Parmi les personnages féminins qui peuplent la mythologie grecque, de nombreux récits exploitent le thème d’une maternité tragique1. Destinée à incarner une culpabilité de caractère maternel, ces femmes créent, à travers le mythos, un logos sur le délit annoncé. Le matricide motivé par la vengeance est relaté dans l’histoire d’Éryphile, mère d’Alcméon et d’Amphiloque, et dans celle de Clytemnestre, tuée par son fils Oreste. Althée, mère de Méléagre, est la protagoniste d’un infanticide, tout comme Agavé, mère de Penthée, et Médée, épouse trahie par Jason. À côté de ces figures, celle de Jocaste est moins marquée par une seule faute que par un sort malheureux qui, à son insu, se traduit en une multiplicité de péchés. C’est aussi par la complexité de son histoire que Jocaste, du Moyen Âge jusqu’à l’époque moderne, demeure une matrice artistique inépuisable, tant dans la littérature qu’au théâtre, jusqu’au cinéma.
Jocaste est un personnage qui incarne une maternité affectée, du début à la fin, par une faute inconsciente, dont elle fera les frais jusqu’à la fin de son existence. Sa maternité est salie par des fautes causées avant tout par les personnages qui l’entourent. Elle ne semble jamais responsable de son propre destin, si ce n’est en décidant de mettre fin à sa vie pour expier ses propres fautes, ainsi que celles des autres. Son mythe vit parfois à l’ombre de celui d’Œdipe, dont l’exemplum est l’archétype du parricide et de l’inceste – les délits commis à la suite des deux prédictions de l’oracle et déclenchant la ‘tragédie’. Par symétrie, Jocaste est aussi coupable deux fois : d’avoir abandonné son enfant d’abord, et d’avoir commis l’inceste. Sa réhabilitation passe parfois par son suicide ; d’autres fois c’est l’action de médiation entre ses enfants qui la rédime.
Portant la faute d’avoir abandonné son fils, mais contre sa volonté, coupable d’inceste, mais inconsciente de sa faute, Jocaste est donc un personnage ambigu. Dans ce cadre, la mère-épouse d’Œdipe alimente des réflexions sur la prédestination et le suicide, mais aussi sur la responsabilité parentale et sur le conflit familial qui peut en résulter. Au fil des réadaptions du mythe, le jugement moral et le châtiment que cette figure subit peuvent suivre deux schémas narratifs différents, qui correspondent à autant de versions anciennes de la légende : dans la tragédie de Sophocle, Jocaste se suicide dès qu’elle découvre l’inceste ; dans les Phéniciennes d’Euripide (comme dans la Thébaïde de Stace) elle tente d’apaiser le conflit entre ses deux fils, mais elle se suicide à l’épée en réalisant que ses efforts sont vains.
Il en est de même pour la littérature française qui, au cours du Moyen Âge, s’approprie à plusieurs reprises la légende thébaine. À travers la présente contribution, nous tentons de montrer comment la narration en langue d’oïl de cette période représente la vie de Jocaste et à travers quels procédés narratifs elle y parvient. Nous proposons ainsi une analyse qui appréhende la question des multiples enjeux de la représentation – textuelle et visuelle – de Jocaste : nous nous focalisons d’abord sur l’action médiatrice de Jocaste dans l’antagonisme entre Étéocle et Polynice ; nous mettons en lumière les divergences dans la représentation de la responsabilité paternelle, d’une part, et de la culpabilité maternelle, de l’autre ; nous analysons comment le péché de l’inceste, accompli inconsciemment, peut être relié à la faute de l’abandon (subi mais accepté) de l’enfant Œdipe après sa naissance ; nous proposons un examen des stratégies mises en place par les auteurs pour réadapter l’univers moral du mythe à la pensée chrétienne ; enfin, nous traitons de l’interprétation du suicide de Jocaste, jugé soit comme un punition méritée, soit comme un châtiment réhabilitant, soit encore comme un sacrifice héroïque. Pour analyser les traditions de réécriture de ce personnage dans la littérature en langue française, cet article prend en considération un corpus qui s’étend sur la longue durée, du xiie au xve siècle, du Roman de Thèbes à la Fleur des histoires de Jean Mansel, en passant par la seconde traduction du De casibus virorum illustrium.
