Introduction
La répartition géographique des faunes actuelles d’invertébrés au sein des mers et des océans montre que certaines espèces ont une distribution quasi mondiale et sont dites cosmopolites, tandis que d’autres ont une distribution limitée. La fréquence de certains taxons dans des aires géographiques particulières permet ainsi de définir des provinces fauniques. Ce qui est vrai aujourd’hui l’était également dans le passé lointain de la Terre. En fonction de la latitude et en allant du Nord vers le Sud, trois vastes domaines paléobiogéographiques découpent la surface terrestre au Crétacé : le domaine boréal, le domaine téthysien et le domaine austral, chacun incluant plusieurs provinces fauniques.
Dans le cas de l’étage Albien, trois provinces fauniques ont été définies par Owen (1973, 1996) au sein du domaine boréal à partir de la distribution géographique et de l’abondance de certaines ammonites qui devaient y trouver des conditions de vie optimales :
- une province nord-européenne caractérisée par une abondance d’Hoplitinae et formant une large bande latitudinale allant du sud de l’Angleterre et du nord de la France jusqu’au-delà de la Mer Caspienne en Iran central ;
- une province arctique où l’on observe la prédominance de Gastroplitinae et comprend les Territoires du nord-ouest du Canada, le nord-est de la Colombie britannique, l’Alberta, le Saskatchewan, le nord de l’Alaska, le Canada arctique et, dans une certaine mesure, le Groenland et le Svalbard où l’on trouve des faunes mixtes associant Gastroplitinae et Hoplitinae. On se situe ici à la limite entre les provinces fauniques ;
- une province nord-Pacifique englobant les franges côtières actuelles de l’Océan Pacifique (Japon, Russie asiatique, bordure pacifique de la Colombie britannique, Californie). Il s’agit dans ce troisième cas essentiellement d’ammonites à coquille lisse et section du tour arrondie, adaptées à une nage en pleine eau en domaine océanique, majoritairement des Puzosia et des Desmoceras (Pseudouhligella).
La récolte dans l’Albien de Wissant (Pas-de-Calais, Nord de la France) d’un Gastroplites, une ammonite caractéristique de la province arctique du domaine boréal, est dans ce cadre exceptionnelle. Comment cet individu isolé, loin de l’aire d’abondance de son genre, est-il arrivé jusque dans le bassin anglo-parisien qui appartient à la province nord-européenne du domaine boréal ? La description du spécimen et son intérêt pour la corrélation des successions de l’Albien entre les provinces nord-européenne et arctique du domaine boréal sont le sujet de cet article.
Le contexte géologique
L’auréole albienne du bassin de Paris recoupe dans sa partie septentrionale les côtes de la Manche dans le Boulonnais au niveau de la baie de Wissant située entre les caps Gris-Nez et Blanc-Nez. Les falaises crayeuses du Cap Blanc-Nez font face à celles du Kent développées sur la côte sud de l’Angleterre à une distance de 37 km (fig. 1). La stratigraphie des formations albiennes et en particulier des argiles à faciès Gault affleurant dans la baie de Wissant a été décrite dans de nombreuses publications dont la plus récente est celle d’Amédro (2009 a).
Les argiles à faciès Gault, nommées dans le Boulonnais Formation de Saint-Pô, sont épaisses de 10,50 m dans la baie de Wissant et couvrent un intervalle allant de l’Albien moyen à l’Albien supérieur (fig. 2). Comme dans l’ensemble du bassin anglo-parisien, la base de l’Albien supérieur est soulignée par un lit bien exprimé de nodules phosphatés noirs, souvent agglutinés entre eux. Il s’agit du niveau phosphaté P5 de Destombes & Destombes (1938). L’épaisseur du lit (8 cm), l’abondance des nodules dont la plupart sont des moules internes de macrofossiles nacrés et leur position au-dessus d’une surface d’omission particulièrement bien marquée, font du niveau P5 un niveau repère très apparent (fig. 3). Au point de vue paléontologique, ce lit de nodules phosphatés, daté de la zone d’ammonites à Dipoloceras cristatum, coïncide avec une incursion ponctuelle d’ammonites à caractère cosmopolite ou téthysien (Phylloceras, Beudanticeras, Dipoloceras, Mortoniceroides, Hysteroceras et Neophlycticeras) au sein d’une succession d’Hoplitinae à caractère boréal (Anahoplites, Dimorphoplites, Metaclavites, Euhoplites). Il s’agit du Dipoloceras event d’Amédro (2009 b). Cet apport, qui représente 9 % de la population d’ammonites recueillies au sein du niveau P5, suggère une communication momentanée, bien que limitée, avec le domaine téthysien. En tenant compte de ces éléments et de la vaste distribution géographique de ce double événement lithologique et bio-écologique identifié non seulement dans l’ensemble du bassin anglo-parisien, mais également dans le nord-ouest de l’Allemagne, le sud-est de la France, l’Afrique du Nord et la Californie, le niveau phosphaté P5 est interprété comme représentant la surface de transgression d’une séquence eustatique de 3e ordre (la séquence AL 7-8 d’Amédro, 2009 b) superposée à la base de l’intervalle transgressif d’une séquence de second ordre (la séquence 15 de Jacquin et al., 1998).
