Nous tenons à remercier Mme Esther Baiwir, pour son aide, ainsi que M. Bruno Delmotte, de la Maison de la Culture de Tournai, qui a bien voulu nous transmettre son Panorama des écrivains en langue picarde, d’hier et d’aujourd’hui, en cours d’élaboration.
Quelques remarques préliminaires
Pour toute langue dite menacée, les efforts de recherche et d’étude se concentrent sur ce qu’il y a lieu de sauvegarder en priorité : les maigres ressources humaines disponibles s’occupent généralement des enquêtes de terrain et de la récolte de matériaux, gageant que les générations futures pourront ainsi avoir tout le loisir d’étudier cette langue, même si celle-ci venait à mourir. On ne s’étonne donc pas de voir les efforts des dialectologues s’orienter vers des études lexicales, morphologiques ou syntaxiques, vers des relevés géolinguistiques.
Tous ces efforts témoignent d’un souhait louable d’imprimer sur papier des ressources fragiles. Mais cette tendance à privilégier la linguistique par rapport à l’étude de la littérature s’explique également par la nécessité de pouvoir inscrire les productions écrites dans un contexte linguistique et socioculturel, avant même de les appréhender pour leurs qualités littéraires.
À propos de la littérature picarde, heureusement, les études se sont multipliées depuis la seconde moitié du xxe siècle, y compris dans le domaine de la littérature (v. par exemple Landrecies 2001 : 230-232). Mais, si les spécialistes se sont penchés sur des textes – souvent les plus anciens – ou sur des auteurs – souvent les plus fameux –, peu se sont risqués à une étude globale de la littérature de langue picarde, et surtout, à une étude de la littérature du xxe siècle.
En Belgique, à la suite de l’incontournable Maurice Piron, la littérature dialectale, même la plus contemporaine, a été plus richement documentée, avec des éditions critiques, des analyses de texte, des études générales ou des anthologies commentées. Mais ces études, même si elles envisagent l’ensemble des parlers de la Wallonie, dont le picard, ont rarement dépassé la frontière franco-belge.
Le nombre restreint d’études s’intéressant à la littérature picarde ne doit présager ni de la richesse, ni du nombre, ni de la qualité des écrits. On constate même que, malgré la diminution du nombre de locuteurs, la production écrite augmente (Auger 2001 : 17) et ce, sous les formes les plus diverses et les plus contemporaines : blogs, sites ou pages facebook.
Il nous semblait donc opportun de présenter un aperçu de la littérature picarde et de rendre ainsi une certaine légitimité à ce qui s’écrit, encore aujourd’hui, en picard.
Face à l’étendue du thème envisagé, il était nécessaire d’en réduire le sujet. Nous avons volontairement choisi de nous concentrer sur la période postérieure à la Seconde Guerre mondiale. Elle correspond à une période pleine de questionnements, de perspectives neuves et diverses, en partie libérée des modèles hérités du xixe siècle. C’est également une période qui a été davantage délaissée par les historiens de la littérature.
Nous nous sommes également cantonné à envisager la littérature picarde en Belgique. Cette séparation peut paraître arbitraire à l’heure où les frontières ne constituent plus un obstacle physique. La perméabilité des frontières administratives au sein d’une même zone linguistique n’était pas aussi évidente au début de la période envisagée. De plus, le contexte, tant légal que culturel, de la Belgique picarde diffère de celui de la Picardie française. Nous verrons que le statut de la langue régionale a eu des conséquences sur la manière d’écrire.
Par littérature picarde de Belgique, il est peut-être nécessaire de présenter l’aire géographique que nous entendons explorer. Au Nord, la frontière linguistique entre parlers germaniques (dialectes flamands) et parlers romans est bien tracée. La distinction entre picard et wallon, à l’Est, n’est pas aussi évidente. En effet, une zone de transition, tantôt appelée ouest-wallon, tantôt appelée wallo-picarde, nuit à une délimitation claire. Nous avons choisi d’envisager l’aire que Louis Remacle présente comme picarde, en s’appuyant sur l’observation de traits distinctifs (Remacle 1972 : 329 et ALW 1953). Ce choix englobe les arrondissements d’Ath, Mons, Tournai, et la région de Mouscron-Comines, avec la plus grande partie de Soignies et le sud de l’arrondissement de Thuin, généralement désigné par l’appellation Botte du Hainaut. Ce découpage recouvre également des villes comme Chimay, La Louvière, Braine-le-Comte mais exclut Thuin et la région de Charleroi.