Jocaste est l’une des premières protagonistes féminines de la narration en langue d’oïl. D’abord grâce à l’émergence d’un art d’amour qui, dans la réécriture du mythe, est au cœur du Roman de Thèbes, inaugurant une nouvelle manière de raconter la chevalerie où – au sein des aventures – le couple Arès-Éros est étroitement lié ; en deuxième lieu, par l’autonomie qu’acquièrent les personnages féminins dans l’histoire. Première pièce de la triade de l’Antiquité, ce roman fait passer le destin de l’histoire par les femmes, même si les duels et les batailles entre des armées d’hommes occupent une place prépondérante2. Qu’elles soient des jeunes épouses, des sœurs ou des mères, dans Thèbes les femmes sont convoquées pour prendre des décisions dans des moments-clef du récit, et cela de façon autonome, sans faire l’écho des actions et des partis pris des personnages masculins.
Cette dynamique engage complètement la figure de Jocaste3. L’auteur anonyme montre la centralité de la liaison amoureuse entre la mère et son fils depuis le prologue. Ici, l’inceste et ses conséquences sont expliqués à travers une formule qui, en quelques mots, exalte le mélange délictueux des rôles, plus qu’il ne l’occulte sous forme de tabou4. L’enluminure qui accompagne ce moment du récit semble glorifier, dans le ms. de Paris, BnF, français 60, fol. 3r°, cette union5 : Jocaste y apparaît couronnée, tout comme son mari, dans l’acte de lui serrer les mains, à travers une gestualité qui souligne la complicité paritaire des deux amants du haut de leur statut royal.
L’auteur ne se borne pas à raconter l’amour entre la mère et son fils dans le prologue. Dans le roman s’insère la scène de l’innamoramento entre Œdipe et sa mère – une innovation du texte français par rapport à la Thébaïde de Stace6. Cette innovation amène le lecteur à rencontrer la persona sentiendi de Jocaste au début du roman, au moment où s’active le climax tragique, voire lors de l’union incestueuse à l’origine de toutes les calamités que le récit raconte ensuite7.
Si la dimension émotive de la femme-Jocaste dirige et conduit les épisodes concernant son union avec Œdipe, la psychologie de la mère-Jocaste fait aussi l’objet d’une analyse approfondie. La mise en relief des bouleversements intimes, qui dans les romans d’Antiquité prend typiquement la forme d’un monologue8, s’exprime dans la complainte prononcée lors de l’abandon forcé de son fils. Jocaste ne se contente pas d’accuser son mari qui, faisant foi à l’oracle, a ordonné le meurtre de son enfant, mais elle souligne que les événements ont eu lieu contre sa volonté et que, si elle subit la malédiction due à l’abandon de son fils, elle paiera à tort pour ce crime :
Blamez serron tout de ta mort,
Tis pieres ad dreit, et je a tort.
Il t’ad oscire comandé,
cherisme filz, contre mon gré9.
Ce monologue acquiert la fonction d’une prémonition, voire d’une malédiction parentale que la mère inflige à Laïos et à elle-même, au sein d’une conjointure narrative qui anticipe ainsi le déroulement futur de l’histoire. Alors que le rôle maternel, actif, est clairement emphatisé par la présence récurrente d’images évoquant la mère qui élève son fils (enfant que jeo portai v. 62, mal te portai,/ mal te norri, mal t’aletai !, v. 68-69), Jocaste subit ici les choix des hommes qui l’entourent : c’est cette passivité qui lui permet de déclarer son innocence.
