Au contraire d’une Atalante ou d’une Phèdre, dont les destinées sont liées à une prédiction ou une action divine, les actes de Scylla de Mégare ne sont pas mus par une force supérieure et sa fin n’est pas présentée comme intrinsèque à sa figure. L’amour qui anime l’héroïne mène toutefois inévitablement à une issue funeste, sa quête ne pouvant passer que par une trahison. Fille de Nisus et amoureuse de Minos, ennemi assiégeant Mégare, Scylla décide de trahir son père, en lui coupant son cheveu pourpre, dans lequel réside la puissance du roi et l’assurance de ne pas être vaincu. Pensant conquérir l’amour de Minos grâce à cet acte, la jeune femme lui offre le cheveu ; Minos s’empare de la ville mais rejette Scylla, qu’il considère comme une traîtresse. L’héroïne devient ainsi une figure de femme abandonnée, quand bien même l’amour n’a jamais été consommé ; elle est abandonnée par son amant, mais aussi par sa patrie. Désespérée et toujours en proie à l’amour, Scylla s’accroche au navire de Minos ; c’est à ce moment qu’intervient, dans les Métamorphoses, sa transformation en oiseau1, laquelle suit celle de son père.
Chez Ovide puis dans la tradition française de l’Ovide moralisé2, si l’issue est inévitable, la fille de Nisus est néanmoins responsable de son infortune et de ses méfaits, puisque c’est elle qui pense et choisit ses actes. Seule la dernière version de la tradition, composée à la fin du xvie siècle, semble atténuer la responsabilité de la jeune femme qui, prenant des allures d’héroïne de tragédie, est victime non plus seulement de la force d’amour mais aussi de son destin. Les variations dans les versions françaises sont de plusieurs types et diffèrent selon les réécritures ; le changement le plus important réside dans le choix que fait l’auteur de la première rédaction en vers de transformer le parricide symbolique en parricide réel : Scylla ne coupe plus le cheveu de Nisus, mais sa tête. Ensuite, dans la version en prose de Colard Mansion, le récit revient à la coupe du cheveu et donc à la dimension symbolique. Malgré ces modifications qui sont, nous le verrons, tout à fait volontaires, ce n’est pas nécessairement dans ces textes que la figure de Scylla est la plus amplement renouvelée, et plusieurs aspects entrent en jeu dans son évolution. Nous employons ici le mot évolution dans son sens plein, c’est-à-dire selon un principe de progression par étapes : nous nous proposons en effet de nous pencher sur la tradition imprimée de l’Ovide moralisé, au sein de laquelle chaque version est issue de la précédente. Ces réécritures, composées entre 1484 et 1595, sont très différentes entre elles : la première, celle de Colard Mansion, est une compilation amplement commentée et allégorisée ; l’éditeur utilise un très grand nombre de sources, auxquelles s’ajoutent des actualisations moralisantes liées aux mœurs et à la vie politique brugeoise, très certainement écrites par l’imprimeur3. La seconde4, le Grand Olympe des histoires poëtiques en prose de Romain Morin, paraît à Lyon en 1532 et présente un projet opposé à celui de l’imprimeur brugeois. L’éditeur ambitionne de donner à lire Ovide selon le naturel5, et supprime non seulement les passages herméneutiques, mais aussi toute mention qui pourrait laisser entendre une superposition de voix afin de ne laisser la parole qu’au poète antique, projet que Morin parvient magistralement à effectuer en effaçant l’ensemble des mentions qui pouvaient apparaître comme des interférences6. La dernière version est une mise en vers du Grand Olympe, composée en alexandrins par Christofle Deffrans et imprimée à Niort par Thomas Portau en 1595. Nous avons découvert très récemment cette réécriture et ne sommes pas encore en mesure d’en détailler tous les enjeux, mais nous pouvons souligner que les poèmes préliminaires s’inscrivent dans la tradition de défense de la langue française de la seconde partie du xvie siècle, et nous verrons ici que la fable de Scylla est réécrite selon des canons de la Renaissance7.
