Introduction
L’auréole d’argiles albiennes longeant la base de l’escarpement crayeux du Boulonnais recoupe vers le nord la ligne de rivage actuelle de la Manche dans la baie de Wissant. En descendant sur la plage à la hauteur du hameau de Strouanne et en remontant vers le Petit Blanc-Nez (fig. 1), des bancs de grès glauconieux et des argiles grises affleurent çà et là au pied des falaises et sur l’estran. Il s’agit des « Sables verts » (grésifiés dans le secteur du cap Blanc-Nez) et du « Gault » de Wissant sur lesquels repose la craie glauconieuse du Cénomanien inférieur ou « Tourtia du Cap Blanc-Nez ». Le plus souvent, les affleurements situés sur l’estran sont couverts par le sable de la plage, tandis que ceux localisés à la base de la falaise sont masqués par le glissement de vastes pans crayeux provoqué par le fluage des argiles.
Durant l’hiver 1976-1977 et surtout en janvier 1978, de violentes tempêtes ont dégagé la coupe de façon exceptionnelle, à la fois en falaise, mais aussi sur l’estran. Les argiles recoupées à la base de la falaise au niveau de la ferme Saint-Pô n’ont plus jamais été dégagées de façon satisfaisante depuis cette période. En revanche, des portions de la succession apparaissent occasionnellement sur l’estran à l’occasion de tempêtes balayant localement le recouvrement sableux. Les nombreuses visites effectuées par l’un d’entre nous (F.A.) au pied des falaises du cap Blanc-Nez depuis plus d’un demi-siècle ont néanmoins permis l’observation de la totalité de la succession, aboutissant à la publication d’un levé lithologique précis des argiles albiennes à faciès Gault, nommées ici Formation de Saint-Pô, accompagné d’une interprétation séquentielle illustrant les variations du niveau marin durant la période de dépôt concernée (Amédro, 2009 a). On pouvait penser que tout avait été dit sur le sujet. Toutefois, la parution d’un article scientifique reflète un état des connaissances à un moment donné et de nouvelles découvertes peuvent survenir ultérieurement. C’est le cas ici. Des études effectuées de part et d’autre de la Manche, d’une part dans le Kent au sud-est de l’Angleterre et d’autre part dans la Marne, l’Aube et l’Yonne en France, viennent de conduire à l’identification de deux nouvelles séquences eustatiques de 3e ordre dans l’Albien du bassin anglo-parisien. Chacune d’entre elles correspond à une montée, puis à une baisse du niveau marin durant l’Albien moyen (Amédro & Matrion, 2014). Ces nouvelles données nous ont incités à retourner dans la baie de Wissant pour y rechercher d’éventuelles traces de ces événements eustatiques dans la succession lithologique. Par chance, une coupe éphémère exposant l’ensemble des argiles albiennes est apparue sur l’estran du Petit Blanc-Nez en février 2021. Long de plusieurs centaines de mètres, l’affleurement débutait au niveau des grès verts de l’Albien inférieur en face du Petit Blanc-Nez et se terminait assez haut dans les craies du Cénomanien inférieur devant le Cran d’Escalles.
Les observations de février 2021 sur l’estran du Petit Blanc-Nez
Les figures 2 et 3 montrent deux vues de l’affleurement apparu sur l’estran du Petit Blanc-Nez en février 2021 à la faveur d’un désensablement momentané de la plage. La succession lithologique ayant été décrite dans le détail par Amédro (2009 a), seuls les intervalles faisant l’objet de nouvelles investigations sont analysés dans la suite du texte, le lecteur intéressé par la description complète de la coupe étant invité à se reporter à la publication citée. Les figurés lithologiques utilisés sont illustrés dans la figure 4, tandis que la coupe d’ensemble des argiles albiennes, épaisses de 13,20 m, est présentée dans la figure 5. Son examen révèle l’existence de plusieurs niveaux repères dont l’un coïncide avec un changement de teinte des argiles : le lit de nodules phosphatés P5. En dessous, les argiles sont majoritairement gris foncé, entrecoupées simplement par deux lits d’argiles gris clair (les lits n et q). Au-dessus, elles sont uniformément gris clair. Les deux intervalles qui nous intéressent, indexés A et B sur la figure 5, sont situés au sein des argiles gris foncé des lits m et r.
