À la fin de l’époque médiévale, les Héroïdes d’Ovide ont fait l’objet de nombreuses traductions et adaptations. Aux xive et xve siècles, l’œuvre a connu une forte diffusion qui témoigne d’un goût pour l’Antiquité et pour une thématique particulière, celle de l’amour. La traduction d’Octovien de Saint-Gelais, les Epistres d’Ovide, est la plus connue. Elle résulte de la transformation d’un texte source, les Héroïdes écrites en latin, en un texte cible en moyen français. Dans son prologue, très précisément daté du 16 février 1497, Octovien de Saint-Gelais dévoile ses motivations qui incluent un volet récréatif destiné à servir le politique ; il adopte une démarche moralisatrice telle que celle à l’œuvre dans l’Ovide moralisé, le Livre des échecs amoureux moralisés ou les mythographies. Ses objectifs sont donc bien différents de ceux d’Ovide.
L’œuvre destinée à la cour de Charles d’Angoulême et de Louise de Savoie est conservée dans deux manuscrits enluminés par Robinet Testard, certainement les plus connus des manuscrits de cette traduction des Héroïdes. Le spectateur y circule comme dans une galerie de portraits et assiste à une intériorisation, une sorte de devotio moderna, qui transforme l’amour charnel en spiritualité, illustrant les qualités médiévales des héroïnes de l’Antiquité. Ces dernières adoptent parfois des attitudes qui contrastent avec la dimension dramatique, voire sensationnelle du texte. Signe de son succès, la traduction de Saint-Gelais est conservée dans plus d’une trentaine d’éditions anciennes et treize autres manuscrits témoins1. Dans ces derniers, les mises en images sont dotées d’une charge narrative plus forte. Cela est le cas dans les quatre versions qui ont été confiées à Jean Pichore2, un enlumineur parisien de renom à la tête d’un atelier3 dont la production, autant abondante que diversifiée, était destinée à de prestigieux commanditaires. L’une des versions qu’il a enluminée, conservée dans le manuscrit Paris, BnF, fr. 874, est bien différente des autres. Ses particularités principales sont la destination rouennaise et l’« utilisation [...] amoureuse4 » qui a pu être faite du manuscrit. La première question que soulèvent ces éléments est la suivante : les particularités iconographiques se limitent-elles à la situation géographique qui sert de contexte nouveau à l’écriture des lettres ou concernent-elles également la thématique amoureuse abordée d’une manière nouvelle dans cette adaptation ?
Le manuscrit de Paris, BnF, fr. 874 contient les Epistres d’Ovide telles qu’elles ont été traduites en 1497. Cependant, l’auteur anonyme remplace le prologue de Saint-Gelais par un prologue nouveau5, dans lequel il nous informe de la mort du traducteur ‒ ce qui permet de dater l’œuvre d’après 1502 ‒ et met l’accent sur la thématique de l’amour. Il place les auteurs des lettres en position d’amants exemplaires, car ce furent les hommes et femmes qui pourroyent estre qui s’entraymerent le mieulx (annexe 1, l. 5-7). L’auteur se détache de l’interprétation que Saint-Gelais avait faite des épîtres en les traduisant et les présentant comme des exempla conformes aux valeurs morales de l’Église. Même s’il justifie sa démarche d’un point de vue religieux (annexe 1, l. 7-8), son discours dénote une portée pseudo-didactique que l’on ne retrouve à aucun moment dans le texte. L’ambition de l’auteur n’est pas d’offrir une version des épîtres qui soit en accord avec les normes prescriptives imposées par la morale religieuse, mais de réactualiser l’œuvre d’Ovide selon un prisme narratif et historique, tout en accordant une grande importance aux individualités, aux héros et héroïnes qui ont écrit les lettres.
