Il n’y a pas de meilleure introduction à mon propos que le témoignage de Philippe de Commynes concernant la place occupée par la chasse dans la vie de Louis XI. Ce témoignage figure dans un passage bien connu, et aussi très caractéristique, de ses mémoires :
Pour tous plaisirs, il aymoit la chasse et les oyseaulx en leurs saisons, mais il n’y prenoit point tant de plaisir comme aux chiens […]. Encores en ceste chasse avoit presque autant d’ennuy que de plaisir, car il y prenoit de grandz peines. Il couroit les cerfz à force et se levoit fort matin ; et alloit aucunes foiz loing et ne laissoit pour nul temps qu’il feïst. Et ainsi s’en retournoit aucunes foys bien las et presque tousjours courroucé à quelqu’un : car c’est ung mestier qui ne se conduyt pas toujours au plaisir de ceulx qui le mainent. Toutefois il se y congnoissoit myeulx que nul homme qui ayt regné de son temps, selon l’oppinion de chascun1.
On reconnaît là la technique du chroniqueur-mémorialiste que Jean Dufournet a bien mise en lumière : en décrivant la passion de Louis XI pour la chasse, Philippe de Commynes a moins cherché à informer son lecteur sur le goût marqué du roi pour la fauconnerie et la vénerie que, plus généralement, à « démontrer que les plaisirs des grands ne sont pas purs de toute peine »2. Il n’empêche que ce passage met l’accent sur ce qui fut, sans doute, le principal divertissement de Louis XI.
Le témoignage des sources
Le goût de ce roi pour la chasse et pour les animaux de chasse est bien attesté par les sources. Un chroniqueur, Jean de Roye, nous montre, au détour de sa narration des événements de l’année 1474, Louis XI prendre en affection une région située au sud de Paris, qui ne présentait guère d’intérêt que pour les amateurs de vénerie :
Et apres, le roy [venant d’Angers] retourna par devers le pays de Beausse a Chartres et en Gastinois, au Bois Malesherbes3 et autres lieux voisins, ou il sejourna par certaine longue espace de temps, en chassant et prenant bestes sauvaiges, comme cerfz, sangliers et autres bestes, dont il trouva largement. Et pour raison de la grande quantité des bestes qui y furent trouvees, ayma fort ledit pays, combien que en autres choses il est maigre pays, sec, inutile et de petite valeur4.
Ce goût pour la chasse a frappé les voyageurs qui ont rencontré Louis XI. Ainsi, Leo de Rozmital, seigneur originaire du royaume de Bohême, ayant pu approcher le roi à Candes-Saint-Martin, près de Chinon, au printemps 1466, en fait une description courte mais révélatrice par la référence à la chasse qu’elle contient :
Item, le roi n’est pas grand, il a les cheveux noirs, le teint brun, les yeux enfoncés dans la tête, un nez long, les jambes courtes. Et on dit qu’il est l’ennemi des Allemands. Et son plus grand plaisir est la chasse (Und sein allergroster lust ist zum weidwerk). Et il se tient volontiers dans les petites villes et rarement dans les grandes et il a plus de soixante gardes qui toujours se tiennent en armure devant sa chambre5.
Un autre voyageur tchèque, l’écuyer Jaroslav, qui accompagnait une ambassade envoyée par Georges de Poděbrady, nota lui aussi que le roi de France, qu’il rencontra alors que Louis séjournait au château de Dampierre-en-Bray, près de Dieppe, passait son temps à chasser6.
Les témoignages concernant cette passion cynégétique de Louis sont particulièrement éloquents dans le corpus documentaire exceptionnel constitué par la correspondance du roi7. Ils portent surtout sur la recherche constante d’animaux de chasse que, le fait est bien connu, Louis XI collectionnait8. On sait qu’il mettait à contribution, souvent plaisamment, ses serviteurs et l’on ne résiste pas au plaisir de citer un extrait d’une lettre adressée à Ymbert de Batarnay, seigneur du Bouchage, en novembre 1480 :
Mettez la plus grant peine que vous pourrés a avoir des levrierez, et je vous donneray la chose que vous amez le mieux, que est argent9.