Jusqu’à présent, toutes les ammonites « exotiques » recensées dans le niveau phosphaté P5 étaient des espèces originaires du domaine téthysien, c’est-à-dire venant du Sud. Aujourd’hui et pour la première fois s’y ajoute une ammonite provenant du Nord, plus précisément de la province arctique du domaine boréal : Gastroplites cantianus Spath, 1937.
Description paléontologique
Ordre Ammonoidea Zittel, 1884
Sous-ordre Ammonitina Hyatt, 1889
Superfamille Hoplitoidea Douvillé, 1890
Superfamille Hoplitoidea Douvillé, 1890
Superfamille Hoplitoidea Douvillé, 1890
Sous-famille Gastroplitinae Wright, 1952
La classification des Gastroplitinae utilisée ici est celle du Treatise on Invertebrate Paleontology (Wright, 1996). Les Gastroplitinae sont des ammonites typiques de la province arctique du domaine boréal, caractérisées par un ventre largement arqué et des côtes qui naissent le plus souvent par paires au niveau de fines bulles ombilicales. Dans l’état actuel des connaissances, la sous-famille comprend les genres suivants : Freboldiceras Imlay, 1959, Arcthoplites Spath, 1925, Sokolovites Casey, 1966 a, Pseudopulchellia Imlay, 1961, Gastroplites McLearn, 1930, Irenoceras Warren & Stelck, 1958, Neogastroplites McLearn, 1931 et ? Alopecoceras Kennedy & Klinger, 1978. Tous ces genres sont limités à l’étage Albien, à l’exception des Neogastroplites, longtemps attribués à l’Albien supérieur mais dont la répartition verticale des espèces s’effectue essentiellement au cours du Cénomanien inférieur (Amédro et al., 2002).
Genre et sous-genre Gastroplites McLearn, 1930
(= Pseudogastroplites Jeletzky, 1980 ; Anagastroplites Jeletzky, 1980 ; Stotticeras Jeletzky, 1980)
Espèce-type : par désignation originale, Hoplites canadensis Whiteaves, 1893, p. 118, pl. 11, fig. 3, 3a.
Diagnose : coquille plus ou moins involute, modérément comprimée, avec un ventre large, d’abord arrondi puis tendant à s’aplatir. L’ornementation est constituée de côtes fortes, plus ou moins proéminentes, larges ou étroites, arrondies ou aplaties, qui naissent le plus souvent par paire au niveau de la bordure ombilicale, tendent à se renfler légèrement sur la bordure ventro-latérale et traversent la région ventrale en formant un chevron peu marqué orienté vers l’avant ou en restant droites.
Discussion : deux sous-genres sont distingués au sein des Gastroplites :
- les G. (Gastroplites), modérément évolutes, avec un ventre tendant à s’aplatir et des côtes traversant la région ventrale sans interruption ;
- les G. (Paragastroplites) Imlay, 1961, plus involutes que les Gastroplites sensu stricto, avec un ventre arrondi et lisse.
Selon Wright (1996) dont l’avis est suivi ici, les Pseudogastroplites, Anagastroplites et Stotticeras de Jeletzky (1980) sont de simples variants de Gastroplites (Gastroplites) qui ne méritent pas d’être élevés au rang générique.
La classification sous générique des Gastroplites est relativement simple si l’on adhère aux synonymies proposées par Wright. En revanche, la systématique du genre est aujourd’hui dans un état de grande confusion, 13 espèces ayant été décrites dans la littérature, dont la plupart n’ont probablement aucune valeur ni un sens biologique. Pourquoi une telle situation ?