Nous nous pencherons sur les principaux aspects de ces trois versions, après une brève étude de l’Ovide moralisé en vers et de la prose de Bourgogne, seconde mise en prose du texte du xive siècle8 et modèle de l’editio princeps. Cette étude nous permettra de constater quels infléchissements par rapport au texte d’Ovide se lisent dans ces rédactions et ainsi de prendre en considération l’état textuel qui précède la tradition imprimée. Nous observerons ensuite comment s’effectue le traitement de la femme parricide au sein des éditions qui, si elles sont parentes, s’opposent tant par leur programme que par leur finalité, leur forme ou leur période de composition.
L’Ovide moralisé et la prose de Bourgogne
Analysant certains aspects de la réécriture française, S. Cerrito a mis en avant plusieurs variations du récit de l’Ovide moralisé par rapport aux Métamorphoses et a montré les liens tissés par l’auteur français entre les parties narrative et herméneutique, liens qui se matérialisent essentiellement à travers les considérations liées aux oiseaux et la remise des clefs de la ville à Minos, élément absent de la fable ovidienne9. Ce rapport entre fable et explications ne se maintient pas si l’on envisage le passage du parricide symbolique au parricide réel. Chez Ovide, Scylla souligne elle-même la portée de son acte, quand elle offre le cheveu à Minos :
[…] cape pignus amoris
Purpureum crinem nec me nunc tradere crinem,
Sed patrium tibi crede caput10 […]
La symbolique est exploitée par les commentateurs médiévaux, et l’analogie entre le cheveu et la tête est soulignée tant par Arnoul d’Orléans que par Jean de Garlande ou Giovanni del Virgilio11. Aucun de ces commentaires ne paraît être la source de l’Ovide moralisé, mais l’« exposition12 » évhémériste de notre texte laisse penser que l’auteur a dû s’appuyer sur une explication exploitant une telle analogie13. En effet, dans cette « exposition », le texte parle de chief sor14, l’adjectif laissant entendre une réminiscence du cheveu surnaturel. Ensuite, l’acte de Scylla est comparé au vol du trésor de Nisus :
Mes la fole par son pechié
Son riche tresor li embla
Pour l’amour Mynos, si sembla
Qu’il li eüst coupé le chief15.
Le verbe sembla nie la matérialité de l’acte et met à distance le parricide réel, ce qui ne s’accorde pas avec le récit proposé auparavant. Dans l’allégorie religieuse, qui suit l’explication évhémériste, ni le cheveu ni la tête ne sont impliqués. Le changement proposé dans la fable est ainsi entièrement un choix narratif. Modifiant la lettre ovidienne chaque fois que cela est nécessaire, l’auteur se montre attentif à la continuité de son récit, au sein duquel nous ne trouvons aucune mention du cheveu. Le passage au parricide réel est donc tout à fait volontaire, et les vers 76-80 des Métamorphoses, au sein desquels Scylla soulignait qu’elle avait uniquement besoin du cheveu de son père afin d’accomplir son dessein, sont logiquement effacés :
[…] Ire per ignes
Et gladios ausim. Nec in hoc tamen ignibus ullis
Aut gladiis opus est ; opus est mihi crine paterno.
Ille mihi est auro pretiosior, illa beatam
Purpura me uotique mei factura potentem16.
La Scylla ovidienne se présente comme une femme prête à réellement tuer son père ; il n’en reste pas moins que le pas n’est jamais franchi. Le choix de l’auteur du xive siècle de proposer une Scylla effectivement parricide n’est donc pas anodin et traduit une volonté d’accentuer la cruauté de l’héroïne. Sans transformer fondamentalement la figure, le translateur insiste sur la dimension monstrueuse, liée à la folie, ce qui renforce la monstruosité plutôt qu’elle ne la minimise. Nous pouvons noter, lors de l’accomplissement du forfait, la rime entre trenchie et enragie, qui précède l’expression de la joie qui emplit la jeune femme :
Lors li a la teste trenchie
La desloiaux fille enragie.
