Au tombeau de Virgile : pèlerinage virgilien et inspiration littéraire au début du xixe siècle

DOI : 10.54563/bdba.971

p. 171-182

Texte

« Je me suis souvent couché le soir, écrivait Lamartine, au bruit de la belle mer de Naples, sous les rameaux pendants des vignes, auprès du lieu où Virgile a voulu que reposât sa cendre, parce que c’était le plus beau et le plus doux site où ses yeux se fussent reposés »1. Depuis la fin du xviiie siècle, Virgile connaît un immense rayonnement dont témoigne notamment le succès de la traduction par Delille des Géorgiques, maintes fois réimprimée. Mais il semble qu’au tournant du siècle le modèle virgilien se trouve investi de résonances nouvelles. Ainsi, au poète couronné, Chateaubriand préfère l’image du Virgile solitaire errant au milieu des bois, puisant dans la nature son inspiration profonde. Le compagnon de Dante dans les profondeurs de l’Enfer devient peu à peu le grand consolateur ; il conduit l’écrivain romantique dans un parcours complexe où viennent se superposer au voyage sur les traces du poète à la fois le souvenir littéraire et la rêverie intime. Le premier romantisme tend ainsi à enraciner dans un paysage italien devenu « terre virgilienne »2 le souvenir de celui qui apparaît comme le premier des auteurs classiques cités. Le tombeau de Virgile représente alors le symbole même de l’éternité du poète qui renaît de ses cendres, tel l’éternel laurier qui croit sur sa tombe. Il exprime plus que tout autre lieu la fusion d’un paysage italien tout entier investi d’un passé mythique et d’une mémoire culturelle sans cesse réactivée. Il devient peu à peu, par delà la simple réminiscence textuelle, le point de départ d’un parcours initiatique devant conduire le lecteur, guidé par Virgile, vers les profondeurs du passé et vers une élucidation des secrets de l’univers.

Depuis la traduction par Delille des Géorgiques en 1769, c’est d’abord dans sa dimension pastorale que fut admirée l’œuvre de Virgile : « c’était la mode de la nature, écrivait Sainte-Beuve ; on adorait la campagne du sein des boudoirs ». De fait, dans le second dix-huitième siècle, son œuvre avait été bien souvent associée à une fuite hors du monde et de l’histoire. Le fragile paradis de Paul et Virginie se trouvait ainsi placé sous le signe de Virgile, le narrateur gravant sur l’écorce du tatamaque à l’ombre duquel s’asseyait Paul pour contempler les flots le vers de la seconde Géorgiques : Fortunatus et ille deos qui novit agrestes ! (« Heureux, mon fils, de ne connaître que les divinités champêtres »)3. Les Géorgiques sont associées à une sorte de paradis perdu, non seulement par leur contenu, par leur traitement thématique, mais aussi en tant que forme quasi inimitable, modèle indépassable de « suave et noble langage 4». Le paysage champêtre dépasse alors le cadre descriptif du lieu géographique pour devenir un espace imaginaire où se projettent rêves et utopies. La muse pastorale constitue un refuge, un « doux asile » loin de la cour, puis à partir de la Révolution, loin des bouleversements de l’Histoire.

Virgile devient alors, dans ces premières années du siècle, le poète du sentiment et de la mélancolie. « Chez lui, écrivait Joubert dans ses Carnets, le sublime même est doux »5. Certes, ce « doux Virgile »6, c’était déjà le Virgile fénelonien, poète du sentiment, qui « anime et passionne tout »7. Les extraits cités et admirés dans le Génie sont par exemple pour la plupart ceux-là mêmes qu’évoquait Fénelon dans sa Lettre à l’Académie, tous « admirable[s] de tendresse et de douleur »8. On retrouve également dans De la littérature de Mme de Staël cette représentation de Virgile comme un poète de la tendresse, de la sensibilité :

Je choisis dans Virgile, le poète du monde où l’on peut trouver le plus de vers sensibles, ceux qui peignent le tendresse paternelle ; car il faut pour attendrir, sans employer la langue de l’amour, une sensibilité beaucoup plus profonde9.