Enfin, il n’est pas question ici d’établir une anthologie ou un inventaire biobibliographique. Nous chercherons avant tout à dégager les principales tendances observées. Cet aperçu se veut aussi authentique que possible, bien qu’il ne puisse atteindre l’exhaustivité. Les principales ressources utilisées proviennent des collections et des dossiers documentaires de la Bibliothèque des dialectes de Wallonie1 (du Musée de la Vie wallonne). Ces ressources permettront au lecteur curieux de prolonger la découverte, s’il le souhaite.
Une période creuse (1944-1963)
Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, comme c’était déjà le cas en 1919, il semble que la littérature picarde soit bien loin de chercher à se renouveler et à se dépasser. Cette période trouble se double également de la perte de plusieurs monuments de la littérature patoisante : Jules Mousseron, Jules Watteeuw, en France, et, à Tournai, Henri Thauvoye, membre du Cabaret wallon. Les auteurs, laissés sans repères et traumatisés par un événement historique dramatique qui les a touchés au premier chef, s’orientent vers deux voies : les premiers veulent témoigner, exprimer les moments pénibles qu’ils ont vécus ; les seconds se réfugient dans des styles classiques éculés et dans des thèmes passéistes ou nostalgiques.
Les récits des premiers s’apparentent souvent à une poésie exutoire, truffée de sentiments extrêmes, dans un style ampoulé… On est bien loin de la littérature concentrationnaire de Robert Antelme ou de Primo Levi. Ces textes, parce qu’ils évoquent des moments durs, sont peu retravaillés. Il est rare même que ces écrits soient publiés et quittent le giron familial ou local.
La littérature traditionnaliste connaît une période féconde puisqu’elle est encouragée par plusieurs sociétés littéraires, qui se targuent de veiller à la conservation d’un patrimoine, d’un savoir-écrire hérité des générations antérieures. En organisant de multiples concours, ces sociétés contraignent irrémédiablement la créativité des auteurs en herbe. Les textes véhiculent des valeurs traditionnelles, sur un ton parfois moralisateur, parfois moqueur, parfois simplement descriptif. Les auteurs y envisagent des thèmes peu variés : des chants patriotiques, des faits locaux, des histoires d’amour de jeunesse. Un événement d’histoire locale, un personnage, un monument, un quartier deviennent autant de sujets à traiter. Souvent, l’intérêt documentaire de ces écrits est plus grand que l’intérêt littéraire lui-même. Les formes varient peu : on se contente du monologue, de la chanson, de poèmes à dire. Les rimes sont pauvres et plates, les structures sont classiques, mais sans recherche : octosyllabes, décasyllabes, alexandrins.
La plupart du temps, ces textes sont écrits pour un spectacle, pour un cabaret, pour une revue. Ils ont donc une vision limitée et un caractère fort oral. Parce qu’elles font souvent écho à l’opinion publique populaire, ces œuvres ont connu une grande popularité lors de leur sortie mais le public pour lequel elles sont écrites conditionne indéniablement l’écriture : le lexique est pauvre, la langue n’est pas toujours très soignée, voire parfois contaminée par le français.
Plusieurs auteurs ont été révélés par ces écrits : Lucien Jardez et Louis Urbain à Tournai, Marc Fauvaux, à Wiers, Édouard Thomas, à Ath. S’ils n’ont pas écrit des textes d’une haute teneur littéraire, ces auteurs ont malgré tout suscité un engouement pour la langue picarde. Ardents défenseurs de leurs patois, comme nous verrons plus loin, ils abordent fréquemment d’autres médias que celui de la chanson ou du monologue.
Au théâtre, c’est le registre comique et la comédie de mœurs qui dominent. L’influence du prolifique Arthur Hespel, pourtant décédé en 1937, se prolonge à travers son fils Edgar. Il faut dire que le succès de ses créations avait largement dépassé le cadre hennuyer. Pourtant, toutes ces pièces restent fort conventionnelles dans des styles conformes aux souhaits du public : le vaudeville, l’opérette, la revue ou l’opéra-comique. Dans le Borinage, le théâtre de Henri Tournelle (de son vrai nom Henri Lefebvre) a été un des plus joués. La plupart de ses œuvres rejoignent celle de Hespel, seules les dernières s’élèvent à un niveau littéraire supérieur : Scrèpe Salière, adaptée à partir de L’Avare de Molière, et Qué pètote, à partir de Cyrano de Bergerac d’Edmond Rostand.
La prose reste en net recul. Les auteurs qui persévèrent dans ce style restent attachés à des genres courts, comme le conte ou la fable, car ils nécessitent moins de travail que le roman ou la nouvelle. Ils répondent également mieux à la demande d’un public essentiellement populaire, pas toujours instruit, et désireux de retrouver des formes simples qu’il maîtrise et qu’il comprend. On est bien loin de la génération de jeunes auteurs wallons qui opèrent à Liège, à Charleroi, à Namur, et qui bousculent les idées reçues2.