Liee et joieuse o soi l’emporte17.
La folie et la cruauté sont également mises en avant dans la présentation à Minos de la tête de Nisus :
« Vez ci de mon pere la teste,
Que je pour votre amour ai mort. »
Quant cil voit la teste dou mort,
Dont la desvee li fet don,
« Fui, fole ! », ce dist le prodom18.
La répétition des mots teste et mort, ce dernier étant de plus placé à la rime, permet d’insister sur l’horreur de l’acte dont la nature insensée est ensuite mise en exergue, à la fois à travers la narration et les paroles de Minos. Les deux aspects se développent après un long discours intérieur de Scylla soulignant la tension entre rationalité et amour. Il met en valeur la chute de l’héroïne en lui conférant une rationalité, certes fragile, mais, à ce moment-là, existante ; néanmoins, le monologue souligne surtout le basculement vers le monstrueux puisque, dans le texte français, le lecteur sait dès le début de la fable – et donc avant que la jeune femme ne débatte avec elle-même – que Scylla fera le choix de l’amour ; avant que ne débute le discours, l’auteur précise en effet :
Bien vausist de la vile ouvrir
Les portes, pour Mynos enz metre,
Quar bien se vausist entremetre
De faire oeuvre qui li pleüst,
Se pour riens faire le peüst19.
Le rédacteur de la prose de Bourgogne n’intervient pas sur ces aspects de la fable, mais abrège le début du récit qui narre la manière dont Scylla observe Minos, puis le discours de complainte de l’héroïne abandonnée. Ces réductions correspondent aux habitudes du remanieur : celui-ci propose une rédaction très proche du texte en vers, tout en raccourcissant régulièrement les pauses narratives au profit de l’avancée de l’histoire, ce qui doit être considéré en regard des canons stylistiques des mises en prose du xve siècle20. Les enjeux de la fable ne sont pas modifiés par rapport au texte en vers, mais les choix rédactionnels du prosateur atténuent le lyrisme et l’expression de la souffrance.
Au sein du discours herméneutique, le prosateur ne modifie pas non plus la portée de l’exposition conservée, mais corrige son modèle. Comme dans le reste de la rédaction, l’allégorie religieuse est supprimée21 ; dans l’explication évhémériste, les incohérences créées par le glissement du cheveu à la tête ne se lisent plus. L’adjectif sor est effacé22, de même que les vers mettant à distance la décapitation réelle. Le prosateur reprend en revanche l’énoncé de vérité générale proposé ensuite, mais l’adapte en fonction de la lettre de la fable :
Homs guerriers qui n’a ou main metre
Ne que doner ne que prometre
A ceulz qui li vuelent aidier23.
Homme guerroyeur pert bien le chief quant son tresor pert24.
Ces deux passages seront les uniques lieux de l’exposition modifiés par Colard Mansion25, qui adapte de nouveau l’explication en fonction de la fable, au sein de laquelle l’éditeur parle du cheveu plutôt que de la tête.
L’editio princeps de Colard Mansion
L’editio princeps est composée à partir de deux sources principales : la prose de Bourgogne et l’Ovidius moralizatus26. Le modèle latin fournit le discours allégorique qui accompagne les parties narratives issues de la prose française. Il n’existe cependant pas une répartition nette entre récits et explications : les explications de la prose de Bourgogne sont reprises, et le texte de Bersuire peut être utilisé dans l’écriture des fables, ce que nous remarquons dans le récit de Scylla. C’est en effet à partir de l’Ovidius moralizatus qu’est effectué le retour au parricide symbolique, et non pas grâce aux Métamorphoses27. L’écho avec la narration berchorienne se perçoit de manière évidente dans la description de Nisus, au début de la fable :
Nisus rex in capite quendam crinem aureum, regis et regni fatalem. Fatatum enim erat, quod, quamdiu ille crinis ipsius capiti inhereret, ipse rex viveret et regnum tutum ab hoste maneret28.
