La représentation des Grecs dans Le Roman de Troie

DOI : 10.54563/bdba.973

p. 185-196

Text

Datant de la deuxième moitié du xiie siècle, Le Roman de Troie de Benoît de Sainte Maure fait partie avec l’Eneas, Le Roman de Thèbes et Le Roman d’Alexandre du groupe restreint de ces romans qu’on a qualifiés de romans antiques ou romans d’Antiquité. C’est dire d’emblée combien ces œuvres sont en relation avec la matière antique. En effet, pour le cas particulier du roman de Benoît, il s’agit ni plus ni moins de relater la guerre de Troie, non pas après coup comme a pu le faire Homère, mais en se fondant sur les témoignages de ceux qui ont assisté aux combats. C’est à tout le moins ce dont veut nous persuader l’auteur dans le prologue de son roman, quand il s’explique sur le choix de ses sources et se justifie d’avoir donné l’avantage à Darès, puisque ce dernier chascun jor ensi l’escriveit/cum il o ses oilz le veeit1. Le lecteur-auditeur doit donc d’emblée comprendre que la volonté de Benoît est d’être le plus près possible de la réalité antique, puisqu’il se réclame de la valeur documentaire de sa source. Par conséquent il se livrerait à une représentation des faits conforme à son modèle antique. Or, l’examen du texte permet de vérifier que, malgré tout, Benoît de Sainte Maure n’est pas inféodé à son texte source. C’est ainsi qu’en nous attachant à la représentation des Grecs dans son roman, nous tâcherons de mettre en relief sa démarche d’adaptation, c’est-à-dire de mise au goût du jour pour satisfaire un public médiéval. Il apparaîtra ainsi que ce conditionnement se fonde sur un jeu à partir des codes littéraires du xiie siècle. De là, le lecteur-auditeur du Roman de Troie est invité à saisir autrement les personnages évoqués, mais ceci n’empêche pas Benoît de rester relativement nuancé dans la caractérisation de ceux-ci.

À l’occasion du processus de mise en roman, Benoît de Sainte Maure s’est affranchi de ses sources afin d’élaborer un objet littéraire susceptible de plaire à son auditoire médiéval, et surtout susceptible de ne pas le dérouter en lui présentant des personnages et/ou des situations qui lui seraient trop étrangers2. Cette adaptation destinée à réduire les écarts de civilisation s’opère même sur le plan littéraire.

C’est ainsi que, dans l’écriture de son roman, Benoît de Sainte Maure se montre sensible aux autres formes littéraires de son époque. Par exemple, il recourt volontiers à des motifs empruntés à la lyrique occitane, tel celui très répandu de la reverdie. Il en va de même avec la métaphore récurrente du jeu-parti qui jalonne l’ensemble du roman et montre l’attachement de l’auteur à la lyrique d’oc3.

Mais Benoît se révèle surtout marqué par l’esthétique de la chanson de geste. Il faut dire que ce genre littéraire est déjà bien ancré dans le xiie siècle quand sont élaborées les premières mises en roman et, de plus, le sujet même du Roman de Troie invite à établir des ponts entre l’univers épique et l’univers romanesque. C’est pourquoi, pour parler de son œuvre, Benoît utilise le nom chançon4 et même, une fois, le nom geste5. Le désir de l’auteur est donc clair : afin de ne pas dépayser son lecteur-auditeur, il l’amène en terrain connu grâce à un lexique approprié et connoté. De surcroît, comme si cette proximité avec l’épopée n’était pas encore assez affirmée, Benoît joue même sur des échos intertextuels qui ne peuvent échapper à l’auditoire. Ainsi quand au vers 4186 Priam s’adresse à ses hommes pour les galvaniser, il affirme Grezeis ont tort, nos avons dreit ; le vers fait immédiatement songer à ce que Roland déclare à Olivier dans La Chanson de Roland : « Paien unt tort e Chrestïens unt dreit  » (v.1015). Cette réminiscence épique est entretenue par le roi Agamemnon lui-même, soucieux de savoir li quel ont dreit e li quel tort (v.6145) ou déclarant à propos de Priam : donc avra tort, nos avrons dreit (v.6191). L’auditoire prend ainsi conscience que chaque camp estime être dans son bon droit, tandis que le camp adverse est à blâmer. Il en ressort que le conflit prend une allure manichéenne, ce qui peut faire songer à l’esprit des chansons de geste6.