- La famille des Hoplitidae (qui inclut entre autres les sous-familles des Gastroplitinae et des Hoplitinae) est caractérisée par une large variabilité morphologique dans les populations successives avec, pour chaque taxon, l’existence de formes comprimées, moyennes et épaisses. Reeside & Cobban (1960) l’ont très bien montré dans leur étude phylogénique des Neogastroplites (Albien supérieur élevé-Cénomanien inférieur) de la mer intérieure de l’ouest nord-américain nommée Western Interior Seaway. En privilégiant ce concept, on obtient un nombre réduit d’espèces. En revanche, si l’on considère que la moindre variation d’un caractère morphologique externe est le prétexte pour la création d’une « espèce » typologique, on obtient un nombre considérable de taxons. Cette seconde approche a été la règle durant une grande partie du XXe siècle en ce qui concerne la famille des Hoplitidae, mais ce n’est plus le cas aujourd’hui. Ainsi, l’étude statistique de plus de 250 spécimens de Callihoplites recueillis dans la Meule de Bracquegnies à Strépy dans le Hainaut belge a conduit Kennedy et al. (2008) à reconnaitre un seul taxon dans cette population d’ammonites avec, pour conséquence, la mise en synonymie de neuf espèces décrites antérieurement. De la même façon, la révision des Hoplites de la province nord-européenne du domaine boréal par Amédro et al. (2014) permet de distinguer cinq espèces successives au lieu des 29 décrites auparavant. Le premier problème actuel concernant les Gastroplites est que la plupart des espèces ont été définies dans un concept purement typologique.
- Le second problème tient aux conditions de récoltes du matériel. Tous les Gastroplites décrits par Whiteaves (1893), McLearn (1930, 1931), Jeletzky (1964, 1980) et Stelck (1995) dans la Western Interior Seaway qui s’étend à l’Albien moyen sur les Territoires du nord-ouest du Canada, le nord-est de la Colombie britannique, l’Alberta et le Saskatchewan, proviennent de localités éparses situées dans le réseau hydrographique de la Peace River. Mais cette rivière coule sur une distance de 800 km du sud-ouest vers le nord-est à travers la Colombie britannique et l’Alberta et les localités qui ont livré des ammonites sont souvent assez éloignées les unes des autres, parfois de plusieurs dizaines de kilomètres. De plus seuls quelques spécimens ont été recueillis dans chacune d’entre elles et il n’existe pas de coupe des gisements. Deux espèces : Gastroplites (G.) bahani Stelck, 1995 et G. (G.) jeletzkyi Stelck, 1995 ont même été créées à partir de spécimens recueillis dans des galets remaniés provenant des terrasses alluviales de la Peace River ! Dans l’Arctique (bassin sédimentaire de Sverdrup implanté sur la marge septentrionale de la plate-forme canadienne, en bordure de l’océan Arctique), les récoltes d’ammonites sont également très discontinues. Hall et al. (2005) ont par exemple observé un seul lit contenant des ammonites dans une coupe de 900 mètres d’épaisseur. Il en est de même au Groenland (Nagy, 1970 ; Alsen, 2018). Le résultat est qu’il est très difficile de connaitre la chronologie des diverses espèces et d’apprécier leur variabilité intraspécifique. Quels sont les taxons les plus anciens, les plus jeunes, lesquels sont contemporains et quels morphotypes doivent être mis en synonymie ? Dans l’état actuel des connaissances, il semblerait que les premiers représentants du genre aient des côtes saillantes [G. (G.) canadensis (Whiteaves, 1893), G. (G.) kingi McLearn, 1931], tandis que les formes les plus jeunes regroupées par Jeletzky (1980) dans son genre « Pseudogastroplites » possèdent des côtes plus arrondies [G. (G.) allani McLearn, 1931, G. (G.) arcticus (Jeletzky, 1980), G. (G.) draconensis (Hall, Macrae & Hills, 2005)], mais ceci reste à confirmer.
La détermination de fossiles rares et mal connus est un des problèmes les plus fréquents auxquels les paléontologues sont confrontés. Dans le cas présent, il conviendrait de façon idéale de réviser l’ensemble des espèces de Gastroplites. Mais cela nécessiterait l’examen de toutes les collections préservées au Canada (Western Interior Seaway et bassin de Sverdrup), en Norvège (île de Spitzberg dans l’archipel du Svalbard), au Danemark (Groenland) et des visites sur le terrain d’où un lourd investissement de temps et d’argent, ce qui n’est pas envisageable dans le cadre de cet article. C’est la raison pour laquelle les discussions taxonomiques développées ci-dessous sont fondées uniquement sur le matériel déjà décrit.
Répartition : Albien moyen et supérieur basal ; côte Pacifique de l’Amérique du Nord (Californie), nord de l’Alaska, Western Interior Seaway du Canada, Canada arctique (bassin de Sverdrup), nord et est du Groenland, archipel du Svalbard (île de Spitzberg), sud-est de l’Angleterre (Kent), nord de la France (Boulonnais).
Gastroplites (Gastroplites) cantianus Spath, 1937
1937 a Gastroplites cantianus sp. n., Spath, p. 258, text-fig. a-d. (holotype).
1937 b Gastroplites cantianus Spath ; Spath, p. 703, pl. 57, fig. 37 a, b. (holotype).
1960 Gastroplites cantianus Spath ; Reeside & Cobban, p. 56, pl. 8, fig. 19-21. (holotype).
1964 Gastroplitesaff. canadensis (Whiteaves) ; Jeletzky, pl. 31, fig. 4 A, B (= holotype de Pseudogastroplites arcticus Jeletzky, 1980).
