Quand le picard échappe aux dialectologues :
les débuts de l’association Éklitra

DOI : 10.54563/bdba.768

p. 215-236

Text

Lorsque l’on parle de culture picarde, de langue picarde, et en général de culture identitaire, il est d’usage de mettre en relation une phase de déclin, souvent fantasmée, avec une phase de résurrection, toujours récente et porteuse d’espoir.

Cette remarque est souvent faite aux personnes impliquées dans la promotion, pour ne pas dire la défense, des langues régionales. La résurrection du breton daterait des années 60, Alan Stivell aurait réinventé ou redécouvert la légendaire harpe celtique1, ce qui aurait lancé la renaissance de la culture bretonne. Son rôle est bien sûr non négligeable pour la diffusion de la prise de conscience d’une identité bretonne, mais la Bretagne n’était pas morte avant sa renaissance.

On parlera tout autant de renaissance occitane avec Robert Lafont qui publie La Révolution régionaliste2 en 1967. Là aussi, l’occitanisme préexistait, sur un terreau peut-être moins favorable que dans les années 60, période où la remise en cause était chose commune.

Les régions « identitaires françaises »3 ont toutes connu, à la charnière des années 60 et 70, ce phénomène dit de renouveau.

La Picardie, et d’une manière générale l’aire linguistique picarde, à supposer que celle-ci détermine une entité autre que linguistique, peine à se faire accepter dans ce concert régionaliste.

L’identité picarde, linguistiquement, est bien un fait objectif, mais ce fait ne prend guère d’autre forme et refuse de s’appuyer sur l’histoire sinon pour clamer son attachement à la France, voire son rôle matriciel de la nation de Molière.

Nous ne trouverons pas en Picardie d’expression autre que l’attachement à des mots, à un patrimoine culturel. La région, telle qu’elle existait encore voici quelques mois, n’exprime sa différence que sur ces points. Elle l’exprime, mais elle ne la revendique pas, ou à peine.

Revenons sur la question de la « renaissance ». Pour renaître, il faut mourir. Or la culture ou la langue picarde n’est jamais totalement morte, et, de par sa proximité avec la France et le français, ne le sera jamais peut-être totalement, ou alors la perception de son décès ne sera jamais totale.

Néanmoins, la perception d’un monde perdu, ou d’un monde qui s’efface est bien concrète et a marqué l’histoire des régions, et pas seulement de la Picardie, depuis plus de 150 ans.

L’intérêt pour les langues et les identités régionales commence à s’exprimer au xviiie siècle, mais c’est au xixe siècle que celui-ci devient clairement visible. En 1839, le marquis de la Villemarqué publie le Barzhaz Breizh, recueil de chansons bretonnes que les savants avaient, selon lui, jusque là négligées car émanant d’une expression populaire méprisée. En 1856, c’est Edmond de Coussemaker qui publie les chants des Flamands de France. Dans sa longue introduction, il dit notamment que « Les derniers vestiges de la civilisation flamande dans le nord de la France sont près de s’engloutir dans l’oubli »4.

Ces savants se dépêchent de consigner et sauvegarder ce qui peut encore l’être avant une disparition totale et définitive face au monde moderne qui se met en place. C’est l’ère des folkloristes, des sociétés savantes, des érudits locaux.

L’idée est donc dans les têtes, et pas totalement à tort, que le monde d’avant est en train de mourir. Donc, même s’il n’est pas mort, on n’attend plus de lui qu’il puisse se reproduire, qu’il puisse générer à nouveau quelque chose de vivant.

En vérité, ce qu’on croyait mort ne l’est jamais complètement, et la surprise vient donc du contre-pied qui est pris dans l’expression d’une vivacité et d’une vitalité là où on n’attendait que des souvenirs et des regrets.

C’est bien ce qui se passe pour le picard. Les premiers lexiques datent du xviiie, mais la langue est plus particulièrement étudiée au xixe siècle (Alcius Ledieu, Charles Lamy, Gabriel Hécart publient des lexiques, des grammaires, pour ne citer qu’eux).

Le picard, qui comme les autres langues des anciennes provinces, va mourir, devient l’objet d’étude de sociétés savantes. L’académie des sciences, des belles-lettres et des arts d’Amiens, les antiquaires de Picardie, la société d’émulation d’Abbeville, les Rosatis picards, entr’autres, publient des articles consacrés au picard, aux auteurs ou aux traditions liées à la langue.

Dans les années 30, la démarche devient plus scientifique. Raymond Dubois, attaché de recherche au CNRS, originaire du Pas-de-Calais, met en route l’Atlas linguistique picard (Alpic) avec Robert Loriot de l’Université de Dijon. Les enquêtes démarrèrent en 19465.

L’après-guerre voit se développer la volonté de mener des recherches dialectologiques. Jean Babin, professeur à l’Université de Lille, crée un enseignement propre au dialecte picard à partir de 1948. Henri Roussel, professeur à l’Université de Lille à partir de 1960, dirige un grand nombre de mémoires et de thèses6. Autour de lui, gravitent des étudiants, dont Fernand Carton.

Nous sommes donc, dans les années 50, devant un certain nombre de personnalités qui ont le picard comme objet d’étude. L’idée de l’urgence reste présente. Il faut se dépêcher d’enregistrer, d’interroger, de récolter. Henri Roussel, Robert Emrik, Gaston Vasseur, Raymond Dubois, Roger Berger et d’autres créent à Arras la Société de Dialectologie Picarde qui se propose de « susciter, d’encourager et, malgré les difficultés de l’heure, de publier les travaux relatifs à la dialectologie »7. La SDP décide de se doter d’une revue intitulée Nos patois du nord. Cette publication est au cœur de la démarche de la Société puisqu’on lit, dans le compte rendu de l’Assemblée générale de sa fondation que si « … beaucoup d’amateurs ou de spécialistes gardent au cœur le culte de nos parlers populaires… (et qu’ils) s’attachent à recueillir pendant qu’il en est encore temps, les vestiges des patois qui meurent. Les bonnes volontés isolées ne manquent pas, mais aussi qualifiées qu’elles soient, elles se découragent souvent devant l’impossibilité de faire connaître le résultat de leur collecte »8.