Il faut ajouter à ce constat assez sombre que le « patois » souffre d’une crise identitaire, liée aux études dialectologiques. Depuis longtemps, l’ensemble des habitants du territoire de la province de Hainaut se considère comme wallons, à l’instar des autres provinces de la Belgique romane. Mais les études de Jean Fabry sur la frontière picardo-wallonne (1946) et surtout les enquêtes menées par Jean Haust et publiées progressivement dans l’Atlas linguistique de la Wallonie, révèlent à l’ensemble de la population leur identité picarde. Naît dès lors un sentiment de double appartenance assez déstabilisant, qui mettra du temps à devenir profitable aux auteurs de la région.
Enfin, aucun des périodiques hennuyers n’a survécu à l’assaut de la Seconde Guerre mondiale. Sans perspective d’édition et de diffusion de leurs écrits, les auteurs peinent à reprendre la plume et ceux qui s’y prêtent ne parviennent pas à se renouveler, faute d’une saine émulation entre auteurs. Il faut attendre les années 1950 pour que de nouvelles revues voient le jour, mais elles évoluent dans le même esprit nostalgique. Un exemple : Les Infants d’Tournai, la revue du Cabaret wallon tournaisien, reprend le titre d’une revue éditée entre 1917 et 1919, et devient l’organe principal d’expression du Cabaret. Les revues de ce type restent assez complaisantes vis-à-vis des auteurs. Les périodiques créés dans le Nord de la France à l’initiative de la Société de linguistique picarde d’Amiens et de la Société de dialectologie picarde d’Arras, plus novateurs et plus critiques, n’exercent pas encore une influence positive en Belgique.
En bref, la littérature picarde voit son identité remise en question et manque de critiques littéraires qui lui apporteraient le recul nécessaire pour s’épanouir pleinement, comme c’est le cas pour les parlers wallons. On ne trouvera d’ailleurs pas l’esprit critique d’un Maurice Piron avant la fin des années 1960.
Un renouveau : Géo Libbrecht
En 1961, Maurice Piron, justement, édite une anthologie de poètes wallons contemporains, dont les textes font preuve d’imagination, d’inventivité et d’audace (Piron 1961). C’est à la lecture de cet ouvrage que Géo Libbrecht, poète déjà reconnu en langue française, prend conscience des possibilités qu’offre la langue régionale et renoue avec son parler natal. En résulteront une série de recueils de poésies : M’na-acordéïeon (1963), Lès Clèokes (1964), A l’ bukète (1967), Tour d’Eleuthère (1969), L’s-imaches (1970), L’ créassyéon (1971), L’ grand possibe (1973), L’èskampe à l’ broke (posth., 1977).
Le premier d’entre eux fait l’effet d’un électrochoc : qu’un auteur de langue française, reconnu et édité à Paris, se penche sur la langue du cru et la choisisse pour exprimer ses sujets les plus intimes, est déjà un événement. Ce simple fait confirme aux yeux du monde francophone que le picard est digne d’intérêt.
Contrairement aux auteurs locaux, Libbrecht n’a pas une écriture conventionnelle et ne craint pas d’adapter la langue à ce qu’il souhaite exprimer, sans pour autant la travestir. Le picard est un moyen, non plus une fin. Il montre également que la langue picarde – et plus spécifiquement tournaisienne – est une langue riche. En cherchant le mot juste, l’image claire, en employant au mieux la musicalité de la phrase, il offre un statut plus noble à cette langue du peuple : celle de la langue littéraire. N’étant pas conditionné par un public à satisfaire, il peut s’exprimer avec une grande liberté. Il ouvre la poésie picarde à toutes les formes envisageables, des plus contraignantes aux plus libres. Alors que la chanson et la pasquille permettaient une écriture approximative, Libbrecht apporte, avec sa poésie rigoureuse et harmonieuse à la fois, un souci d’exigence qui faisait défaut à la littérature en picard.
Le poème d’ouverture du recueil M’n accordéïeon est en quelque sorte l’indication d’un renouveau pour cette langue picarde qu’il embrasse à nouveau. Il affirme clairement que Géo Libbrecht espérait que son exemple ferait des émules :
Les Meots
Les v’là r’vénus au mitan d’ nous,
tous les meots muchés dins l’ silince
pour l’incarnatieon du temps doux
et l’ secret déniché des s’minces.
L’ géranium i-est pus dreot dins s’ peot,
es’ fleur rouche elle est ein sourire,
on intind r’muer les ossieaux
des ceuss’ qui n’ veuttent pos morir.
Fini’ l’attint’ qui m’ débalteot !
Les meots inciens veont savoir dire
qu’on porte in soi l’esprit nouvieau,
et les brayoux veont pouvoir rire3.