Intervalle A. Situés entre les niveaux phosphatés P3 et P4, les lits l et m, épais respectivement de 0,60 m et de 4,00 m, sont constitués d’une argile presque noire. Le lit l, daté par les ammonites de la zone à Hoplites dentatus, contient un peu de sable à sa base et surtout de la glauconie, avec une teneur qui diminue rapidement vers le haut. Les 30 cm inférieurs du lit, les plus riches en glauconie, sont également fortement bioturbés et parcourus de traces fossiles de type Thalassinoides et Chondrites. Les argiles noires du lit m, dépourvues de glauconie, sont quant à elles parsemées de concrétions barytiques aplaties, le plus souvent d’une dizaine de centimètres de diamètre, mais qui peuvent atteindre plusieurs décimètres. À la limite entre les lits l et m existe une ligne de nodules de phosphate de calcium marron, centimétriques, épars, dont certains sont des moules internes d’ammonites : Hoplites (Hoplites) dentatus forme latesulcatus Spath, 1925, Hoplites (H.) rudis Parona & Bonarelli, 1897, Anahoplites intermedius Spath, 1925 (il s’agit du niveau d’apparition de l’espèce) et Phylloceras (Hypophylloceras) sp. La macrofaune abonde sur toute la hauteur du lit m, avec de nombreuses empreintes argileuses souvent nacrées d’ammonites : Anahoplites intermedius, A. planus (Mantell, 1822), Euhoplites loricatus Spath, 1925, Falciferella milbournei Casey, 1954 (présent uniquement dans le mètre supérieur du lit) et de bivalves : Actinoceramus concentricus (Parkinson, 1819) et Pectinucula pectinata (J. Sowerby, 1818). Le lit m est attribué dans sa totalité à la zone d’ammonites à Anahoplites intermedius.
La première nouveauté 2021 concernant cet intervalle est une mesure plus précise de l’épaisseur des argiles noires des lits l et m réunis, estimée à 4,60 m (0,60 m pour le lit l et 4,00 m pour le lit m), à comparer aux 2 m admis jusqu’à présent depuis les levés de Destombes & Destombes (1938, 1965). Pourquoi une telle différence ? La tempête de janvier 1978, survenue lors d’une marée de vives eaux, avait décapé la base de la falaise près de la ferme Saint-Pô, dégageant les argiles à faciès Gault sur une hauteur de 7 m. Cette coupe exceptionnelle avait permis de mesurer en section verticale un segment de la succession débutant un mètre sous le niveau phosphaté P4 (au sommet du lit m) et finissant 2 m au-dessus du niveau phosphaté P6 (dans la partie médiane du lit v) (Amédro & Destombes, 1978). Mais la base des argiles à faciès Gault n’est pas recoupée en falaise et seuls les affleurements situés sur l’estran exposent de temps à autre les lits l et m qui surmontent le niveau phosphaté P3, d’où une appréciation plus approximative de leur épaisseur. Jusqu’à présent, les argiles noires situées au-dessus du niveau phosphaté P3 n’avaient jamais été désensablées dans leur totalité. Ce n’est plus le cas aujourd’hui.
En prenant en compte un pendage moyen de 3 à 4° est des argiles albiennes sur l’estran du Petit Blanc-Nez* et en mesurant à l’aide d’une chaîne d’arpenteur les distances horizontales séparant les niveaux repères identifiés dans l’intervalle compris entre les niveaux phosphatés P3 et P4, l’épaisseur des argiles noires des lits l et m est aujourd’hui estimée à au moins 4,60 m. Par précaution, au cas où une faille non repérée aurait faussé nos observations, la mesure a été contrôlée par un second levé effectué une centaine de mètres plus loin. Jusqu’à présent, nous avions toujours retenu l’épaisseur indiquée par les frères Destombes et ceci malgré les réserves d’Owen (1971) qui avait déjà fait part de la sous-estimation probable de l’épaisseur des argiles noires situées à la base de la coupe. En définitive, la Formation de Saint-Pô (Gault) mesure au minimum 13,20 m d’épaisseur dans la baie de Wissant, précisément entre la ferme Saint-Pô et le Petit Blanc-Nez. Cette valeur est comparable à celle observée dans le puits du Tunnel sous la Manche à Sangatte, à 5 km au nord-est : 12,55 m (Amédro & Robaszynski, 1998).
La seconde nouveauté 2021 est l’observation, à 1 m sous le sommet du lit m, d’une surface d’omission discrète caractérisée par la présence de traces fossiles de type Thalassinoides. Sur cette surface repose une ligne irrégulière de nodules de phosphate de calcium arrondis, beige en surface, marron foncé à l’intérieur, distants les uns des autres de quelques centimètres à parfois plusieurs décimètres. La plupart des nodules mesurent 2 à 3 cm, mais certains atteignent 5 cm de diamètre (fig. 6). Quelques-uns sont des moules internes d’ammonites incluant les espèces Anahoplites planus et A. intermedius. Cette discontinuité sédimentaire n’avait pas été repérée jusqu’à présent pour trois raisons : (1) on se trouve dans des argiles noires qui ne présentent aucun changement de teinte de part et d’autre de la surface d’omission qui, elle-même, est peu visible, (2) les nodules phosphatés sont épars et disposés de façon irrégulière, (3) dans la mesure où l’existence d’une variation du niveau marin dans la partie moyenne de la zone à Anahoplites intermedius n’était pas soupçonnée en 2009 (il s’agit de la séquence eustatique de 3e ordre AL 5a d’Amédro & Matrion, 2014), nous n’avions pas recherché l’existence d’un événement sédimentaire à ce niveau. Deux unités lithologiques m1 et m2, situées de part et d’autre de la surface d’omission, sont désormais distinguées au sein du lit m. L’épaisseur de l’unité m1 est estimée à 3 m et celle de l’unité m2 à 1 m.
