Marguerite Duras et le roman-photo
Dans une des premières monographies sur le roman-photo, on peut découvrir un aveu un rien surprenant, recueilli au cours des entretiens qui ont nourri la rédaction du livre. Évoquant in fine l’avenir du genre (nous sommes en 1979), Serge Saint-Michel se fait ainsi l’écho d’un vœu cher à Hubert Serra, surnommé le Cecil B. de Mille du roman-photo : « Hubert Serra rêve d’un roman-photo filmé par David Hamilton sur un scénario de Marguerite Duras »1. Des considérations similaires se lisent sous la plume de Jean-Claude Chirollet, qui s’exprime sur le même sujet dans les mêmes années : « [l]es réflexions esthétiques des écrivains représentatifs du “Nouveau Roman” […] sont […] d’un apport très stimulant pour la réflexion concernant les adaptations photoromanesques de récits »2.
Le contexte de chacune de ces déclarations fait référence à la distinction, alors communément admise, entre « roman-photo » (commercial, populaire, sentimental, dénué de toute valeur culturelle) et « photo-roman » (sa version culturellement légitime, esthétiquement ambitieuse, mais hélas aussi à peine attestée, si ce n’est non encore existante)3. Il témoigne aussi de la conviction, également très partagée, que le roman-photo, objet de mépris voire de haine depuis ses premières origines4, est capable de se moderniser, c’est-à-dire de s’améliorer, et que la voie royale de cet aménagement passe par une collaboration avec de « vrais » écrivains, soit sous la forme d’adaptations, soit par le biais de créations originales. La première formule avait été introduite dès la seconde moitié des années 1950, avec du reste un succès de vente autant que d’estime5. La seconde formule tardera encore quelques années à surgir, mais prendra tout son envol avec la collaboration de Benoît Peeters et de Marie-Françoise Plissart, notamment pour un roman-photo muet formant diptyque avec une lecture très fouillée de l’œuvre et du genre par Jacques Derrida6.
Innover, certes, mais pourquoi citer Duras ? À cette réponse il y a d’abord des raisons génériques aussi bien qu’institutionnelles : Duras s’est vite tournée vers le cinéma tout en s’intéressant au ciné-roman7, deux formes d’écriture inséparables, avec la bande dessinée et le feuilleton littéraire sentimental, de l’écologie médiatique du roman-photo. Mais il y a aussi une raison plus fondamentale : la proximité de son œuvre avec le cœur même du roman-photo, qui est le mélodrame dans ce qu’il a de plus exacerbé, les questions de désir et d’incompréhension ou de solitude à l’intérieur du couple, le problème de l’identité des personnes au sein des structures familiales8 – tout y est, à l’exception bien entendu du happy ending (mais il serait faux de croire que tous les romans-photos connaissent un dénouement heureux et il serait plus faux et surtout plus méprisant encore de croire que les lecteurs du roman-photo seraient dupes de l’optimisme programmé des cases finales du genre)9. Enfin, il y a non moins, de manière sans doute plus superficielle mais pas pour autant plus insignifiante, des motifs d’un tout autre ordre encore, dont un petit pan est révélé par le même Hubert Serra, initialement auteur freelance de romans-photos pour les Éditions du Rempart (Lyon) et les Éditions Mondiales de Cino Del Duca (Paris), puis producteur maison des romans-photos du magazine Femmes d’aujourd’hui (Bruxelles). Dans ses mémoires, un témoignage de première main sur les personnes et le milieu qui ont permis au roman-photo français d’exister des années 1950 aux années 1980, il décrit la rencontre suivante, organisée par son collègue et complice Georges Figon10 au début des années 1960 :
Connaissant l’ami de Marguerite Duras, il entra dans le cercle de l’auteur de Moderato cantabile. Puis il se mit en tête de me la faire rencontrer. J’ai toujours eu une certaine méfiance des gens célèbres, ayant été souvent déçu, mais plutôt par ce qu’ils étaient. Néanmoins, j’aurais bien aimé réaliser une de ses œuvres. Nous convînmes d’un déjeuner qui eut lieu au « Petit Louis », un restaurant du quartier.