Par ailleurs, la découverte de l’inceste par les deux époux invite à une nouvelle prise de parole de la part de Jocaste. Cette intervention verbale n’est pas anodine : comme nous le verrons, d’autres œuvres qui réécrivent le mythe des Labdacides semblent limiter, une fois le délit révélé, l’intervention de Jocaste à la seule description de ses actions. En revanche, dans le Roman de Thèbes elle réitère, en la confirmant, la malédiction annoncée quelques vers plus tôt :
Ore sot Jocaste […]
qu’a estros ert sis fils li reis.
Plore et dit : « Mar fumes né,
car ambedui fumes dampné ;
Tis piere esteit cil qui as mort,
ta miere sui, qui m’as a tort10. »
Jocaste n’est pas représentée, contrairement à la source latine11, comme une victime des conflits provoqués par les hommes. Comme il apparaît dès le début du roman, sa persona agendi contribue activement au déroulement de l’histoire. Sous les traits d’une souveraine digne de pouvoir, responsable de choix d’ordre politique, Jocaste se transforme de victime à héroïne. Autour d’elle, le Roman de Thèbes construit une sorte de culte. Il suffit d’observer la célébration de son intervention dans le conflit entre Étéocle et Polynice. Ces ambassades servent à l’auteur plus encore qu’à Jocaste, qui apparaît complètement réhabilitée dans son rôle moral de reine, de femme et de mère :
Pour ce nel dist Jocaste mie
que cure eüst de vilannie ;
mout ert bone dame Jocaste
bonne aumosniere et bien chaste12.
Étrangère à toute forme de vilenie, Jocaste est une domina complète, qui ne connaît aucune méchanceté (bone), excellente dans sa fonction de ministre (bonne aumosniere), assurant la médiation dans le conflit entre ses enfants, en plus d’être bien chaste. L’ordre est rétabli, sa figure glorifiée.
La manière dont le rôle et la psychologie de Jocaste sont approfondis dans Thèbes n’a pas d’égale au sein de la littérature médiévale. Dans les textes ultérieurs, ce sont surtout les intrigues narratives qui déterminent la fonction – traditionnelle ou innovante – que l’histoire attribue à ce personnage, en faisant aussi émerger les jugements des auteurs sur celui-ci. Si, dans le roman qui vient d’être analysé, Jocaste devient une héroïne complète, grâce à l’expression de son émotivité, à la mise en scène de son rôle maternel et de son action de médiation, le stéréotype de la mère fautive qu’elle incarne n’est pas autant interrogé dans des textes historiographiques, comme l’Histoire ancienne jusqu’à César13.
Dans cette œuvre, la figure de Jocaste n’a presque aucun impact concret sur l’histoire14. À l’origine du mariage incestueux se situe le conseil fourni par li haut baron de la ville15, Jocaste s’engageant à respecter cette résolution pour la sécurité de son royaume et pour le bien commun16. Avant la découverte de l’inceste17, Jocaste ne prend la parole que pour raconter sa version de l’histoire, en relatant le moment où elle fut contrainte d’abandonner son enfant ; elle déclare n’avoir pas osé s’opposer à la comandise de son mari Laïos, alors même que l’expression de sa souffrance (dolante fui) est foncièrement synthétisée, limitée à la résignation face aux décisions d’autrui (ne l’osai refuser18). Une fois encore, elle est réhabilitée à travers sa médiation entre les deux frères en guerre : sa valeur d’ambassadrice super partes y est fortement louée19.
Un siècle plus tard, c’est dans la Cité des dames que la littérature française réinterprète la figure de Jocaste :
Item, Yocaste fu royne de Thebes, ronemmee pour sa tres grant infortune, car par mesaventure elle ot espousé son filz apres ce que il avoit occis son propre père, dont elle et lui riens ne savoient, et vit que il se desespera quant il sceut l’aventure, et puis vit entreoccire .ii. filz que elle en avoit eu20.
