns saget Virgilivs von ir al fur war[.] (ER, v. 2704-2707) |
La dame était assise dans un temple, les cheveux détachés, ainsi que nous le dit d’elle Virgile selon l’entière vérité. |
C’est l’une des six mentions de Virgile que Veldeke insère dans son texte5 tandis que son modèle en langue romane, on le sait, tait le nom de l’auteur latin. Les références égrenées au fil de l’Eneasroman revêtent semble-t-il deux fonctions essentielles, qui se trouvent ici réunies. Il s’agit, d’une part, de cautionner le récit en langue vernaculaire par la référence à un auctor garant de vérité, et ce notamment pour légitimer l’irruption de la mythologie : ici, en exergue de la descente aux enfers, la référence à Virgile apparaît comme un procédé de justification mais aussi une sorte d’avertissement prononcé au seuil d’un épisode qui multiplie des représentations mythologiques a priori peu familières à un public médiéval. Ces références sont, d’autre part, un moyen pour Veldeke d’affirmer son statut d’écrivain en se plaçant dans la perspective de la translatio studii, car l’adaptateur aime à proclamer sa fidélité au modèle latin − pour fictive qu’elle soit dans la plupart des cas6 − en particulier lorsqu’il s’éloigne de son modèle roman : tel est le cas dans l’exemple cité puisque la description physique détaillée qui suit immédiatement est absente du Roman d’Énéas, où seule la tête de la Sibylle est évoquée (RE, v. 2352-2355), tandis que le texte virgilien ne dépeint que l’entrée en vaticination de la prophétesse (VI, 46-51). L’auteur allemand s’appuie sur l’autorité virgilienne pour mieux user de sa liberté d’écrivain en mettant en œuvre des techniques littéraires caractéristiques du roman naissant.
En effet, exploitant les ressources que lui offrent les procédés rhétoriques de son temps, Veldeke fait de la descriptio un moyen de l’amplificatio comme le préconisent les Arts poétiques latins des xiie-xiiie siècles et en particulier l’Ars versificatoria de Matthieu de Vendôme, contemporain de l’Eneasroman7. Il en résulte, dans le cas de la Sibylle, un portrait de la laideur féminine qui relève du blâme, assumant en cela la fonction épidictique traditionnellement dévolue à la description. Pour ce faire, Veldeke part des données présentes dans le Roman d’Énéas – qui soulignent essentiellement l’âge avancé de la Sibylle, une caractéristique de la représentation des sages –, en traduisant la mention de la peau noire et ridée (RE, v. 2355 ; ER, v. 2737) et en transposant l’adjectif chanue par l’évocation de cheveux gris (RE, v. 2353 ; ER, v. 2708) ; l’adaptateur se fonde également sur l’adjectif eschevellee pour le gloser en développant deux de ses connotations, celles d’une chevelure à la fois « défaite » et « emmêlée », le second qualificatif étant prolongé par une comparaison avec la crinière d’un cheval (RE, v. 2353 ; ER, v. 2704 et 2709-2711) : la Sibylle, que sa laideur exclut d’emblée de l’univers courtois, se voit même rejetée aux limites de l’humanité comme le suggèrent aussi ses oreilles envahies par la mousse, autre ajout de Veldeke (ER, v. 2718-2719) ; enfin l’adaptateur décrit les autres parties du corps en les qualifiant par des couples d’adjectifs qui allient la variation à l’amplification de l’expression : les yeux aux orbites enfoncées de la Sibylle sont surmontés de sourcils gris et longs, sa bouche est froide et noire, ses grandes dents sont jaunes et clairsemées, son cou et sa gorge noirs et ridés, ses bras et ses mains n’ont plus que la peau et les os (ER, v. 2722-2741) ; la description mentionne en outre les vêtements misérables qui couvrent le corps rabougri de la Sibylle (ER, v. 2738-2739). En somme, la descriptio créée par Veldeke manifeste que la prophétesse antique est une créature appartenant déjà à l’autre monde, tout en offrant un portrait-modèle de la laideur féminine comparable à celui donné de Beroe par Matthieu de Vendôme8 dans la mesure où tous deux reposent sur la reprise du schéma de la description de la beauté féminine, c’est-à-dire un portrait descendant de la tête aux pieds, associée à une négation systématique des attributs de beauté : tout comme les portraits de Théodoric et du parasite dans les lettres de Sidoine Apollinaire9, on pourrait confronter point par point la descriptio de la Sibylle avec celle de la belle Camille, dont Veldeke, à la suite de son modèle roman, dresse un portrait canonique10.