? 1970 Gastroplites subquadratusn. sp ; Nagy, p. 53, pl. 9, fig. 2 a-d.
1980 Pseudogastroplites cantianus (Spath) ; Jeletzky, p. 6, pl. 10, fig. 2A-E. (holotype).
1980 Pseudogastroplites arcticusn. sp., Jeletzky, 1980, p. 7, pl. 1, fig. 7 ; pl. 3, fig. 8A-B (holotype) ; pl. 8, fig. 4A-B.
1995 Pseudogastroplites arcticus Jeletzky ; Stelck, p. 988, pl. 1, fig. 12-13.
? 2014 Sokolovites ? subquadratus (Nagy) ; Klein, p. 150.
2014 Pseudogastroplites cantianus (Spath) ; Klein, p. 152.
2014 Pseudogastroplites arcticus Jeletzky ; Klein, p. 153.
Matériel : l’exemplaire de Wissant (Pas-de-Calais, France), n° UBGD 34000, objet de la présente publication, est déposé à l’Université de Bourgogne – Franche-Comté à Dijon (Côte d’Or). Cette ammonite, découverte par l’un d’entre nous (Jérôme Girard), n’a pas été recueillie en place. Heureusement, les six lits de nodules phosphatés décrits dans les Sables verts et les argiles albiennes à faciès Gault de Wissant présentent des particularités leur conférant une véritable « carte d’identité » en fonction de la densité des nodules, de leur aspect (anguleux ou plus ou moins roulés), de leur taille (centimétrique à pluricentimétrique), de la couleur du phosphate (noir, marron, beige), de sa dureté (friable, rayable à l’ongle, tenace) et du caractère nacré ou non des fossiles de mollusques qui y sont contenus (Amédro, 2009 a). Dans le cas présent, la préservation du spécimen dans un phosphate noir, très tenace et les traces de nacre le long des cloisons permettent de le rapporter sans hésitation au niveau phosphaté P5.
Description : le moule interne en notre possession, illustré figure 4 a-d, est un phragmocône de 51 mm de diamètre. L’enroulement de la coquille est relativement involute (O = 18 % du diamètre). La section du tour, subrectangulaire, est plus haute que large avec un rapport de la hauteur sur l’épaisseur du tour (H/E) de 1,19. Le mur ombilical est haut. Sur les tours internes du phragmocône, l’épaisseur maximale de la coquille est observée près de la bordure ombilicale. Sur le tour externe, la bordure ombilicale tend à s’arrondir et la plus grande épaisseur de la section du tour est alors observée au quart interne du flanc. Les flancs sont légèrement convexes, les épaules ventro-latérales bien définies et la région ventrale faiblement arrondie.
L’ornementation est constituée de côtes larges, aplaties, légèrement flexueuses, le plus souvent alternativement longues et courtes, plus rarement bifurquées. Leur naissance s’effectue pour les côtes longues sur la bordure ombilicale et pour les côtes courtes au tiers interne du flanc. Toutes les côtes s’épaississent vers l’épaule ventro-latérale et traversent sans interruption la région ventrale de façon rectiligne ou en marquant une très légère concavité vers l’avant. Les espaces intercostaux, concaves, sont aussi larges que les côtes. Sur le dernier tour de spire préservé, on compte environ 12 côtes vers l’ombilic et 20 à la périphérie.
La ligne de suture présente une selle ventro-latérale large, puis un lobe adventif profond et asymétrique, suivi de plusieurs petites selles basses (fig. 5).
Discussion : toutes les espèces actuelles de Gastroplites ont été décrites dans la province arctique du domaine boréal : dans la Western Interior Seaway du Canada, le Canada arctique, le Groenland et le Svalbard, à l’exception de Gastroplites (G.) cantianus Spath, 1937, créée à partir d’un unique spécimen « égaré » recueilli par Casey dans le « bed VIII » du Gault Clay de Folkestone dans le Kent, qui est le prolongement du lit de nodules phosphatés P5 du Boulonnais. C’est de cet exemplaire, illustré figure 4 e-g, que notre Gastroplites est le plus proche. La morphologie générale de la coquille, la forme de la section du tour et l’ombilic sont identiques. Les côtes larges et arrondies, très légèrement flexueuses et les espaces intercostaux concaves aussi larges que les côtes sont également très comparables. La seule différence notable est la dominante de côtes alternativement longues et courtes dans le moule interne provenant de Wissant, tandis que le spécimen de Folkestone présente à l’inverse une majorité de côtes bifurquées et seulement quelques intercalaires. Ce critère mérite-t-il une distinction spécifique ? Nous ne le pensons pas dans la mesure où de nombreux Gastroplites canadiens possèdent à la fois des côtes bifurquées et des côtes alternes, par exemple le Gastroplites sp. figuré par Jeletzky (1964, pl. 30, fig. 3 A-C) et les moules internes illustrés par le même auteur en 1980 sous les noms de Pseudogastroplites nanus (pl. 4, fig. 1 B), P. allani (pl. 7, fig. 3), P. arcticus (pl. 8, fig. 4 A-B) et Anagastroplites tozeri (pl. 8, fig. 1 A-B, G). Il en est de même chez les Neogastroplites qui succèdent aux Gastroplites (Reeside & Cobban, 1960). Un autre argument convergent, mais stratigraphique cette fois, est que les spécimens de Folkestone et Wissant proviennent du même niveau daté de la zone à Dipoloceras cristatum.