La question de toucher un public plus large, une sorte de massification du savoir, commence à se poser. Il est très en relation avec l’époque même si le sujet lui-même, il ne s’agit pas en l’occurrence de biens de consommation, est plus inattendu…

La revue Nos patois du nord eut cinq numéros et la Société de dialectologie picarde, dont la publication de la revue était l’unique activité, tomba en sommeil. Probablement doit-on voir dans la fin de cette revue l’expression de la méfiance régulièrement exprimée des « Amiénois », et des Picards en général, à l’égard des « Lillois », et des nordistes en général.

C’est certainement dans cette logique qu’il faut comprendre la création, cette fois-ci à Amiens, de la Société de Linguistique Picarde en 1961 ou plutôt de la Société de Linguistique Régionale de la Picardie Historique. Robert Loriot, suivi par Gaston Vasseur et René Debrie qui, à cette occasion se retirent de la S.D.P.9, affirme dans l’éditorial du premier numéro de la revue de la nouvelle société : qu’« il serait trop facile aux promoteurs de la nouvelle société d’alléguer ici des divergences de vues trop profondes, des méthodes de travail trop particulières pour être acceptables, bref un état d’esprit incompatible […] [pour] rendre entièrement compte d’une décision dont l’effet le plus clair a été de libérer la Picardie historique (Aisne, Oise, Somme et confins) d’une tutelle extérieure devenue paralysante et génératrice de discorde »10. La perspective d’une région Picardie qui allait se recréer, et s’émanciper de Lille, est un élément important du discours tenu par Robert Loriot : une nouvelle unité administrative va être créée, ainsi qu’une académie et une université. « Ce vigoureux effort de décentralisation sera ainsi opéré au profit du renouveau de la vie locale et régionale » (Loriot). Cette décentralisation, toujours selon Loriot, doit se retrouver au niveau de la recherche qui doit se faire « au profit de la zone picarde ». Toujours dans cet état d’esprit, « c’est à cet épanouissement, à ce renouveau de la vie intellectuelle picarde, au sein d’une unité retrouvée, que veut travailler notre jeune Société de Linguistique régionale ». On peut noter, en passant, un petit coup de griffe aux collègues du « nord » puisque Robert Loriot, après avoir fait un éloge panégyrique de la recherche dans les limites de la « future » région Picardie, celle-ci étant « à cet égard une région pilote », souligne que « la moitié du territoire en cause a déjà été l’objet d’une prospection méthodique, ce qui est loin d’être le cas pour le nord de la France et ce qui reste un cas unique pour l’ensemble des grands dialectes français »11.

On remarquera juste que la liste des ouvrages publiés par la S.L.P. intègre rapidement un ouvrage du Valenciennois Jean Dauby12… contredisant les positions tranchées affirmées à la création de l’association.

Si René Debrie est bien cité, notamment avec Gaston Vasseur, dans l’éditorial de Loriot, il disparaît très rapidement de la revue. Son nom n’apparaît pas parmi les auteurs publiés, contrairement à Vasseur qui publie son remarquable dictionnaire des parlers du Vimeu en 1963 qui constitue le tome IV de la collection de la Société de linguistique picarde (S.L.P.).

On peut imaginer sans mal que René Debrie ait été à un moment plus attiré par les perspectives qu’offraient une société de linguistique qui affirmait vouloir jouer un rôle dans le domaine de la recherche de la future région, notamment au niveau universitaire, que par une S.D.P. qui se retrouvait composée essentiellement de nordistes. Ses propres recherches portaient sur la Picardie et il semble que les « débouchés » lillois étaient bien plus limités que les possibilités que pouvait offrir alors la mise en place de nouvelles structures et la nécessité qui devrait se faire jour de recruter des personnes dans le cadre de leurs mises en place. De plus Loriot, par ses liens avec le C.N.R.S., pouvait certainement se révéler un soutien de poids dans ce cadre.

Nous ne savons pas à ce jour ce qui a éloigné René Debrie de la S.L.P.. Nous apprenons juste, dans le numéro 3 du bulletin de la Société, daté de juin 1962, qu’il a donné sa démission du poste de secrétaire13.

Néanmoins, c’est à Amiens que les choses se passent. C’est là qu’il faut chercher cette dynamique régionale qui est dans l’air du temps.

Comme on le sait, celui-ci est à l’agitation, à la remise en cause, au renouvellement.

Pierre Garnier, en 2005, invité à témoigner sur René Debrie, nous apporte un éclairage précieux sur les conditions de la création d’Éklitra14.

Les deux hommes sont alors collègues à la Cité scolaire d’Amiens. Garnier est professeur d’allemand au Lycée Louis Thuillier et Debrie professeur de français dans le même établissement.

Debrie poursuit ses recherches. Il s’autopublie ou l’est par le Centre Départemental de Documentation pédagogique de la Somme. Il est connu à la Cité scolaire pour son intérêt très fort pour le picard, on le voit comme un passionné.

Pierre Garnier est quant à lui un poète reconnu au niveau national. Sa carrière littéraire est déjà importante, il est l’un des fondateurs de la poésie spatialiste15 et possède un réseau de correspondants à travers le monde.

Les deux hommes deviennent amis. Peut-être le lien se fait-il par le biais du Centre de documentation du lycée ? C’est Ilse Garnier, l’épouse de Pierre, qui en a la responsabilité et le CDI est un peu le lieu de rencontres de l’établissement.