Cestui roy Nysus avoit en son chief un cheveil entre les autres comme de fin or qui estoit de tele destinee que aussy longuement qu’il le porteroit sans l’arrachier ou copper, que lui, sa cité, ne son royame ne pouroit estre vaincu ne conquis29.
L’imprimeur remplace ensuite la tête par le cheveu dans l’ensemble de la fable mais aussi, nous l’avons dit, dans l’explication historique, sans apporter de plus amples modifications. Au contraire de ce que nous avons constaté pour l’Ovide moralisé en vers, le choix de Mansion doit être perçu en fonction des parties herméneutiques, plutôt que comme une volonté d’infléchir la narration. Reprenant plusieurs des allégories berchoriennes, l’éditeur brugeois se doit de modifier le discours de la fable afin d’assurer une cohérence dans son discours. Les explications impliquent en effet le cheveu de Nisus dès les premières lignes, puis proposent une analogie avec le récit de Dalila et Samson :
Nous pouons par Nysus, roy d’Archade, entendre l’entendement ou rayson qui demeurent et segnourissent en la cité de science. Les cheveux d’icelui sont les vertus, et souverainement par le chevel fatal et doré nous entendons charité, qui est vertu doree, car pour certain elle anoblist et parfait toutes les autres30 […].
Par ceste mauvaise Silla nous pouons aussy entendre la figure de Dalida, laquelle tondi les cheveux de Sanson31 […].
La comparaison avec Dalila est suivie de divers exemples scripturaires de trahison, lesquels sont conclus par une actualisation morale :
Pluiseurs de noz temps y pourrions ajouster, mais pour ce que la matiere en est aincores fresche et odieuse, nous noz en soufrons à tant32.
In fine, la figure de Scylla devient un prétexte afin de souligner les maux contemporains à l’imprimeur, et ce n’est pas l’héroïne en elle-même qui retient l’attention de Mansion, mais la puissance herméneutique de son acte. L’éditeur ne s’attache pas à renouveler la figure de la jeune femme ; notamment, il souligne toujours avec la même force sa cruauté et sa folie, malgré le retour au parricide symbolique. Outre celui-ci, nous ne constatons qu’un seul autre changement important, à savoir la restructuration du récit, qui prend désormais place entre la fin du livre VII et le début du livre VIII. Ce livre débute avec le monologue intérieur, qui est donc mis en valeur et réacquiert une portée réelle, puisque les lignes qui annoncent la voie que suivra Scylla sont supprimées :
Mainteffois lui vint voulenté de saillir de la tour en bas pour aler requerre Mynos de son amour ; et si voulsist bien se par aucune voye le peust fere, que Mynos entrast en la ville et qu’il desja en eust les clefs33.
Mansion redonne ainsi davantage d’importance au dilemme et aux doutes de la jeune femme, qui ne seront résolus qu’à la fin de son monologue. Si le choix de Scylla s’effectue au terme d’un raisonnement qui retrouve une importance en soi, l’héroïne conserve néanmoins toute sa monstruosité, et les aspects qui lui sont conférés ne sont pas, nous le disions, modifiés par rapport aux versions précédentes. Nous remarquons d’ailleurs que l’image frontispice du livre VIII, consacrée à ce mythe, représente la jeune femme offrant à Minos la tête de son père34, ce qui montre que le changement du récit n’a pas été pris en compte dans la confection de la gravure, alors même que les illustrations s’adaptent précisément au texte dans d’autres parties de l’œuvre. Notons également que l’analogie entre la tête et le cheveu n’est jamais exploitée dans les explications de l’editio princeps ; l’illustration est donc l’unique élément de cette version à prendre en compte la décapitation. La gravure peut témoigner du fait que le renouvellement que nous lisons dans la fable n’a pas été considéré comme un aspect narratif majeur ; il faut toutefois souligner que la tension entre la tête et le cheveu est prégnante dans la tradition médiévale et que cette contradiction entre texte et image n’est pas réservée à l’ouvrage de Mansion. Elle est reprise dans les cinq éditions de la Bible des poëtes, dont les bois sont effectués selon les gravures de l’imprimé brugeois, et se remarque aussi dans un volume qui n’a a priori pas été en contact avec les ouvrages de Mansion, Vérard ou Le Noir. Ce volume, qui n’appartient pas à la tradition de l’Ovide moralisé, est une édition italienne de 1559, imprimée à Lyon et composée à partir de deux modèles différents pour les illustrations et le texte35. Dans les réécritures issues du texte français du xive siècle, c’est uniquement à partir de la version de Romain Morin que la décapitation est entièrement effacée, puisque celle-ci n’apparaît plus ni dans l’illustration, entièrement renouvelée par rapport aux éditions précédentes, ni dans le texte, qui est partiellement réécrit afin d’infléchir la figure de l’héroïne, sans que toutefois les changements s’appliquent au parricide.