Je vis arriver une petite femme très couverte, habillée simplement et qui ne payait pas de mine. Elle avait une voix douce et semblait prendre le temps de composer ses phrases car elle marquait des temps d’arrêt dans son débit. Son regard, derrière ses lunettes épaisses, avait quelque chose de singulier. Un je ne sais quoi de persistant qui semblait vous fouiller l’âme. Ce qu’elle disait était toujours concis, il n’y avait rien à rajouter.
Naturellement, nous parlâmes de romans-photos. Elle n’avait rien contre, au contraire, elle aurait bien aimé que je réalise un de ses romans qui se déroulait en Italie, Les Petits Chevaux de Tarquinia. Il était difficile de parler littérature sans évoquer la concurrence imaginaire qu’évoquaient Françoise Sagan et elle-même. Je lui fis remarquer que Sagan avait certes de gros tirages, mais qu’elle n’avait pas le même public qu’elle-même.
« Votre public, dis-je, est plus choisi ou plus averti. Au fond, vos admirateurs se recrutent dans l’élite.
Elle eut un silence.
– Ce que vous me dites me fait plaisir, me dit-elle.
Re-silence.
– Mais tout de même, des tirages plus importants me combleraient. »
Je compris soudain la puissance du silence « durassien ».11
Le projet tournera court, hélas : Serra trouve l’intrigue des Petits Chevaux de Tarquinia un peu maigre, difficile à convertir en feuilleton hebdomadaire. Quant à Moderato cantabile, « un film en avait déjà été tiré »12.
Du cinéma au ciné-roman
Le témoignage de Serra est précieux, et non seulement parce qu’il est absent des grandes biographies de Laure Adler et de Jean Vallier13, mais aussi parce qu’il est (significativement ?)… incomplet. De Moderato cantabile, il existe en effet non pas une mais deux adaptations, puisque le film de Peter Brook (1960) a lui-même fait l’objet d’une adaptation au second degré, sous forme de ciné-roman-photo, genre ou plutôt média que l’on pourrait définir comme une novellisation sous forme de roman-photo (Fig. 1 a/b)14.
L’objet de cet article est d’ouvrir le chantier de ces adaptations d’adaptations, qui sont importantes dans la réception de Duras, mais que la recherche traditionnelle, pour des raisons parfaitement compréhensibles, risque de laisser de côté. Le ciné-roman-photo cumule en effet les handicaps : il s’agit d’un média oublié, dont les traces sont difficiles à reconstituer ; et dans la mesure où il se situe lui-même sur les confins du roman-photo, il pâtit inéluctablement des préjugés tenaces à l’égard de cette forme d’industrie culturelle (si le cinéma est à la fois art et industrie, le ciné-roman-photo, lui, est considéré comme industrie seulement).
L’intérêt de la lecture de cette lecture n’est pas seulement archéologique (l’exhumation d’une pièce moins connue d’une œuvre « dérivée »), il tient surtout à la possibilité d’explorer des formes de réception qui échappent au regard, faute d’implication directe de Marguerite Duras dans ce type d’entreprises15. En l’occurrence, il s’agit moins d’œuvres produites en marge du corpus durassien proprement dit que d’œuvres lues par un public qui n’était pas forcément lecteur des textes ou spectateur des films de Duras, et qui dans une certaine mesure pouvait même ignorer jusqu’à l’existence même de l’autrice ou ne la connaître que par ouï-dire. Situation apparemment troublante, mais en fait bien plus courante qu’on ne le pense. L’étude des avatars du « cinéma sur papier », si on peut regrouper par ce terme toute une série de produits déclinant sous forme imprimée des films peut-être jamais vus, montre clairement que l’écart entre le public de l’œuvre-source et celui de l’œuvre-cible peut être considérable. Les spectateurs de Guerre et Paix (King Vidor, 1956), pour prendre un exemple élémentaire, n’avaient pas tous lu le roman de Tolstoï, dont ils n’avaient souvent aucune idée précise (pour une certaine frange du public, Guerre et Paix ne fut probablement rien d’autre que le nouveau film d’Audrey Hepburn), tandis que le nombre de lecteurs de la version ciné-photo-romanesque passant du magazine au roman était sans doute plus réduit encore. Dans bien des cas, il est même tout à fait raisonnable de supposer que le public des ciné-romans-photos n’avait même pas vu le film de départ : les magazines spécialisés s’adressaient en effet à deux types de publics, celui des cinéphiles et celui, nettement plus large, des personnes intéressées par le monde du cinéma mais n’ayant pas toujours accès aux salles (pour des raisons financières, d’âge ou d’éloignement géographique)16. Or, les théories contemporaines de l’adaptation donnent une vraie place à ces phénomènes de réception décalée17, dont l’impact sur l’étude générale d’une œuvre s’annonce très prometteur.