L’amplification du portrait de la Sibylle traduit un choix de la part de l’adaptateur allemand : en regard du texte roman, Veldeke privilégie la présentation physique du personnage alors qu’il en supprime par ailleurs le portrait intellectuel qu’en donne auparavant Anchise lors de son apparition à Énéas (RE, v. 2284-2294). Dans le texte anglo-normand en effet, comme l’a montré Hélène Cazes, l’image donnée de la Sibylle se construit en deux temps, d’abord à travers le portrait immatériel qui fait de la prophétesse une détentrice du savoir et constitue une « présentation du personnage antique à l’adresse d’un public pour qui la référence culturelle n’est plus parlante », ensuite à travers l’évocation physique lors de la rencontre avec Énéas, qui donne corps au personnage et « achève de conférer à la figure l’épaisseur d’un personnage romanesque11 ». Contrairement à la tendance didactisante souvent relevée dans les adaptations allemandes, Veldeke donne ici la préférence à la dimension « romanesque » en privilégiant la représentation visuelle, traduisant même en image le savoir de la Sibylle, figuré dans le portrait par un livre qu’elle tient à la main (ER, v. 2714-2715). Pour présenter à son public le personnage antique, l’adaptateur choisit de le mettre sous ses yeux par le moyen d’une description détaillée, actualisant en cela les préceptes d’une longue tradition rhétorique. Car, rappelons-le, la descriptio est selon Priscien un discours qui présente au regard ce qu’il montre12, le grammairien latin transmettant par cette définition aux médiévaux une conception qui remonte aux rhéteurs grecs de l’époque impériale : pour Hermogène, l’ekphrasis doit presque produire la vision au moyen de l’ouïe et sa qualité première est l’enargeia13, notion traduite par celle d’evidentia dans les traités latins14 et très prisée par les rhéteurs, jusque dans les Arts poétiques médiévaux où la descriptio lui reste liée15. Il semble bien que le portrait dressé par Veldeke s’inscrive dans cette veine pour produire une vision repoussante de la prophétesse antique, permettant de la sorte d’imprégner une image dans la mémoire du public puisque, selon les termes employés par l’auteur de la Rhétorique à Herennius : « si nous voyons ou si nous entendons dire quelque chose qui se signale par sa laideur, […] généralement nous en gardons longtemps le souvenir16 ».
Au choix qu’opère Veldeke en faveur de l’image est liée une modification de la perspective narrative par rapport au texte roman : dans l’Eneasroman, la Sibylle est découverte puis décrite à travers le regard d’Énéas17, comme en témoignent ces vers qui opèrent la transition de la narration à la description :
do er quam, da er sie vant, do hete der wigant angest, do er sie gisach. vmbe daz ich iv sagen mach. siv was vil freislichen gitan, idoch giench er fur sie stan. er begunde sie anschouwen. (ER, v. 2689-2695) |
En arrivant dans le lieu où il trouva [la Sibylle], le héros prit peur en la voyant, pour une raison que je peux vous exposer : elle avait un aspect terrifiant. Toutefois il s’avança vers elle : il se mit à la regarder. |
Les vers qui suivent développent des observations sur la vision d’ensemble, effrayante et repoussante, qu’offre la Sibylle, ainsi que la référence à Virgile déjà citée, puis :
do gisach sie Eneas. Er marchte sie rechte. (ER, v. 2716-2717) |
Énéas la regarda. Il se mit à l’observer en détail. |