Dans la correspondance que Louis XI entretenait avec certains princes étrangers, le thème des animaux de chasse est également assez fréquent. En décembre 1457, par exemple, alors qu’il n’était encore que dauphin et exilé en pays bourguignon, il écrivit de Bruxelles au roi Alphonse d’Aragon :
Tres hault et tres puissant prince et mon très chier et tres honoré oncle, Woustre, palefrenier porteur de cestes, m’a presentement dit qu’il s’en va par devers vous et vous porte des oyseaulx de ce pays, ouquel ne se trouve nulz sacres. Et pour ce que se sont les oyseaulx en quoy je prens plus grant plaisir, et que par dela s’en trouve beaucoup, je vous prye qu’il vous plaise m’en donner deux et les m’envoyer par ledit Woustre et avec ce lui donner congié d’en achapter jusques a [le chiffre manque] et en ce faisant me ferez ung tres grant et singulier plaisir10.
En mai 1461, il adressa, du château de Genappe, à Francesco Sforza, duc de Milan, une lettre pour le remercier du don qu’il lui avait fait d’un gerfaut (girifalcus)11 et en mars 1466, il lui écrivit encore d’Orléans :
Très cher et très aimé oncle. Nous avons entendu dire qu’en l’île de Chio existaient des petits chiens qui sont parfaits pour la chasse et, particulièrement, pour la chasse au vol pour laquelle ils surpassent tout. Et notre désir étant d’en avoir, nous vous prions qu’il vous plaise de faire en sorte que nous en ayons cinq ou six de poil blanc ou roux. Et plus petits ils seront plus ils nous plairont parce que nous avons entendu dire que ce sont les meilleurs qui sont de cette sorte12.
En décembre 1481, c’est à Hercule Ier d’Este, duc de Ferrare qu’il propose un échange d’animaux de chasse :
Mon cousin, quant Pontbriand13 vint de devers vous, il me dist que vous aimiez les grans lévriers. Je vous en envoye ung et vous assure que, si le temps eust esté beau, je vous en eusse plus largement envoyé ; mes s’il est a vostre gré et vous y prenés plaisir, mandez le moi et je vous en envoyeai tant que en vouldrez. Il m’a dit que vous avez des liepars qui prengnent bien des lièvres14. Je vous prie que vous m’en envoiez ung et qu’il soit masle, et m’envoiez un de vos gens qui les saiche bien priver ; et si vous avez point de beau chien pour l’espervier, s’il vous plaist, vous m’en envoyerez. Et si vous voullez riens que je puisse, mandez le moy et je le feray15.
Seize mois plus tard, en avril 1483, Louis XI écrivit à ce même prince pour le remercier de son envoi :
Mon cousin, j’ay receu le lyepart qu’il vous a pleu m’envoyer par ce porteur, lequel est le plus beau et le meilleur que je veiz jamais, dont je vous mercye, et vous prye, s’il y a aucune chose de par deça en quoy vous prenez plaisir, que vous le me faictes savoir […]16.
L’image d’un chasseur acharné ressort de différents types de sources, y compris des sources comptables. Pendant son exil brabançon, Louis, qui était installé à Genappe, au sud de la grande forêt de Soignes, passa beaucoup de temps à chasser dans le pays. La comptabilité domaniale permet de constater qu’après son départ, le gibier y avait été décimé. Dans sa thèse consacrée à la justice des forêts et des chasses en Brabant, Arlette Smolar-Meynart souligne qu’après le départ de Louis XI pour la France, en 1461, le duc de Bourgogne fut contraint d’accorder au gruyer de Brabant, qui avait la ferme des garennes, une exemption du fermage pendant trois années parce que ces garennes avaient été vidées de leurs réserves durant le séjour du dauphin à Genappe : le gruyer, on le comprend, n’avait pas osé empêcher ou restreindre les chasses de Louis17.