Mais lorsque, dans son traité Du sentiment paru en 1800, Ballanche évoque Virgile comme le « poète du cœur » par excellence, il ajoute à la tendresse et à la compassion le terme de « mélancolie » : Virgile serait, parmi les anciens, « celui qui fournit le plus d’exemples de ces scènes mélancoliques » (Du sentiment, p. 118). De même, dans le Génie du christianisme, Virgile n’est pas seulement le poète du cœur, il est aussi, et d’abord, le génie de la mélancolie10. Les pleurs d’Énée, tant décriés ou raillés au xviiie siècle, deviennent ainsi l’expression de cette dimension d’empathie propre à l’œuvre poétique, de ce que Hugo qualifiera de « sublimité concrète, composée de tout le fatalisme antique et de toute la mélancolie moderne entrevue »11 – cette relecture mélancolique de Virgile annonçant la thématique du sunt lacrymae rerum qui deviendra chez les romantiques une sorte de condensé de la sensibilité virgilienne aux malheurs du monde. Dans le Génie, l’évocation au sujet du non ignara mali de Didon, des « tours négatifs » propres au poète latin se transforme ainsi sous la plume de Chateaubriand en un véritable art poétique à travers lequel il définit une esthétique de la mélancolie :

Enfin, les images favorites des poètes enclins à la rêverie sont presque toutes empruntées d’objets négatifs, tels que le silence des nuits, l’ombre des bois, la solitude des montagnes, la paix des tombeaux, qui ne sont que l’absence du bruit, de la lumière des hommes et des inquiétudes de la vie12.

Projetant sur Mantoue l’ombre de Combourg, Chateaubriand fait du jeune Virgile un exilé de l’intérieur, vivant « seul au milieu des bois », atteint d’un « amour-propre en souffrance », de « passions non satisfaites », chassé du toit paternel mais peu à l’aise dans le siècle13. Ce portrait d’un Virgile cherchant refuge dans les bois solitaires à des passions inassouvies, c’est bien entendu celui de René, qu’un « penchant mélancolique […] entraînait au fond des bois ».

Chez Chateaubriand, la mélancolie virgilienne est associée tout particulièrement à deux espaces solitaires : la profondeur des forêts et le rivage désert d’où l’on contemple les flots. Dans cette perspective, le chapitre du Génie consacré à la comparaison de Virgile et de Racine se termine par une réflexion sur la poétique virgilienne :

Les tableaux de Virgile, sans être moins nobles, ne sont pas bornés à de certaines perspectives de la vie ; ils représentent toute la nature : ce sont les profondeurs des forêts, l’aspect des montagnes, les rivages de la mer, où des femmes exilées regardent, en pleurant, l’immensité des flots : Cunctae profundum / Pontum adspectabant flentes.

Ces vers, où les Troyennes, fatiguées des écueils de la mer, pleurent la mort d’Anchise, Chateaubriand n’a cessé tout au long de son œuvre de les paraphraser car ils disent à la fois l’errance de l’exil et la permanence des flots, le deuil et l’éternité.

La citation virgilienne vient alors conférer au paysage à la fois sa dimension mélancolique et sa profondeur mémorielle. Dans la lettre sur Rome, le paysage est tout entier traversé de souvenirs virgiliens. Le texte s’ouvre sur l’évocation du tombeau de Virgile et se clôt sur la description du Tibre, qui par ses flots décolorés suggère à la fois l’écoulement inexorable du temps et la continuité de la mémoire classique, dans la mesure où « le Tibre est toujours le flavus Tiberinus de Virgile ». La campagne romaine, « terre virgilienne », se confond avec les royaumes vides du sixième livre de l’Énéide :

Il me serait impossible de vous dire ce qu’on éprouve, lorsque Rome vous apparaît tout à coup au milieu de ses royaumes vides, inania regna14.

Chateaubriand évoque ici la descente d’Énée aux Enfers (« Ibant obscuri sola sub nocte per umbram / perque domos Ditis vacuas et inania regna »15). Mais la citation rayonne bien au-delà du paragraphe où elle se trouve citée. Il semble en effet que le paysage tout entier se transforme en un univers d’ombres, comme si la Rome déchue n’était plus qu’un royaume des simulacres, fait de tombeaux, de ruines, de demeures vides, miné par la mort.