La comparaison avec les Gastroplites décrits dans la Province arctique révèle qu’un seul taxon présente une alternance régulière de côtes longues et courtes : G. (G.) allani McLearn, 1931, mais avec des côtes plus fines et tranchantes et surtout nettement plus sinueuses et fortement projetées vers l’avant à partir de l’épaule ventro-latérale. Les autres représentants du sous-genre ont des côtes fines et saillantes [G. (G.) kingi McLearn, 1931, G. (G.) canadensis (Whiteaves, 1893), G. (G.) stantoni McLearn, 1931, G. (G.) jeletzkyi Stelck, 1995], un enroulement plus évolute [G. (G.) anguinus McLearn, 1931], des côtes fortement projetées vers l’avant sur la partie externe du flanc [G. (G.) bahani Stelck, 1995] ou des flancs plus convexes et une région ventrale plus arrondie, de façon comparable à ce que l’on observe chez les Pseudopulchellia [Gastroplites (G.) draconensis (Hall, Macrae & Hills, 2005)].
En fait, le seul Gastroplites qui présente de fortes affinités avec G. (G.) cantianus est Gastroplites (G.) arcticus (Jeletzky, 1980, pl. 3, fig. 8A-B ; pl. 8, fig. 4 A-B), créé à partir de quatre spécimens collectés dans deux localités du bassin de Sverdrup dans le Canada arctique. Jeletzky (1980, p. 6) précise que « Pseudogastroplites cantianus […] is closely related to P. arcticus » et que la principale différence entre les deux espèces tient à la densité costale : 22 côtes par tour au niveau de l’épaule ventro-latérale sur l’holotype de cantianus et 27 à 28 chez arcticus. La variation de la costulation est un phénomène bien connu chez les Hoplitidae et l’on observe dans toutes les espèces des séries continues allant de formes comprimées possédant une densité costale élevée et un ombilic assez étroit, jusqu’à des formes épaisses montrant une densité costale moins élevée et un ombilic plus ouvert. L’holotype de G. (G.) arcticus (Jeletzky, 1980), refiguré ici fig. 4 h-i, possède un ombilic plus étroit (O = 20 % du diamètre) que l’holotype de G. (G.) cantianus (O = 22 % du diamètre) et une densité costale plus élevée. Il s’agit selon nous d’un simple variant comprimé de G. (G.) cantianus Spath, 1937 et les deux espèces sont considérées ici comme synonymes, d’autant que leurs lignes de suture sont également identiques. En conséquence, la zone à Gastroplites arcticus et Pseudopulchellia liardense de Colombie britannique et du bassin de Sverdrup dans le Canada arctique (Jeletzky, 1980 ; Stelck, 1995) est renommée zone à G. cantianus.
Pour terminer, une autre espèce pourrait, peut-être, entrer également dans le spectre de variation intraspécifique de G. (G.) cantianus : il s’agit de Gastroplites (G.) subquadratus Nagy, 1970, connu par un seul exemplaire (l’holotype) du Spitzberg qui est une des îles constituant l’archipel du Svalbard. Le spécimen, illustré par Nagy, pl. 9, fig. 2 et refiguré ici fig. 4 j-l, montre de réelles ressemblances avec les deux moules internes recueillis dans le Kent et le Boulonnais, mais avec une section du tour plus épaisse (H/E = 1) et un ombilic plus ouvert (O = 27 % du diamètre). Il pourrait s’agir d’un variant robuste de G. (G.) cantianus, mais cela reste à confirmer. Un argument convergent avec cette hypothèse est le fait que les deux spécimens aient la même attribution stratigraphique. En effet, l’Euhoplites sp. B recueilli par Nagy (1970, pl. 3, fig. 3) avec l’holotype de G. (G.) quadratus, est un Euhoplites ochetonotus (Seeley, 1865) forme trapezoidalis Spath, 1930 [caractérisé par une costulation fine et dense, subradiale et la présence de tubercules ombilicaux saillants], une espèce qui apparait dans le bassin anglo-parisien à la base de l’Albien supérieur dans la zone à Dipoloceras cristatum (Casey, 1966 b ; Amédro, 1992, 2013).