C’est à ce moment précis qu’intervient la description détaillée. Le portrait de la Sibylle est donc structuré par le mouvement d’approche et d’observation effectué par Énéas, avant de se clore sur une mention indiquant que le protagoniste achève d’explorer du regard son vis-à-vis (ER, v. 2742-2744). Le procédé dont use Veldeke insiste sur une perspective subjective que l’on pourra peut-être qualifier de « romanesque » et qui permet de donner du relief à la réaction du personnage : le regard d’Énéas est immédiatement associé à sa peur, dont le portrait de la Sibylle se présente comme l’explication. Cette peur du héros, déjà mentionnée dans le Roman d’Énéas (et infondée, on le sait, eu égard au rôle que la Sibylle est destinée à jouer), que signifie-t-elle ? Provoquée dans le texte roman par le regard que la Sibylle lance à Énéas (RE, v. 2376-2377), elle est interprétée par Francine Mora comme « l’involontaire expression d’un sentiment de culpabilité latent, enfoui au plus profond de son être. La Sibylle connaît les secrets du cosmos, mais elle connaît aussi ceux du passé, et peut sonder les cœurs18. » La peur d’Énéas a partie liée avec sa faute, celle qu’il commet, dans une sorte de redoublement de la faute initiale de Pâris, en fuyant de Troie puis en faisant escale à Carthage, et elle est donc l’indice de cette faille qui différencie l’Énéas médiéval du héros irréprochable de Virgile et fait de lui, par opposition à l’entité du personnage épique théorisée par Mikhaïl Bakhtine, un personnage « romanesque »19. En attirant l’attention sur cette peur, la mise en scène du regard par laquelle Veldeke encadre sa description creuse encore la faille, mais elle revêt en outre une dimension réflexive, comme le suggère une intervention de narrateur insérée dans la descriptio : si Énéas a peur, nous dit-on, c’est qu’il n’a jamais rien vu de tel, car, ceux qui ont lu « le livre » (daz buoch) le savent bien, la vision qui lui est offerte ne saurait être plus terrifiante (ER, v. 2698-2703) ; or cette remarque renvoie à la situation du lecteur ou de l’auditeur confronté par la descriptio de la Sibylle à une image insolite et effrayante, qui n’est que le prélude à ce qui l’attend durant la descente aux enfers. Au seuil de cet épisode, Veldeke prépare son public aux images terrifiantes, issues de l’imaginaire antique, qu’il va présenter à son regard après s’être assuré sa bienveillance en invoquant l’autorité de Virgile et de son livre20.
De ces images qui ponctuent la descente aux enfers, deux se présentent, dans le Roman d’Énéas et dans l’Eneasroman, sous la forme de portraits : il s’agit de ceux de Charon et de Cerbère, tous deux décrits, dans l’adaptation allemande, à travers le regard d’Énéas. Alors que l’auteur anglo-normand introduit le nocher et le gardien des enfers de manière didactique, en les nommant et en précisant leur fonction (RE, v. 2524-2525 et 2644-2645), Veldeke adopte dès l’abord la perspective d’Énéas, ignorant, comme le public sans doute, de ce qu’il découvre, par exemple lorsqu’il s’approche de Charon :
do si an daz wazzer quamen, daz da heizet Fleigeton, do gisach der Anchises sun, daz ime selsane was. der mare helt Eneas gisach ein schef da vber gan, swarz unde vbil gitan, zebrochen und vil alt. dar inne gisach der helt balt ein egislichen vern[.] (ER, v. 2996-3005) |
Lorsqu’ils arrivèrent près du fleuve appelé Phlégéthon, le fils d’Anchise vit quelque chose qui lui sembla étrange. Énéas, le célèbre héros, vit une embarcation noire et laide, délabrée et vétuste passer le fleuve. À l’intérieur, le héros téméraire vit un nocher d’allure terrifiante. |