Libbrecht recourt à des images métaphoriques fortes, pas aussi transparentes que ce que les chansons et les pasquilles courantes proposent. Le sujet envisagé est abstrait : le message à transmettre au lecteur ne réside pas dans un événement, dans un fait à raconter sous une forme versifiée. Le message que Libbrecht cherche à transmettre est dissimulé au cœur du poème et s’épanouit au fil de la lecture. La langue picarde est fouillée, mais il faut tout de même reconnaître que l’auteur n’hésite pas à recourir au néologisme, voire aux emprunts pour servir la musicalité de son texte4.
Par les thèmes qu’il envisage en picard, plus populaires, plus enjoués, moins hermétiques que ceux repris dans ses textes en français, il confère une fonction à cette langue : celle d’exprimer le quotidien, les racines, la famille, les souvenirs. Mais, contrairement aux tons nostalgiques que les auteurs traditionnels ont donnés à leurs écrits, Géo Libbrecht tend vers l’universel, en partant de ces évocations locales. En outre, son souhait n’est pas de faire rire ou de se lamenter sur un passé perdu, c’est plutôt celui de partager une émotion ressentie.
Au-delà de son talent d’écrivain, Libbrecht joue un autre rôle, tout aussi important : celui d’un fédérateur. En effet, à une époque où les locuteurs prennent à peine conscience de leur identité picarde, il a révélé aux auteurs picards français que la langue du Tournaisis était fort proche de la leur, plus proche que ne l’est le wallon. En éditant son troisième recueil A l’ bukète, aux éditions de la jeune revue Eklitra d’Amiens, il invite à la solidarité entre ces régions divisées par une frontière mais unies par une même langue régionale.
L’apparition d’une veine « moderne » (1963-1990)
À partir de la publication de M’n acordéïeon en 1963, un tournant s’opère dans l’écriture picarde. Réserver tout le mérite de ce revirement à Géo Libbrecht serait réducteur. Les années 1960 constituent en Belgique une époque de profonds bouleversements dans tous les domaines. À l’esprit nationaliste qui avait suivi la Seconde Guerre mondiale succède une période de remise en question du système belge : les intérêts des Flamands et des Wallons ne sont plus les mêmes et les politiques mettent au point un système fédéral pour satisfaire les uns et les autres. La mutation du cadre national en cadre fédéral pousse à la construction de nouvelles identités. Bien plus, avec cette régionalisation du pouvoir, les langues minoritaires peuvent bénéficier d’un peu plus de reconnaissance et certaines structures publiques sont mises en place pour les promouvoir ou les défendre. Comme nous allons le voir, ce cadre fut favorable à la création d’institutions dynamiques suscitant la création en picard.
Le public qui pratique la langue picarde a changé lui aussi. Au locuteur issu du peuple, ouvrier et travailleur, généralement peu scolarisé, succèdent des locuteurs instruits, qui revendiquent de nouveaux modes de pensée, de vie, d’écriture. Leur connaissance du français et d’autres langues facilitent l’accès à d’autres littératures, à d’autres contextes. Ils font le choix d’écrire dans la langue de leur pays, mais, comme Libbrecht, veulent élever cette langue à la hauteur de ce qu’ils souhaitent écrire. Pas question pour eux de brimer leur créativité avec des formes et des thèmes imposés. Certains parlent d’une littérature intellectuelle qui s’opposerait à une littérature populaire, plus fidèle à la tradition. Maurice Piron repoussait cette formule qui, selon lui, « a pour but d’excuser, au nom d’une origine sociale modeste ou d’une culture sous-développée, le trop grand nombre des écrivains qui ne savent pas écrire » (Piron 1961 : 9). Ce constat, certes sévère envers les écrivains traditionnels, résume bien la situation.
Cette génération d’intellectuels rassemblés autour de Paul Mahieu, puis de Paul André, à la Maison de la Culture de Tournai, renonce à la poésie facile et banale qui raconte en vers pour se tourner vers une poésie technique. Le poème, s’il prend parfois sa source dans un événement, dans un paysage, dans un souvenir, s’élève au-delà de ce point de départ. Le langage demeure clair, quoique fouillé mais devient allégorique et allusif. On y distingue la réalité décrite sans pour autant parvenir à l’identifier avec certitude, ce qui permet au lecteur de créer son propre univers à partir des mots lus. Ceci ne signifie pas que les thèmes ancestraux – le patrimoine ou l’histoire locale, l’évocation de la nature – sont délaissés. Ils sont traités sous un jour nouveau. On retrouve également une influence de la poésie française, dont certains des auteurs reprennent les thèmes de prédilection ou les tournures.