Le Grand Olympe des histoire poëtiques
Le projet de Romain Morin de donner à lire le texte des Métamorphoses dépourvu des parties herméneutiques et des interventions des remanieurs est réalisé, dans la majeure partie de l’œuvre, grâce au texte de Mansion, sans recours à l’œuvre d’Ovide. Celle-ci sert toutefois de modèle au début du premier livre, dans les récits de la création du monde, dont Morin propose une nouvelle traduction, accompagnée de quelques amplifications. Dans les versions françaises précédentes, les considérations chrétiennes et païennes étaient liées, ce qui va à l’encontre du projet de l’éditeur, qui se réfère ici directement à Ovide. Dans le reste de la rédaction, l’utilisation du texte ovidien n’est que ponctuelle : elle se remarque au livre IX avec l’épître de Biblis, composée en vers36, ainsi que dans la fable de Scylla, où les Métamorphoses sont traduites en prose et complètent le modèle français.
Lors du discours de Scylla à Minos après l’abandon de la première par le second, nous lisons deux amplifications, qui ouvrent et ferment la prise de parole. Ces ajouts permettent de redonner au discours les couleurs pathétiques que le prosateur de Bourgogne avait atténuées. La fille de Nisus laisse entendre sa colère et sa complainte après avoir été abandonnée :
O auteur de mes merites, preferé à mon pere et à mon païs, ingrat et cruel ! Où fouys tu ? La verité duquel est nostre merite et nostre crime ne te peult pas amollir ? Nostre don, nostre amour, nostre toute esperance en toy et nostre honte ? Si je m’en retourne, tu t’en vas et si me laisses.
O mon pere Nisus, le bon et vaillant roy, prens maintenant juste punition de ta desloyalle fille ! Et vous, murailles trahies par nostre faulceté, esjouyssez vous de noz maulx que à droit meritons. Par quoy, toy qui as vaincu par nostre crime, ensuys le crime ? La fuyte rien ne t’a proffité, ingrat de mes merites : je te suyvray partout et jamais jour de ma vie je ne te laisseray37.
La première insertion traduit les vers qui introduisent le discours dans les Métamorphoses :
« Quo fugis, » exclamat « meritorum auctore relicta,
O patriae praelate meae, praelate parenti ?
Quo fugis, inmitis, cuius uictoria nostrum
Et scelus et meritum est ? Nec te data munera, nec te
Noster amor mouit, nec quod spes omnis in unum
Te mea congesta est ? Nam quo deserta reuertar38 ? »
La traduction, calquée sur le texte latin, est assez maladroite : ce n’est plus Scylla qui est l’autrice des merites mais Minos, la uictoria devient la vérité, et on peine à associer un référent clair à duquel. Malgré tout, le Grand Olympe parvient à rendre la fureur mêlée aux lamentations de la jeune femme. Pour le second ajout, l’éditeur pioche quelques vers au sein du discours des Métamorphoses :
[…] Exige poenas,
Nise pater. Gaudete malis, modo prodita, nostris
Moenia. Nam, fateor, merui […]
[…] Cur, qui uicisti crimine nostro,
Insequeris crimen ?