Par ailleurs, dans une de ses interventions, le narrateur prend position par rapport à cet antagonisme entre les deux camps. En relatant la vingt-deuxième bataille, il évoque l’intervention heureuse de Penthesilée qui se démène sur le champ de bataille en alliée des Troyens : ainz que fust prime de jor,/ furent josté li nostre as lor (v.23855-23856). L’emploi du possessif li nostre suggère alors au lecteur-auditeur que Benoît penche du côté des Troyens. Dans le prologue, il présentait un Darès objectif, quoique Troyen :

« […] s’il iert des Troïens,
ne s’en pendi plus vers les suens
ne mais que vers les Grezeis fist » (v.113-115)7,

mais, dans l’œuvre, Benoît se manifeste du côté des Troyens, comme s’il assumait en son nom propre la déclaration de Priam sur les Grecs. La formule Grezeis ont tort invite alors le lecteur-auditeur du xiie siècle, familier de l’épopée, à superposer l’image du Grec et celle du Païen épique.

Il s’agit ainsi pour Benoît, par le biais de réminiscences littéraires, de conditionner son auditoire afin d’agir sur sa manière de percevoir les personnages mis en scène dans son œuvre. À cet égard, le public peut être incité à guetter tout ce qui dans la présentation des Grecs du roman peut rappeler les Sarrasins épiques.

 

L’assimilation entre l’univers romanesque et l’univers épique est assurée par l’emploi dans le roman de mots très connotés qui font immédiatement songer à l’épopée : les deux occurrences du nom aumaçor (v.5007-13124) renvoient à des dignitaires Grecs. Ces mots sont chaque fois cités dans une énumération où ils voisinent avec roi, dus ou conte. Le nom amirant, pour sa part, désigne fréquemment des Grecs8 et il fonctionne également comme synonyme de termes qui désignent des chefs. C’est à ce titre qu’il figure lui aussi dans des énumérations à côté de contes, dus, reis, demeines ou chevetaines9. Par ces mots qui donnent au roman une allure exotique10, le public est aisément convaincu qu’il est plongé dans un univers résolument païen, mais proche de ces œuvres épiques où s’affrontent Chrétiens et Sarrasins. Cette impression se confirme par l’emploi de périphrases ou de formules qui semblent tout droit tirées de chansons de geste pour exprimer la haine du Sarrasin. C’est ainsi que le roi troyen Laomédon traite tous les Grecs de cist coilvert (v.2643) et qu’Hector les désigne comme une gent que haïsson (v.3794). Les Troyennes n’hésitent pas à les diaboliser en les envisageant comme li enemi, li reneié (v.16341). Le narrateur y va lui-même d’une formule de malédiction en les discréditant complètement, puisqu’il les assimile à des paysans : Damedeus trestoz les confunde,/ car molt i firent que vilein (v.24460-24461).

L’analogie peut aussi passer par la dénomination. En majorité, les Grecs présentés par Benoît puisent leurs noms chez Darès ou Dictys11, mais quelques-uns portent des noms identiques ou ressemblant à ceux de personnages qui figurent dans des chansons de geste. Par exemple, Bauduin, le fil Ourie (v.9030) peut faire songer au chef sarrasin qui, dans Aliscans, s’appelle tantôt Baudin, tantôt Bauduc, d’autant plus que les variantes du Roman de Troie proposent, entre autres, les leçons Baudin ou Bauduç12, comme si le copiste avait ainsi tenu à souligner la parenté entre les genres. Morins d’Aresse (v.9890) pourrait rappeler les nombreux Sarrasins d’épopée dont les noms sont forgés sur la racine Mor, qui renvoie à la figure du Maure13. Peut-être pourrait-on voir dans Merel de Biez et Meles d’Orep (v.8780, 8791, 9899) d’autres dérivés de ces noms épiques. De la même manière, Carrut de Pierrelee (v.8494) et li fiz Cariz de Pierre Lee (v.14307) font songer à Carrel ou Quarré, personnages d’Aliscans et de La Prise d’Orange ; le toponyme Pierre Lee renvoie lui-même à des épisodes épiques fameux, puisque Pierrelate est le nom d’une des villes conquises par Guillaume Fièrebrace14. Leontins de Valjoïe (v.8280) comme Glo de Valfrait (v.9038) viennent d’endroits dont les noms dérivent de la racine Val très usitée dans les toponymes épiques15. De plus le nom Glo, dont certaines variantes présentent les formes glot, glou ou gloz16, fait écho au nom commun qui bien souvent dans les épopées sert à injurier les Sarrasins. Enfin, un Grec mérite de retenir l’attention à cause de sa filiation : en effet, à deux reprises, Huniers est présenté comme li fiz Mahont (v.8238, 9495), nom dans lequel l’auditoire peut reconnaître le dieu des Sarrasins.