La « Promenade dans Rome au clair de lune » peut notamment être lue comme une paraphrase de cette descente au royaume des morts, à travers de vastes demeures solitaires (« domos vacuas »), « des rues sans habitants, des enclos, des places, des jardins où il ne passe personne », à la pâle lueur de la lune (« per incertam lunam »), dans un monde dépeuplé et décoloré (« et rebus nox abstulit atra colorem »)16. Mais à cette initiation d’Énée se superpose aussi une autre traversée des Enfers, celle d’Orphée qu’évoque Chateaubriand à Tivoli :

Virgile peignait cette dernière heure : Invalidasque tibi tendens, heu ! non tua palmas. Qui n’a perdu quelque objet de son affection ? Qui n’a vu se lever vers lui des bras défaillants ? […] Heu non tua ! Ce vers est admirable de tendresse et de douleur17.

Après la mort de Madame de Beaumont, le narrateur se présente comme un Orphée, qui tente de retenir l’être aimé à travers un paysage envahi d’ombres et qui se dissout jusqu’à n’être plus qu’un monde de fantômes.

Dans les Nouvelles méditations poétiques de Lamartine, le tombeau de Virgile se trouve entouré par les « jardins de Cinthie » et les « débris du temple de Vénus ». Il confère à l’évocation nostalgique de l’idylle napolitaine sa tonalité élégiaque où s’entremêlent l’évocation amoureuse et le deuil pressenti18 :

Suis-moi dans les détours de ce golfe tranquille ;
Retournons sur ces bords à nos pas si connus,
Aux jardins de Cinthie, au tombeau de Virgile,
Près des débris épars du temple de Vénus :
Là, sous les orangers, sous la vigne fleurie
Dont le pampre flexible au myrte se marie,
Et tresse sur ta tête une voûte de fleurs,
Au doux bruit de la vague ou du vent qui murmure,
Seuls avec notre amour, seuls avec la nature,
La vie et la lumière auront plus de douceurs19.

Dans Corinne de Mme de Staël, le paysage italien apparaît également comme un « vaste palimpseste »20, investi des souvenirs sans cesse réactivés d’un passé mythique. À la manière du Voyage sur la scène des six derniers livres de l’Énéide de Bonstetten paru en l’an XIII, les Carnets de voyage témoignaient déjà de cette constante relecture des poètes latins cités plus ou moins par cœur21 : le voyage en Italie se présentait d’abord comme un pèlerinage, comme un retour aux sources permettant de réactualiser un héritage classique. Dans l’improvisation de Corinne au cap Misène, la baie de Naples, qualifiée par Chateaubriand de « terre virgilienne », devient la « terre de l’Énéide » :

La nature, la poésie et l’histoire rivalisent ici de grandeur ; ici l’on peut embrasser d’un coup d’œil tous les temps et tous les prodiges.
J’aperçois le lac Averne, volcan éteint, dont les ondes inspiraient jadis la terreur ; l’Achéron, le Phlégéton, qu’une flamme souterraine fait bouillonner, sont les fleuves de cet enfer visité par Énée […].
La ville de Cumes, l’antre de la Sibylle, le temple d’Apollon, étaient sur cette hauteur. Voici le bois où fut cueilli le rameau d’or. La terre de l’Énéide vous entoure, et les fictions consacrées par le génie sont devenues des souvenirs dont on cherche encore les traces22.

À travers la référence virgilienne transparaît ici la nostalgie d’une époque rêvée où la poésie venait s’emparer de la nature au point que le paysage semblait tout entier se faire poésie. Le rameau d’or cueilli par Énée, guidé par les colombes, pour pénétrer au royaume des morts est convoqué ici comme une forme de symbole : en évoquant ce rameau d’or, Corinne pénètre à son tour dans cette terre virgilienne ; guidée par la nature, elle fait de la poésie le médiateur permettant de réactualiser les souvenirs antiques, de rendre vie au paysage en lui rendant sa mémoire. « La nature jadis, déclare-t-elle, ne révélait ses secrets qu’à la poésie » ; la poésie virgilienne se fait alors rameau d’or, permettant de pénétrer dans l’antre même du paysage en faisant revivre le passé et en interrogeant les secrets d’une nature rendue à sa dimension symbolique. Sans cesse comparée à la Sibylle, Corinne conduit Oswald au royaume des morts et ce à plusieurs niveaux : elle le guide en effet parmi les souvenirs poétiques d’un passé dont elle seule peut révéler les secrets ; elle le mène jusqu’au sommet du Vésuve par une ascension qui devient, en un renversement symbolique, une descente au cœur des enfers – la lave volcanique se transformant en un fleuve de l’enfer ; elle le conduit jusques en ces « bords infernaux » d’où « part la douleur », l’amenant ainsi à descendre jusqu’aux racines mêmes de son être, à fouiller son passé, à interroger son père défunt pour tenter de donner sens à son destin. Le récit de Lord Nevil s’achevait sur cette imprécation :