Figure 1.

Figure 1.

Ilse Garnier et René Debrie à la Cité scolaire d’Amiens au milieu des années 1960

Collection Violette Garnier.

On sait aussi que Debrie a créé un club d’onomastique dans l’établissement et qu’il organise régulièrement des activités pour les élèves autour de la culture picarde.

Pierre Garnier quant à lui n’est, a priori, pas spécialement intéressé par le picard. Néanmoins, la langue ne lui est pas étrangère. Il connaissait le picard par sa mère originaire de Saint Leu qui lui racontait des histoires et des anecdotes dans cette langue.

Garnier nous précisait alors que, dans le contexte de l’époque, ce qui le rapprochait du picard ce sont les expériences littéraires des années 60 où l’on considérait les langues d’une façon assez égale et surtout comme des éléments concrets de la poésie. L’idée, surtout venue de poètes autrichiens ou suisses, était de travailler avec les « dialectes » comme avec les grandes langues officielles et reconnues.

C’est cet intérêt et cette curiosité pour les langues minoritaires comme matière poétique qui l’amène à se rapprocher de René Debrie qui, comme on l’a vu, faisait à l’époque énormément pour la connaissance du picard et était clairement identifié comme un spécialiste de la langue, voire un « militant ». Il était donc très naturel qu’il se soit tourné vers ce collègue qu’il croisait dans les couloirs de l’établissement où il enseignait.

Les deux hommes sympathisèrent rapidement.

Pierre Garnier nous a confié qu’il était régulièrement invité à la table de famille chez les Debrie. Il apprécie beaucoup la compagnie de Jeanine, Christine et Corinne, la femme et les filles de René Debrie.

Dans une conversation de couloir en 1966, ils évoquent l’idée de créer une association.

C’est René Debrie qui s’empare de l’idée et la met en œuvre.

Dès le lendemain de la conversation, René Debrie se rend à Molliens-au-Bois chez Marie-Louise Héren, connue de lui pour son intérêt pour les traditions locales et pour le petit musée qu’elle avait créé dans son domicile. Elle lui présente des fleurs de son jardin, des cœurs de Marie, qu’elle appelle, en picard, des Éklitra (Éklitrant : étincelant, scintillant/éklitrer : faire des éclairs, éclairer en français). René Debrie trouve ce mot extraordinaire et l’adopte comme nom pour l’association.

Des amis se joignent à la démarche : Bernard Bocquillon (du Courrier picard), René Vaillant (des Archives départementales).

Éklitra est fondée sous la forme associative le 2 octobre 1966 à Amiens16.

Sont présentes ce jour-là aux Archives départementales de la Somme, rue Gauthier de Rumilly à Amiens, onze personnes, a priori toutes Amiénoises ou de l’Amiénois.

On note bien entendu les noms de René Debrie, René Vaillant, des Archives départementales, René Gaudefroy, archéologue, et Pierre Garnier. Outre Marie-Louise Héren, on peut aussi remarquer la présence de Pierre Louchard, surveillant général à la Cité scolaire et animateur de la troupe des « Compagnons de Lafleur » composée de lycéens qui se proposait de revisiter le répertoire du théâtre traditionnel picard sur des thèmes de l’époque.

Debrie, lors de cette réunion fondatrice, précise qu’il ne s’agit pas de créer une société savante supplémentaire, mais une société « complémentaire » qui travaillera avec les sociétés déjà existantes. On voit tout de suite que René Debrie évacue le problème des divisions. Éklitra travaillera avec tout le monde puisqu’elle ne sera en concurrence avec personne.

Un imposant comité de patronage est constitué, dont Roger Agache, l’archéologue, Robert Emrik, professeur et secrétaire des antiquaires de Picardie, Jean Estienne, directeur des archives de la Somme, Louis-Ferdinand Flutre, professeur à la faculté des lettres de Dijon, Géo Libbrecht, membre de l’Académie royale de langue et littérature françaises de Bruxelles, Georges Henri Rivière, conservateur en chef du Musée des arts et traditions populaires de Paris, Henri Roussel, président de la Société de Dialectologie Picarde (qui a d’ailleurs publié une partie de la thèse de René Debrie).

Nous ne citons que quelques-uns des 17 noms de la liste. Il est ajouté que Pierre Garnier a sollicité de nombreuses personnalités internationales. C’est le réseau du poète international qui jouait.

Debrie précise que l’association aura pour but de réunir des hommes qui travaillaient jusqu’ici dans un ordre dispersé. Il affirme que les Picards, qu’ils soient de Picardie ou du domaine de la langue picarde, doivent réapprendre leur passé, « seul moyen dans ce monde trop mécanique abusé par l’orgueil tiré des résultats de sa science de contribuer à bâtir un devenir qui reste un devenir humain ».

Les objectifs d’Éklitra sont donc l’étude de la langue picarde (on n’utilise plus le terme patois comme auparavant), de la littérature picarde, de l’ethnologie, de l’histoire, de l’archéologie, des traditions et des arts.

Debrie précise, et on le reconnaît, que les membres devront fournir un travail sous peine de perdre leur qualité de membre.

Éklitra est dès cette première réunion ouverte aux jeunes. René Debrie précise même que les statuts devront prévoir une durée maximale des mandats, condition obligatoire pour attirer « les jeunes désireux de se vouer à la recherche du passé pour mieux bâtir le devenir humain et, parce que composée de jeunes, cette société sera toujours efficace ».

Cette orientation marque une rupture avec les sociétés savantes traditionnelles. Éklitra veut peser sur le monde en évolution, et pas uniquement l’étudier. La conscience de la durée est très présente, comme elle était apparemment cruciale dans le caractère et la façon d’agir de René Debrie, comme s’il avait été conscient lui-même de la brièveté de son existence !