Il apparaît par conséquent que, grâce à d’habiles jeux onomastiques, Benoît de Sainte Maure suggère ponctuellement à son public qu’une assimilation entre les Grecs de son roman et les Sarrasins des épopées est envisageable. En cela, l’auditoire est bien conforté dans l’idée que Grezeis ont tort.

 

La description des Grecs permet-elle cependant d’abonder sans nuance dans ce sens ? Il semble bien que non, car les passages descriptifs ne sont pas unanimes. Certains Grecs, en effet, sont avantageusement caractérisés soit sur le plan physique, soit sur le plan moral, soit sur les deux à la fois. Benoît de Sainte Maure affirme la beauté de quelques Grecs grâce à l’unique adjectif bel17. La description du roi Celidis est du même esprit, mais elle est plus développée :

« Reis Celidis esteit mout beaus,
lons, grailes, dreiz, juevnes toseaus » (v.8829-8830).

Sur le plan moral, l’auteur se montre sensible à la sagesse et à la vaillance, caractéristiques des bons chevaliers : l’adjectif le plus employé est pro18 et il est souvent associé à d’autres termes valorisants comme fort, hardi, bon, sage, segurain ou vassal19. Certains individus cumulent les deux avantages comme Antilocus, Meriones, Antipus, Diomède, Amphimacus, Patrocle, Merel de Biez, Menesteüs, Jason ou Pirrus20. S’il s’arrêtait à l’évocation de ces personnages, Benoît ne pourrait être soupçonné de parti pris pour les Troyens, puisque sa peinture des soldats grecs ici mentionnés loue ce qui fait d’eux de vaillants chevaliers, identiques à ceux qu’on apprécie au xiie siècle.

Par ailleurs, les Grecs sont aussi accablés par des descriptions qui peuvent leur être tout entières hostiles, si bien que, par exemple, Philotetès paraît mout […] fel e engrès (v.5684) ou Peleüs mout […] enrièvre e fier (v.3594) ; mais il se trouve que le romancier s’arrête de préférence sur des individus dont il suggère ou souligne l’ambivalence. Un seul terme suffit bien souvent à attirer l’attention parmi d’autres et à indiquer que l’individu suscite la méfiance. Dire que Polidarius est gras (v.11303) ou qu’Yfidus est fiers e hardiz e corajos (v.16062, lg) n’est-ce pas en même temps suggérer qu’ils peuvent être à craindre21 ? Prothenor, quoique beau, forz, poissanz, proz et segurains (v.10913, 8197), est fiers e hardiz plus d’un liepart (v.7254). C’est donc dire sa force de destruction et son caractère malfaisant si l’on songe que le léopard est souvent rattaché au bestiaire du diable22. De même, Nestor à la vieillesse synonyme de sagesse (v.11304, 22147, 22492) est certes mout proz (v.8229), mais il est aussi mout […] fel e de grant ire, mout […] engrès e de put aire (v.3500, 3507). Il apparaît enfin que Benoît de Sainte Maure utilise fréquemment l’adjectif engeignos pour semer le trouble dans l’esprit de son auditoire. En l’appliquant à différents individus, il joue sur les sens de ce mot notamment ceux qui ont trait à l’artifice, la ruse et le mensonge23 : ceci concerne, par exemple, Telepolus, Palamède, Agamemnon et Ulysse24. L’objectif est que le public ait toujours bien présente à l’esprit l’idée que les Grecs sont des trompeurs, ce que résume le roi Priam d’une périphrase définitive selon laquelle les Grecs tant ont art, sen e veisdie (v.11827). La ruse du cheval de bois ne fera que confirmer la formule de manière éclatante à la fin du roman.