L’auteur entend pallier la méconnaissance de la mythologie dont pourraient faire preuve certains lecteurs ou lectrices et raconter la véritable Histoire d’amour6 qui contextualise chaque lettre, expliquant les raisons pour lesquelles elles ont été écrites (annexe 1, l. 8-13). Cela sous-tend une clarification des faits mythologiques, mais aussi une focalisation sur la psychologie des personnages. Le prologue est aussi le lieu d’une explication méthodologique. Pour atteindre ses objectifs, l’auteur a ajouté un texte introductif en prose au début de chaque lettre et des histoires propres, des images7, ont été composées et intercalées dans le texte. L’entreprise est donc autant littéraire qu’artistique. Les images font partie de la stratégie de narration, elles sont une forme de paratexte. En outre, alors que les autres manuscrits témoins contiennent au maximum une miniature par épître, le manuscrit 874 en contient 42 pour 21 lettres. Ce supplément d’espace offre la possibilité de fournir davantage d’informations sur l’histoire d’amour entre Ariane et Thésée que je choisis pour cet article et que l’enlumineur scénarise avec plus de liberté, en trois scènes réparties dans deux miniatures (fig. 1.1 et fig. 1.2).
Dans l’image qui fait office d’ouverture à la lettre (fol. 179v°), l’héroïne est représentée debout et totalement nue (fig. 1.1). Le traitement dont elle bénéficie est tout à fait singulier et constitue une première particularité iconographique résultant de la prédominance de la thématique amoureuse. La nudité d’Ariane est généralement interprétée comme résultant d’une vulnérabilité absolue8. Cependant, sa grande taille, sa prestance et le jeu de regards mis en scène par l’enlumineur pour caractériser son échange avec les animaux de l’île remettent en question sa fragilité supposée. Pour comprendre la représentation qui en est faite, nous l’analysons ici au regard du court texte en prose ajouté en guise d’introduction à l’épître9 et du contenu textuel de la lettre.
L’introduction à la lettre contient les prérequis que l’auteur juge nécessaires pour commencer la lecture. D’abord, il présente la généalogie d’Ariane, commençant par son père, Minos, et s’attardant sur les amours folles de sa mère Pasiphaé avec le taureau. Les lignes suivantes sont dédiées au stratagème de Dédale, puis à la naissance du Minotaure et à sa sauvagerie. Les éléments pseudo-historiques importants pour comprendre les motivations des personnages, comme la mort d’Androgée et la guerre avec Égée, sont passés sous silence ou à peine mentionnés dans le cas où ils serviraient à expliquer pourquoi et comment Thésée quitte Athènes pour la Crète. Dans les versions antiques, le héros décide de partir combattre le Minotaure. Dans le manuscrit 874, il est désigné par un tirage au sort. Les noms des victimes potentielles sont inscrits sur des rouleaux et placés dans un coffre dont une ouverture, ou une fente, permet d’y glisser la main (annexe 2, l. 14). L’auteur situe l’épisode dans un contexte médiéval et utilise un vocabulaire courtois, avec des termes à double entente et fortement connotés sexuellement. L’amour naissant d’Ariane pour Thésée est décrit en détail (annexe 2, l. 29-32). Grâce à elle, il sort vivant du labyrinthe. Tous deux fuient la Crète accompagnés de Phèdre, non sans avoir emporté toutes les bagues et joyaulx de Minos (annexe 2, l. 40-41), ultime acte de trahison d’Ariane envers son père. Enfin, dans la dernière phrase du prologue, l’auteur explique comment la tourmente les jetta en une isle inhabittee (annexe 2, l. 42-43) où Ariane fut ensuite abandonnée, après une nuit d’amour. Il faut donc comprendre l’écriture de la lettre comme l’acte d’une amante délaissée et condamnée à mort.
La figuration de l’île comme un coin de terre de forme circulaire est corrélative de l’image de l’héroïne abandonnée. Sa petite taille est nécessaire pour permettre la représentation de la mer qui fait de cette île une prison à ciel ouvert. Plaçant Ariane sur une sorte de très petite péninsule, Pichore parvient à matérialiser la circularité de l’île qu’il rattache toutefois à un espace plus large par vraisemblance, faisant de l’île un espace à la fois symbolique et réel. La représentation de terres à l’horizon souligne la solitude de l’héroïne, par contraste entre la terre désolée et inhabitée où elle se trouve et le reste du monde. La présence des animaux est soulignée à différentes reprises dans l’introduction (bestes sauvages, annexe 2, l. 45) et dans la lettre où il est question de bestes estrangeres (fol. 180r°), de loups et de lions :
Je souhaite que les loups ravissans
devorent tous mes membres languissans
Ou peut estre qu’en ceste terre habitent.