Cette nouvelle vision de la poésie n’empêche pas le recours à des formes classiques et rigoureuses, qui sont d’ailleurs les formes privilégiées chez la plupart des auteurs de cette génération. Mais, si la forme classique peut laisser croire à un ordre apparent, elle n’organise en rien le sens des textes, comme c’était le cas autrefois.
Ainsi, à l’inverse des chansonniers traditionnalistes, un Paul Mahieu rédige des textes denses et courts, avec des images fortes et concrètes pour désigner des réalités totalement contemporaines : la peur de l’avenir, l’incertitude de l’existence, la nostalgie d’un bonheur perdu5. Paul Mahieu a également d’autres talents : tour à tour poète, prosateur, chansonnier, dialoguiste, traducteur. Comme Libbrecht avant lui, Paul Mahieu a un statut plus large que celui d’écrivain. Choisi comme animateur de la section dialectale créée à la Maison de la Culture de Tournai, il agit sur tous les fronts pour défendre et promouvoir le picard. Au sein de l’atelier picard, il fédère ce que le Hainaut comptait d’auteurs picards en devenir. On retrouve à ses côtés une foule d’auteurs qui, bien qu’ils côtoient Mahieu, parviennent à suivre son exemple sans l’imiter : Pascal van Moer, Jean-Pierre Hennebo, Pierre Delancre, Colette Dogimont, Daniel Barbez, Paul André, Francis Couvreur.
Parmi ceux-ci, on retiendra les deux derniers.
Paul André, licencié en philologie romane de l’Université Catholique de Louvain et enseignant, a écrit plusieurs recueils en picard et en français. Ses textes sont des hymnes à cette région qui l’a vu naître. Anticonformiste, profondément ancré dans le présent, il écrit avec une grande simplicité avec des mots choisis et justes. Plus encore que Mahieu, Paul André utilise toutes les ressources de la langue, avec une grande liberté : collages d’images, associations surprenantes, musicalité et rythme, grâce à l’emploi d’allitérations et de paronymies. Ses phrases sont courtes et percutantes mais cette sonorité n’est pas sans rappeler les chansons traditionnelles et les comptines. Le texte suivant, tiré de Raveluques, témoigne d’une implacable logique cynique, qui fait mouche en quelques lignes.
In batièle
1214 : in a batlié à Bouvines
1302 : in a batlié à Courtrai
1745 : in a batlié à Font’neo
1792 : in a batlié à Jumappes
1914 : in a batlié à Morelle
- Et asteur ?
- Asteur ? Hé bé, in batièle cor toudi :
faut bin vife6.
Francis Couvreur est également licencié en philologie romane, de l’Université libre de Bruxelles. Dans ses premiers écrits, il avait osé l’adaptation de Federico Garcia Llorca ou du philosophe médiéval Omar Khayyam dans son parler de Pecq. Privilégiant les formes courtes, Francis Couvreur a publié un bestiaire intitulé El gardin des bêtes, qui, par le truchement de figures animalières, développe un espace singulier et personnel. Dans des formes extrêmement courtes et efficaces, l’animal, son nom, sa physionomie ou ce qu’il invoque deviennent tour à tour le lieu d’un jeu mêlé de sonorités, d’images, de réflexions pleines du bon sens du terroir.
De manière générale, si la poésie est privilégiée pour l’expression des sentiments et l’affirmation de soi, la prose, également employée par ces auteurs, est plutôt réservée à un ton terre à terre, tantôt goguenard, tantôt moqueur et sarcastique, tantôt revendicateur. Les thèmes envisagés sous cette forme sont moins contemplatifs que sociaux, avec le souhait de dénoncer une société qui ne fonctionne pas aussi justement qu’ils l’entendent.
D’autres auteurs se sont essayés avec un certain succès à la prose. Parmi ceux-ci, Florian Duc, originaire de Blaton, développe une forme littéraire originale. Son roman, De ç’temps-là, Julie… Juliette, est un roman rimé en picard qui s’appuie sur son expérience de mineur de fond. Bien qu’il conte l’histoire d’un village du Hainaut, par le biais d’une famille de mineurs entre 1870 et 1920, et que son roman ait, par là, une valeur documentaire, c’est sa forme qui laisse perplexe. L’auteur écrit dans un style propre fait d’assonances et de rimes, mais sans rythme, à la manière d’une prose découpée. Alors qu’on pourrait y voir un héritier de Mousseron par le thème envisagé, on lui prête volontiers plus d’émotion, peut-être parce que l’œuvre n’est pas contée chronologiquement, mais est ponctuée d’allers-retours incessants.
En dehors de cet ouvrage, c’est surtout la forme courte, qui est privilégiée à nouveau : le conte, la fable. Les auteurs n’hésitent pas à s’adresser à un public plus jeune. Les œuvres se font parfois didactiques, avec une volonté de transmettre le goût pour la langue et pour la culture régionale. Indéniablement, ces textes constituent une littérature qui se dit, bien plus qu’elle ne se lit, en s’appuyant fortement sur un patrimoine folklorique local réinventé.