Les récits des chroniqueurs, de même que les dépêches des ambassadeurs italiens, offrent d’autres témoignages d’une passion qui fait parfois oublier au roi de France ses devoirs politiques ou la simple prudence : en 1479, un ambassadeur du duc de Milan conta à son maître comment le roi faussa compagnie au chancelier de France et à des conseillers du Parlement, avec lesquels il devait travailler à Orléans, pour aller forcer un grand sanglier qui avait été repéré dans les environs. On sait aussi qu’un autre sanglier, blessé, le chargea et le mit en péril au cours d’une chasse en forêt de Mortagne18. On aurait garde, toutefois, d’omettre qu’à l’inverse, pour traiter d’affaires politiques et diplomatiques, Louis XI pouvait fort bien retarder son départ pour la chasse : l’ambassadeur milanais Alberico Maletta, en novembre 1463, rapporta ainsi comment le roi lui parla durant deux heures alors qu’il était déjà prêt à partir : E anche quando anday da luy, zà era aparigiato el cavalo per andare a caza19.
La chasse dans les propos du roi
Louis XI était imprégné de culture cynégétique. On constate, d’ailleurs, que lorsqu’il parlait ou écrivait, il utilisait volontiers des images de chasse et qu’il en truffait ses propos politiques ou administratifs. Ainsi dans une dépêche écrite en mai 1464 au duc de Milan le même Alberico Maletta raconta que le roi lui déclara, parlant de ses démêlés avec la Maison d’Orléans : Vuy sapeti che io me delecto in cazare, e anche me nhe intendo. Scriviti vostro signore che io cazarò tanto questa lepore de Ast, che in fine io la prendarò (Vous savez que j’aime chasser, et que je m’y entends. Écrivez à votre maître que je chasserai tant ce lièvre d’Asti que je finirai par le prendre)20.
De même, en juin 1468, désirant faire surveiller un serviteur qu’il soupçonnait de déloyauté, il ordonna au grand-maître de son hôtel, Antoine de Chabannes : Toutesvoies, en y mectant d’autres levriers apres la queue, dont cestuy-cy ne sache rien, il me semble que nous devrions avoir ce que nous demandons21. Dans la même affaire, il écrit encore : Monseigneur le grant maistre, retenez Frenon de Lorse avec vous jusques a ce que vous ayez parlé au prevost [des maréchaux], et que vous ayez sceu se la caille est de gibier, car je ne veulx point prandre rien pour le laisser aller, ainsi que je vous diz au departir, mès si elle est de gibier, faictes y diligence22.
Jean Molinet dans sa chronique rapporte, lui aussi, des propos à coloration cynégétique tenus par Louis XI en 1475, après la chute du connétable de France, Louis de Luxembourg ; ce dernier ayant été, conformément au traité conclu entre Louis XI et Charles le Téméraire, livré à la justice royale tandis que ses biens, par confiscation, avaient été acquis par le duc de Bourgogne, le roi eut un trait d’esprit bien caractéristique :
Et disoit le roy que beau cousin de Bourgoigne avoit faict du connestable comme l’on faict du renart, car il avoit, comme sage, retenu la peau, et il n’avoit que la chair qui guaires ne vailloit23.
La forte inclination que Louis XI a manifestée pour la chasse a clairement frappé les contemporains, à tel point qu’elle a paru indissociable d’une description aussi succincte du roi que celle que fit Leo de Rozmital24. On ne s’étonne donc pas qu’elle ait également constitué un thème dont ses adversaires se sont emparés pour renforcer les accusations de tyrannie qu’ils ont portées contre lui.
Une expression de la tyrannie
À l’origine de la critique de la politique royale en ce domaine, se trouve une mesure générale, datant de l’automne 1463, visant à l’interdiction de la chasse, qui est signalée par diverses sources narratives, à commencer par le Journal de Jean Maupoint.