Aspres lyons qui mon corps desheritent.
En ceste mer sont monstres et balaines,
Par qui seront abregees mes paines.
Si cela fault qui pourra acourir.
Que par glaive ne me face mourir10.
Ces références textuelles soulignent l’importance des animaux, que l’enlumineur traduit en en donnant à voir un nombre important. Parce que son objectif est de montrer ce qu’ils révèlent de la nature humaine, les lions sont humanisés. Dans le Bestiaire d’Amour, qui associe les comportements des animaux à ceux des hommes, nous apprenons deux choses : le lion n’attaque que celui qui le regarde et il efface ses traces de sa queue11. Or, le regard qu’Ariane a porté sur Thésée à son arrivée en Crète est mis en évidence dans le prologue (annexe 2, l. 29) et c’est parce qu’elle l’a regardé qu’il l’a séduite. De plus, l’enlumineur donne à voir un lion à la queue d’une longueur extraordinaire, alors que Thésée est déjà loin, fuyant après avoir fait une action répréhensible. Enfin, comme Ariane et Thésée viennent de passer la nuit ensemble, la présence du lion rappelle Atalante et Hippoménès à la mémoire du lecteur médiéval féru d’Antiquité. Leur métamorphose en lions, contée dans l’Ovide moralisé12, est expliquée dans l’Archiloge Sophie sous l’intitulé « LUXURE13 ». Par le biais d’un glissement vers le négatif, le lion devient le symbole d’un déchaînement de violence ou de sexualité.
Ce type de comportement est aussi caractéristique de l’ours. Concupiscent et lubrique, il ne trouve pas sa place dans le Bestiaire d’Amour ni dans la Response au Bestiaire. Si le symbolisme qu’il revêt dans la pensée médiévale est masculin et négatif14, on notera que l’animal est féminin dans l’Ovide moralisé ou l’Archiloge Sophie, car c’est en ourse que Callisto est transformée par Artémis, qui la punit de n’avoir su garder sa virginité ou, selon les versions, par Héra, qui la punit d’avoir été violée par Zeus. Dans les deux cas, la transgression est d’ordre sexuel, ce que ne manquent pas de souligner les commentateurs médiévaux15.
Ajout de l’enlumineur, le dragon a un statut particulier dans le bestiaire médiéval. Il évoque immédiatement le combat réel ou figuré entre le Bien et le Mal et sa présence insuffle à l’affrontement une dimension initiatique. La signification dont le dote la dame dans la Response du Bestiaire s’accorde particulièrement bien avec le contexte de l’écriture de la lettre par Ariane. Le dragon est l’homme qui se fait passer pour malade d’amour – et donc en danger imminent de mort – dans le but d’obtenir les faveurs d’une femme16 alors qu’il ne l’aime pas vraiment, à l’instar de Thésée, qui accepte l’aide d’Ariane et la séduit avant de s’enfuir. Pour la dame de la Response au Bestiaire, le vrai dragon est l’homme qui se dissimule sous une fausse nature et qu’elle juge bien plus dangereux que la bête17.
La présence du dragon et des ours explique l’absence des loups que l’enlumineur a choisi de ne pas représenter. Il est possible que ce dernier ait fait une lecture générique du terme qui peut servir à désigner d’autres animaux aux propriétés similaires, à l’instar des bestes estrangieres qui sont caractérisés par leur méchanceté et leur férocité. Le terme peut également désigner un homme ‘cruel, nuisible, prompt à faire le mal18’. À ce titre, la comparaison de Thésée avec les bêtes sauvages, conservée du latin au moyen français19, nous invite à penser que Thésée lui-même représente le loup. D’ailleurs, son bateau est placé directement au-dessus de la chemise d’Ariane et du lion à longue queue.