Enfin, l’ambivalence des Grecs est plus nette encore au moment où le romancier entreprend de les décrire systématiquement. D’une manière générale, les descriptions de personnages ne sont pas très répandues dans l’œuvre, mais les détails qu’elles renferment nous informent sur les intentions profondes de l’auteur. Ainsi l’intéressant catalogue des héros grecs qui se trouve au début du roman est tout entier construit sur le même procédé pour presque chaque individu décrit25. Chaque fois, en effet, le portrait brossé est antithétique : à côté d’éléments représentatifs de la beauté s’en trouvent d’autres qui viennent nuancer ou atténuer la première image que le public peut se faire des personnages, d’où la récurrence de la conjonction de coordination mais. C’est ainsi que Castor et Pollux se distinguent par de gros oilz/pleins d’enferté e pleins d’ergoilz (v.5113-5114) : leur difformité physique se traduit sur le plan moral. Agamemnon est caractérisé par sa démesure de taille (fu a grant merveille menbruz, v.143, ce qui l’apparente à des géants d’épopée comme Desramé dans Aliscans26, par exemple) et de caractère (merveilles esteit aïros, v.5145). Le présenter comme saives […], cointes et maqueinz (v.5150) achève de signaler son ambivalence et sa fourberie. Ménélas éveille le soupçon du fait qu’il soit ros (v.5154), à l’instar du roi de Perse qui le vis ot gras e lentillos/de barbe et de cheveus fu ros (v.5273-5274), couleur « des démons, du renard, de la fausseté et de la trahison » selon les termes de M. Pastoureau27. Nous nous démarquons ici des analyses de Catherine Croizy-Naquet qui reste prudente sur les intentions de Benoît avec ce détail concernant Ménélas28 : le contexte global des descriptions nous incite, au contraire, à croire que le romancier joue délibérément sur la valeur équivoque de la couleur pour discréditer les personnages décrits. Le physique imposant d’Achille associé à des oilz […] fiers et à une chiere […] envers son enemi irose (v.5160, 5163-5164) le fait craindre par dessus tout. La description de Patrocle est fort élogieuse, mais elle s’achève par une remarque lourde de sous-entendus : mais mout par esteit vergoindos (v.5178). De même, les qualités d’Ajax sont contrebalancées par ses défauts : mais n’esteit mie mout seürs,/ de parole iert auques legiers (v.5184-5185). Ajax-Télamon aveit cuer cruel e hardi (v.5196). Ulysse, certes, est éloquent,

« mais en dis mile chevaliers
n’en aveit un plus tricheor :
ja veir ne desist a niul jor,
de sa boche isseit granz guabeis » (v.5206-5209).

Pour sa part, Diomède est doté d’une chiere […] mout felenesse : / cist fist mainte false pramesse (v.5213-5214). De plus, il est mout […]estouz e sorparlez (v.5217). Nestor, dont le nés est corbe (v.5227), peut être sage mais quant ire le sorportot/niule mesure ne gardot (v.5231-5232). Néoptolème est beau mais balbeiot a grant maniere (v.5244) et il est gros par le ventre cun uns trons (v.5240). Podalire iert si gras/que a grant peine alot le pas (v.5257-5258). Machaon a un cors […] trestot roont (v.5265) et il est mout […] fel a tote gent (v.5268). Tous ces portraits ont bien en commun l’idée d’ambivalence, c’est-à-dire que, sous une certaine apparence, les Grecs ainsi dépeints révèlent chacun une personnalité plus trouble, plus inquiétante qui fait d’eux des individus malfaisants ou potentiellement malfaisants ; tout ceci justifie pleinement le jugement émis par C. Croizy-Naquet sur cette galerie de portraits : elle « repose a priori sur l’éloge de la beauté »29. Les sens en éveil du public doivent l’inciter à dépasser cet a priori afin de repérer les marques d’ambivalence. L’ordre des éléments dans les descriptions peut jouer sur la perception du personnage : selon que le portrait s’achève sur une note favorable ou non, le lecteur-auditeur ne se fait pas la même idée du personnage, comme le montre très bien C. Croizy-Naquet dans son étude30. La description d’Antilogus qui figure beaucoup plus loin dans l’œuvre est fondée rigoureusement sur le même principe d’antithèse, puisque, au milieu de ses qualités, on précise que la chiere ot brune e le chief sor (v.20982), deux couleurs dont les connotations ne sont pas toujours favorables.

D’une manière plus subtile que l’onomastique, la description permet donc de suggérer grâce à des bribes de détails que les Grecs peuvent être des personnages inquiétants qui, par quelques caractéristiques, se rattachent dans l’imaginaire collectif à la famille des individus rejetés : des couleurs symboliques, un physique imposant et terrifiant ainsi qu’un manque de mesure permettent d’établir des liens avec les Sarrasins honnis des épopées. A ceci s’ajoute un maniement dévoyé du langage, noté par un bégaiement très prononcé pour Néoptolème31 et par des allusions à la duplicité et à la ruse pour les individus engeignos.