Environ lesdiz trois mois de septembre, octobre et novembre et es aulcuns d’iceulx, il fut deffendu de par le roy a tous les nobles et gens d’eglise et a toutes aultres gens que ilz, ne les aulcuns d’eulx, ne chassassent a sers, sangliers ne autres bestez, a cor, a cri, a haie ne aultrement, sur peine de griefve punicion en corps et en biens, dont plusieurs du roiaume furent tres desplaisans, mais especialement il en despleust tres fort aus grans seigneurs nobles et a tous gentilz hommes, et de fait par toutes les bonnes villes de France par le commandement du roy expres et sur grandes peinnes fut ordonné que tous engins a prendre lesdictes bestes feussent brulés et mys en cendre, ce qu’il fut ainsi fait, en quoy pluseurs grans seigneurs et gentilz hommes eurent grand dommaige25.
Le chroniqueur arrageois Jacques du Clercq nous apporte sur ce point un témoignage très éclairant, puisqu’il décrit non seulement des faits, mais aussi la rumeur et l’interprétation qui en naquirent.
Environ ce temps aussi [automne 1463], Loys, roy de France, feit par toute l’Isle de France et environ brusler touts les rets, fillets et engins quy appartenoient a chasse et vollerie, tant pour prendre grosses bestes, comme perdrix, faisans et aultres bestes et oiseaulx ; et n’y en euist nuls a quy on ne les brulast, feuissent nobles, chevalliers ou barons, reservé a aulcunes garennes des princes de France. Et pareillement, comme on disoit, avoit faict faire par tout son royaulme, et la ou il avoit esté. Et moy estant a Compiegne, en veis plusieurs ardoir. La cause pourquoy il le faisoit estoit, comme on disoit, que la pluspart de son deduict estoit en chasserie et volerie26.
On trouve ici, sous la plume d’un témoin oculaire, l’affirmation, selon laquelle Louis XI, pour se réserver les plaisirs de la chasse, aurait interdit cette activité à l’ensemble de ses sujets, y compris aux nobles sur leurs terres27. Thomas Basin – un opposant acharné, il est vrai – l’en accusa explicitement, en dénonçant son effrenata aviditas :
Il était presque uniquement adonné à la chasse et […] son insatiable avidité, véritablement effrénée, le poussait à priver les grands seigneurs de tout son royaume des plaisirs et des agréments de la chasse par des édits dont la moindre sanction était la confiscation de leurs biens et la privation de leur liberté28.
Georges Chastellain – un chroniqueur bourguignon, il est vrai – dénonça, lui aussi, sur ce point la tyrannie de Louis XI, roi qui semblait avoir plus d’estime pour les chiens que pour les hommes.
En ce temps cy le souverain honneur et l’ensonniement de royale court, estoit que court devoit estre plus paree de chiens pour deduit que d’hommes pour vertu. En exemple de ce et comme le roy avoit toute son affection la assise, fit defense partout que nul si hardi, mesmes en ses propres terres, chassast, ni au gros ni au menu, sans sa grace et congé, sur peine de punition corporelle. Donc, pour ceste cause et pour autres et telles manieres de faire non jamais vues, il fit les cœurs froids contre luy et acquit peu de grace de ses subgets, nobles et non nobles, et moins aussi des princes de son sang, auxquels tous il donna une retrainte29.
Il l’accusa d’avoir violé la coutume en ne respectant pas les droits et les privilèges de la noblesse de France.
Quelles raisons peux tu alleguer apres, d’avoir recouppé par tout ton royaume l’ancienne juridiction de tes nobles en fait de chasserie et d’avoir fait defense a tous eux, sur grieves peines, de non chasser en leur propres terres, ne lievre, ne autre beste, ce qu’oncques roy ne fit, ne oncques livre ne contient le pareil cas, ne qui si mal sonne ? Au moins ne peut que tu ne souffres a chascun jouir de ce qui est sien et a luy appertenant, comme tu veux jouir toy mesme et user de ce qui concerne ta hautesse et ta couronne ! Le droit de patrimoine ne git pas en liberté de roy pour le tollir aux heritiers, sinon que par tyrannie et violentement il veuille rompre loi naturelle et escrite et mettre sus loi contre raison et divin ordonner, en confusion du monde30.