Nommé seulement quelques vers plus loin, Charon fait l’objet par la suite d’une description détaillée, amorcée au moment où Énéas se met à l’observer et close lorsque s’achève cet examen qui emplit de peur le personnage (ER, v. 3049-3050 et 3074-3076). La même perspective est adoptée lors de la rencontre avec Cerbère, lequel est introduit, dès le moment où Énéas s’approche de la créature infernale en compagnie de la Sibylle, en des vers mêlant cette fois la présentation didactique reprise au Roman d’Énéas et la perception visuelle du protagoniste :
Zerebum sie funden, der helle portinære. Eneas der mare forhte in, do ern gisach, wander so tobelichen lach. er enwolde im niht naher gan. do was er so freislichen gitan, daz ir ez niht gloubet. (ER, v. 3198-3205) |
Ils trouvèrent Cerbère, le portier des enfers. L’héroïque Énéas prit peur à sa vue, car celui qui se trouvait couché là semblait enragé. Il ne voulut pas s’en approcher. Il avait un aspect si terrifiant que vous n’allez pas le croire. |
Le commentaire du narrateur dans les deux derniers vers confirme que les images inédites créées à travers les trois descriptiones qui ponctuent l’épisode des enfers visent à susciter de la part du lecteur ou de l’auditeur le même étonnement que celui d’Énéas. Le portrait de Cerbère le confirme, dans lequel le narrateur multiplie ses interventions au gré d’une double captatio benevolentiae, d’une question rhétorique et d’une référence à la source, comme pour associer son public à la réaction du protagoniste (ER, v. 3214, 3225, 3215 et 3232-3233). Cette réaction, on l’aura noté, est mise en évidence dans la présentation de Cerbère par deux vers du passage cité qui associent étroitement le regard d’Énéas à sa peur, comme dans le portrait de la Sibylle si ce n’est que de l’une à l’autre description s’opère une gradation : quand Énéas osait s’approcher malgré tout (idoch, ER, v. 2694) de la prophétesse, à la vue du terrible gardien en revanche il reste coi et laisse la Sibylle intervenir (ER, v. 3256-3272).
Cette gradation de la peur ressentie par Énéas s’explique par une gradation de la laideur propre aux créatures successivement rencontrées aux enfers, laquelle est savamment orchestrée par les deux adaptateurs médiévaux. Hélène Cazes a montré au sujet du Roman d’Énéas qu’il s’instaure dans la translation romanesque « une progression sans solution de continuité vers la laideur monstrueuse21 » du fait que l’auteur roman amplifie considérablement les données virgiliennes dans le cas de Charon et, dans le cas de Cerbère, les double d’un ajout pour décrire le gardien des pieds à la tête22 ; car ce faisant il « multiplie les éléments de ressemblance » et fait de Charon une sorte de cousin de la Sibylle, de Cerbère une sorte de cousin de Charon23. Les deux « couples » de créatures infernales sont liés en effet, dans le texte roman, par des détails descriptifs communs : comme la Sibylle, Charon est chenu, a la peau ridée, la chevelure en désordre et le regard terrible (RE, v. 2527-2529 et 2532), tandis que Cerbère comme Charon est laid et en partie velu (RE, v. 2526, 2530, 2646 et 2648). Toutefois les parallélismes entre le nocher et le gardien des enfers sont bien plus saillants encore dans l’Eneasroman, car Veldeke amplifie le portrait de Charon pour le faire porter sur l’ensemble du corps quand l’auteur anglo-normand se limite à la tête, et il accroît ainsi à son tour les ressemblances. Dans le texte allemand, Charon et Cerbère ont en commun l’animalité et l’hybridité puisque le second, comme le veut sa représentation traditionnelle24 reprise dans le Roman d’Énéas, est un chien tricéphale pourvu d’une toison de serpents et de couleuvres (RE, v. 2658-2660 ; ER, v. 3206-3207, 3226-3231 et 3246-3247), tandis que le premier, qui dans le Roman d’Énéas, selon les manuscrits, se présente comme un roi ou un dieu anthropomorphisé, possède dans l’Eneasroman la tête d’un léopard, la