Épouser les formes les plus traditionnelles n’empêche pas un travail d’écriture soigné, comme en témoigne les contes borains de Pierre Ruelle7. Ces contes présentent une même vision du monde : celle de la population boraine. Ils sont profondément ancrés dans une localité – par les lieux-dits employés – et dans une réalité culturelle – par la reprise de formulettes et de refrains enfantins. Mais Ruelle, professeur de littérature médiévale à l’ULB, n’a pas hésité à y introduire çà et là un souvenir personnel, et à reprendre une structure qu’il emprunte aux chansons de geste. Le style est direct, parfois un peu condescendant, parfois enfantin, l’annonce est longue pour tenir l’auditeur en haleine8.
Le théâtre demeure un genre majeur et, là aussi, des tendances s’observent. Le public a beaucoup plus d’emprise sur les choix d’écriture. Le grand succès des spectacles, ainsi que la retransmission télévisée des pièces jugées les meilleures par la RTBF (Radio-Télévision belge francophone), apportent une grande visibilité sur les écrits des auteurs. Certains auteurs, face à la popularité du genre ou parce qu’ils étaient liés à une troupe, s’y sont consacrés exclusivement, avec une belle fécondité. La plupart des pièces sont faites sur mesure pour les troupes auxquelles sont attachés les auteurs : c’est le cas des œuvres de Marius Staquet, à Mouscron, de Geneviève Pittelioen, à Comines, ou de Géo Nazé, à Quaregnon. Les thèmes tournent souvent autour d’idylles romantiques contrariées, avec des personnages très typés, à l’image des vaudevilles français de l’époque. Certaines pièces sortent du lot9 et beaucoup ont marqué l’imagination, notamment grâce à la captation télévisée10.
D’autre part, on peut identifier quelques pièces plus audacieuses. La diffusion de Jeux radiophoniques – pièces de théâtre enregistrées sur les ondes – permet aux auteurs de quitter le cadre strict de la scène. On ose y dépasser l’unité de temps et l’unité de lieu encore fortement prégnantes dans les créations sur scène. On n’y est pas limité par des contraintes matérielles et on peut se permettre de multiplier les personnages.
Certaines pièces ont été écrites dans une visée purement littéraire. C’est le cas de À S’ervir (1984) de Francis Couvreur, qui s’inspire de situations banales mais s’évade du réalisme vers un jeu onirique, ou de El noir Fouan (1978) de Paul André, dont il serait réducteur de dire qu’elle est un monologue, tant elle est bien plus profonde que cela. À La Louvière, le théâtre de Monique Dussaussois est lui aussi résolument moderne : la pièce Et l’ivièr qui va vni (1973) rejoint le genre des moralités du Moyen Âge et amène le spectateur à réfléchir sur son temps, sur lui-même, sans conclusion. Malheureusement, face à un public peu réceptif, ces tentatives prometteuses n’ont pas eu de lendemain.
L’adaptation, une perspective ?
Dans un premier temps, comme on vient de le souligner, c’est surtout le théâtre qui ouvre la porte à l’adaptation de classiques. Les auteurs y voient une valeur sûre. Malheureusement, ce ne sont pas les meilleurs adaptateurs qui se sont prêtés à ce jeu et on ne retrouve que rarement la qualité d’une pièce comme Alside, écrite par Jean-Marie Carion, vers 1960, à partir du Cid de Corneille.
On peut dire que l’adaptation de textes en picard connaît surtout un renouveau à partir de la publication des Pinderleots de l’Castafiore par Lucien Jardez en 1980. Ce procédé, bien qu’il ait déjà été d’application avec d’autres langues (le basque par exemple) est une révélation pour les picards. Bien sûr, l’adaptation est discutée par certains11, mais généralement, les lecteurs s’accordent sur le fait que Jardez n’a trahi ni l’œuvre d’Hergé, ni sa langue tournaisienne. Cette première adaptation, qui connut un grand succès, donne des idées à d’autres, et surtout, encourage les maisons d’éditions à suivre l’exemple. Elles trouvent là un excellent moyen de pouvoir rééditer des ouvrages, pour relancer – même à l’échelle locale – une production.
Dans le domaine de la bande dessinée, on retrouve d’autres adaptations de Tintin12, mais également de la série Du côté de chez Poje, scénarisée par Raoul Cauvin et dessinée par Jean-Louis Carpentier, de Martine de Marcel Marlier, d’Astérix de Goscinny et Uderzo, du Chat de Philippe Geluck, mais aussi des Simpson de Matt Groening. Cette dernière adaptation a de quoi surprendre, mais elle permet également de montrer que la langue régionale n’est pas forcément contrainte d’évoquer un contexte géographique restreint et une époque déterminée.