Corinne ! Corinne ! rassurez votre malheureux ami, ou laissez-moi couché sur cette terre, qui s’entr’ouvrira peut-être à mes cris, et me laissera pénétrer jusqu’au séjour des morts23.

Le retour en Écosse se présentera en effet comme une « amplification de la nekuia virgilienne », Oswald s’efforçant, tel Énée, d’embrasser ce père dont l’ombre fuit24.

Ainsi se trouve placée au cœur même du roman, entre les deux grandes confessions d’Oswald et de Corinne, l’évocation de la catabase virgilienne qui vient en quelque sorte apporter au récit son sous-bassement mythique. En ce noyau central figure notamment la visite au tombeau de Virgile :

Ce tombeau est placé dans le plus beau site du monde ; le golfe de Naples lui sert de perspective. Il y a tant de repos et de magnificence dans cet aspect, qu’on est tenté de croire que c’est Virgile lui-même qui l’a choisi ; ce simple vers des Géorgiques aurait pu servir d’épitaphe :
Illo Virgilium me tempore dulcis alebat
Parthenope
25
Ses cendres y reposent encore, et la mémoire de son nom attire dans ce lieu les hommages de l’univers. C’est tout ce que l’homme, sur cette terre, peut arracher à la mort.
Pétrarque a planté un laurier sur ce tombeau, et Pétrarque n’est plus et le laurier se meurt […]. On redescend en silence de cet asile funéraire de la gloire : on se rappelle et les pensées et les images que le talent du poète a consacrées pour toujours. Admirable entretien avec les races futures, entretien que l’art d’écrire perpétue et renouvelle !26

Mme de Staël renvoie ici à la légende selon laquelle un laurier sans cesse renaissant aurait poussé sur le tombeau de Virgile. Parmi les voyageurs du xviiie siècle, le président de Brosses l’avait évoquée pour la démystifier :

Le tombeau de Virgile est tout solitaire dans un coin, au milieu d’une broussaille de lauriers dont le Pausilippe est farci, ce qui diminue un peu le prodige dont la nature avait honoré le prince des poètes en faisant croître un laurier sue son tombeau.

Dupaty n’y voyait qu’un tas de ruines :

J’ai d’abord été en pèlerinage sur la montagne du Pausilippe, au tombeau de Virgile. Je l’ai trouvé tombant en ruines, enseveli parmi des ronces qui achèvent de le détruire. Un laurier s’élève au milieu d’elle.

Lalande ne s’étend guère sur « ce laurier dont tous les voyageurs ont parlé, qui était mort en 1776 ». Ce laurier mort est pourtant appelé à renaître, à se faire signe27. En cet éternel laurier, les Romantiques verront en effet l’emblème de la création littéraire perçue comme traversée de la mort et comme renaissance permanente. Ainsi ces feuilles recueillies au tombeau de Virgile sont celles-là mêmes que Chateaubriand enverra symboliquement à Fontanes au début de la lettre sur Rome :

J’arrive de Naples, mon cher ami, et je vous porte un fruit de mon voyage, sur lequel vous avez des droits : quelques feuilles du laurier du tombeau de Virgile. Tenet nunc Parthenope. Il y a longtemps que j’aurais dû vous parler de cette terre classique, faite pour intéresser un génie tel que le vôtre (…)28.

Ce laurier qui sans cesse refleurit sur le tombeau en ruines symbolise chez Chateaubriand l’immortalité d’une mémoire qui renaît. Ainsi dans le Génie, Chateaubriand rappelle le souvenir du simple chartreux qui, loin des richesses du Vatican, « vous montrait le laurier qui croît sur la tombe de Virgile »29.