Il lui imputa aussi des actes de cruauté.
L’autre chose nouvelle que fit encore le roy, ce fut que, a un povre gentilhomme normand qui avoit chassé et pris un lievre ou deux en sa propre terre, contraire de sa deffense, il luy fit coupper une oreille. Laquelle chose sembloit dure a beaucoup de gens et cas pitoyable, qui en eust osé parler. Et de fait beaucoup de murmures s’en firent, et de cela et de plusieurs autres estranges manieres31.
Il est probable que, par-delà une lecture malveillante de la législation de Louis XI, il faut en rechercher les motifs dans une volonté de réprimer des abus et de protéger les droits et le gibier du roi. Au xve siècle, les conflits concernant le droit de chasse opposant les autorités royales ou princières à tel ou tel seigneur foncier étaient loin d’être rares. Ils pouvaient donner lieu à des poursuites, à des procès et même à des violences32. Une telle réalité pouvait conduire le pouvoir à prendre des mesures dont la portée était de toute façon limitée par le grand nombre de dispenses et d’exceptions nées de la faveur et de la volonté du roi33. En tout état de cause, une législation restrictive en matière de chasse existait hors du royaume de France : elle avait été très contraignante en Angleterre34 et l’était encore dans les principautés italiennes comme le duché de Milan des Visconti et des Sforza et le marquisat de Mantoue des Gonzague35. Par ailleurs l’ordre de détruire les filets de chasse et les pièges pouvait s’entendre aussi comme un moyen de protéger le gibier contre les excès de la « surchasse », au même titre que certains textes normatifs, dont on connaît un certain nombre d’exemples, interdisant l’usage de filets de pêche aux mailles trop étroites, avaient pour objet d’éviter la disparition des poissons décimés par la surpêche36. Il n’en reste pas moins que les ordres du roi, dictés par le souci de préserver la faune, pouvaient être interprétés comme un acte tyrannique.
On alla plus loin dans les accusations en décrivant le roi organisant une chasse à l’homme, digne des Chasses du comte Zaroff37, et prenant plaisir à de répugnantes chasses au rat menées devant lui, au moment où les atteintes de l’âge et les infirmités ne lui permettaient plus de pratiquer le mestier de venerie38. Bref, la « légende noire » de Louis XI s’est nourrie de récits liés à son goût avéré pour la chasse.
Une passion exceptionnelle ?
À reprendre tout le dossier que je viens d’évoquer, on a l’impression que sur le terrain de la chasse comme sur beaucoup d’autres, le comportement de Louis XI fut exceptionnel. Il apparaît tel, certes, si on l’isole de son époque, de son milieu, de sa culture. Une impression tout aussi fallacieuse peut, du reste, ressortir d’un examen « hors contexte » de la piété du roi. Il me semble qu’en réalité, la personnalité de Louis XI, en tant que roi chasseur, doit nécessairement être mise en perspective et comparée à celle de ses prédécesseurs et de ses contemporains.