Citer la nécessité de faire venir des jeunes à la recherche et d’amener les Picards, donc la population, à réapprendre leur passé est également une première, du moins dans son affirmation publique.

On apprend, à la lecture de ce premier compte rendu, et c’est anecdotique, mais sympathique et instructif, qu’à l’issue de la réunion, René Gaudefroy offrit aux personnes présentes du vin produit sur ses terres à Allonville, près d’Amiens. « Mademoiselle Héren, toujours alerte malgré son âge (elle avait alors une soixantaine d’années), avait apporté les gâteaux ».

Le premier bureau constitué à l’issue de la réunion se composait de la manière suivante : René Debrie (président), Pierre Garnier (premier VP), Bernard Bocquillon (2e VP), Christian Sarot (secrétaire), René Verdier (trésorier), J. Depret (administrateur) et René Vaillant (bibliothécaire).

Les tâches étaient réparties sur les compétences des uns et des autres.

Sans surprise, René Debrie fut chargé de la dialectologie et de l’onomastique, Pierre Garnier de la littérature, M.L. Héren des traditions, des légendes et des romans (?), René Vaillant de l’histoire d’après les archives, René Gaudefroy de l’archéologie, Pierre Louchard de l’ethnologie, Bernard Bocquillon du tourisme culturel, etc.

Enfin, l’essentiel est abordé, un point que l’on retrouvait également lors de la création de la S.D.P. et la S.L.P., mais sur lequel nous ne nous étions pas arrêté, celui des publications. C’est en effet la publication qui doit assurer la diffusion du travail des membres, mais c’est aussi sans aucun doute une motivation pour ceux-ci. Il est précisé qu’aucun droit d’auteur ne sera versé en contrepartie de l’édition des travaux, et que le choix de publier sera soumis à l’avis d’une commission.

Ce point, qualifié d’important dans le compte rendu, ayant été vu, il fut également décidé de rédiger une publication à périodicité « plus ou moins régulière ». Le rythme trimestriel fut évoqué. Cette publication devait être attrayante, donc proposer des reproductions de documents, photos, tableaux… Afin de toucher un large public, le prix de vente se devait d’être relativement réduit, ce qui, pour assurer la viabilité de la publication et notamment de son impression, impliquait le recours à la publicité.

Il est quand même précisé que « sur le plan publicitaire, une discussion devra s’engager lors des prochaines réunions afin de ne pas tomber dans l’extravagance ».

On voit bien ici comment Éklitra se démarquait, dès son origine, des sociétés savantes. Elle partageait avec celles-ci l’objectif de publier les travaux de recherche de ses membres, mais elle s’en démarquait par l’esprit, la volonté de communiquer, de s’ouvrir à un public plus large, et par les moyens qu’elle souhaitait mettre en œuvre pour se financer. Imaginerait-on une société d’émulation faire de la publicité pour un magasin de tissus d’ameublement comme l’a fait Éklitra à ses débuts ?

Le compte rendu de la seconde réunion, tenue le 11 octobre 1966, nous éclaire encore davantage sur l’esprit qui préside à la création de l’association.

Figure 2.

Figure 2.

Figure 3.

Figure 3.

Figure 4.

Figure 4.

Il est précisé, encore une fois une première, qu’Éklitra est une association culturelle, suivi d’un paragraphe assez long, probablement dû à Pierre Garnier, qui définit ce que ce terme recouvre ici :

Ses membres pensent qu’à notre époque de grands ensembles l’apport des provinces ne peut être que bénéfique parce que leurs langues et leurs cultures entretiennent, sous une uniformité qui tend à s’agrandir, la variété indispensable à l’équilibre des hommes ; elles permettent d’échapper au nivellement et de retrouver – surtout en France où la centralisation a longtemps été pratiquée avec outrance –, des idiomes concrets, des traditions plus proches de la terre que des villes tentaculaires, des civilisations sous-jacentes encore fondées sur la « nature », mille faits mêmes qui relient l’esprit au cosmos – c’est pourquoi l’ère spatiale peut être aussi l’ère d’une certaine rénovation des provinces.

Les membres de l’association Éklitra ne se tournent pas vers un certain provincialisme passé et dépassé, – au contraire – ils prétendent collaborer à l’édification de ce monde neuf où la diversité, la variété, la personnalité ne seront plus considérées comme des entraves à certains pouvoirs, mais iront de soi.

On saisit bien à la lecture de ce texte toute sa dimension politique et tout le potentiel revendicatif qu’il comprend. L’association prend acte du monde moderne qui se met en place, qu’elle ne rejette pas, mais qu’elle voit comme une opportunité pour les régions, jusqu’ici refoulées, ignorées, d’enfin pouvoir s’exprimer. Elles doivent apporter à ce monde technicisé, qu’on craint de voir se déshumaniser en s’uniformisant à outrance, la variété, la diversité et un rapport à la nature qui relient l’homme au « cosmos », donc à quelque chose qui le dépasse.

Cette relation au cosmos, à l’espace, qui est citée ici textuellement, ne peut pas ne pas être mise en relation avec la démarche poétique spatialiste dont Pierre Garnier a été l’un des principaux promoteurs à l’échelle mondiale.

Enfin, le provincialisme passé est qualifié de dépassé et les Picards sont appelés à participer à l’édification « d’un monde neuf ». On ne peut s’empêcher de sentir dans cette affirmation une influence marxiste qu’il faut probablement davantage chercher chez Pierre Garnier, voire chez Bernard Bocquillon, que chez René Debrie.

Un ambitieux programme de publications est proposé.

La collection devait débuter avec un ouvrage sur le Folklore picard de Molliens-au-Bois de Marie-Louise Héren, qui devait être suivi d’une étude sur la toponymie d’Allonville par René Gaudefroy et René Debrie puis d’un recueil de Pierre Garnier intitulé « Picardie ». Ces trois livres ont bien été publiés dans les délais.