Par ces descriptions donc, l’auditoire est conditionné et poussé à discréditer ces Grecs. Certes, sur la longueur du roman, ces détails infimes peuvent être oubliés32, d’autant plus qu’ils figurent, rappelons-le, parmi des listes d’éléments élogieux, mais l’état d’esprit demeure et le romancier n’oublie pas d’accabler les héros les plus importants afin de toujours souligner l’ambiguïté de leur personnalité. C’est ainsi que, comme les Sarrasins des chansons de geste, Ulysse est deux fois qualifié de souduiant (v.27746, 27806), Egisthe de coilverz et de feus (v.28353), Oreste de chiens et de feus (v.29772). L’épisode de la mort de Pâris montre qu’Ajax, fils de Télamon, perd tout sens de la raison et devient du coup terrifiant. Lui qui a le bras plus forz d’un jaiant (v.22815) adopte un comportement démesuré comparable à de la folie, comme l’attestent des formules très explicites : tant par est d’estoutie pleins (v.22610) ; il fait que fous (v.22613) ; le forsené (v.22779).

Mais, en définitive, c’est Achille qui donne davantage lieu à des développements accablants. Ce guerrier redoutable sème la panique dans les rangs troyens. À ce titre, il incarne l’ennemi par excellence. C’est pourquoi Benoît n’hésite pas pour le caractériser à recourir à des termes qui l’assimilent aux pires des Sarrasins épiques. Comme ceux-ci, en effet, Achille tient du monstre, de l’animal et du diable. Il est monstrueux, car, sur le plan moral, on souligne à l’envi sa lâcheté grâce à des termes fréquents dans l’épopée, que ce soit traïtor, cuivert, coarz ou feus33. La condamnation la plus vive à son égard concerne la relation équivoque qui le lie à Patrocle ; Hector ne manque pas de le rappeler en mentionnant ce compagnon

« que tante nuit avez sentu
entre vos braz tot nu a nu.
Icist jués est vils e hontos,
Dont li plusor sunt haïnos
As Deus, quin prenent la venjance
Par la lor dedevine poissance » (v.13183-13188).

Hector appelle ainsi la vengeance divine sur Achille qui est allé à l’encontre des dieux. D’ailleurs, le héros grec est souvent rattaché au démon : il est ainsi qualifié de renoié, desfaé, recreanz, anemis et aversier34, et, à ce titre, il fait bien songer aux Sarrasins épiques habitués à de tels qualificatifs. Enfin, une comparaison animale achève de le marginaliser :

« tot autresi com sueut li lous
[…]
tot atresi fait Achillès :
[…]
il est li lous qui tot devore  » (v.21089, 21095 et 21102).

Il est en ce point comparable à un autre ennemi des Troyens : Turnus, qui est longuement comparé à un loup dans Eneas, comparaison dont nous avons montré ailleurs qu’elle peut se rattacher à une tradition épique35.

Benoît de Sainte Maure procède donc subtilement pour représenter les Grecs dans son roman. Au lieu de s’enfermer dans une caractérisation de groupe qui vaudrait pour tous les Grecs et prendrait vite une allure caricaturale, il préfère s’arrêter sur tel ou tel individu dont il met en avant ponctuellement les défauts, voire les vices, à côté d’autres qui sont remplis de qualités. L’impression globale qui se dégage est néanmoins défavorable aux Grecs ; on peut simplement s’appuyer sur la disproportion entre le catalogue des Grecs et celui des Troyens (182 vers contre 282) et sur le fait que soient dépeints 18 Grecs contre 13 Troyens. Mais Benoît cultive particulièrement le sens de la nuance : Catherine Croizy-Naquet le note bien en mentionnant « l’esprit critique et l’effort de nuance de Benoît et sa compétence à distribuer signes négatifs et positifs »36. Les Grecs sont bons et mauvais, mais c’est aussi le cas des Troyens, eux aussi entourés de personnages malfaisants et terrifiants (qu’on songe par exemple seulement au Sagittaire) et eux aussi dotés de qualités et de défauts (l’étude du portrait d’Hector menée par Catherine Croizy-Naquet suffit pour le démontrer). Catherine Croizy-Naquet parle même du souci qu’a Benoît d’établir une « symétrie – même ponctuelle – entre Grecs et Troyens en faisant d’un héros le pendant d’un autre dans le camp adverse »37. De plus, le romancier joue habilement sur les points de vue : le contexte guerrier fait que, souvent, les discours haineux sur les Grecs sont tenus par les Troyens. L’auteur ne fait alors que se réfugier derrière cet artifice de présentation et l’évocation de ses sources pour distiller son point de vue personnel.