Ce laurier qui croît sur la tombe du poète revient du reste comme un leitmotiv tout au long de son œuvre comme emblème de la mémoire, de la transmission littéraire ; Augustin comme Le Tasse viendront y pleurer ou y méditer, pour y recueillir l’héritage du cygne de Mantoue. La légende du laurier fertile est du reste reprise par Fontanes dans ses Stances par lesquelles il s’efforce à son tour, en un jeu de renvoi, de faire refleurir ces feuilles de laurier que lui avaient envoyées Chateaubriand dans sa lettre sur Rome. Il y met en scène le Tasse accablé par des années d’exil et s’asseyant sur la tombe de Virgile :

Le Tasse, errant de ville en ville,
Un jour accablé de ses maux,
S’assit près du laurier fertile,
Qui, sur la tombe de Virgile,
Etend toujours ses verts rameaux […]
Quand, touché des pleurs du génie
Devant le chantre d’Herminie
Paraît le chantre de Didon30.

En une longue prosopopée, il fait parler le poète de Mantoue qui rappelle au Tasse la longue filiation qui le relie à Homère en passant par Virgile et par Camoëns. Une chaîne poétique relie ces grands génies, ces « voyageurs voilés » qui transformèrent en gloire leurs tourments. Du tombeau de Virgile, rappelle du reste Chateaubriand dans son Voyage en Italie, on aperçoit le berceau du Tasse, le regard unissant en une continuité symbolique le poète païen au poète chrétien. Cette même idée d’une intime continuité reliant Virgile au Tasse est développée par Lamartine. Au poète latin perçu, à la suite du Génie, non comme le poète couronné de gloire mais comme un être solitaire, trouvant dans la solitude son inspiration profonde31, répond le Tasse trouvant refuge « à l’ombre des bois » :

Fuyant le tumulte des villes, / Aux lieux où les vagues tranquilles/ Lavent des bords silencieux, / Virgile, assis sur le rivage, / Charmait les rochers de la plage / De ses concerts mystérieux. / Dans la solitude qu’il aime, / Il marquait du doigt l’arbre même / Qui devait ombrager ses os, / Et voulait que dans le lieu sombre / Le concert des mêmes échos / Berçât le sommeil de son ombre / Du doux bruit des vents et des flots ! / J’ai vu la retraite enchantée / Où, las d’une vie agitée / Par les orages du malheur, / Le Tasse, suivi par l’envie, / Revêtait, pour cacher sa vie, / Les humbles habits d’un pasteur32.

Chez Mme de Staël, Virgile représente également le médiateur entre poésie latine et littérature moderne, entre antiquité profane et renaissance chrétienne. Si la Corinne-Sibylle apparaît comme une médiatrice conduisant Oswald, à travers un long travail d’anamnèse, jusqu’au royaume des morts, Virgile se présente comme le médiateur devant conduire le lecteur de l’antique Latium à l’Italie moderne grâce à la présence interrompue d’une œuvre qui traversa les siècles. En effet, si Pétrarque fit refleurir sur sa tombe ce laurier devenu le symbole du triomphe du génie sur la mort, Dante choisit pour guide Virgile pour le mener jusqu’aux enfers chrétiens. Or c’est bien à la fin du xviiie siècle que fut redécouvert Dante, à partir de la traduction de l’Enfer par Rivarol33. Avant Guingené34 ou Sismondi35, Mme de Staël joua un rôle décisif dans la diffusion du poème de Dante, qu’elle qualifiait d’« Homère des temps modernes, poète sacré de nos mystères religieux […] qui plongea son génie dans le Styx pour aborder l’Enfer »36. Comme l’a montré J.-M. Roulin, elle ne cesse de tisser des ponts reliant Virgile à Dante et Dante à Corinne, et où Dante, guidé par Virgile, « figure le chaînon manquant entre la Rome antique et l’Italie moderne »37.

L’œuvre virgilienne se prête ainsi à sa relecture chrétienne ou du moins spiritualiste. En effet, au tombeau de Virgile, Mme de Staël n’affirme pas seulement l’éternité de la parole poétique, elle évoque également l’immortalité de l’âme :

Ténèbres de la mort qu’êtes-vous donc. Les idées, les sentiments, les expressions d’un homme subsistent, et ce qui était lui ne subsisterait plus ! Non, une telle contradiction dans la nature est impossible38.