Les autres livres prévus, même s’ils n’ont pas tous vu le jour, ou se sont réduits à des articles dans la revue à venir, nous donnent une idée assez juste de la politique éditoriale de l’association, qui concorde bien avec l’esprit qui a présidé à sa création.

Bernard Bocquillon devait proposer un livre sur le tourisme culturel en Picardie, René Reboud s’intéresser aux grandes étapes de la musique picarde, Pierre Louchard aux marionnettes picardes, René Vaillant devait éditer une chronique des incendies en Picardie au xviiie siècle, Paule Roy publier sur Rivery à l’époque de la Révolution, René et Jeanne Debrie, et c’était peut-être là une première et la marque d’une volonté d’embrasser un champ plus large et de trouver de nouveaux publics, commettre un ouvrage sur les gourmandises picardes, pendant que René Debrie, cette fois-ci seul, proposait différents lexiques par métiers issus de ses enquêtes de terrain.

Le calendrier courait jusqu’en 1968 et prévoyait la publication de 16 titres répartis en deux collections. Une in-8e, au format « livre », plus luxueuse, qui impliquait le recours à un imprimeur, et une in-4e, indiquée ici comme au format 21-27, plus économique, car relevant de techniques de reprographie proches de la photocopie actuelle.

Les ouvrages publiés dans la collection 21-27 étaient envoyés gratuitement aux adhérents, évidemment pas ceux in-8e que les membres devaient acheter s’ils souhaitaient les recevoir.

Concernant l’adhésion, un tarif réduit était prévu pour les membres abonnés en dessous de 25 ans, curieusement la condition de membre actif, qui permettait de s’impliquer dans la vie de l’association, ne s’obtenait qu’au prix d’un tarif unique.

Éklitra s’engageait alors à rédiger un bulletin semestriel de liaison qui publierait le compte rendu des réunions, des événements, des titres des nouveaux travaux, des conférences, des enregistrements.

Un comité de lecture fut créé rassemblant entre autres René Debrie, Pierre Garnier, Bernard Bocquillon, Pierre Louchard, Marie-Louise Héren… Bernard Bocquillon fut nommé responsable de la revue, immédiatement secondé par René Debrie et Pierre Garnier.

 

Le lancement de l’association fut largement médiatisé par le Courrier picard dont Bernard Bocquillon était l’un des rédacteurs. Le premier volume de la collection in-8e, celui de Marie-Louise Héren sur le folklore picard de Molliens-au-Bois fut publié en décembre 1966. Sa sortie s’accompagna également d’annonces dans le Courrier picard.

On peut parler, sans se tromper, d’une véritable dynamique autour de la création d’Éklitra.

Rappelons encore une fois que nous sommes dans une période d’ébullition sociétale et que les bonnes personnes, différentes, mais aux réseaux et aux compétences complémentaires, se retrouvent ensemble au bon moment et au bon endroit, c’est-à-dire à Amiens, capitale d’une région qui se met en place depuis le début des années 60.

 

Lors de la réunion du 16 janvier 1967, la question de la revue est à l’ordre du jour, mais n’est pas traitée. L’ensemble de la réunion est consacré à la rédaction du règlement intérieur.

Fin 1966, les deux premiers ouvrages sont sortis, celui de M.L. Héren et la Toponymie d’Allonville par Debrie et Gaudefroy. C’est l’imprimerie Siné, à Grandvillers dans l’Oise, qui réalise ces travaux, l’imprimeur est un ami de Bernard Bocquillon.

Les réunions s’espacent. La suivante a lieu le 15 avril 1967. Éklitra change de secrétaire, c’est Pierre Durvin qui remplace Christian Sarot, aux abonnés absents depuis plusieurs mois. L’association, lors de cette réunion, officialise l’adoption du système orthographique de René Debrie pour ses publications en picard. Ce système, basé sur la phonétique, avait été l’objet d’un essai édité l’année précédente, d’abord dans le Courrier picard, puis sous la forme d’une brochure disponible chez l’auteur. Cette publication marqua le début d’affrontements autour de la question orthographique sur lesquels nous ne reviendrons pas dans cet article.

Fin avril, un article du Courrier picard nous apprend la publication de Picardie de Pierre Garnier, deuxième volume de la collection in-4e, c’est-à-dire 21x27 cm. C’est toujours cet article qui nous apprend que la dernière réunion du Comité de la revue avait été essentiellement consacrée à la préparation du premier numéro qui devait concrétiser « l’éclectisme d’Éklitra », et notamment « son ouverture aux expressions diverses de la tradition culturelle picarde ».

L’association continuait par ailleurs ses activités de publication, mettant en œuvre là aussi cet esprit d’ouverture et de liens vers l’extérieur régulièrement prônés. C’est ainsi qu’en juin, Éklitra publia « À l’bukète », un recueil de poèmes en picard du Belge Géo Libbrecht. Cette publication fut très symbolique, elle montra en effet la volonté affichée de « briser » les cadres traditionnels de la langue picarde. Il s’agissait tout d’abord d’une publication clairement littéraire, moderne, où l’œuvre choisie était considérée comme universelle et non comme un témoignage sur une réalité locale. C’était peut-être la première fois qu’une œuvre picarde d’une autre région du domaine picard, et d’un autre pays, était publiée hors de son territoire d’origine. Le picard était pris ici comme une langue de culture et de communication dépassant les frontières cantonales pour devenir une langue de littérature comme les autres. On ne peut que voir dans cette démarche la patte de Pierre Garnier qui était un grand ami de Géo Libbrecht.

Nous apprenons, à la lecture des comptes rendus des réunions du Comité, qu’en juin 1967, Bernard Bocquillon, responsable de la revue, déclare posséder suffisamment de matière pour envisager un premier numéro. Nous apprenons également que l’association comptait à cette date 117 adhérents. Pierre Garnier a approché des sociétés afin d’obtenir des dons. Deux, dont le Courrier picard ont répondu positivement.