Christine de Pizan regroupe dans ce chapitre des femmes qui ont esté au monde moult renommees par divers accidens plus que par grans vertus21. C’est l’occasion de mentionner les histoires d’Europe, de Jocaste, de Méduse, d’Hélène et de Polyxène, en suivant le modèle fourni par le De mulieribus claris22, œuvre latine rédigée par Boccace autour de 1362. Le mythe de Jocaste est synthétisé par Christine plus qu’il n’est récrit23. Malheureuse, certes, et en ce sens exemplaire, la figure de Jocaste apparaissait sans doute comme trop problématique aux yeux de cette auteure pour son œuvre proto-féministe. Tous les détails liés à son implication dans l’abandon de son enfant, ainsi que sa culpabilité inconsciente dans le cadre de l’inceste ne font l’objet ni d’une investigation narrative ou psychologique supplémentaire, ni d’une tentative de déresponsabilisation de cette figure en tant que mère et épouse.
À la même époque, Boccace est à l’origine d’une réécriture ultérieure du mythe de Jocaste en langue française24. Il s’agit du Des cas des nobles hommes et femmes, traduction du De casibus virorum illustrium réalisée par Laurent de Premierfait25. Dans la seconde traduction qu’il réalise de cette œuvre26, datant 1409, Laurent de Premierfait transforme l’œuvre originale27 : du point de vue stylistique, d’abord, en s’éloignant de la construction de la phrase à la latine (qui caractérisait en revanche la traduction de 1400), pour s’adapter davantage à la syntaxe française ; dans le contenu du texte, ensuite, qui voit les courts abrégés exemplaires de l’œuvre boccacienne désormais accompagnés d’un compendium biographique sur les mythes relatés28.
Dans le ch. 8 du livre 1, Boccace met l’accent sur la centralité de Jocaste dès le titre (Yocasta regina Thebarum), dont un correspondant parfait se trouve dans le De mulieribus claris. En effet, dans le De casibus, l’auteur de Certaldo semble davantage intéressé par le rôle parental des deux protagonistes du récit thébain : il fournit, à travers ce mythe, un exemple de parenté funeste, par le biais duquel il montre la nécessité d’être bienveillant envers ses enfants, au risque d’en faire les frais et au prix de sa propre existence.
Une tragédie parallèle se construit chez Boccace, basée sur deux parents qui ont osé dédaigner, de manières différentes, leurs enfants29 : d’abord celle de Jocaste, qui a accepté d’abandonner son fils Œdipe, puis celle d’Œdipe, qui maudit ses enfants conçus dans une relation incestueuse (malédiction dont, accablé, il se repentira, quand il apprendra leur meurtre30). La culpabilité parentale fait pendant, chez Boccace, à la justification des deux personnages, lorsqu’il s’agit d’expliquer les conditions qui ont amené à la réalisation du mariage incestueux. Il déresponsabilise les deux acteurs en relatant le mariage comme le résultat de deux facteurs : d’une part, Œdipe était un chevalier vaillant qui, par sa victoire contre le Sphinx, méritait le titre royal ; d’autre part, l’ambiguïté de l’oracle induit Œdipe à croire qu’il allait se marier avec sa mère adoptive, Mérope. Boccace en vient au dénouement de l’histoire : Jocaste, déterminée à mettre fin à ses souffrances et à payer pour sa faute, se suicide31.