Dans le Génie du christianisme, Chateaubriand voit dans l’Énéide non un recueil d’élégantes fictions, mais une poésie aux accents empreints de « quelque chose de céleste »39. S’il ne fait pas explicitement de l’œuvre virgilienne une préfiguration du christianisme, il perçoit dans le poète antique un poète « plus idéalement chrétien, par pressentiment naturel, que le chrétien Racine, trop civilisé, trop contaminé par la cour »40. Le sentiment mélancolique forgé par Virgile dans la solitude est en effet à ses yeux au fondement de cette « tendresse évangélique »41 que développera la poésie chrétienne. Cette interprétation spiritualiste de Virgile semble très présente au tournant du siècle. Ainsi lorsque dans ses Etudes de la nature42 Bernardin de Saint-Pierre développe le thème chrétien de l’exil de l’âme coupée de sa patrie, il illustre son propos, non par une citation biblique, mais par la peinture chez Virgile de Didon agonisante se tournant vers le ciel : « oculisque errantibus alto/ quasivit caelo lucem… » (« de ses yeux errants elle a cherché là-haut la lumière du ciel »43). Fontanes, dans une note à sa traduction de l’Essai sur l’homme de Pope compare la « magnifique description de Dieu » chez le poète anglais avec les vers du sixième livre de l’Énéide, où Virgile expose la doctrine des stoïciens, qui admettaient une âme universelle44. De même, en 1808, Joubert évoque Virgile comme un esprit « en harmonie avec les choses divines et avec ce qu’il y a de divin dans les choses humaines »45.

On peut donc en conclusion être frappé par l’exceptionnelle richesse d’un intertexte virgilien sans cesse relu et réactualisé. En effet l’œuvre du poète de Mantoue, loin de se limiter au corpus scolaire d’un classicisme institutionnel, est relue comme une œuvre de médiation, de passage. Le voyage inscrit dans l’espace une mémoire littéraire intériorisée, formant, au gré des errances du narrateur ou du poète, une géographie à la fois littéraire, mythique et imaginaire, où les paysages réels viennent se confondre avec les décors des Bucoliques ou de l’Énéide. Le Pausilippe, où le tombeau de Virgile côtoie le laurier de Pétrarque, y occupe une place centrale, devenant à la fois le lieu d’une double mort – celle d’un tombeau en ruines – et le symbole de l’immortalité du poète. Le schème mythique de la catabase vient tout particulièrement investir le paysage italien. Ainsi, chez Ballanche, le rameau d’or constituera un véritable emblème initiatique permettant à l’auteur de guider le lecteur dans un voyage souterrain, dans une « descente aux enfers à travers les ténèbres du temps jusqu’aux origines »46. En effet, le voyage en Italie, conçu au xviiie siècle comme la vérification de visu d’un héritage culturel47, apparaît de plus en plus comme une forme de voyage quasi initiatique, comme une descente aux enfers où les figures d’Énée et d’Orphée viennent se confondre en une exploration des profondeurs du passé enfoui, en un appel à la puissance évocatoire du texte chargé de rendre la vie à l’être perdu. Dans Corinne, la parole lyrique de la poétesse tente ainsi de renverser le destin ; nouvelle Didon48, nouvelle Sibylle qui conduit l’être aimé vers l’ombre de son père défunt, Corinne est aussi une figure orphique qui s’efforce, par la seule puissance de sa lyre, d’arracher aux enfers un Oswald prisonnier de son passé49. De même, la lettre sur Rome de Chateaubriand, qui est aussi un texte du deuil, résonne à la fois de la descente d’Énée au royaume des morts et d’une rêverie orphique réclamant au poète de Mantoue la promesse d’une « seconde vie » – celle-là même, peut-être, que l’« inconsolé » nervalien réclamera à Virgile dans la nuit de son tombeau50. L’œuvre du poète qui a « vainqueur traversé l’Achéron » se fait alors, à un autre niveau, elle-même médiatrice en formant une œuvre de mémoire faisant revivre Troie à Rome, reliant à Homère Dante ou Le Tasse, et permettant à la mélancolie moderne de prendre racine dans l’antiquité profane.