Pierre Garnier évoque également son déplacement à la Maison de Philéas Lebesgue à la Neuville-Vault, dans l’Oise, auteur auquel il va consacrer un livre à l’occasion du centenaire de sa naissance qui sera célébré en 1969. Il déplore l’état de la maison, et le fait que l’œuvre de cet auteur picard soit tombée dans l’oubli. Le Comité trouverait bon que des étudiants consacrent leurs travaux de Diplômes d’Études Supérieures à cet auteur17. Garnier déclare avoir ressenti « un sentiment d’abandon allant bien au-delà de ce que l’on a pu écrire ».

En août 1967, Pierre Garnier, toujours lui, fait venir à Amiens le Tchécoslovaque Ondra Lyshorsky, poète de langue lachique, reconnu au niveau international pour sa poésie engagée contre le fascisme. Le poète déclare dans une phrase lourde de sens que « La Picardie, c’est un pays qu’on ignore encore trop ! ». Cette phrase est reprise en exergue de l’article que lui consacre le Courrier picard. On voit ici, indirectement, mais clairement, que la démarche d’Éklitra, même si ce n’est pas explicite, tend à donner à la Picardie, via sa langue et sa culture, une autonomie. La Picardie doit aspirer à davantage qu’être seulement la province de… et le picard le dialecte de… mais à s’assumer entièrement et à porter son héritage comme n’importe quel pays peut le faire. Certainement la raison de cette inclinaison est-elle à chercher dans le bouillonnement régionaliste de l’époque. Éklitra était en relation épistolaire avec plusieurs mouvements littéraires, notamment en Provence et en Bretagne.

La réunion d’octobre est consacrée entr’autres à la revue malgré l’absence de Bernard Bocquillon. Les questions financières sont abordées. Des publications sont abandonnées, car trop chères, et l’association déplore ne pas avoir pu trouver de mécènes malgré près d’une cinquantaine de contacts. Néanmoins, la revue est annoncée pour novembre avec un tirage de 300 à 500 exemplaires. Un calendrier des publications est donné pour 1968 dans lequel on retrouve le livre sur les marionnettes picardes de Pierre Louchard ou celui sur la musique picarde du Chanoine Reboud, et bien sûr des études menées par ou à l’initiative de René Debrie.

 

L’assemblée générale du 2 mars 1968 nous apprend que René Debrie cèda la présidence de séance à Marie-Louise Héren en raison de son grand âge et que c’est André Garnier, père de Pierre, qui procéda au rapport moral.

Nous apprenons aussi qu’Éklitra comptait 154 membres au 31 décembre 1967. La revue n’est pas encore parue. Ce retard est dû à des difficultés matérielles, mais le département de la Somme a accordé à l’association une subvention de 1 500 francs ce qui tombe à point.

L’adoption du système orthographique Debrie est réaffirmée et votée par l’assemblée.

 

Le numéro 1 de la revue, daté de 1967, voit le jour en mars 1968. Elle est au format 16,5 x 23,5 cm, est brochée et comporte 52 pages.

L’édito de Bernard Bocquillon annonce la couleur : Au service de la Picardie.

« Sauvegarder et promouvoir toutes les formes d’expression de la personnalité picarde, telle est essentiellement la mission que nous nous sommes donnée en fondant Éklitra », peut-on lire en introduction de l’éditorial.

Bernard Bocquillon exprime le souhait que la revue devienne « un lien pour tous ceux qui tiennent pour importante la contribution des particularismes provinciaux à l’édification d’un monde rénové où l’harmonie procédera de la diversité et de la confrontation, non de l’uniformité et de la standardisation ».

Il précise aussi que cette première livraison de la revue est expérimentale et que les critiques des lecteurs, et leurs propositions sont les bienvenues afin d’améliorer « cet instrument nouveau ».

Suit une présentation sous la forme de plusieurs définitions du mot Éklitra, puis la liste des publications déjà réalisées. On se rend compte d’ores et déjà que cet aspect de la vie de l’association est majeur.

Au sommaire, des articles sur la langue, les noms de la baratte dans les parlers de l’Amiénois de René Debrie, un poème de Pierre Garnier, une présentation de À l’bukète, toujours par Pierre Garnier, de l’histoire, de l’archéologie, un article « Gourmandises picardes » de Jeanine et René Debrie, qui vient peut-être se substituer au livre prévu, mais trop coûteux à réaliser. Cet article est classé dans la rubrique « Ethnologie ». Pierre Garnier aborde un sculpteur picard, Jean-Pierre Pernot, puis, encore lui, consacre un article à une revue régionaliste provençale L’Astrado Prouvençalo qu’il considère comme un exemple pour Éklitra, car se proposant aussi de s’opposer « au règne de la quantité et à tout ce qui uniformise ».

La rubrique In Mémoriam rend hommage aux disparus : René Normand, André Sinet, l’imprimeur et propriétaire du Bonhomme picard, qui a édité plusieurs plaquettes de René Debrie, et Maurice Drancourt, témoin lors des enquêtes de René Debrie pour le Vermandois.

Tout aussi intéressante est la rubrique « Bibliothèque picarde » qui fait le recensement des dernières publications en picard ou sur la langue. On trouve également une rubrique « Discothèque picarde » et « Théâtre picard », toutes deux consacrées aux dernières productions de l’Indépendante artistique amiénoise de Georges Courcol.

Enfin, des publicités pour la librairie Martelle, Le Puits de Manon, un magasin de décoration, et Turgot, papetier-libraire à Amiens, viennent clore le volume.