Moderato cantabile n’est du reste pas le seul film à avoir subi (selon les uns) ou bénéficié (selon les autres) d’une telle adaptation. Dans les pages qui suivent, je me pencherai sur un second exemple, celui de la reprise du film tiré d’Un barrage contre le Pacifique (René Clément, 1958), adaptation ciné-photo-romanesque très différente et partant très intéressante du point de vue de la réception élargie et radicalement infidèle qui nous intéresse ici.
Les écarts entre les deux avatars du ciné-roman-photo inspiré de Duras se situent à plusieurs niveaux. D’un côté, la distance entre source (le roman de Duras, puis l’adaptation cinématographique) et cible (en l’occurrence les lecteurs du ciné-roman-photo) est nettement plus grande dans le cas d’Un barrage contre le Pacifique que dans celui de Moderato cantabile. Contrairement à ce qui s’est passé avec le film de Peter Brook, Marguerite Duras n’était nullement impliquée dans la rédaction du scénario du film de René Clément (comme on pouvait s’y attendre, elle ne tardera pas longtemps à se sentir trahie par Clément, dont l’adaptation fut pourtant très bien reçue18). A priori, la main ou la voix de Duras sont donc moins présentes ou visibles dans le double ciné-photo-romanesque d’Un barrage contre le Pacifique que dans celui de Moderato cantabile.
De l’autre, la chaîne des adaptations nous éloigne encore plus loin de l’autre et du centre franco-français de l’œuvre. Bien que dirigé par un réalisateur français, Barrage contre le Pacifique19 fut une coproduction italo-américaine visant d’abord le marché international comme en témoigne le choix des vedettes, dont aucune n’était française, cependant que la poursuite de l’œuvre sous forme de ciné-roman-photo suit une trajectoire analogue. Une première version, simultanée du lancement du film, est encore française (Fig. 2), mais la seconde (Fig. 3) sera italienne (qu’on examinera ici dans sa traduction française). Qui plus est, l’une et l’autre de ces deux versions sont publiées dans des magazines moins prestigieux que celui où paraîtra Moderato cantabile, c’est-à-dire Mon Film20.
On l’aura compris : l’objectif de cette analyse n’est pas de comparer les ciné-romans-photos avec leur source cinématographique (et certainement pas avec le roman de Duras, quel que soit du reste l’intérêt d’une telle démarche). On sait que le film de Clément prend les libertés d’usage avec l’œuvre de départ, notamment pour ce qui est des relations semi-incestueuses entre frère et sœur, soigneusement mises au second plan, et de la critique durassienne de la politique coloniale, « naturalisée » au profit d’un combat mythologique entre nature et culture (combat du reste transformé en grand spectacle hollywoodien et joliment couronné par une fin plus heureuse). De la même façon, le ciné-roman-photo est aussi un dispositif qui, loin de reproduire mécaniquement les films qu’il adapte, procède à une série de modifications tendant à rapprocher le résultat final des caractéristiques du média qui lui sert de modèle, le roman-photo. De là entre autres l’alignement sur la mise en pages stéréotypée ou le langage non moins conventionnel des dialogues et de la voix off (systématiquement ajoutée à n’importe quel ciné-roman-photo de type commercial)21. Pour fascinantes qu’elles soient, ce genre de transformations ne seront pas l’objet de cette étude, qui s’en tiendra plus modestement à une lecture « interne », mais comparée, d’un seul exemple du corpus ciné-photo-romanesque durassien.