Distribution : Base de l’Albien supérieur, zone à Dipoloceras cristatum, Wissant (Pas-de-Calais, F.), Folkestone (Kent, UK), Canada arctique et (?) Svalbard.
Les Gastropolites : des ammonites migrantes venues de la province arctique du domaine boréal jusque dans le bassin anglo-parisien à l'occasion d'un événement transgressif
La figure 6 présente la répartition paléobiogéographique des Gastroplites dans l’Albien moyen et supérieur basal. Ceux-ci abondent dans une aire limitée qui définit les contours de la province arctique du domaine boréal et englobe :
- le nord de l’Alaska (Imlay, 1961)
- la Western Interior Seaway du Canada (Whiteaves, 1889, 1993 ; McLearn 1931, 1933 ; Jeletzky, 1964, 1971, 1980 ; Stelck, 1995) ;
- le bassin de Sverdrup dans le Canada arctique (Jeletzky, 1964, 1980 ; Hall et al., 2005) ;
- le Svalbard (Nagy, 1970 ; Ershova, 1983) ;
- le nord et l’est du Groenland (Donovan, 1953, 1957 ; Alsen, 2018).
À ces occurrences s’ajoutent quelques individus isolés, « égarés » en dehors de leur région d’origine :
- un exemplaire découvert le long de la côte ouest de l’Amérique du Nord, dans le nord de la Californie qui appartient à la province Nord-Pacifique du domaine boréal (Amédro & Robaszynski, 2005) ;
- deux spécimens recueillis dans la partie septentrionale du bassin anglo-parisien le long des côtes de la Manche, d’une part dans le sud-est de l’Angleterre (Spath, 1937 a, b), d’autre part dans le nord de la France (ce travail), dans la province nord-européenne du domaine boréal.
La citation par Pergament (1977, 1981) et Alabushev (1995) de ‘Gastroplites’ sp. associé à Pseudopulchellia cf. flexicostata (Imlay, 1961) et à P. susukii (Murphy & Rodda, 1959) au nord-ouest de la péninsule du Kamchatka (Russie asiatique) qui fait également partie de la province Nord-Pacifique du domaine boréal, est en revanche à considérer avec prudence. Le spécimen n’a jamais été figuré et la collection Pergament est aujourd’hui perdue, suite à une inondation des locaux où elle était préservée. Selon une communication personnelle de notre collègue le Dr Elena Yazykova qui travaille depuis plusieurs décennies sur les faunes d’ammonites crétacées de la Russie asiatique, la présence de Gastroplites et Pseudopulchellia au Kamchatka n’est pas démontrée, les premiers Gastroplitinae recueillis dans les différentes coupes étant des Neogastroplites americanus (Reeside & Weymouth, 1931) du Cénomanien inférieur.
Les trois Gastroplites pris en compte ci-dessus n’ont pas le même âge, l’exemplaire californien étant daté de la base de l’Albien moyen (sous-zone d’ammonites à Lyelliceras lyelli) et les deux spécimens européens de la base de l’Albien supérieur (zone à Dipoloceras cristatum). Comment expliquer ces arrivées exceptionnelles d’ammonites arctiques dans les provinces nord-Pacifique et nord européenne du domaine boréal ?
De nombreux changements de hauteur du niveau marin à l’échelle planétaire, c’est-à-dire d’événements eustatiques, ont été identifiés durant les dernières décennies dans la partie moyenne du Crétacé et en particulier à l’Albien (Jacquin et al., 1998 ; Amédro, 1992, 2009 b ; Amédro & Matrion, 2014 ; Amédro et al., 2021). Or ces événements eustatiques entraînent eux-mêmes des événements écologiques. Ainsi, de façon générale, les montées transgressives du niveau marin sont accompagnées par des migrations de faunes. Ceci est d’autant plus aisé lorsqu’il s’agit, comme dans le cas des nautiles ou des ammonites, de coquilles pouvant flotter sur des milliers de kilomètres à la faveur des circulations océaniques de surface (Kennedy & Cobban, 1976). La courbe eustatique publiée par Amédro et al. (2021), reproduite dans la figure 7, propose 11 cycles de 3e ordre dans l’Albien du bassin anglo-parisien, superposés à des tendances plus vastes révélées par les cycles de second ordre, ici au nombre de trois. En ce qui concerne l’intervalle qui nous intéresse, c’est-à-dire l’Albien moyen et la base de l’Albien supérieur, les montées transgressives du niveau marin coïncident à cinq reprises avec des incursions éphémères d’ammonites à caractère téthysien au sein du bassin : il s’agit des Lyelliceras, Oxytropidoceras, Falciferella, Dipoloceroides et Dipoloceras events d’Amédro (2009 b). Les phases de sortie des Gastroplites de la province arctique vers la province Nord-Pacifique à la base de l’Albien moyen, puis vers la province nord-européenne à la base de l’Albien supérieur résultent des mêmes événements eustatiques. À l’occasion d’élévations momentanées du niveau marin, des coquilles probablement vides de Gastroplites ont pu sortir de la province arctique du domaine boréal et être entraînées sur des milliers de kilomètres jusqu’en Californie et en Europe par les courants de surface.