Nil agis, o frustra meritorum oblite meorum ;
Insequar inuitum39 […].
En choisissant de réintroduire ces propos, Morin souligne l’opposition entre Scylla et Minos : affirmant qu’elle assume la responsabilité de sa trahison, l’héroïne reproche à l’Athénien de ne conserver que le bénéfice de celle-ci, ce qui justifie le fait de le suivre perpétuellement. Scylla adopte de nouveau une attitude visant à mettre en avant le bien-fondé de ses choix.
Si Morin réintègre des propos omis dans le modèle français en sélectionnant quelques vers qui lui permettent de modifier le ton du récit et de renouer avec le style ovidien, dans le reste de la fable, il reste très proche du texte de Mansion. Quelques changements sont cependant effectués avec précision ; ils portent essentiellement sur la folie de l’héroïne, fortement atténuée. Seule une occurrence subsiste, lorsque Scylla, aux prises avec ses pensées contradictoires, tente de se convaincre d’abandonner son projet : Ceste folie et rage vueil oblier et jamais n’y vueil pencer40. Toutes les autres mentions sont remplacées ; ainsi, c’est l’ardeur41 et non plus la rage et forsennerie42 qui lui fait envisager de livrer son père à Minos, lequel lui reproche ensuite sa trahison et non plus son acte insensé :
Fuy d’icy mauldicte et desloyalle fille ! Les dieux te confondent quant tu as osé mettre tes mains violentes et enragees au chief de ton vaillant pere ! Oncques telle desloyaulté et traÿson ne fut faicte ne retraicte, et qui recordee sera par tout le monde en ton grant vitupere !43 [nous soulignons]
En mettant à distance l’idée de folie, la trahison s’en trouve renforcée, puisqu’elle ne s’accompagne plus d’une perte de sens : la responsabilité de la fille de Nisus est amplifiée, ce qui la rapproche de la Scylla ovidienne.
Morin fait évoluer la figure, tout en la rapprochant de celle peinte dans le texte antique, à l’image des pratiques du xvie siècle. Comme chez Ovide, Scylla est présentée selon une dualité, à la fois artisane consciente de son acte cruel, et victime de l’abandon de Minos. Dans la dernière version de la tradition, ce statut de victime acquiert une plus grande importance et devient un élément constitutif de la figure.
Le Grand Olympe en vers
Dans la mise en vers parue en 1595, Scylla apparaît sous des traits d’une héroïne tragique, victime de son destin et de la force d’amour, qu’elle ne peut combattre. La deuxième moitié du xvie siècle est marquée par un essor des tragédies mettant en scène des figures antiques féminines et leur fureur, « emblème de la nouvelle dramaturgie, fondée sur la représentation spectaculaire de la passion44 ». La mise en scène exacerbe la tension entre la passion et la cruauté, rendant encore plus prégnant l’enjeu de la responsabilité des héroïnes, laquelle sera plus ou moins mise en avant selon les œuvres.
Dans la rédaction de Christofle Deffrans, la place donnée à la puissance amoureuse, qui apparaît entièrement liée à la question du destin, semble, à première vue, atténuer de manière importante le libre arbitre de Scylla. Au début de son monologue intérieur, la fille de Nisus souligne l’action de Cupidon45, puis, lorsque le narrateur reprend la parole, il précise que La grand’ flamme d’amour lors Scylla tant altére46. Avant d’accomplir le parricide symbolique, Scylla implique le destin et la Fortune, laissant entendre que sa volonté est contrainte :
« Ores (disoit tout bas) puis accomplir mon vueil,
Jamais ne trouverai heure plus opportune,
À suyvre le destin que m’appreste Fortune47. »
C’est encore le destin qui est mis en avant quand Minos rejette Scylla tout en profitant de son acte :
Et voyant qu’elle avoit son pere à tort trahi,
Son amour refusa. Mais il fut ebahi
Se voir victorieux par tel fait incredible,
Subjuguant par destin une chose invincible48.