queue d’un chien ainsi que des griffes aux pieds et aux mains (RE, v. 2524 ; ER, v. 3056-3057, 3072 et 3064-3065) ; en outre, par son emploi du lexique, l’adaptateur tisse tout un jeu d’échos entre les deux portraits : l’adjectif sur, employé dans sa seconde acception (« terrifiant ») pour qualifier la gueule de Charon, est repris en son premier sens (« acerbe ») pour décrire l’écume qui s’écoule de la gueule de Cerbère, et il est alors glosé par deux autres adjectifs dans l’association heiz und bitter unde sur (« brûlante, amère et acerbe ») (ER, v. 3071 et 3237) ; l’adjectif scharf (« acéré ») qui caractérise les griffes du nocher est repris pour qualifier celles du gardien en étant cette fois gradué par l’intensif vil (ER, v. 3064 et 3235) ; l’adjectif ruoch (« velu »), commun aux deux descriptions (ER, v. 3052 et 3222), est développé lui aussi dans le portrait de Cerbère, par une intervention du narrateur introduisant un procédé d’accumulation rythmé par l’anaphore qui évoque de manière suggestive l’amas grouillant de serpents et de couleuvres auquel renvoie l’adjectif :
er was ruoch betalle. er enwas so ruch nicht als ander tier, die man gesiht, niwan als ich iv sagen sal. sin lip was im bewahsen al mit natern und mit slangen, mit churzen vnd mit langen, mit grozen vnd mit cleinen an armen vnd an beinen, an handen und an fuozen. (ER, v. 3222-3231) |
Il était velu de par tout le corps. Il n’était pas velu à la manière d’autres animaux que l’on connaît, mais ainsi que je vais vous le dire : son corps était entièrement recouvert de couleuvres et de serpents, de courts et de longs, de grands et de petits, sur les bras et sur les jambes, sur les mains et sur les pieds. |
Le portrait de Cerbère apparaît comme une variation et une gradation de celui de Charon, autrement dit Veldeke, qui pour dresser son portrait de la Sibylle pratique l’amplificatio de son modèle roman, amplifie un passage descriptif de son propre texte pour créer le portrait de Cerbère. On voit ici à l’œuvre deux modalités d’une réécriture qui dans la trame du récit tisse des liens d’une descriptio à l’autre25 et esquisse une conjointure « romanesque » soulignant le sen du chemin parcouru par Énéas : lors de la catabase, la progression dans la peur scandée par les trois descriptions qui se font écho correspond à une progression vers la vérité, c’est-à-dire à la confrontation d’Énéas avec son passé, la prise de conscience de la faute précédant la révélation de la destinée donnée par la prophétie d’Anchise.
Aboutissement de la catabase, les révélations d’Anchise aux champs élyséens font l’objet par Veldeke d’un profond remaniement qui semble s’inscrire dans une logique perceptible tout au long de la descente aux enfers. Certes, dans ses grandes lignes, l’adaptation de Veldeke reste fidèle à son modèle dans la mesure où elle reprend au texte roman la place relative de l’épisode dans l’économie du récit ainsi que les principales étapes du voyage, la topographie des enfers et le personnel mythologique. Mais ce faisant l’auteur allemand paraît avoir à cœur, et non point seulement dans les portraits, de mettre l’accent sur la représentation visuelle tout en infléchissant l’image que le Roman d’Énéas donne de l’Antiquité. On en voudra pour preuve, parmi plusieurs passages que l’on pourrait citer, l’évocation de ce lieu situé aussitôt après l’entrée des enfers, c’est-à-dire du vestibulum du texte virgilien (VI, 273-289) : à rebours de l’auteur anglo-normand, qui reprend à son modèle latin l’énumération de maux et de vices personnifiés (RE, v. 2486-2495) alors que par ailleurs il résume l’évocation des monstres des lieux – Centaures, bête