Toutefois son désir est toujours d’entretenir la confusion entre les camps. Si les Troyens disent haïr les Grecs comme s’il s’agissait de Sarrasins d’épopées, la réciproque est vraie et la même rhétorique épique sert à qualifier les Troyens38. Renvoyés ainsi dos à dos, Grecs et Troyens constituent finalement aux yeux du public un seul groupe, celui des païens antiques, impression confirmée par le fait que certains, dans les deux camps, portent les mêmes noms39.

Benoît inscrit donc son roman au carrefour de diverses traditions : antique par le choix du sujet, l’œuvre est médiévale par son traitement inspiré de l’épopée, mais dégagé en définitive de toute tentation manichéenne à cause des points de convergence entre Grecs et Troyens. À cet égard, Benoît tâche de concilier les deux camps, comme lors des nombreuses scènes de trève : son but prend alors une dimension idéologique. S’il ne peut complètement accabler les Grecs, s’il ne peut complètement défendre les Troyens, c’est que les deux sont équivalents. Telle est la teneur du discours que tient Antenor devant la cour du roi Priam :

« Seignor, nos somes del lignage
rei Pelopis estrait e né :
trestuit somes d’un parenté,
tuit descendons d’une ligniee
que sor totes est essauciee,
tuit venimes d’un ancessor.
Mout deüst aveir grant amor
Entre Grezeis e Troïens » (v.25028-25035).

L’insistance dans ces propos sur les termes un et une qu’on pourrait traduire par un seul, une seule, associés aux pronoms indéfinis tuit et trestuit, invite à suggérer que Grecs et Troyens forment tous confusément un seul groupe. À ce titre, ils peuvent être tous perçus par l’homme du xiie siècle comme les lointains ancêtres de la chevalerie médiévale, au nom de la translatio studii et imperii, ce qui justifie qu’ils ne soient pas rejetés en bloc. Par une représentation donc nuancée de ses personnages antiques, Benoît de Sainte Maure n’exprimerait-il pas finalement à sa manière l’idée de la complexité de l’être humain, et ce à toutes les époques ?

Notes

1 Tr, lg, v. 105-106.

Nous nous appuierons sur les éditions suivantes :
Benoît de Sainte Maure, Le Roman de Troie, éd. et trad. E. Baumgartner et F. Vielliard, Paris, Le Livre de Poche, coll. « Lettres gothiques», 1998.
Benoît de Sainte Maure, Le Roman de Troie, éd. L. Constans, Paris, SATF, 6 vol., 1904-1912.

Par commodité, nous utiliserons l’abréviation Tr pour désigner le roman (et la précision lg pour la première de ces deux éditions). Return to text

2 Nous ne reviendrons pas sur la question de mise au goût du jour : elle a été déjà bien explorée par Aimé Petit notamment dans sa thèse consacrée à l’anachronisme : L’Anachronisme dans les romans antiques du xiiesiècle, thèse présentée pour le doctorat de troisième cycle devant l’Université de Lille III, Centre d’études médiévales et dialectales de l’Université de Lille III, 1985. Return to text

3 Cf. v.9802, 15678, 20298, 20783, 21942, 28803 ainsi que la note d’E. Baumgartner et F. Vielliard dans leur édition, p. 642. Voir E. Baumgartner, « Benoît de Sainte Maure et l’uevre de Troie », The medieval opus, imitation, rewriting and transmission in the french tradition, Amsterdam-Atlanta, Rodopi, 1996, p. 16. Return to text

4 Tr, v.2068, 2827. Le terme est utilisé par ailleurs aux vers 5307 et 20239. Return to text

5 Tr, v.4274. À ces termes précis s’ajoutent les formules épiques repérées et analysées par E. Baumgartner et F. Vielliard en note de leur édition, p. 641-642. Sur les relations entre Tr et la chanson de geste, cf. F. Suard, « De l’épopée au roman », Bien dire et bien aprandre, 10, 1992, p. 171-184. Return to text

6 Sur le thème du tort et du droit, cf. P. Logié, « L’Oubli d’Hésione ou le fatal aveuglement : le jeu du tort et du droit dans le Roman de Troie de Benoit de Sainte Maure », Le Moyen Âge, 108, 2002, p. 235-252. Return to text

7 Sur les aspects idéologiques du texte de Darès le Phrygien, cf. Récits inédits sur la guerre de Troie ( Iliade latine, Ephéméride de la guerre de Troie, Histoire de la destruction de Troie), traduits et commentés par G. Fry, Paris, Les Belles Lettres, 2004 (2e tirage), p. 240. Return to text