En premier lieu, il faut rappeler que Louis s’inscrit dans une longue lignée de rois chasseurs. Sans remonter à Philippe le Bel, passionné de vénerie, qui mourut des suites d’un accident de chasse – la charge d’un sanglier ayant renversé son cheval39 – et qui fut accusé de négliger les affaires politiques pour se livrer à son activité favorite40, il est possible, en revanche de rappeler la place occupée par les activités cynégétiques chez les premiers Valois. Philippe VI et son frère Charles, comte d’Alençon, étaient réputés avoir, en leur temps, selon Gaston Fébus, meilleurs chiens lors qu’il n’a nulz maintenant ou monde41. On sait que la chasse était en honneur à la cour de Jean le Bon et que ce dernier comptait Gace de La Buigne, auteur du Roman des déduits des chiens et des oiseaux, parmi ses chapelains42. Sous Charles V et Charles VI, l’office de la vénerie prit des dimensions qu’il n’avait jamais atteintes. Yves Lesage de La Haye a ainsi montré qu’à la fin du xive siècle, la meute entretenue aux frais des finances de l’hôtel royal comptait 221 chiens, contre 12 sous le règne de Philippe le Bel43. La passion de Charles VI pour la chasse à courre et la chasse au vol est, par ailleurs, bien connue et a laissé nombre de traces dans les sources narratives44. Seul Charles VII semble n’avoir pratiqué la chasse qu’avec modération45. Martial d’Auvergne, dans ses Vigilles de Charles VII dit même de lui : Il chassoit pou46. Certes, on pourrait dire qu’une fois de plus, Louis XI a voulu, en se montrant chasseur acharné, se placer à l’opposé de ce père envié, admiré et haï ; toutefois, sur ce terrain c’est bien Charles, et non pas Louis, qui fait figure d’oiseau rare.
Louis XI n’était pas seulement l’héritier d’une tradition royale. Il était aussi le contemporain de princes qui avaient la même passion que lui. C’était le cas de nombre de princes de cette Italie, pour laquelle il avait tant d’inclination, et l’on n’est pas étonné de constater que c’est dans la correspondance du roi de France avec ses alliés italiens que les allusions aux chiens et aux oiseaux sont les plus nombreuses. Francesco Malaguzzi Valeri et, plus récemment, Margherita Azzi Visentini, ont bien montré l’importance des activités cynégétiques à la cour de Milan sous les Visconti et les Sforza47 ; Giancarlo Malacarne, quant à lui, a mis en lumière le même phénomène pour la cour des Gonzague, à Mantoue48.
Plus près de Louis XI géographiquement, sinon politiquement, la cour de Bourgogne fut également un centre où se développa l’ars venandi. On connaît la réputation de chasseur de Philippe le Hardi, fondateur de la dynastie des Valois de Bourgogne : dédicataire du Roman des déduis de Gace de la Buigne, il reçut aussi l’hommage de Gaston Fébus qui, dans son Livre de chasse dit de ce duc Philippe : il est meistre de nous tous qui sommes de mestier de venerie49. J’ai montré ailleurs quelle place importante la chasse a occupée dans la vie de Jean sans Peur, fils et successeur de Philippe le Hardi50. Quant à Philippe le Bon, il semble avoir, lui aussi, été un grand amateur de chasse. Le fait apparaît dans la correspondance privée qu’il échangea avec son neveu Jean Ier, duc de Clèves, et où on lit, par exemple, cette phrase plaisante : je ne fois que chassier mais les sanglers sont sy magres qui queurent comme le deable51. Georges Chastellain, dans le célèbre portrait qu’il fit de lui, écrit : tout le passe temps de son dehors sy estoit le deduit de la chasse, et tout a force et a grands frais52. Christoph Niedermann, dans l’étude très complète qu’il a consacrée aux activités cynégétiques à la cour du duc Philippe le Bon, a montré que, dans la pratique de la chasse de ce duc de Bourgogne, alternaient des périodes d’activité intense, avec deux ou trois parties de chasse par semaine, et des périodes plus calmes53 : à la différence de Louis XI qui, à en croire Commynes, ne renonçait à une chasse pour nul temps qu’il feïst, son bon oncle de Bourgogne se souciait des aléas du climat et choisissait de forcer le gibier surtout à la belle saison et quand le temps était clément54. Charles le Téméraire était lui aussi un prince chasseur et Olivier de La Marche, qui l’a bien connu et bien servi, rapporte : il aimoit la chasse sur toutes choses et voulentiers combatoit le senglers et en tua plusieurs. Et il ajoute : Il aimoit le vol du herron55. Quant à la fille et héritière du Téméraire, la duchesse Marie de Bourgogne, elle pratiquait la fauconnerie et, comme chacun sait, mourut des suites d’un accident de chasse56.