de Lerne sifflant affreusement, Chimère armée de flammes etc. – à l’expression monstres oribles, / et grans et lais et moult terribles (RE, v. 2504-2505), l’auteur allemand passe sous silence l’énumération au caractère abstrait mais amplifie la peinture des monstres en montrant à l’œuvre des dragons, des lions et des léopards qui torturent en leur chair de malheureuses créatures humaines nues, dont les terribles souffrances incluent aussi l’association d’une chaleur insupportable et d’un froid glacial (ER, v. 2941-2971), autant d’images courantes dans les récits de visions26. Au reste, apprend-on par la bouche de la Sibylle, si ces êtres subissent de telles tortures, c’est qu’ils se sont donné la mort, c’est-à-dire que Veldeke, qui s’inspire peut-être ici de l’évocation virgilienne des suicidés (VI, 434-439), introduit dans le même temps une représentation conforme à l’idée augustinienne selon laquelle le suicide est le plus grave des péchés mortels27. En d’autres termes, la mise en images des enfers virgiliens va de pair avec une référence plus appuyée à l’imaginaire chrétien de l’Enfer. Cette tendance de la réécriture effectuée par Veldeke se confirme notamment dans l’épisode de la rencontre avec Charon lorsque sont évoquées les activités du passeur. Quand l’auteur du Roman d’Énéas, à la suite de l’Énéide (VI, 305-330), distingue par la voix de la Sibylle, d’un côté les âmes dont le corps a reçu une sépulture et qui de ce fait ont le droit de franchir le fleuve avec le nocher, de l’autre celles dont le corps reste à enterrer et qui sont condamnées à errer cent ans avant d’être transportées vers l’autre rive (RE, v. 2566-2587), l’auteur allemand pour sa part donne une tout autre explication par la bouche de la prophétesse :
die er da vber fuoret vnd in daz schef lazet gan, die habent di buoze gitan, div in hie gisezet was. daz merche, frivnt Eneas! die ander, die er da wider slehet vnd in daz schef niht enphet vnd freisam ansihit, die enhabent so vil gitan niht, daz si noch uber muozen, e sie noch baz gebuozen. (ER, v. 3038-3048) |
Ceux que [Charon] fait traverser et autorise à monter dans son embarcation, ce sont ceux qui ont accompli la pénitence qui leur avait été imposée. Écoute bien, Énéas, mon ami ! Les autres, ceux qu’il refoule par ses coups, qu’il n’accueille pas dans son embarcation et auxquels il lance des regards terribles, n’en sont pas encore là et doivent encore faire pénitence avant de pouvoir passer sur l’autre rive. |
En introduisant ici la notion de pénitence et, implicitement, celle de purgatoire, l’auteur allemand infléchit la représentation en un sens chrétien, comme il le fait également par la suite dans l’évocation de la capitale des enfers lorsqu’il reprend à son modèle les supplices que sont le feu inextinguible et ténébreux ainsi que la souffrance morale pour y adjoindre celui de la chute perpétuelle par laquelle les damnés expient leurs péchés (RE, v. 2839-2863 ; ER, v. 3404-3460). Ces représentations, peut-être des réminiscences de récits de visions28, évoquent l’enfer chrétien et constituent autant d’images édifiantes que l’auteur de l’Eneasroman met sous les yeux de son public pour qu’elles s’imprègnent dans sa mémoire. Et si, à l’inverse, il supprime l’évocation des champs élyséens, se contentant de mentionner la beauté de ces lieux (ER, v. 3577 et 3586-3588) pourtant décrits dans le Roman d’Énéas (RE, v. 2872-2891) et dans l’Énéide (VI, 637-665), c’est peut-être, selon l’hypothèse de Hans Fromm, que l’auteur allemand avait quelque réticence à représenter le Paradis sous terre quand celui-ci était localisé sur terre depuis les Pères de l’Église29.