Intervalle B. L’intervalle réexaminé ici correspond aux argiles gris foncé du lit r, épaisses de 0,50 m et situées au sommet de l’intervalle compris entre les lits de nodules phosphatés P4 et P5. Le lit r surmonte les argiles gris clair du lit q et la limite entre les deux unités lithologiques est soulignée par une surface d’omission riche en Thalassinoides et Chondrites qui s’enfoncent sur une dizaine de centimètres dans la partie supérieure des argiles gris pâle du lit sous-jacent. À la base des argiles gris foncé du lit r, on trouve un lit de moules internes de fossiles nacrés, riche en inocérames (Actinoceramus concentricus) et en ammonites dont le phragmocône est fréquemment pyriteux, tandis que la chambre d’habitation est occupée par un phosphate gris-brun, friable et rayable à l’ongle (fig. 7 et 8). Les ammonites recueillies dans ce lit de nodules partiellement phosphatés incluent Beudanticeras beudanti (Brongniart, 1822), Anahoplites planus, A. splendens (J. Sowerby, 1815), Dimorphoplites biplicatus (Mantell, 1822) et Euhoplites lautus (Parkinson, 1821), une association typique de la zone à D. biplicatus qui est identifiée jusqu’à 0,15 m sous le sommet du lit r. La partie sommitale de l’unité lithologique, parcourue par de nombreuses bioturbations (Thalassinoides et Chondrites) remplies d’argile gris clair provenant du lit t (fig. 9), est attribuée à la zone d’ammonite suivante à Dipoloceras cristatum par la récolte de moules internes argileux ou pyriteux de Dipoloceras bouchardianum (d’Orbigny, 1841), D. cristatum (Brongniart, 1822) et Actinoceramus subsulcatus (Wiltshire, 1869).
La nouveauté 2021 concerne la base du lit r. Quelques nodules de phosphate de calcium centimétriques arrondis, beiges à marrons, épars, sont associés au lit de fossiles partiellement pyritisés et/ou phosphatisés qui repose sur la surface d’omission située à la limite inférieure du lit. Mais surtout, les 10 cm inférieurs du lit r renferment une concentration de coquilles en aragonite, écrasées dans l’argile. Il s’agit presque exclusivement d’empreintes d’inocérames (Actinoceramus concentricus), mais nous avons également observé quelques moules internes d’autres espèces de bivalves [Nuculana phaseolina (Michelin, 1834), Corbula gaultina Pictet & Campiche, 1864, Pectinucula pectinata (J. Sowerby, 1818)] et de gastéropodes [Pseudanchura carinata (Mantell, 1822)]. Des empreintes argileuses d’inocérames sont présentes sur toute la hauteur du lit, mais de façon beaucoup plus éparse. Ce double événement, lithologique et écologique, est mis en relation avec la seconde variation du niveau marin recherchée, c’est-à-dire avec la séquence eustatique AL 6a d’Amédro & Matrion (2014).
Comparaison avec la coupe de Folkestone (Kent) et interprétation séquentielle
Il n’entre pas dans le propos de cette courte note d’entreprendre une corrélation détaillée avec les successions de la bordure sud-est du bassin anglo-parisien où les séquences AL 5a et AL 6a ont été identifiées pour la première fois. En revanche, la coupe de référence à l’échelle de l’anticlinal faillé Weald-Boulonnais étant celle de Folkestone dans le Kent au sud-est de l’Angleterre, une comparaison entre les deux coupes distantes de 37 km est présentée dans la figure 10. La stratigraphie du « Gault Clay » de Folkestone est aujourd’hui connue avec une précision équivalente à celle de Wissant grâce à au levé lithologique réalisé par Gale & Owen (2010). L’examen de la figure 10 révèle que l’on retrouve des successions lithologiques très comparables de part et d’autre de la Manche, malgré une réduction d’épaisseur de l’ordre de 30 à 50 % entre le Kent et le Boulonnais. Dans le cas des intervalles qui nous intéressent, la corrélation apparaît comme suit.