Dans la traduction de 1409, Laurent de Premierfait insiste sur la centralité de Jocaste32 et conserve l’un des caractères principaux du récit boccacien, c’est-à-dire son intention d’adresser l’enseignement contenu dans ce mythe directement aux mères. À propos de l’abandon d’Œdipe, Boccace et son traducteur ne s’expriment pas, mais déclarent : de ce je en remet le jugement aux meres33. Surtout, Laurent de Premierfait confirme que la culpabilité de Jocaste est à reconnaître plus dans son rôle de mère que dans celui de femme. À la fin du chapitre, en effet, son suicide n’est pas la conséquence de la découverte du mariage incestueux, mais le résultat du conflit qu’elle a causé, indirectement et contre sa volonté, entre Étéocle et Polynice :
Jocasta voyant que les champs et villages d’environ Thebes estoient gastez et du long et du lé et que le royaume estoit desolé, et que ses deux filz en bataille corps contre corps avoient assailli l’un l’autre en armes crueles et maudites, et que par leurs propres plaies tous deux s’estoient entretuez en champ, elle qui ne puet souffrir ne endurer tant de larmes tans de douleurs et mescheances prist l’espee du maleureux Edipus dont Laius avoit esté occis et se coucha sur la pointe. Et parmi la plaie que elle se fist bousta et mist hors son ame doulereuse avec le sang, et par ainsi fina ses povretez maleureuses. Aucuns historians toutevoies veulent dire que elle fina ses miseres par un laz a quoy elle se pendi34.
Cet élément a attiré l’attention des enlumineurs, qui ont résumé le noyau narratif du mythe dans le suicide de Jocaste face à ses enfants en lutte35.
Dans le récit de Boccace, et dans la traduction française de 1409, Jocaste n’est ni une héroïne ni l’actrice d’une rédemption salvatrice, mais la victime d’un destin funeste qui en a fait – avec son fils et mari Œdipe – un contre-modèle de parentalité. Elle ne peut pas être sauvée : le suicide est une solution pour ses souffrances, non pas une rédemption pour ses fautes. Par ailleurs, l’auteur semble suggérer une nouvelle interprétation : si elle ne pouvait s’opposer au sort qui, annoncé par l’oracle, a déclenché l’inceste, Jocaste aurait pu refuser d’abandonner son fils, ce qui a interrompu la réalisation de la prophétie. Sa responsabilité est bien pointée, chez Boccace, tout comme celle d’Œdipe, qui, au lieu de préserver son rôle de père, a maudit et condamné ses enfants à la mort.
Une transformation ultérieure de la figure de Jocaste peut être observée dans la Fleur des histoires, œuvre que Jean Mansel – personnage très actif de l’entourage de Philippe le Bon – consacre à l’histoire universelle jusqu’au couronnement de Charles VI (138036). Ce texte est connu en deux versions d’auteur : une première en trois livres, rédigée entre 1446 et 1451 ; une seconde en quatre livres, datant d’une dizaine d’années plus tard, vers 146037. L’histoire ancienne, contenue dans le premier livre au sein des deux rédactions, suit un ordre classique, dans lequel s’enchaînent les récits de tous les peuples connus du passé, dont ceux de l’Hellade ancienne. Avant celle des deux destructions de Troie, la légende thébaine occupe une place de premier plan dans l’œuvre, comme le démontre l’apparat iconographique : dans le ms. de Bruxelles, KBR, 9231 (copie ayant appartenu au duc de Bourgogne) contenant la version en trois livres, les épisodes grecs enluminés sont, dans l’ordre, la vie d’Œdipe38, les aventures de Jason39 et la reconstruction de Troie, le piège du cheval et l’attaque grecque40. Dans la grande enluminure consacrée à la vie d’Œdipe, l’artiste illustre sa naissance, en passant par son expositio jusqu’à sa lutte contre le Sphinx ; au centre de l’image, deux armées s’opposent, scène renvoyant sans doute au parricide survenu lors de l’arrivée d’Œdipe à Thèbes, ou bien au combat fratricide pour la conquête de la ville.