Le Gastroplites (G.) canadensis (Whiteaves, 1893) découvert à la base de l’Albien moyen dans le nord de la Californie est associé à d’autres ammonites « exotiques » provenant du domaine téthysien : Oxytropidoceras (Mirapelia) packardi Anderson, 1938 et Lyelliceras lyelli (d’Orbigny, 1841). On se trouve en présence du Lyelliceras event qui coïncide avec un pic de transgression d’un cycle de 3e ordre (séquence AL 4) et en même temps d’un cycle de second ordre (séquence 14 b). Cet événement global s’inscrit dans le contexte de la grande transgression crétacée dont le point de départ peut être situé dans l’Aptien inférieur et l’amplitude maximale atteinte vers la limite Turonien inférieur-Turonien moyen (Hardenbol et al., 1998).
Les Gastroplites (G.) cantianus Spath, 1937 collectés à la base de l’Albien supérieur dans le Kent-Boulonnais proviennent quant à eux d’un lit de nodules phosphatés qui contient une proportion significative (9 %) d’ammonites cosmopolites et téthysiennes : Hypophylloceras subalpinum (d’Orbigny, 1841), Beudanticeras beudanti (Brongniart, 1822), B. subparandieri Spath, 1923, Oxytropidoceras (Oxytropidoceras) cantianum Spath, 1931, Dipoloceras cristatum (Brongniart, 1822), D. bouchardianum (d’Orbigny, 1841), D. pseudaon Spath, 1931, Mortoniceratoides rigidum (Spath, 1933), Hysteroceras capricornu Spath, 1934, H. symmetricum (J.de C. Sowerby, 1836), H. simplicicostata Spath, 1934, Neophlycticeras (Neophlycticeras) brottianum (d’Orbigny, 1841) et N. (Protissotia) itierianum (d’Orbigny, 1841) (Casey, 1966 b ; Amédro, 2009 a). Il s’agit du Dipoloceras event. De façon comparable à ce qui est décrit dans le paragraphe précédent, des ammonites originaires du domaine téthysien et d’autres issues de la province arctique du domaine boréal arrivent dans la partie septentrionale du bassin anglo-parisien à l’occasion d’une hausse de grande ampleur du niveau marin interprétée comme la superposition de l’intervalle transgressif d’un cycle de 3e ordre (séquence AL 7-8) sur la phase transgressive d’un cycle de second ordre (séquence 15).
Corrélation entre les province arctique et européenne du domaine boréal à l'Albien
La comparaison des zones d’ammonites de l’Albien en usage en Amérique du Nord et dans le nord-ouest de l’Europe est présentée dans la figure 7, en se fondant sur les travaux de Jeletzky (1980) et Stelck (1995) pour la mer intérieure du Western Interior canadien, Jeletzky (1980) et Hall et al. (2005) pour le bassin de Sverdrup dans le Canada arctique et Amédro (1992, 2009) pour le bassin anglo-parisien. La corrélation des zones du Western Interior canadien et du Canada arctique est celle proposée par Jeletzky (1980).
Les associations d’ammonites présentes dans les provinces arctique et nord-européenne du domaine boréal n’ont, à priori, aucun point commun, avec la succession d’un côté de Gastroplitinae : Arcthoplites, Gastroplites et Neogastroplites et de l’autre essentiellement d’Hoplitinae : Otohoplites, Hoplites, Anahoplites, Dimorphoplites, puis de Brancoceratidae : Dipoloceras et Pervinquieria. Deux lignes de corrélation peuvent néanmoins être tracées entre les provinces fauniques.
La première, la plus aisée à établir, est située à la base de l’Albien supérieur et correspond au Dipoloceras event. Ici, les liens sont doubles. D’une part, une coquille de Dipoloceras cristatum, probablement flottée post mortem, a été récoltée au Canada dans la zone à Pseudopulchellia liardense de l’Alberta, c’est-à-dire dans la Western Interior Seaway (Stelck et al., 1956 ; Stelck, 1958). D’autre part deux Gastroplites (G.) cantianus sont maintenant connus au sein du bassin anglo-parisien dans la zone à D. cristatum du Kent et du Boulonnais.