Précisons-le : Veldeke ne métamorphose pas les enfers virgiliens en une visio christiana de l’autre monde mais, dans l’esprit du syncrétisme culturel cher à la Renaissance du xiie siècle, il empreint son texte d’une coloration chrétienne qu’il ajoute par petites touches à la représentation donnée par le texte roman, dans lequel la christianisation, et plus généralement l’anachronisme de type religieux reste discret30. Et c’est en ce sens également que l’auteur allemand remanie le dialogue confrontant Énéas à son père durant l’ultime étape du voyage. Ce dialogue, dès l’Énéide, prend la forme d’une prophétie qui s’accompagne d’une mise en scène car Anchise montre à son fils les esprits de ses futurs descendants, ce qui suscite dans le texte roman ce questionnement de la part d’Énéas : comment se fait-il que ceux qui se trouvent aux enfers sous forme d’esprits puissent prendre un jour une forme corporelle sur terre (RE, v. 2960-2969) ? La réponse d’Anchise se présente comme un exposé didactique qui explique le devenir des êtres en fonction de leur vie passée sur terre : ceux qui ont vécu en hommes de bien vont aux champs élyséens et quant aux autres, ils doivent endurer des châtiments mérités avant de connaître la quiétude (RE, v. 2970-2991). La vision du purgatoire présentée ici, et évoquée par Veldeke, on l’a vu, dans l’épisode de la rencontre avec Charon, est à l’époque de rédaction des deux textes certes novatrice mais à peu près admise puisque, Jacques Le Goff l’a montré, elle s’est imposée dans le courant du xiie siècle31. Plus subversive est la suite du discours d’Anchise consacrée au devenir des êtres séjournant aux enfers :
Quant y ont .I. pou conversé, et il lor vient en volenté qu’il vuellent aler lassuz, une yaue a en Enfer ça jus ; .I. diex qui y est les aboivre, et quant de l’yaue les dessoivre, ne sevent rien dire lassuz de quanque ont trouvé ça jus : ja puis a nul n’en membera de tout yce que ça jus a. Li diex les met de rechief fors, lassus revont prendre humain corz. (RE, v. 2992-3003) |
Quand, après un bref séjour, le désir les prend d’aller là-haut, il existe un fleuve au fond des Enfers où se tient un dieu qui les abreuve, et quand il leur fait quitter ce cours d’eau, ils ne savent rien dire sur terre de ce qu’ils ont trouvé ici-bas : jamais aucun ne se souviendra de tout ce qu’il y a ici. Le dieu les fait ressortir d’ici, et sur terre ils vont reprendre forme humaine. |
Ce qu’énonce Anchise, comme l’a montré Francine Mora, c’est la doctrine de la métempsycose, reprise à Virgile (VI, 710-751) et considérée à l’époque du Roman d’Énéas par nombre de clercs comme hérétique, au point que l’on peut admirer « la tranquille audace de la toute jeune littérature romane32 ». Or cette représentation peu compatible avec la doctrine chrétienne de son temps, Veldeke la supprime, dépouillant ainsi le discours d’Anchise de son contenu tandis que, privilégiant une fois encore la représentation visuelle, il conserve la mise en scène consistant à placer sous les yeux d’Énéas les images de sa descendance. Même si, en réalité, le procédé n’est compréhensible qu’en lien avec l’arrière-plan théorique de la métempsycose, une fois dissocié de l’exposé de la doctrine il perd à n’en pas douter de sa force subversive.
En abrégeant le discours d’Anchise, Veldeke supprime aussi son évocation du Léthé. Or dans le Roman d’Énéas, celle-ci répond à une première mention du fleuve faite par la Sibylle lors de la rencontre avec Charon (RE, v. 2587), de telle sorte que la descente aux enfers est encadrée par une double évocation du Léthé et donc du motif de l’oubli, qui constitue sans doute une clé pour comprendre le sens de l’épisode si l’on se réfère aux deux vers du texte anglo-normand évoquant les sentiments d’Énéas à la suite des révélations d’Anchise33 :
Enz en son cuer en a grant joie, oublïé a le duel de Troie[.] (RE, v. 3072-3073) |
Au fond de son cœur, il éprouve une grande joie, il a oublié le malheur de Troie[.] |