Après cette énumération, il est difficile de faire de Louis XI une exception. Le caractère spécifique de son goût pour les activités cynégétiques est peut-être simplement à rechercher dans une certaine exclusivité. Collectionner les oiseaux et les chiens, pratiquer la vénerie et la fauconnerie, parler de chasse semblent avoir été les plus grands plaisirs du roi. À la différence de son oncle Philippe le Bon, qui aimait tous les gibiers, Louis XI ne semble pas avoir été un homme à femmes57. Mais au-delà du divertissement, du passe-temps physique, et même très physique, qui pouvait permettre un certain défoulement, il convient de saisir la chasse sous d’autres aspects afin de mieux saisir ce qu’elle représentait pour un personnage comme Louis XI.
La fonctionnalité de la chasse
Il convient, en premier lieu, de mettre l’accent sur les aspects pratiques des activités cynégétiques. Yves Lesage de La Haie a montré que le rôle de la vénerie royale était avant tout d’approvisionner la table du prince et des siens en gibier. De ce point de vue, on peut être d’accord avec cet auteur qui écrit : « Le roi chasse pour prendre sa part d’un travail utile », ce qui n’exclut pas le caractère ludique de l’exercice, mais qui le met sur le même plan que l’activité quotidienne des veneurs qui « chassent tous les jours […] presqu’à longueur d’année, pour saler une, deux ou trois bêtes par jour »58. N’oublions pas en effet que l’abondance des venaisons est facteur de prestige59.
Il faut aussi insister sur les aspects culturels et sociaux de la chasse. Le roi Louis XI, n’en déplaise à ceux qui veulent en faire, à toute force, un personnage marqué par une modernité imaginaire, était le représentant d’une culture aristocratique dont il était imprégné. Sa pratique de la chasse, sa passion pour les chiens, les rapaces, la vénerie, la fauconnerie renvoient au genre de vie nobiliaire dont elles étaient des composantes essentielles. En ceci, le roi s’intégrait parfaitement à un milieu social où il nous apparaît comme primus inter pares.
Les activités cynégétiques revêtaient aussi un aspect politique. Le roi chasseur restait un homme de gouvernement et une partie de chasse pouvait couvrir une action politique ou diplomatique : c’est ainsi que durant son exil brabançon, Louis, encore dauphin, rencontra Jean V, comte d’Armagnac, au champs en allant a la chasse, afin de ne pas lui ménager une entrevue officielle car le comte avait quitté le royaume au mépris des ordres du roi et du Parlement60.
Mais plus généralement, et au-delà des simples subterfuges, la chasse pouvait revêtir une signification et avoir une fonctionnalité politiques plus profondes. Nous avons déjà remarqué que les propos de Louis XI recelaient des images cynégétiques. Le roi comparait volontiers son action politique à une chasse, ses serviteurs à des chiens de meute et ses adversaires à du gibier. Dans sa vision des choses, la chasse pouvait être considérée comme une allégorie de l’action politique. Or, Louis n’était pas le seul prince à penser ainsi : Jean sans Peur, par exemple, qui pratiquait beaucoup la chasse au loup, se posait en défenseur du pauvre peuple et des troupeaux, donc du bien commun, contre les « loups dévorants ». Ceux-ci furent assimilés aux adversaires politiques du duc de Bourgogne dont le premier d’entre eux, Louis, duc d’Orléans, avait pris le loup comme emblème61.
Un autre aspect qu’il ne faut pas omettre, quand on s’intéresse à la fonctionnalité politique de la chasse est que cette activité implique la mobilité : tout comme les pèlerinages, que Louis XI a beaucoup fréquentés, la chasse permet de sillonner un pays, de prendre possession de l’espace, de se faire voir et reconnaître par les populations, d’entrer en contact direct avec les sujets. Cette utilisation des activités cynégétiques à des fins de quadrillage et de contrôle d’un pays est attestée, par exemple, à la cour des princes italiens que Louis admirait62.