8 Par exemple aux vers 8884, 9018, 9026, 9046, 9890, 9916, 16109, 13074, 16846, 17528 et 19369. Return to text

9 Cf. v.13074, 16846, 17528 ou 19369, par exemple. Return to text

10 Cf. G. Raynaud de Lage, « Les Romans antiques et la représentation de l’Antiquité », Le Moyen Âge, 67, 1961, p. 259 (note 23). Return to text

11 Il suffit pour s’en assurer de comparer les index des noms propres des trois œuvres. Cf. Daretis Phrygii, De excidio Troiae historia, Leipzig, Teubner, 1991 (1re éd. 1873), p. 60-67 ; Dictys Cretensis, Ephemeridos belli Troiani libri, Leipzig, Teubner, 1994 (1re éd. 1958), p.141-151. Return to text

12 Cf. Tr, t.2, p. 41. Return to text

13 Citons, par exemple, les Morans, Moraan, Morinde ou Morré qu’on trouve dans La Chanson de Guillaume, Aliscans ou La Prise d’Orange. Return to text

14 Cf. Le Charroi de Nîmes, v.158; Le Couronnement de Louis, v.2005, ms. B. Return to text

15 Cf. A. Moisan, Répertoire des noms propres de personnes et de lieux cités dans les chansons de geste françaises et les œuvres étrangères dérivées, Genève, Droz, 1986, t. 1, vol. 2, p. 1440 à 1457. Return to text

16 Cf. Tr, t.2, p. 41. Return to text

17 C’est le cas pour Eurialus, v.11309 ; Theseüs, v.8913 ; Prothoïlus, v.8302 ; Almenus, v.8190 ; le fiz Heber, v.18995. Return to text

18 Epistrophus et Scedius v.12154 ; Polibetes v.8279 ; Diomedes v.23567 ; Amphimacus v.12670. Return to text

19 Ainsi Thoas est proz (v.8220, 11768, 21657) et forz (v.11768, 11788) ; Orcomenis sage et proz (v.12092) ; Merïon hardiz et proz (v.10063) ; Proteselaus pro (v.8249, 7124, 16830), bon (v.8249), hardiz, segurains (v.7124) et vassaus (v.16830). Return to text

20 Antilocus, v.22146-22150 ; Meriones, v.14139-14140 ; Antipus, v.14045-14046, Diomède, v.12600-12603 ; Amphimacus, v.12218-12220 ; Patrocle, v.10348-10354 ; Merel de Biez, v.8790 ; Menesteüs, v.8185, 11307 ; Jason, v.728-736 ; Pirrus, v.23884, 23895-23897. Return to text

21 Pour tous ces exemples, nous suggérons de rapprocher l’adjectif fier du sens de son étymon ferus (sauvage, féroce) ; ce terme est intéressant à cause de son ambiguïté sémantique : «La fierté est indifférente, elle est même louable, souvent associée à la force et à la beauté corporelle, quoiqu’elle puisse l’être aussi à l’orgueil et à la férocité » écrit G. Gougenheim dans « Orgueil et fierté dans la Chanson de Roland », Mélanges de langue et de littérature du Moyen Âge et de la Renaissance offerts à J.Frappier, t.1, Genève, Droz, 1970, p. 373. Return to text

22 Cf. M. Pastoureau, « Bestiaire du Christ, bestiaire du diable. Attribut animal et mise en scène du divin dans l’image médiévale », Couleurs, images, symboles. Etudes d’histoire et d’anthropologie, Paris, Le Léopard d’or, 1989, p. 90 ; « Quel est le roi des animaux ? », Figures et couleurs. Étude sur la symbolique et la sensibilité médiévales, Paris, Le léopard d’or, 1986, p. 162-163. Return to text

23 Cf. N. Andrieux.Reix, Ancien Français. Fiches de vocabulaire, Paris, PUF, 1989 (2e éd.), p. 65-66. Return to text

24 Telepolus, v.17198-17199, 17212, 11301, 11385, ; Palamède, v.6962, 18493, 276765 ; Agamemnon, v.6079, 12278 ; Ulysse, v.12856, 22292-22293, 24546. Return to text

25 Trois font exception : Hélène (comme si elle était déjà considérée comme Troyenne) ; Protesilas et Palamède. En contrepartie, Briseïda, jeune Troyenne qui va passer dans le camp grec, se signale par des sourcils qui se rejoignent « qui auques li mesaveneient » (v.5280). Return to text