La seconde ligne de corrélation est moins évidente à reconnaître, mais coïncide avec le Dipoloceroides event. D’un côté, dans le bassin anglo-parisien, la moitié supérieure de la zone à Dimorphoplites niobe est caractérisée (i) par une diversification des Hoplitinae avec la présence de nombreux Dimorphoplites pinax Spath, 1926, D. doris Spath, 1926 et Euhoplites loricatus Spath, 1925 et (ii) par la migration momentanée d’ammonites provenant du domaine téthysien, en particulier Dipoloceroides subdelaruei. En même temps apparaissent quelques rares Dimorphoplites biplicatus (Mantell, 1822) (Casey, 1966 b ; Owen, 1971 ; Amédro, 1992, 2009 a). D’un autre côté, au-delà du cercle polaire, une association à Gastroplites draconensis est connue dans le Canada arctique au sein du bassin de Sverdrup (Hall, et al., 2005) et dans le nord du Groenland (Alsen, 2018) entre les zones à Gastroplites nanus (en dessous) et à Gastroplites cantianus (au-dessus). Si dans le bassin de Sverdrup, l’association à G. (G.) draconensis semble constituée uniquement de Gastroplitinae, en revanche au Groenland, cinq Hoplitinae ont été trouvés dans le même niveau, permettant d’établir une ligne de corrélation avec le bassin anglo-parisien. Deux moules internes mal préservés sont indéterminables. Les trois autres ont été identifiés par Alsen (2018) comme Euhoplites sp. aff. subtuberculatus, E. truncatus et E. cf. lautus. Ces deux derniers taxons sont caractérisés par la présence d’un canal à section subrectangulaire (Amédro, 2013), un caractère absent sur les moules internes groenlandais. Ces derniers possèdent en revanche une région ventrale creusée d’un profond sillon concave, des côtes naissant par faisceaux de 2 (dans un cas de 3) au niveau des tubercules ombilicaux et se réunissant de nouveau sur les tubercules ventro-latéraux en dessinant une boucle et des terminaisons ventrales des côtes fortement projetées vers l’avant et formant des palettes parallèles à la ligne siphonale. La détermination révisée du matériel illustré par Alsen (2018, p. 7, text-fig. 6) est la suivante :
1A-B : Euhoplites loricatus Spath, 1925 forme subtuberculatus Spath, 1927 ;
2 : Euhoplites loricatusSpath, 1925 (identique à l’holotype illustré par Spath, 1930 pl. 30, fig. 15) ;
5 : Dimorphoplites biplicatus(Mantell, 1822) forme tethydis (Bayle, 1878).
Cette association est caractéristique de la moitié supérieure (mais non sommitale) de la zone à Dimorphoplites niobe du bassin anglo-parisien. C’est à ce niveau que se situe le Dipoloceroides event interprété comme l’intervalle transgressif de la séquence de 3e ordre AL 6 (Amédro, 2009 b).
Dans les deux cas, les lignes corrélation tracées entre les provinces nord-européenne et arctique du domaine boréal coïncident avec des épisodes transgressifs, c’est-à-dire à des hausses significatives du niveau marin.
Conclusion
La découverte dans l’Albien supérieur de Wissant, Pas-de-Calais, au sein d’une population de plus de 1 500 ammonites, d’un unique exemplaire de Gastroplites cantianus Spath, 1937, une espèce provenant de la province arctique du domaine boréal est d’un grand intérêt. L’arrivée de cette ammonite exotique dans le bassin anglo-parisien qui appartient à la province nord-européenne du domaine boréal, est mise en relation avec une hausse globale et significative du niveau marin. Il s’agit probablement d’une coquille vide entrainée post-mortem par flottaison jusqu’en Europe. Cette découverte permet de préciser les corrélations entre les provinces nord-européenne et arctique du domaine boréal et en particulier entre la zone à Dipoloceras cristatum du bassin anglo-parisien et les zones à Pseudopulchellia liardense et à Gastroplites cantianus de la mer intérieure du Western Interior canadien et du Canada arctique.
Remerciements. — Madame Elena Yazykova (Université d’Opole, Pologne) nous a fourni de précieuses informations concernant les associations successives d’ammonites actuellement identifiées le long de la côte Pacifique de la Russie. Madame Bodil Wesenberg Lauridsen et monsieur Peter Alsen, tous deux du Geological Survey of Denmark and Greenland à Copenhague, nous ont communiqué plusieurs renseignements sur les gisements albiens du nord du Groenland. MM. Jean-François Deconinck (Université de Bourgogne – Franche-Comté à Dijon), Francis Robaszynski (Faculté Polytechnique de Mons, B.) et Alain Blieck (ex. CNRS, Université de Lille) ont accepté de relire ce manuscrit en y apportant de nombreuses remarques constructives. Que toutes et tous en soient chaleureusement remerciés.