Intervalle A (séquence AL 5a). Les beds II et III de Folkestone correspondent respectivement aux lits m2 et n de Wissant. En termes d’interprétation séquentielle, la limite de la séquence AL 5a (LS), qui coïncide en même temps avec la surface de transgression (ST), est la surface d’omission située à la base du bed II de Folkestone et du lit m2 de Wissant. L’intervalle transgressif (IT) est représenté à Folkestone par le bed II attribué (comme les 2/3 supérieurs du bed I) à la zone d’ammonites à Anahoplites intermedius. Les deux lits de nodules phosphatés situés à la base de l’unité lithologique livrent en abondance des Hoplitinae (Anahoplites et Euhoplites) caractéristiques de la province nord-européenne du domaine boréal, mais aussi quelques ammonites cosmopolites ou à caractère téthysien (Casey, 1966) : Tetragonites kitchini (Krenkel, 1910), Desmoceras latidorsatum (Michelin, 1838), Puzosia (Anapuzosia) provincialis Parona & Bonarelli, 1897, Uhligella derancei Casey, 1949 et Eubrancoceras cricki (Spath, 1934), tandis que la masse des argiles contient sur toute sa hauteur l’espèce Falciferella milbournei Casey, 1954. La surface d’inondation maximale (SIM) coïncide avec la surface perforée séparant les beds II et III. Toujours à Folkestone, le prisme de haut-niveau (PHN) de la séquence AL 5a est interprété comme étant le bed III qui appartient à la zone à Dimorphoplites niobe. Les argiles, auparavant presque noires, changent de teinte et deviennent gris pâle. En même temps, les ammonites cosmopolites disparaissent totalement. À Wissant, les deux prismes sédimentaires sont représentés respectivement par le lit m2 (intervalle transgressif) et n (prisme de haut niveau).
Intervalle B (séquence AL 6a). Selon notre interprétation, la séquence AL 6a serait entièrement située au sein du bed VII de Folkestone et du lit r de Wissant. La limite de séquence coïncide avec la surface de transgression et correspond à la surface d’omission riche en Thalassinoides repérée à la base des deux lits. Juste au-dessus, on observe la présence de nombreux nodules partiellement phosphatisés dont la plupart sont des moules internes d’inocérames et d’ammonites, avec quelques Beudanticeras beudanti à caractère cosmopolite et surtout de nombreux Anahoplites planus, A. splendens, Dimorphoplites biplicatus et Euhoplites lautus. Les 50 cm inférieurs du bed VII de Folkestone et les 10 cm inférieurs du lit r de Wissant sont caractérisés par une concentration d’empreintes de coquilles d’inocérames, associées à d’autres mollusques. L’abondance et la diversité de la macrofaune indiquent que l’on se trouve au sein d’un intervalle transgressif. Le prisme de haut-niveau correspond quant à lui au reste des unités lithologiques où les empreintes sont plus éparses. À Folkestone, la surface d’inondation maximale est soulignée par quelques Thalassinoides et nodules phosphatés épars. Nous n’avons pas observé ces marqueurs lithologiques à Wissant, mais le prisme sédimentaire étant réduit ici à seulement 10 cm d’épaisseur, la bioturbation a pu brouiller la structure du sédiment lors du dépôt ultérieur des argiles.
Par rapport aux séquences AL 5, AL 6, AL 7-8 et AL 9 dont les surfaces de transgression sont soulignées par d’importants lits de nodules phosphatés, respectivement les niveaux P3, P4, P5 et P6, les séquences AL 5a et AL 6a apparaissent comme des séquences mineures. Les surfaces d’omission sont plus discrètes et les nodules phosphatés épars. Ce phénomène est observé dans toutes les régions étudiées, c’est-à-dire dans le sud de l’Angleterre, le Boulonnais, la Marne, l’Aube et l’Yonne. Les variations relatives de hauteur du niveau marin semblent avoir été ici de plus faible amplitude.
En définitive, toutes les séquences eustatiques de 3e ordre décrites à l’échelle du bassin anglo-parisien par Amédro (2009 b) sont identifiées dans les argiles albiennes de Wissant, ainsi que les séquences additionnelles AL 5a et AL 6a mises en évidence quelques années plus tard le long de la bordure sud-est du bassin (Amédro & Matrion, 2014). Chacune d’entre elles correspond à une élévation plus ou moins importante, puis à une baisse du niveau marin. La reconnaissance de l’ensemble de ces événements qui affectent au moins une grande partie de l’Europe de l’Ouest démontre l’intérêt d’une observation fine du terrain basée sur des levés lithologiques d’une précision décimétrique, voire centimétrique dans certains cas, complétés par des récoltes de macrofaunes banc par banc.
Remerciements. — Messieurs Jean-François Deconinck (Dijon) et Francis Robaszynski (Saintes) ont accepté de relire cette note en y apportant des remarques constructives. Qu’ils en soient tous deux chaleureusement remerciés.