Si la revue cite beaucoup de mots ou d’expressions picardes dans ses différents articles, notamment ceux de René Debrie, on n’y trouve qu’un seul texte en picard et dans la rubrique nécrologique (« In memoriam »). Il s’agit d’un petit poème de Maurice Drancourt, le locuteur du Vermandois récemment décédé que René Debrie a évoqué.

 

Le deuxième numéro est daté de 1968 et l’achevé d’imprimé nous apprend qu’il a été réalisé en octobre de cette année.

Le format est le même, mais la revue comporte cette fois-ci 56 pages. L’imprimeur a changé, il s’agit de l’imprimerie du littoral de la Somme à Saint-Valery. Le numéro paraît plus dense. Il y a des photos et la revue est imprimée en offset sur du papier couché !

Bernard Bocquillon signe le nouvel édito. Il évoque les deux ans d’existence de l’association et ses vertus de rassemblement des personnes en quête de connaissance de la Picardie.

Ce numéro présente toute une série d’articles, neuf au total, sur la langue, la littérature, l’histoire, l’archéologie, l’ethnologie, les arts et, nouveau thème, le tourisme (c’est un article qui semble remplacer la publication prévue de Bernard Bocquillon).

Les auteurs sont les membres du Comité de l’association : René Debrie, Pierre Garnier, Paule Roye, Marie-Louise Héren, René Gaudfroy, chacun dans leur domaine de spécialisation.

Néanmoins, un article sort du lot. Celui de Pierre Garnier intitulé « Régionalisme ? ». Ce texte est le premier d’une série de onze qui s’étendent de 1968 à 1979.

Pierre Garnier y aborde sans détours la question du devenir de la langue picarde dans un monde moderne dominé par la technique. Il rejette le folklorisme et le passéisme. Il pose, et est probablement le premier à le faire, la question politique du devenir de la langue. Il aborde la question de la supranationalité en relation avec la régionalité, la question des littératures régionales et de leur place dans la littérature mondiale, il évoque Géo Libbrecht et son universalisme qui le pousse à écrire en picard. Ces textes sont remarquables, car ils se proposent de faire du picard et de la Picardie, une langue et une région « comme les autres », une matière dont tout le monde peut se saisir et non un héritage réservé à quelques-uns. Nous ne savons pas quelle a pu être la portée des textes de Pierre Garnier, mais il est remarquable que ce soit cette revue, dont les articles restent quand même toujours traditionnels dans leur forme et dans leur fond, évoquant le travail des sociétés savantes, qui ait pu les publier.

Les numéros s’enchaînent au rythme d’un par an. Le catalogue des publications s’enrichit régulièrement d’ouvrages sur le patrimoine, l’histoire et la littérature. En 1969, il comprend neuf volumes in-8e et cinq in-4e. Puis le catalogue des publications, trop important, fut tiré à part.

La revue est imprimée jusqu’en 1970 à Saint-Valery-sur-Somme puis par l’imprimerie Sinet à Grandvillers, avec laquelle, comme nous l’avons vu, René Debrie travaillait régulièrement. Le format ne change pas avant l’année 1986. Le nombre de pages oscille entre 48 et 68. Bernard Bocquillon assure l’édito, souvent mordant, jusqu’à son décès en 1981.

Des textes picards apparaissent. Ils sont souvent choisis par René Debrie et publiés dans son orthographe. Dans les années 70, des jeunes intègrent le comité actif d’Éklitra, comme Philippe Pauchet et Jean-René Langelier, présenté comme délégué étudiant.

L’association publie également, de 1976 à 1987, un bulletin trimestriel. Plus petit, reprographié, non relié, il n’est destiné qu’aux membres et propose des textes littéraires, des compléments, des comptes rendus de réunions…

Ainsi Éklitra édite beaucoup : une revue annuelle, imprimée, plutôt luxueuse, un bulletin trimestriel au format A5, et deux collections !

 

La revue, en plus de ces articles et de la bibliothèque picarde, rend compte de la vie de l’association et des événements qu’elle crée.

Le principal d’entre eux fut le colloque des lettres picardes qui s’est tenu à Amiens le 1er octobre 1972 et qui mériterait un article à lui seul.

Cet événement fut majeur. Pierre Garnier, qui en fut un des instigateurs, avait voulu ce colloque sur la littérature marquant l’entrée du picard dans le domaine de la langue et laissant derrière lui sa dimension dialectale et patoisante. Ce colloque était centré sur trois thèmes : les possibilités d’extension de la littérature picarde et son élévation au niveau de « notre » civilisation ; les possibilités d’unifier la langue et l’orthographe ; les problèmes de traduction.

Une bonne partie du numéro 7 d’Éklitra est consacré à cet événement.

Le colloque se tint à l’Institut Universitaire Technologique d’Amiens où René Debrie enseignait alors. Le nombre de participants dépassa largement les espoirs des organisateurs. On y vint de toute la Picardie linguistique, de Belgique, du Nord, du Pas-de-Calais… Les débats furent animés. Les participants impliqués. Éklitra, dans sa démarche stimulait, mais aussi répondait, peut-être sans le savoir, à une aspiration grandissante de reconnaissance de la langue picarde qui se faisait jour un peu partout, et qui se concrétisa plus tard par l’apparition d’autres associations, comme Ch’Lanchron, ou de fédération comme Chti Qui Pinse d’André Lévêque (après les Universités populaires picardes de 1979 et 1980 dans le nord et en Belgique).

Le numéro 10 d’Éklitra fête les dix ans de l’association. Ce numéro comporte un essai de traduction du Petit Prince par René Debrie, faisant écho aux thèmes du colloque de 1973.

Le numéro 13 de 1979 propose un texte de Pierre Ivart, dit Ivar Ch’Vavar, un auteur que nous oserions qualifier de provocateur, surtout à cette époque ! Encore une preuve d’ouverture d’esprit du Comité de la revue.