Notes

1 Voyage en Orient, 14 octobre 1832 ; voir aussi Graziella, I, 27 : « Je voulus voir Naples. C’est le tombeau de Virgile et le berceau du Tasse qui m’y attirèrent surtout ». Retour au texte

2 Chateaubriand, Voyage en Italie, in Œuvres romanesques et voyages, éd. M.Regard, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1969, t. II. p.1480. Retour au texte

3 Bernardin de Saint-Pierre, Paul et Virginie, Paris, Gallimard, 1984, p. 142 ; Géorgiques, II, v.493. Retour au texte

4 Sainte-Beuve, Etude sur Virgile, Paris, Garnier, 1857, p. 36. Retour au texte

5 Carnets, 6 janvier 1805, Paris, Gallimard, 1999, t.II, p. 7. Retour au texte

6 « J’ai visité ces bords et ce divin asile/Qu’a choisis pour dormir l’ombre du doux Virgile,/Ces champs que la Sibylle à ses yeux déroula,/Et Cume et l’Elysée ; et mon cœur n’est pas là » (« Milly ou la terre natale », Œuvres poétiques, Paris, Gallimard, 1963, p. 393). Retour au texte

7 Lettre à l’Académie, ch.V ; voir aussi : « Dans ses vers, tout pense, tout a du sentiment, tout vous en donne ». Retour au texte

8 Génie du christianisme, éd. Maurice Regard, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1978, p. 1442. Retour au texte

9 De la Littérature, Paris, Flammarion, 1991, p. 150. Retour au texte

10 De même, lorsque Ballanche évoquait Virgile dans son traité Du sentiment comme le « poète du cœur » par excellence, il ajoutait à la tendresse et à la compassion le terme de « mélancolie » : Virgile serait, parmi les anciens, « celui qui fournit le plus d’exemples de ces scènes mélancoliques » (Du sentiment, p. 118). Retour au texte

11 Texte sur les Traducteurs recueilli dans le reliquat du William Shakespeare (1863) : « Ce sunt lacrymae rerum est une goutte de l’immensité. Toute la profondeur est dans ce mot. Virgile, au moment où il le dit, égale et peut-être dépasse Dante. Ce mot, entre tous, est irréductible à la traduction. Cela tient à la sublimité concrète, composée et tout le fatalisme antique et de toute la mélancolie moderne entrevue ». Retour au texte

12 Génie, II, II, 10, p. 675. Retour au texte

13 Génie, II, II, 11, p. 678. Retour au texte

14 Voyage en Italie, éd.cit., p. 1477. Retour au texte

15 « Ils allaient comme des ombres par la nuit déserte à travers l’obscurité et les vastes demeures de Pluton et son royaume de simulacres » (Énéide, VI, 268-269). Retour au texte

16 Dans une variante au troisième tome des Mémoires, on retrouve cette même fusion entre la Campanie et le royaume des morts : « On dirait que personne n’a osé habiter ces campagnes depuis les temps antiques, et qu’elles sont restées vacantes pour servir de Champs-Elysées aux ombres des vieux Romains » (M.O.T., III, p. 343). Retour au texte

17 Voyage en Italie, éd.cit., p. 1442 ; Géorgiques, IV, 498. Retour au texte

18 « Je ne demande aux dieux que de guider mes pas / Jusqu’aux bords qu’embellit ta mémoire chérie, / De saluer de loin ces fortunés climats / Et de mourir aux lieux où j’ai goûté la vie ». Retour au texte

19 « Tristesse », Méditation douzième in Méditations, éd. F.Letessier, Garnier, 1968, p. 177. Retour au texte

20 E. Bordas, « Europe mythologique ou géographie mythique ? Corinne ou l’Italie de Madame de Staël », in Madame de Staël. Corinne ou l’Italie, textes réunis par J.-P.Perchellet, Klincksieck, 1999, p. 53-62. Retour au texte

21 S.Balayé, « Histoire du roman », in L’éclat et le silence, Champion, Unichamp, 1999, p. 21 ; voir aussi Les carnets de voyage de Mmede Staël : contribution à la genèse de ses oeuvres, Genève, Droz, 1971, p.146 : « Virgile inspirera toute la partie mythologique et le paysage dans l’improvisation de Misène, et dans celle du Capitole ». Retour au texte

22 Corinne ou l’Italie, Paris, Gallimard, « Folio » , 1985, p. 349. Retour au texte

23 Corinne, éd.cit., p.336. Retour au texte

24 B.Didier, « Corinne et les mythes », in Madame de Staël, Corinne ou l’Italie : « L’âme se mêle à tout », Paris, SEDES, 1999, p.196. Retour au texte