En effet, la miniature apparaît clairement délimitée en deux parties. Les ours, les lions et le dragon occupent la partie droite, qui est aussi l’espace de Thésée. Ils lui sont clairement associés. Les bêtes qui effraient l’héroïne dans le texte sont cependant représentées d’une manière assez inattendue. Domptés, les ours ont la tête baissée, ils semblent en conversation avec les lions. Le visage humain et la tête légèrement inclinée de l’un des fauves dénotent plutôt de la sympathie envers Ariane. Le dragon quant à lui regarde Thésée avec insistance. Dans la seconde miniature, il joue le rôle mythologique de gardien, ouvrant la gueule en direction du héros. Tel un caméléon, il prend la couleur de ce qui l’entoure, le rouge, couleur de la passion, de l’amour ou de la violence, puis le bleu, couleur de la loyauté amoureuse et de la fidélité dont a fait preuve Ariane. Les lions, les ours et le dragon sont les témoins de son désarroi et les compagnons de son emprisonnement. Ils sont aussi des signes de l’empathie de l’auteur et de l’enlumineur pour cette héroïne d’amour. Pichore ne s’éloigne pas du texte, il en traduit bien l’esprit.
Références mythologiques et symbolisme médiéval se mêlent dans les images accompagnant la lettre d’Ariane à Thésée du manuscrit de Paris, BnF, fr. 874. Les Epistres d’Ovide font ainsi de l’héroïne abandonnée une figure de la demoiselle délaissée. Toutefois, la nudité intégrale dans laquelle elle est représentée est totalement inattendue et exceptionnelle dans le vocabulaire iconographique de la courtoisie.
Avant même que l’épître ne commence, le lecteur est confronté à un portrait érotique de plain-pied et dans un format imposant. Il existe d’autres manuscrits où l’on retrouve l’héroïne nue, mais elle est au lit et la nudité est suggérée plus que montrée20. L’image est toutefois caractéristique de son temps et conforme aux canons de beauté de l’époque : un corps sinueux, des hanches larges et généreuses, un ventre arrondi, une poitrine haute et de longs bras graciles. En effet, l’érotisme devient prégnant à la fin du xve siècle et apparaît de manière explicite dans l’iconographie profane, comme dans Le sortilège d’amour21, où le voile transparent qui montre plus qu’il ne dissimule est porteur d’une charge érotique facilement identifiable. Cela n’est pas le cas de la chemise d’Ariane dans le manuscrit 874, puisqu’elle n’est pas portée. Le drapé ne sert donc pas à suggérer, à dissimuler ou à dévoiler érotiquement.
La chemise pliée souligne la nudité et la redouble. Il y a d’un côté le corps naturel ou biologique d’Ariane, et de l’autre le corps métaphorique de l’amante dont la chemise est la matérialisation. L’enlumineur procède consciemment en faisant une représentation anatomique du drapé. On distingue bien la forme des jambes et du bas du ventre qui s’ouvre sur une fente. Le procédé est commun, car la fente féminine est une composante de la représentation de l’amante dans l’iconographie courtoise. Les dons d’amour étaient porteurs d’un message ouvertement érotique et ancré dans une pensée « réaliste22 », que l’on retrouve ici dans la représentation du sexe féminin d’Ariane. La lettre de Déjanire à Héraclès fournit à l’enlumineur l’occasion de représenter une chemise masculine dont les plis forment de part et d’autre des rondeurs suggestives alors que le col se présente d’une manière bien différente (fig. 1.3 et fig. 1.4). Héraclès est présent in absentia, alors que le corps d’Ariane est dédoublé, traduisant l’éparpillement psychologique d’Ariane qui cherche Thésée au début de la lettre et donnant l’occasion à l’enlumineur de représenter de manière figurée le nouveau statut d’Ariane, celui de demoiselle déflorée. À mi-chemin entre l’introduction et la lettre, l’image fait office de lien entre les deux. En effet, l’auteur explique, à la toute fin de l’introduction que Theseus coucha avec Adriane et la despucela : puys tandiz qu’elle dormoit print Phedra et l’en emmena23.