Éklitra, toujours sous l’impulsion de Pierre Garnier, créa également un prix littéraire, le prix Édouard David. Il récompensait de jeunes auteurs qui s’essayaient à l’écriture du picard. L’idée était bien sûr de stimuler la création littéraire.

 

Les années 80 marquèrent un tournant dans l’évolution de la revue. Deux de ses fondateurs, et moteurs principaux, disparurent. Bernard Bocquillon qui décéda brutalement, comme nous l’avons vu, et Pierre Garnier qui, petit à petit, se détacha de l’association. Son dernier article date de 1979. Le poète passa alors à autre chose, d’autres projets, une autre partie de sa vie. Il faut dire qu’Ekiltra était entrée dans une phase plus patrimoniale. D’autres associations, mouvements et personnes avaient pris le relais. Elle n’était plus le lieu unique de la modernité picarde, même si elle s’en réclama jusqu’à la fin, mais apparaissait plus comme celui de la connaissance de l’histoire et du patrimoine.

René Debrie se retrouva bientôt seul à décider des orientations de l’association. Il était par ailleurs également impliqué dans la vie du Centre d’études picardes créé dans le sillage de l’Université de Picardie. Une convergence dans la façon de concevoir les activités des deux structures était inévitable. Même si formellement les entités étaient bien distinctes, il nous semble que certaines publications d’Éklitra auraient pu figurer au catalogue du Centre d’Études Picardes, et vice-versa.

La revue changea de format en 1986, probablement pour des raisons économiques. La mise en page était moins soignée, la littérature moins présente, et la revue devint nettement moins attractive pour ressembler davantage à un bulletin associatif.

 

Après le décès de René Debrie en 1989, c’est Philippe Pauchet qui devint le directeur de la publication et prit en main la vie de l’association. Celle-ci se réduisait alors, et c’était déjà beaucoup, à ses nombreuses éditions.

Figure 5.

Figure 5.

Une tentative de renouveau eut lieu au début des années 2000 avec l’éphémère présidence de Marie-Laure Derivery (c’est sous sa houlette que fut publiée la table des travaux pour 1993/2000), mais sans suite réelle. Un nouveau prix Édouard David fut attribué en 2004, les textes furent édités dans la collection in-4e, il s’agissait du tome 114, mais la revue n’en rendit même pas compte, ce qui démontre la disparition de toute vie associative.

Le dernier numéro parut en 2009 puis l’aventure en resta là, sans plus d’explication, dans l’attente d’une éventuelle résurrection que certains de ses membres attendent toujours.

Notes

1 Laurent Bourdelas, Alan Stivell, Éditions Le Télégramme, 2012, 336 p. Return to text

2 Gallimard, 1967. Return to text

3 J’utilise ce terme par pure commodité, conscient de la difficulté à définir ce qu’est une région ayant, ou pas, une identité, et tout aussi conscient de la difficulté à définir ce terme. Return to text

4 E. de Coussemaker, Chants populaires des Flamands de France, recueillis et publiés avec les mélodies originales, une traduction française et des notes, in-4°, XXVI-419 p. et pl., Gand : impr. de F. et E. Gyselynck, 1856. Ici la page iv. Return to text

5 Fernand Carton et Alain Dawson, Index lemmatisé et étymologique de l’Atlas linguistique et ethnographique picard, Collection du Centre d’Études Picardes, n°54, Université de Picardie Jules-Verne, 2010, 218 p. Ici la page 1. Return to text

6 Jean-Michel Eloy, La Situation du picard à l’université comme image véridique des idéologies linguistiques en présence, 2010, s.l., s.d. Return to text

7 Nos patois du nord, n°1, juillet 1959, page 1. Return to text

8 Ibidem. Return to text

9 On peut lire dans le numéro 5 de la revue Nos patois du nord, à la page 32, dans le compte rendu de l’Assemblée générale qui s’est tenue à Abbeville le 1er mai 1961 que « M.M. Debrie, Lebègue et Vasseur se sont retirés avant le renouvellement du bureau. Un entrefilet du Courrier picard en date du 9 juillet 1961 a annoncé la fondation d’une “Société de linguistique régionale de la Picardie historique” ». Return to text

10 Linguistique picarde, n°1, décembre 1961, p. 1. Return to text

11 Ibidem, p. 3. Return to text

12 Lexique rouchi-français, tome VII de la S.L.P., publié en 1968. Return to text

13 Bulletin de la Société de linguistique régionale de la Picardie historique, 2e année, fascicule n°3, juin 1962, p. 27. Return to text

14 Enregistrement de Pierre Garnier, Office culturel régional de Picardie, février 2005. Return to text

15 Pierre Garnier, Manifeste pour une poésie nouvelle visuelle et phonique, Les Lettres, n°29, 1963. Return to text

16 Toutes les informations reproduites ici proviennent du cahier des délibérations de l’association Éklitra tenu par André Garnier, père de Pierre Garnier, et qui nous a été communiqué par Violette Garnier, fille de l’auteur. Return to text

17 On constate ici que cette préoccupation de « lancer » des étudiants sur les auteurs et les écrits de langue picarde est également récurrente. Return to text

Illustrations

References

Bibliographical reference

Olivier Engelaere, « Quand le picard échappe aux dialectologues :
les débuts de l’association Éklitra », Bien Dire et Bien Aprandre, 32 | 2017, 215-236.

Electronic reference

Olivier Engelaere, « Quand le picard échappe aux dialectologues :
les débuts de l’association Éklitra », Bien Dire et Bien Aprandre [Online], 32 | 2017, Online since 01 mars 2022, connection on 11 décembre 2024. URL : http://www.peren-revues.fr/bien-dire-et-bien-aprandre/768

Author

Olivier Engelaere

Directeur de l’Agence régionale de langue picarde - Amiens

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