Sous l’impulsion de l’éditeur Tintenfass, plusieurs classiques populaires tombés dans le domaine public connaissent une seconde jeunesse en langue régionale. En picard, on a pu découvrir des contes venus d’autres contrées : Struwwelpeter de Heinrich Hoffmann13 ; Le Petit prince d’Antoine de Saint-Exupéry14 ; The Night before Christmas, attribué à Clement Clark Moore15 ; Max und Moritz de Wilhelm Busch16, Alice au pays des merveilles de Lewis Carol17.
Les locuteurs picards, en s’attaquant à tant d’adaptations, cherchent évidemment à séduire un public plus jeune et à modifier les préjugés que le lecteur moyen pourrait avoir à propos des langues régionales. Néanmoins, cette solution, toute attractive qu’elle soit, ne doit pas faire de l’ombre à la création locale.
Parmi les adaptations, l’essai du P’tit Nicolas en picard est à mettre en évidence. Ce petit Nicolas, publié en 2014 par IMAV éditions, dans une collection « Langues de France », est l’œuvre de quatre adaptateurs picards. Sur les six histoires publiées, deux le sont dans le picard de la région Abbeville-Amiens, deux dans la version de l’Artois, deux dans la version de Tournai. Cette répartition permet au lecteur de découvrir les autres variétés du picard et de s’apercevoir de l’homogénéité de cette zone. Avec cette première adaptation commune, on rejoint les mêmes aspects que ceux que Libbrecht mettait en évidence : la collaboration entre les zones, de part et d’autre de la frontière, est une force pour cette région.
Une nouvelle génération (1990-…)
À la fin des années 1980, le rôle de l’individu dans la société semble devenir insignifiant. En littérature, et notamment en Belgique, par réaction contraire, les auteurs prennent le pli de l’écriture biographique, ouvrant la porte à une « écriture narcissique » (Denis / Klinkenberg 2005 : 209-261). Cette tendance s’observe aussi en picard. Les écrits les plus contemporains font la part belle à l’expression du moi.
C’est le je – ou une forme proche de ce je – qui exprime un point de vue précis sur une situation. Cette écriture est une façon d’interroger son identité – et donc forcément son identité culturelle picarde – mais c’est parfois une pulsion de repli qui permet à l’individu de réaffirmer des valeurs sûres.
Avec Jean-Marie Kajdanski18, auteur révélé au milieu des années 1980, on trouve une poésie d’apparence simple mais particulièrement profonde, qui oscille entre interrogation et repli. Avec beaucoup d’intelligence, dans ses recueils, Kajdanski s’attache à évoquer des tableaux du quotidien, tantôt naturalistes, tantôt réalistes. C’est sa ville de Wiers qui est sa source d’inspiration principale, mais il ne tombe jamais dans le nostalgique, l’anecdotique, le banal, il en gomme tout aspect biographique, de sorte que Wiers disparaît pour épouser toutes les villes du monde. D’une part, les scènes d’évocation de la nature lui permettent de rappeler des valeurs fortes. C’est bien en tendant vers l’universel qu’il parvient à partager des émotions. D’autre part, il évoque le quotidien difficile de milliers d’hommes et de femmes touchés par les restructurations, le chômage, la crise économique, dans un style allusif dont la révolte devient le trait sous-jacent.
En prose, cette quête de soi et de son histoire cherche à s’insérer dans des courants et des événements internationaux. Avec Les Chènes (2013) et Et in picardia ego (2008), Rose-Marie François nous invite à lire des souvenirs, des événements qu’elle a vécus durant son enfance et son adolescence, entre 1940 et 1957. L’auteure réussit à rendre ces souvenirs aussi vivants que s’ils étaient vécus spontanément par le lecteur lui-même. Mais la vivacité de souvenirs si lointains – et parfois de la prime enfance – jette le trouble sur leur véracité. Ces romans s’orientent donc davantage vers le roman autobiographique. Les récits offrent un traitement du souvenir tout particulier, sans suivi chronologique aucun, parfois sans temporalité. C’est la temporalité de l’individu qui prime et l’on constate finalement que l’Histoire double le parcours de l’héroïne, comme dans l’extrait ci-après :
Èl guêre èst fète mès mi, j’ l’é pièrdûe. Èm’ monpère vèt r’vinde no méson. (I li chane a vî qu’ lès mûrs sont crus. Èyèt l’ cmune n’èst nié co la d’instalèr si lon yô sul robinet.)