Du cineromanzo au ciné-roman-photo
Pour ce faire, quelques brèves précisions sur le ciné-roman-photo ne sont pas inutiles. Le cineromanzo est une invention italienne de la première moitié des années 1950, qui repense le genre un peu usé du « cinéma raconté », petits fascicules reprenant l’intrigue d’un film illustré par un nombre variable d’images, et alignant le récit sur le format médiatique le plus populaire de ces années, le roman-photo22. Grâce au ciné-roman-photo, les producteurs parviennent à élargir l’assise financière de leurs activités, en cédant les droits à des magazines spécialisés23, mais aussi et surtout à faire une publicité supplémentaire pour les nouveautés, puis à créer de nouvelles formes de dialogue et d’échange avec les fans et à soutenir par là les efforts de lancer ou de relancer certaines vedettes. Un des noms clés de ce nouvel élargissement de l’industrie cinématographique est Dino De Laurentiis, co-propriétaire de la compagnie Ponti-De Laurentiis, et producteur de… Un barrage contre le Pacifique, où l’on va retrouver son épouse, Silvana Mangano24, aux côtés d’Anthony Perkins, Richard Conte et Jo Van Fleet. Avec l’aide des éditions Lanterna magica, courroie de transmission de ses productions dans les premières années du genre, De Laurentiis aura un rôle pionnier dans l’essor du ciné-roman-photo.
Le succès aidant, les magazines de ciné-roman-photo se multiplient de manière aussi rapide qu’éphémère. Après quelques années, on observe déjà un déclin très net, du moins en Italie (l’éditeur phare, Lanterna magica, cesse rapidement de sortir des nouveautés). En France, par contre, où le roman-photo paraît avec un petit décalage temporel, le succès s’avère plus durable (on considère généralement que l’âge d’or du genre y va de 1955 à 1965). Le marché français absorbe aussi un grand nombre de magazines italiens, qui survivent en exportant les traductions de leur production locale (imprimée en Italie, même si la plupart des magazines avaient aussi une adresse parisienne). Le cas d’Un barrage contre le Pacifique reflète cette bipartition : la version ciné-photo-romanesque de Ciné-Révélation est une création française, celle de Ciné-Succès une importation italienne25.
Entre les deux adaptations, les différences sont réelles, mais elles ne devraient pas faire oublier que tant Ciné-Révélation que Ciné-Succès respectent les contraintes fondamentales du genre. Essentiel à cet égard est l’anonymat. Les magazines ne donnent jamais le nom de l’auteur ou des auteurs responsables du travail de refonte d’un film sous forme de ciné-roman-photo26. La raison d’une telle omission est tout sauf anecdotique. Si elle reproduit le peu d’estime dans lequel on tenait ces produits dérivés, l’absence de tout nom d’auteur – absence d’autant plus radicale que les archives, pour autant qu’elles existent, n’ont gardé aucune trace de ces tâcherons – révèle avant tout un déplacement radical de la « fonction-auteur » : le ciné-roman-photo est un genre dont l’auteur n’est pas l’agent ou le groupe de personnes qui fabriquent l’œuvre, textes et images confondus, mais le magazine, qui aspire à imposer sa griffe dans un marché où des dizaines de publications sont en compétition pour appliquer un modèle à succès tout en l’infléchissant de manière plus ou moins subtile dans l’espoir de se démarquer de la concurrence.