Dans l’histoire comme dans cette enluminure, où Jocaste est uniquement représentée dans la première séquence narrative, après avoir accouché de son enfant qui lui est soustrait, la mère incestueuse n’a pas un rôle décisif. Cette chronique fournit en effet une version presque entièrement androcentrique de l’histoire des Labdacides. La découverte de l’inceste, par exemple, s’accomplit dans le lit conjugal. Il s’agit de la première innovation de Mansel face au mythe œdipien : alors que, chez Boccace, Tirésias révèle la réalisation de l’oracle après la peste qui accablait Thèbes, dans la Fleur des histoires le processus épiphanique démarre à travers le regard de Jocaste. D’abord, la reine découvre les cicatrices aux pieds de son mari et ce signe ne fait que lui évoquer le souvenir de son enfant abandonné et – croyait-elle – tué. C’est à Œdipe de renouer les fils du destin et de réaliser que l’enfant abandonné par Jocaste n’était autre que lui-même :
Un soir, advint que le roy Edipus fu deschaucié devant son lit pour aler couchier. La royne en passant regarda ses piés et vey les plaies qu’il avoit eu quant il fu pendu. Si lui souvint lors de son filz et entra en dueil et en melancolie, sans en faire semblant jusques ilz furent couchiez. Et lors qu’ilz furent en leur lit, la royne conta a son mary comment elle avoit esté enchainte du roy Layus, et comment leurs dieux avoient dit que son filz occirroit son pere, comment le roy commanda qu’il fust occis quant il fu ney, et comment ceulx qui le deurent occirre lui avoient conté qu’ilz l’avoient pendu a un chesne par les piés […] Quant Edipus oy ces paroles, il pensa que la royne estoit sa mere et qu’il avoit occis son pere41.
Parallèlement, la mort de Jocaste n’est pas racontée. La faute maternelle est presque refoulée, à la faveur du châtiment funeste – et une fois encore, de marque masculine – réalisé par Étéocle et Polynice :
Ses deux filz Ethiocles et Polimices se gaboient de luy, dont il eut si grant despit qu’il se creva les yeulx et les jetta devant eulx, et ilz passerent dessus et les esquartelerent a leurs piez, et puis ilz prinrent leur pere et l’avalerent en une fosse ou il moru42.
Un autre apport novateur de Jean Mansel à la légende thébaine se cache dans ce deuxième passage : Œdipe ne meurt ni de chagrin ni en exil, mais il sera tué par ses propres enfants, juste après le récit de son double aveuglement, abstrait d’abord, et concret ensuite, lorsqu’il s’arrache les yeux, à travers un acte symbolique par lequel il renonce à reconnaître l’horreur du parricide et de l’inceste désormais accomplis.
L’aperçu partiel fourni par cette étude sur la réception de la figure de Jocaste au Moyen Âge a permis de souligner la multiplicité des réécritures et des interprétations auxquelles se prête ce personnage, en fonction du genre littéraire, mais aussi du moment de l’histoire culturelle dans laquelle son histoire est de nouveau racontée. Les enjeux de sa représentation – textuelle et visuelle – diffèrent ainsi dans chaque texte.
Dans le Roman de Thèbes, d’abord, il est possible d’apprécier l’écart avec l’œuvre de Stace dans la mise en scène de la tragédie œdipienne : au personnage de Jocaste sont attribuées non seulement une centralité émotive, mais aussi une autonomie d’action, qui rendent son rôle déterminant dans le déroulement narratif. Cette centralité se place en antithèse avec la posture grégaire qui lui est attribuée dans le genre historiographique : l’élan moralisant, dans la transposition historique du mythe, n’a pas de place dans l’Histoire ancienne jusqu’à César et dans la Fleur des histoires. Dans ces deux textes, Jocaste apparaît comme la victime d’un destin fatal, subissant le sort malheureux qu’elle n’a pas pu corriger ou interrompre.
Sa rédemption partielle passe dans ces textes, comme dans la Thébaïde et dans son successeur français, par l’action de médiation qu’elle accomplit entre ses enfants, ce qui la réhabilite partiellement dans sa figure politique et vis-à-vis de sa seconde génération d’enfants. Dans le Roman de Thèbes seulement, cette fonction lui permet de gagner un statut héroïque, grâce à un processus de réinterprétation de sa figure qui en fait, dans la deuxième partie du roman, une femme exemplaire.