Wè. Al vèrité, èm’ monpère a lèyè Crikyons pa diére li. Èdpwis l’ôte nwit’ qu’i s’a insôvé dès bombardèmints, i n’èst pus foque lôla in.n-atindant19.
La fin de la guerre ne correspond-elle pas finalement à la fin de la prime enfance, au départ de la famille vers une nouvelle maison, à la disparition du cadre sécurisant dans lequel l’héroïne évoluait jusqu’alors ? N’est-ce pas paradoxal que le retour de la paix, vécu comme un moment d’exaltation pour tous, soit un moment de déchirement pour l’auteure ? En prenant la tangente face à un événement festif, l’auteure s’affirme. Elle s’affirme d’ailleurs pleinement dans son choix d’écrire ces souvenirs en picard. N’est-ce pas là un moyen de réaffirmer des racines, de clamer son identité culturelle originelle, dans un monde où le dialecte semble ne plus avoir sa place ?
Dans Panamusa (2008), c’est vers l’avenir que Rose-Marie François se tourne, en évoquant une question particulièrement angoissante pour les locuteurs picards : la mort des langues et la menace des langues standards. C’est un avenir sombre et menaçant qui est présenté : régime totalitaire, dirigé par la pensée unique, par la langue unique et par la technologie. Il n’est pas banal de signaler que c’est sous la forme d’une chantefable qu’elle le fait. Comme Ruelle avant elle, elle renoue avec un genre ancestral, oral et direct. Cette forme lui permet d’éviter un ton moralisateur, tout en faisant passer un message fort en faveur de la sauvegarde d’une diversité culturelle.
Aux côtés de Kajdanski et François, on pourrait évoquer toute une génération d’auteurs qui écrivent et publient dans des domaines multiples et variés : Daniel Barbez, André Capron, Lisa Dujardin, Annie Rak, Roland Thibeau, et d’autres contribuent à ouvrir la littérature à d’autres publics – les enfants, les non-picards –, à d’autres formes littéraires ou paralittéraires – la BD bien sûr, la chanson, la télévision, le spectacle –, à renouveler les thèmes envisagés, en adéquation avec la société contemporaine. Ils parviennent à créer aujourd’hui une culture qui se revendique de la Picardie, tout en n’étant en contradiction ni avec la Wallonie ni avec le Nord de la France, riche de son passé ouvrier mais résolument optimiste et ouverte sur d’autres cultures, qui pourraient l’enrichir, et sur l’avenir.
Au théâtre, en revanche, on n’assiste pas vraiment à une révolution du genre, comme ça a été le cas en français. Le poids du public reste prégnant. Les vaudevilles sont de mises. Ceci n’empêche pas les auteurs d’aborder tous les thèmes, des plus légers aux plus lourds, mais la forme reste stable : deux ou trois actes et comédie sont de rigueur. Ceci n’empêche pas non plus que le théâtre en langue picarde est devenu une référence dans toute la Wallonie dialectale, notamment grâce aux pièces écrites par Christian Derycke, de Mouscron. Ses pièces correspondent aux attentes des troupes de théâtre dialectales, même au-delà de la région picarde, puisqu’à l’heure actuelle, il est l’auteur de théâtre le plus adapté et le plus joué dans l’ensemble de la Wallonie.
D’autres perspectives
Cet aperçu mériterait d’être complété. Hormis Géo Libbrecht, aucun des auteurs mentionnés n’a fait l’objet d’études globales, la plupart n’ont pas été étudiés du tout. Il serait intéressant de se pencher sur les rapports qu’ils entretiennent avec la langue française, notamment chez Paul André, chez Jean-Marie Kajdanski ou chez Rose-Marie François. De même, nous n’avons pas développé aussi largement qu’elle le mériterait la chanson picarde. Des auteurs comme Daniel Barbez ont produit des textes d’une telle force – tant formelle que thématique – qu’on ne peut pas les laisser de côté sous prétexte qu’il s’agit d’un genre réputé moins noble.
Nous avons évoqué à plusieurs reprises la question de l’identité picarde. Nous pensons qu’il s’agit d’un aspect particulièrement important pour comprendre l’évolution de la littérature picarde en Belgique. Aujourd’hui, il semble que les Hennuyers ont trouvé une solution adéquate : tournés tantôt vers la France, tantôt vers la Belgique, ils ont su tirer profit de leur double appartenance. Pour eux, il n’est plus question d’être assimilés à la Wallonie, il n’est pas question non plus de se fondre dans la Picardie. La région picarde de Belgique a une existence qui lui est propre au milieu d’ensembles plus vastes dans lesquels elle s’insère parfaitement.
Nous espérons avoir montré ici que les auteurs de langue picarde méritent qu’on s’y attarde plus longuement qu’à travers une simple description biobibliographique ou une anthologie.