Dans d’autres textes médiévaux, le dépucelage d’Ariane est passé sous silence ou évoqué très subtilement. Dans l’Ovide moralisé24, qui entretient une forte relation intertextuelle avec les Épîtres, Ariane semble s’endormir dès l’arrivée sur l’île25 alors que Thésée devient l’amant de Phèdre26 avant de fuir. Dans l’image, l’enlumineur signifie bien que l’action se situe à la pointe du jour27, lorsqu’Ariane se lève encore nue, et il traduit la surprise qu’elle éprouve de se retrouver seule. Sa peau claire et la chemise qu’elle a en main donnent à l’image une impression générale de clarté, alors que la lettre est empreinte des champs lexicaux de la blancheur et de la pâleur.
La couleur28 en moyen français est bien la couleur naturelle de la chose représentée, la chemise ou le linge levé comme un étendard (fig. 1.2), mais elle exprime aussi un sentiment, une émotion, et même un changement d’état, notamment le passage de la vie à la mort :
Et pour plus clere te faire apparcevoir
Le deplaisir que je povoie avoir
A une verge longue mis une enseigne.
De blanc linge qui ma couleur renseigne29.
La valeur positive du blanc, symbole de pureté ou de joie, est inhérente à la caractérisation d’Ariane en amante idéale. Cependant, la blancheur qu’elle revendique peut être associée à la froideur, également très présente dans le texte, et à la douleur : une douleur blanche s’accompagne de la pâleur, caractéristique de la mort omniprésente dans la lettre d’Ariane. De manière plus prosaïque, la blancheur renvoie également à l’idée de naïveté ou de niaiserie, car l’adjectif blanc peut signifier ‘facile à tromper30’. D’ailleurs, l’idée qu’Ariane a été abusée par son amant est énoncée clairement dans la dernière phrase du prologue : Adriane se voyant trompee […] rescripvit a Theseus l’espitre qui s’ensuit (annexe 2, l. 44-46). L’idée de tromperie décharge Ariane de la faute qu’elle a commise en offrant sa virginité à un homme qui l’a ensuite abandonnée. Aussi, alors qu’elle-même se décrit comme une femme eschevelee31, ce n’est pas ce que l’enlumineur donne à voir. Comment faut-il comprendre ce décalage entre l’image et le texte ?
D’abord, la femme qui s’arrache les cheveux est un topos qui sert à exprimer le désespoir, le désarroi ou la tristesse et qui semble être le reflet d’une réalité médiévale, à savoir un mode de communication non verbal typiquement féminin32. Or, ici, Thésée ne regarde pas Ariane, ce qui rend inefficace ce type de communication visuelle. Ensuite, la femme eschevelée est une femme « peu sérieuse33 », voire une prostituée d’ailleurs traditionnellement représentée avec les cheveux lâchés et en désordre. La chevelure féminine, toujours associée à la luxure et au pouvoir de séduction des femmes34, est ici volontairement exclue de la représentation. L’enlumineur semble avoir voulu éviter toute assimilation d’Ariane nue avec la figure de la prostituée et conserver l’image qu’il a construite, celle de l’amante idéale.
Bien que dépeignant une femme nue, non mariée et sexuellement active, le portrait brossé par l’enlumineur est extrêmement positif. Avec ses cheveux dissimulés, son visage aux lèvres vermeilles et son corps pâle qui ressort sur le fond rouge et bleu de la tente, symbole de son amour loyal pour Thésée, Ariane conserve un charme virginal. Tout en exhibant cette qualité féminine médiévale, elle fait preuve d’une force érotique.
L’enlumineur met en scène une perte d’intégrité physique en dédoublant le corps de l’héroïne : c’est d’une part le corps anatomique, biologique, offert aux animaux dans la partie droite de l’image, c’est d’autre part le corps érotique, culturel, offert à Thésée puis aux lecteurs dans la partie gauche. Parallèlement, Pichore fait abstraction de la perte d’intégrité réelle et négative d’Ariane – avec ses cheveux arrachés et ses pieds abîmés – et donne à voir une perte d’intégrité symbolique et positive, selon le point de vue masculin, du corps de l’amante, en adéquation, par sa beauté et ses attributs, avec les qualités féminines de l’époque.