26 Cf. v.6115. Return to text

27 M. Pastoureau, « Rouge, jaune et gaucher. Note sur l’iconographie médiévale de Judas », Couleurs…, op. cit., p. 69. Return to text

28 C. Croizy-Naquet, Thèbes, Troie et Carthage. Poétique de la ville dans le roman antique au xiiesiècle, Paris, Champion, 1994, p. 220. Return to text

29 C. Croizy-Naquet, Thèbes, …, op. cit., p. 157, note 12. L’analyse montre bien la dette de Benoît à Darès (p. 195) ; on peut très bien imaginer que c’est précisément à l’ambivalence de certains portraits chez Darès que Benoît a été sensible au point de la reproduire et de la développer en l’étendant à presque tous les personnages qu’il cite dans son catalogue. Return to text

30 Ibid, p. 218-219. Return to text

31 C. Croizy-Naquet montre bien la valeur ambiguë du bégaiement pour Hector, « Le Portrait d’Hector dans Le Roman de Troie de Benoît de Sainte Maure », Bien dire et bien aprandre, 14, 1996, p.74. Return to text

32 Nous rejoignons ici Aimé Petit qui écrit : «Cette longue accumulation de portraits précédant la guerre de Troie proprement dite s’effacera rapidement de l’esprit du public », Naissances du roman, les techniques littéraires dans les romans antiques du xiiesiècle, Paris, Champion, 1985, p.544. Return to text

33 Traïtor : v.21846 ; cuivert : v.19016, 21200, 21441, 21595, 26429 ; coarz : v.19032 ; feus : v.19032. Return to text

34 Renoié : v.21846, 21441, 21201 ; desfaé : v.21201 ; recreanz : v.19025, 19032 ; anemis : v.21895, 21595 ; aversier : v.21138. Return to text

35 Qu’il nous soit ici permis de faire allusion à notre thèse où nous évoquons un texte clunisien dû à Odilon de Cluny. Ce dernier, dans la Vita sancti Maioli, reprend le « thème de la guerre sainte […] sous la forme d’un petit exemplum […]. La Provence est, au début du xe siècle, infestée par les loups. C’est Fouquier de Valensole, le propre père de saint Maieul, qui libère le pays du fléau. En guise d’enseignement, Odilon joue sur les correspondances : le père, Fouquier, annonce le fils, Maieul, et les loups, un fléau plus redoutable encore, les Sarrasins. Maieul, capturé puis libéré, est un nouveau Christ et les Sarrasins, de nouveaux juifs. La capture du saint entraîne la ruine des Sarrasins, comme la mort du Christ a signifié la ruine des juifs, par le glaive du comte Guillaume II le « Libérateur » dans un cas, par ceux des empereurs Titus et Vespasien dans l’autre », D. Iogna-Prat, Ordonner et exclure. Cluny et la société chrétienne face à l’hérésie, au judaïsme et à l’islam, 1000-1150, Paris, Aubier, 1998, p. 326. Dans cette opique, l’auteur d’Eneas et celui du Roman de Troie pourraient discrètement chercher à assimiler Turnus et Achille aux figures des Sarrasins d’épopées, ce qui est probable quand on songe que l’anecdote de saint Maieul et de Guillaume a pu influer sur la geste de Guillaume, cf. J. Wathelet-Willem, Recherches sur La Chanson de Guillaume accompagnées d’une édition, Paris, Les Belles Lettres, 1975, p. 522 ou R. Lejeune, « La Naissance du couple littéraire Guillaume d’Orange et Rainouard au tinel », Marche romane, 20, 1, 1970, p. 50-56. Return to text

36 C. Croizy-Naquet, Thèbes, …, op. cit., p. 218. Return to text

37 Ibid, p. 220. Cf. p. 220-221 pour son analyse des défauts troyens ainsi que, pour l’ambiguïté d’Hector, son article « Le Portrait d’Hector… », art. cit., p. 70 à 77. Return to text

38 Cf. par exemple le v.3547. Return to text

39 Tels, entre autres, Amphimacus, Antipus, Boetes, Epistrot ou Eüforbius. Return to text

References

Bibliographical reference

Wilfrid Besnardeau, « La représentation des Grecs dans Le Roman de Troie », Bien Dire et Bien Aprandre, 24 | 2006, 185-196.

Electronic reference

Wilfrid Besnardeau, « La représentation des Grecs dans Le Roman de Troie », Bien Dire et Bien Aprandre [Online], 24 | 2006, Online since 01 mars 2022, connection on 18 mai 2024. URL : http://www.peren-revues.fr/bien-dire-et-bien-aprandre/973

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