C’est à partir des textes s’inspirant des œuvres de Boccace que la parabole de Jocaste assume une valeur vraiment nouvelle, bien que la complexité éthique de ce personnage gêne parfois cette transformation. Dans la Cité des dames, par exemple, Christine de Pizan accorde une place à la figure de Jocaste dans sa galerie de femmes malheureuses : toutefois, l’auteure semble accepter de rapporter son histoire plus par fidélité au florilège mythologique de l’œuvre de Boccace que par une nette volonté de retracer nouvellement sa tragédie. Christine aurait ici eu l’occasion d’interpréter les responsabilités de Jocaste dans le crime accompli, mais elle percevait sans doute la difficulté de réhabiliter un personnage souillé à la fois par le péché d’inceste et par la faute d’abandon.
Ce dernier point offre cependant l’occasion d’utiliser Jocaste comme un contre-exemple de parentalité. Alors que l’action médiatrice de Jocaste dans l’antagonisme entre ses enfants passe au second plan, l’œuvre de Boccace met l’accent sur la responsabilité paternelle, d’une part, et sur la culpabilité maternelle, de l’autre. L’inceste, accompli inconsciemment, n’y est plus mis en question, tandis que les événements funestes qui accablent la dynastie de Laïos sont tous rapportés à l’abandon (subi, mais accepté) de l’enfant Œdipe après sa naissance. Le suicide, dans ce cadre, assume la fonction non pas d’une rédemption, mais d’un châtiment complémentaire à l’aveuglement avec lequel Œdipe s’auto-punit.
La figure de Jocaste a donc été exploitée, au cours du Moyen Âge, pour mettre en scène le stéréotype de la mère fautive, la culpabilité parentale et le sacrifice héroïque qui, selon le discours historique, pratique et moral, amène à interroger le lecteur au sujet de la maternité, de la parentalité, ainsi que de la figure féminine dans le cadre politique.
À travers les époques, les représentations artistiques de ce personnage ne dessinent pas une parabole ascensionnelle. Jamais vraiment réhabilitée, jamais définitivement déresponsabilisée, Jocaste conserve la tache de sa culpabilité originelle au fil des siècles. Chaque œuvre d’art, se focalisant sur l’un ou l’autre aspect de son histoire, offre une interprétation différente de ce personnage, qui correspond tant bien que mal au Zeitgeist de l’époque qui se l’approprie. Chez Voltaire, par exemple, le mythe se transforme en une tragédie s’inscrivant complètement dans les débats de son temps, centrés sur la question de la prédestination véhiculée par les doctrines jansénistes. La figure et les fautes de Jocaste en sont profondément imprégnées. Son monologue tragique conclut l’Œdipe, dans lequel elle accuse les prêtres de leurs prédictions malheureuses. Ainsi, même si le ciel ne veut pas qu’elle se suicide pour expier sa faute, elle déclare sa volonté de suivre enfin la loi des hommes et de s’infliger ce châtiment suprême, ce qui lui permettra d’enfin refuser la loi des dieux, qui l’a amenée à abandonner son fils.
En 1967, c’est au cinéma qu’on réinterprétera le personnage de Jocaste. Dans l’Edipo Re de Pier Paolo Pasolini, les théories freudiennes encombrent le mythe : le spectateur est donc amené à regarder le monde depuis les yeux d’Œdipe, encore nourrisson, dans les bras de sa mère et à ressentir l’amour profond de l’enfant. Le parricide et l’inceste, qui se manifestent au sein du film dans l’univers mythologique, semblent donc complètement reprochés à Œdipe, coupable d’avoir nourri un amour fusionnel et – inconsciemment – coupable envers sa mère.