Les bijoux qu’elle porte aux poignets et au cou encadrent son torse qui s’inscrit dans un espace fermé. Ils modifient son anatomie en opérant des coupures visuelles35. Le corps féminin genré est segmenté et prisonnier, contenu dans un espace déterminé et clos. Quoique représentée dans un espace ouvert, Ariane est doublement prisonnière : prisonnière de ce corps érotique, dont Thésée a profité, et prisonnière de cette île qui, tout en évoquant un espace géographique autosuffisant, rappelle à la mémoire visuelle du spectateur la représentation du labyrinthe. Espace mythologique et symbolique défini par sa forme circulaire dont la taille varie, le labyrinthe se confond avec l’espace insulaire et hostile du manuscrit 874. Figurant habituellement à l’extérieur du labyrinthe36, Ariane se retrouve désormais en son centre. S’étant adonnée au combat d’amour avec Thésée, elle y demeure perdante, à l’instar de l’amant infortuné du manuscrit de Chantilly37, conduit puis abandonné en un lieu hostile où abondent les buissons épineux38. Pour tous deux ne subsiste que la mémoire de l’être aimé. Ce n’est qu’en pensée qu’elle peut retrouver Thésée, et sa pensée se perd dans les méandres de l’île si précisément décrite comme le lieu d’une mort certaine39. L’enlumineur met indirectement en scène la réalisation du souhait évoqué par Ariane, mourir en lieu et place de son frère :
Que pleust aux dieux que sans autre demain
Je eusse esté occie de ta main
Lors que par toy fut mis a mort amere.
Le Minotaure mon miserable frere40
Alors que les auteurs masculins donnent à entendre la voix d’une femme et permettent aux lecteurs d’accéder à ses pensées, dominées par l’association de l’amour et la mort, les images, elles aussi conditionnées selon le prisme du masculin, donnent également à voir le point de vue de l’héroïne : la punition est non méritée, mais elle est souhaitée. La perte d’intégrité réelle ou symbolique de l’héroïne préfigure sa désintégration totale, la mort, à laquelle elle est vouée dans le manuscrit 874.
Aucune rédemption de l’amant absent n’est possible : la voile de Thésée s’éloigne. Rien ne compte plus pour Ariane que la mémoire de cet amour charnel qui a transformé son corps de jeune fille en corps d’amante, corps qu’elle est désireuse d’abandonner une seconde fois. Pourtant, dans la mythologie et dans les autres textes médiévaux, Ariane a un futur : l’île où elle échoue est le lieu de sa rencontre avec Dionysos. L’auteur à l’œuvre dans Paris, BnF, fr. 874, qui revendique une véracité plus grande et entend pallier les lacunes de ses lecteurs en démontrant qu’il ne s’agit pas de lettres fictionnelles, évacue toutes les références à une fin heureuse. Il reprend des faits qu’il juge historiques et se les approprie pour la valeur culturelle qu’il leur attribue, ainsi que pour leur dimension tragique et sensationnelle. Il les modifie en utilisant un vocabulaire de son temps et les intègre dans une réalité temporelle, géographique et culturelle qui lui est propre. La traduction fait revivre des héroïnes du temps passé tout en s’inscrivant dans un présent d’autant plus visible dans les images que l’enlumineur ne s’adonne à aucun historicisme et d’autant plus universel qu’il est défini par les passions humaines41.
La figure idéalisée d’Ariane est figée dans un présent immuable, un temps indéfini qui est à la fois celui de l’Antiquité et de la fin du Moyen Âge. Il y a une proximité des sensibilités, une connivence entre les amants des deux époques. En effet, la distinction qu’opèrent les historiens aujourd’hui n’existe pas selon les mêmes modalités dans la pensée médiévale. Le Moyen Âge et l’Antiquité, un passé considéré comme relativement proche à l’époque42, s’inscrivent comme les deux âges d’un même temps et sont définis avant tout par leur géographie.