On ne trouve pas d’équivalent de ces vers dans l’Eneasroman, comme si dans le texte allemand la catabase n’avait pas effacé la conscience de la faute, comme si le sentiment de culpabilité devait poursuivre le personnage romanesque jusqu’au terme de son périple rédempteur. Il faut attendre en effet son mariage avec Lavine et son couronnement pour qu’Énéas renaisse à une autre vie qui ne porte plus trace du passé troyen. Il devient alors, nous dit le texte allemand, « le nouveau roi Énéas » (der niwe chunich Eneas, ER, v. 13293) : serait-ce là une réminiscence de l’idéal de l’homo novus répandu à l’époque dans les milieux chartrains34 ? À tout le moins faut-il souligner qu’à l’image de l’avènement de l’homo novus35, le règne d’Énéas inaugure dans le récit allemand une ère de paix et d’harmonie placée sous le signe de l’amour – incarné par le couple modèle que forment Lavine et Énéas – (ER, v. 13253-13380), et qu’en outre, si Énéas lui-même n’est pas un rédempteur à l’image de l’homo novus36, du moins la dynastie dont il est le fondateur est-elle mise en rapport par Veldeke avec l’avènement du Rédempteur de la religion chrétienne. En effet, sitôt après avoir évoqué le règne d’Énéas, l’auteur allemand redouble l’énumération de ses descendants et la prolonge jusqu’au règne d’Auguste37 pour commenter :
bei den zeiten wart der gotez suon geboren ze Bethelehem, der seit gemartirt war ze Ierusalem vns allen ze troste, wan er vns erloste auzir der freisleichen not, wan er den ewigen tot mit seinem tode ersterbite, den Adam an vns erbite. (ER, v. 13412-13420) |
En ce temps-là naquit à Bethléem le fils de Dieu, qui par la suite fut livré au martyre à Jérusalem pour notre rédemption à tous puisqu’il nous délivra d’un terrible péril en vainquant, par sa mort, la mort éternelle qu’Adam nous a laissée en héritage. |
L’évocation, qui se poursuit encore sur quelques vers, est assurément l’expression d’une volonté de replacer le parcours d’Énéas, désormais arrivé à son terme, dans la mouvance de l’histoire du salut. En clôture du roman, cette remise en perspective souligne a posteriori la portée édifiante de l’épisode des enfers, et elle infléchit l’image donnée de l’Antiquité en la présentant comme une époque si ce n’est préfigurant, du moins préparant l’ère chrétienne.
En privilégiant la représentation visuelle et en particulier la descriptio comme figure de l’evidentia, Veldeke, peut-être façonné par un milieu moins humaniste que son prédécesseur roman38, accentue la coloration chrétienne de la catabase, tout en prolongeant la mise en roman de l’épopée antique effectuée par l’auteur anglo-normand. Sa réécriture de l’épisode des enfers rehausse les traits « romanesques » du Roman d’Énéas en soulignant la conjointure du texte et le sen donné au périple d’Énéas, mais aussi la perspective subjective du personnage associée à l’expression de son étonnement et de sa peur. Comme dans un jeu de miroirs, la réaction attribuée au protagoniste suggère aussi celle d’un public médiéval confronté à l’imaginaire antique et aux représentations terrifiantes qui jalonnent la descente aux enfers, l’adaptateur allemand faisant de l’image un moyen de rendre plus prégnante une menace à laquelle est nécessairement sensible un lecteur ou auditeur soucieux du salut de son âme. Pour ce faire, Veldeke associe aux visions insolites que lui offre le matériau antique des représentations relevant de l’imaginaire chrétien, une tendance que l’on peut au reste voir à l’œuvre dès le portrait de la Sibylle, qui rappelle à notre mémoire des personnages d’ascètes ou d’ermites39, ou encore dans la description de Charon, au sujet duquel le narrateur s’exclame : « C’était un diable, et non un homme ! » (ez was ein tivfel, niht ein man, ER, v. 3012). Veldeke vise à l’édification de son public en offrant à notre regard une représentation en demi-teintes qui mêle ce que Philippe Ménard nomme la renovatio Antiquitatis, témoin d’« un effort d’imagination et d’invention […] opéré pour montrer que le passé est différent et que les enfers païens ne sont pas identiques à l’enfer du monde chrétien », et l’integratio Antiquitatis, « l’Antiquité tirée vers le présent40 ». Il n’en reste pas moins que Veldeke semble se plaire à décrire les créatures et les scènes terrifiantes que lui procure sa matière antique, si bien qu’à la lecture de l’épisode des enfers, l’on se prend à penser que l’édification pourrait servir à l’auteur allemand de prétexte pour masquer une fascination inavouable à l’égard des représentations issues de l’imaginaire antique tout en goûtant les plaisirs d’écriture et de réécriture que lui offre le travail d’adaptation.