Si l’amour de Scylla est lié au destin, la victoire de Minos en découle aussi nécessairement, ce que le rédacteur met en avant ; cela lui permet en outre de rappeler l’inaction du roi d’Athènes, personnage entièrement passif dans ce récit. Au contraire, l’héroïne, bien qu’elle soit victime de la Fortune, ne s’efface jamais complètement, et nous lisons encore dans cette dernière version son cheminement intellectuel, qui apparaît plus abouti que dans les versions précédentes. Deux nouveaux arguments y sont proposés. Le premier met en avant une analyse qui, si elle est guidée par l’amour, n’apparaît pas insensée, puisqu’elle est construite selon une logique de cause à effet :
Congnoissant que je l’aime et que lui suis fidelle,
M’aimera par aprés d’amitié mutuelle.
Voire dans son pays lors il m’emmenera
Et Pasiphé sa femme pour moi il quiettera49.
Le second argument tire très certainement son origine d’une leçon fautive du Grand Olympe, qui ajoute le pronom me dans un énoncé à visée générale :
Se aultruy sentoit telle destresse que pour amours sens, ja ne seroit si souffrant que il ne me destruisist, si pouvoit, ce qui nuit à son amour. À quoy attens je donc50 ?[nous soulignons]
Dans la version en vers, la confusion entre le général et le particulier est supprimée au profit d’une considération entièrement reliée à l’héroïne :
À quoi atten-je donc ? s’il sçavoit mon oppresse,
Tantost il m’occiroit de sa main vengeresse51.
Ce raisonnement souligne une certaine lucidité de la part de Scylla, mais surtout il montre une fois de plus que la jeune femme est condamnée à prendre une décision tragique. Nous lisons dans ces vers le groupe main vengeresse, tout à fait typique de la tragédie52, genre qui peut donc aussi influencer le style de la rédaction.
La figure qui s’épanouit dans le dernier remaniement de l’Ovide moralisé est, dès le début de la fable, celle d’une victime de l’amour et du destin : mue par des forces qui la dépassent, l’héroïne agit sous leur contrainte, tout en faisant preuve d’une capacité de réflexion importante. Elle reste ainsi consciente de l’acte qu’elle commet mais celui-ci est davantage présenté comme inévitable, et la responsabilité de la fille de Nisus est atténuée. Il faut d’ailleurs noter qu’après avoir tranché le cheveu de son père, la joie de Scylla n’est plus mentionnée, et seule subsiste l’absence de honte. L’acte s’accompagne en outre du vol des clefs, introduit par Deffrans, mettant définitivement à distance la folie, puisque la jeune femme apparaît comme une stratège pensant aux divers éléments nécessaires à la réalisation de son dessein53.
Au terme de près de trois siècles de renouvellement, la Scylla de la dernière réécriture de l’Ovide moralisé ne partage plus beaucoup de points communs avec celle de la rédaction initiale. De femme cruelle et pleine de folie, l’héroïne est devenue victime de la Fortune mais capable d’un raisonnement sensé, lequel se réalise malgré la force d’amour contre laquelle elle ne peut rien. Au sein de la tradition imprimée, la transformation s’effectue selon des objectifs variés. Dans l’editio princeps, la fable est écrite en fonction des possibilités interprétatives engendrées par la figure et le semblant de retour au texte ovidien est, en fait, dû au propos tenu dans le discours herméneutique. Les Métamorphoses sont en revanche réellement utilisées dans le Grand Olympe ; dans celui-ci, de même que dans la mise en vers, les remanieurs ont porté attention à la protagoniste en elle-même, chacun d’eux infléchissant son modèle afin d’en redessiner les caractéristiques et de donner davantage de profondeur à l’héroïne qui agit, comme chez Ovide, selon des principes contradictoires.