Tout en suivant le contenu textuel de la lettre, l’enlumineur intègre aux images des éléments de l’introduction en prose. Aux particularités textuelles du manuscrit 874 se greffent donc, avec la mise en image, des particularités iconographiques. La traduction visuelle que l’artiste fait des contenus du prologue, des introductions aux épîtres et des épîtres elles-mêmes déclenche un décalage entre la représentation d’Ariane du manuscrit 874 et celles des autres témoins enluminés. Les images et le paratexte modifient la lecture qui peut être faite de la lettre. Il y a donc une tension constante entre la sexualité mise en avant par la voix masculine de l’auteur et l’idéalisation des figures féminines dont il transcrit la parole. Le dédoublement du corps d’Ariane exprime cette tension en la matérialisant.
La désintégration par l’enfermement, la promesse de mort et la segmentation réelle ou figurée sont des marqueurs corporels de l’intégrité morale de l’amante. Ceux qui s'entraymerent le mieulx sont ceux qui ont vécu un amour charnel, quelles qu’en soient les conséquences. Ariane et Thésée sont de bons amants parce que la tunique est fendue et parce que les promesses qu’ils s’étaient faites à Chypre ont été tenues. L’héroïne devient une martyre : la pleine conscience que provoque l’amour en tant que valeur dictée par ses propres codes de conduite lui a fait préférer l’amant au père et la mort à la vie. Sur son île et sans échappatoire possible, elle se livre à Thésée d’abord, puis aux bêtes sauvages en prenant symboliquement la place du monstre dans le labyrinthe.
Toute traduction est une réécriture, une trahison. Il y a réactualisation et acculturation. Des ponts sont ainsi construits entre la matière antique et la société médiévale, ses normes, ses croyances et ses modes de pensée. Les images qui accompagnent les textes sont la matérialisation d’une manière de comprendre et de voir le monde antique. Au sein du manuscrit 874, l’héritage de l’Antiquité devient un patrimoine culturel vivant sans que n’intervienne aucun transfert de pouvoir ou de sagesse politiques, ni aucune moralisation d’ordre religieux des faits historiques, mythologiques ou culturels. Le manuscrit 874 offre au lecteur spectateur une version des Héroïdes très originale.
L’étude des stratégies à l’œuvre dans la mise en texte et la mise en image démontre la volonté de transformer une traduction et d’en faire une adaptation qui vise à revenir au texte source – les Héroïdes d’Ovide. Pour ce faire, l’auteur a recours à des moyens de son temps : l’ajout d’un paratexte en prose et d’un cycle iconographique important. Il en résulte la création d’une œuvre nouvelle, unique en son genre et qui s’appuie sur des modes de pensée et de représentation résolument médiévaux. Les inventions diverses, le vocabulaire courtois et le nombre important d’images – notamment celle d’Ariane nue – démontrent qu’il s’agit plutôt d’un manuscrit destiné à une lecture plaisir où les images narratives sont stratégiquement utilisées pour répondre au même objectif de divertissement. Les lecteurs sont plongés dans les pensées des héroïnes dont les sentiments et les attitudes répondent aux attentes des arts d’aimer, le tout témoignant d’un intérêt particulier porté sur l’humain.
En dépit de moyens que le lecteur d’aujourd’hui pourrait être tenté de qualifier de peu orthodoxes, l’œuvre contenue dans le manuscrit 874 est donc paradoxalement plus antique dans l’esprit que la traduction de Saint-Gelais. L’objectif affiché par l’auteur est atteint : l’œuvre cible – texte et images – se veut authentique43. La traduction n’est, in fine, pas que trahison. Les Héroïdes du manuscrit 874 sont, en dépit des métamorphoses44 qu’elles ont subies, plus proches de l’œuvre d’Ovide, Maître d’amour et auteur des Arts d’aimer qui ont largement participé à la formation amoureuse des hommes et des femmes du Moyen Âge.