25 « Dans ce temps-là la douce Parthénope m’accueillait ». Retour au texte

26 Corinne, éd.cit., p. 345. Retour au texte

27 Voir aussi sur cette légende exhumée : A.-M.Jaton, Le Vésuve et la sirène : le mythe de Naples de Mmede Staël à Nerval, Pacini editore, 1988, p. 91-92. Retour au texte

28 Voyage en Italie, éd.cit., p. 1476. Retour au texte

29 Génie du christianisme, IV, VI, 6, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1978, p. 1051. Retour au texte

30 Stances adressées à M.de Chateaubriand (1810) in, Œuvres de Fontanes, Paris, 1839, p. 92. Retour au texte

31 « Nous avons déjà remarqué, écrivait Chateaubriand, qu’une des premières causes de la mélancolie de Virgile fut sans doute les sentiments des malheurs qu’il éprouva dans sa jeunesse […]. Virgile cultiva ce genre de tristesse en vivant seul au milieu des bois […]. Virgile est l’ami du solitaire, le compagnon des heures secrètes de la vie » (Génie du christianisme, éd.cit., Partie II, L.II, ch.11, p. 678). Retour au texte

32 « Epître familière à M.Victor Hugo » in Œuvres poétiques, Paris, Gallimard, 1963, p. 276. Retour au texte

33 Voir la mise au point in Dante et Virgile aux Enfers d’Eugène Delacroix, Réunion des musées nationaux, 2004. Retour au texte

34 Histoire de l’Italie (1811) Retour au texte

35 De la littérature du midi (1813) Retour au texte

36 Corinne, éd.cit., p. 60. Retour au texte

37 « Bonstetten et Madame de Staël, ou comment lire Virgile après Ossian ? », in Risonanze classiche nell’Europa romantica, C.R.I.E.R., 1998, p. 184. Retour au texte

38 Corinne, éd.cit., p. 345. Retour au texte

39 Génie, Partie II, L.II, ch. 10, éd.cit., p. 678. Retour au texte

40 Marc Fumaroli, Chateaubriand. Poésie et terreur, Paris, de Fallois, 2003, p. 419. Retour au texte

41 Ibid. Retour au texte

42 Études de la nature, Etude XII, « De la vertu », Paris, Didot, 1861, p. 444. Retour au texte

43 Énéide, IV, v. 691-692. Retour au texte

44 Nouvelle traduction de l’Essai sur l’homme de Pope en vers français, précédée d’un discours et suivie de notes, in Œuvres, Paris, Hachette, 1833, t. I, p. 61. Retour au texte

45 Joubert, Carnets, 16 juillet 1808, éd.cit., t. II, p. 278. Retour au texte

46 B.Juden, Traditions orphiques et tendances mystiques dans le romantisme français (1800-1855), Paris, Klincksieck, 1971, p. 269. Retour au texte

47 Voir F.Moureau, « L’œil expert : voyager, explorer », in Dix-huitième siècle, n°22, 1990, p. 6. Retour au texte

48 Voir Corinne, éd.cit., p. 581. Retour au texte

49 Voir B.Didier… Retour au texte

50 « Dans la nuit du tombeau, toi qui m’as consolé, / Rends-moi le Pausilippe et la mer d’Italie ; / La fleur qui plaisait tant à mon cœur désolé, / Et la treille où le pampre à la rose s’allie » (El Desdichado) ; voir aussi dans Myrtho, l’évocation du tombeau de Virgile : « Toujours, sous les rameaux du laurier de Virgile, / Le pâle Hortensia s’unit au Myrthe vert ! » Retour au texte

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Référence papier

Emmanuelle Tabet, « Au tombeau de Virgile : pèlerinage virgilien et inspiration littéraire au début du xixe siècle », Bien Dire et Bien Aprandre, 24 | 2006, 171-182.

Référence électronique

Emmanuelle Tabet, « Au tombeau de Virgile : pèlerinage virgilien et inspiration littéraire au début du xixe siècle », Bien Dire et Bien Aprandre [En ligne], 24 | 2006, mis en ligne le 01 mars 2022, consulté le 18 mai 2024. URL : http://www.peren-revues.fr/bien-dire-et-bien-aprandre/971

Auteur

Emmanuelle Tabet

CELLF 17e-18e, CNRS

Droits d'auteur

CC-BY-NC-ND