Enfin, et c’est un dernier aspect qu’il faut aborder, la chasse implique un genre de vie. Louis XI y attachait tant d’importance qu’il tint à en laisser une trace à la postérité. Il faut ici, en effet, mentionner la statue du roi qui se trouvait jadis sur sa sépulture en l’église de Notre-Dame de Cléry : Louis qui n’avait pas voulu être enterré en l’abbatiale de Saint-Denis, n’avait pas plus désiré être représenté, sur sa tombe, revêtu des insignes du pouvoir royal. La description de ce que devait être le monument se trouve dans les instructions accompagnant un dessin envoyé par Jean Bourré au peintre Colin d’Amiens :
Maistre Colin d’Amiens, il faut que vous faciez la pourtraicture du roy, nostre sire, c’est assavoir qui soit a genoux sus ung carreaul comme ycy dessoubz, et son chien costé luy, son chappeaul entre ses mains jointes, son espee a son costé, son cornet pendent a ces espaules par darriere, monstrant les deux botz. Outre plus fault des brodequins, non point des ouseaulx, le plus honneste que faire se pourra, habillé comme ung chasseur […]63.
Louis XI figurait donc, sur sa tombe, à genoux, en costume de chasse, avec un chien couché à ses côtés. Il voulait être « chasseur pour l’éternité ». Le contraste entre cette image privée et intime, choisie par le roi à la fin de sa vie, et l’image politique de la fonction royale liée au développement de l’État, auquel il avait si puissamment contribué, n’a pas manqué d’intriguer les historiens. Paul Murray Kendall, l’un des plus célèbres, sinon le mieux avisé, de ses biographes, a écrit, par exemple, alors qu’il était à la recherche de l’Ego du roi :
Un chasseur… un chasseur adorant à jamais Notre-Dame de Cléry : telle est l’image qu’entre toutes il choisit de laisser à la postérité. Rien peut-être dans la vie de Louis n’est plus énigmatique que cette effigie ; et pourtant, comme nombre de ses réactions, même les plus imprévues, peut-être n’est-elle que le reflet d’une absolue simplicité, d’une simplicité qui sut d’ailleurs dérouter autrui bien plus encore que les plus subtiles de ses ruses. De tous les personnages qu’abritait son être complexe, sans doute est-ce le chasseur qui, devant Dieu, correspondait pour lui à son moi le plus vrai64.
Naturellement, le message d’humilité chrétienne que portait le choix du programme iconographique de cette tombe – qui était, après tout, une tombe royale –, ne pouvait qu’échapper à un auteur qui voulait faire à toute force de Louis XI un roi « rusé » et « moderne ». Or, cette effigie funéraire évoque moins une démarche d’introspection qu’un message à l’usage des mortels : malgré toute sa puissance temporelle, le roi de France n’était qu’un humble veneur.
Ce message, toutefois n’était peut-être pas univoque. En effet, l’image du roi chasseur évoque aussi celle, plus littéraire, des vertus du veneur. Une bonne illustration de ce thème se trouve dans le prologue du Livre de chasse de Gaston Fébus dans lequel, après voir montré que la vie du veneur permet à l’homme d’esquiver la tentation et les péchés, l’auteur écrit : Donc soyez tous veneurs et ferez que sage, cette exhortation venant après l’affirmation : Donc dis je que veneurs s’en vont en paradis, quant ils meurent, et vivent en ce monde plus joyeusement que nulle autre gent65. Il n’est pas trop audacieux de penser que Louis XI qui, comme le comte de Foix un siècle plus tôt, aurait pu dire qu’il était du mestier de venerie, avait aussi de telles pensées en tête lorsqu’il imagina le décor de son tombeau.