La culture d’entreprise propre à chaque revue touchait à la fois aux œuvres proprement dites (mise en page, articulation vignettes et phylactères, type de photos utilisées, entre autres) qu’à la structure et au contenu des magazines mêmes (à leur paratexte, si on préfère : première et quatrième de couvertures, autres rubriques, publicités, par exemple). Il faut donc s’y attendre : Duras en Ciné-Succès sera tout autre que Duras en Ciné-Révélation.
L’une cause, l’autre montre
Commençons par détacher les principales divergences, qui du reste ne vont pas toujours dans la même direction. Contrairement à d’autres ciné-romans-photos qui connaissent plus d’une version, le nombre d’images identiques se réduit ici à presque zéro27. Ce clivage prouve que les auteurs n’ont pas travaillé à partir du même jeu de photographies de plateau ou de photos publicitaires mises à disposition par le distributeur, mais à partir de visionnages indépendants (généralement dans les locaux des distributeurs). Certes, Ciné-Succès utilise également quelques photos de plateau, de meilleure qualité et toujours reproduites dans un format plus large, parfois même en pleine page, mais la piètre qualité des autres images laisse supposer que les photogrammes ont été pris à partir d’une copie en termes d’exploitation commerciale (c’est-à-dire repris par le distributeur après les projections en salle), donc matériellement dégradée (chose tout à fait habituelle dans les revues moins chic).
Cette antinomie, que l’on retrouve du côté du lettrage, plus soigné dans Ciné-Révélation que dans Ciné-Succès, ne signifie nullement que la version française soit supérieure à son double italien, bien au contraire. Ciné-Révélation est visiblement une publication qui n’est pas encore parvenue à secouer la tutelle du roman-photo. L’ascendant de ce modèle se note avant tout dans la détermination de la longueur du ciné-roman-photo. Ciné-Révélation mélange dans ses numéros ciné-romans-photos en mode feuilleton – héritage direct du roman-photo, dont le régime habituel était alors le feuilleton, non le récit complet28 – et ciné-romans photos complets – mais ces derniers ont la même longueur, en l’occurrence cinq pages, qu’un épisode standard de roman-photo, la plupart du temps entre quatre et six pages. Une telle réduction drastique condamne Ciné-Révélation à toutes sortes d’acrobaties narratives, vu que le contrat de lecture supposait qu’on offre au lecteur « tout » le film, et pas seulement quelque libre évocation de son sujet. Elle a surtout un impact considérable, et à vrai dire délétère, sur la manière de raconter. Dans Ciné-Révélation, le récit passe entièrement par le texte, souvent touffu, les images n’ayant pas d’autre fonction que de « remplir » l’espace restant de la case.
Il en va tout autrement dans Ciné-Succès, qui est déjà pleinement une revue de ciné-roman-photo. Disposant de 63 pages (il est vrai de moitié plus petites que le grand format de Ciné-Révélation), chacune d’elles accueillant en moyenne cinq photographies, le magazine a le temps de raconter aussi, mais certes pas exclusivement, à l’aide d’images. Ciné-Succès est sans conteste une publication « pauvre », du point de vue de son exécution matérielle, mais elle fonctionne beaucoup mieux en tant que narration hybride. Dans Ciné-Révélation on ne perd rien à ne lire que le texte. Dans Ciné-Succès les images prennent souvent l’initiative.
On peut continuer la comparaison au niveau de la mise en page. Les deux magazines varient sur le modèle classique de la grille – plus irrégulière dans Ciné-Révélation, qui présente quatre strips horizontaux de trois à quatre images de largeur variable, que dans la version plus académique de Ciné-Succès, avec généralement trois rangées de deux photographies de format semblable. Diversité versus monotonie ? Absolument pas, car dans Ciné-Révélation, le dynamisme (relatif) de la mise en page ne s’accompagne d’aucun effort de mise en séquence. Chaque vignette fait passer à un nouveau maillon du récit et la solution de continuité entre les photos juxtaposées est absolue (même des formes de montage aussi élémentaires que le champ-contrechamp font défaut). On est loin du flux du roman-photo, dont les répétitions apparemment oiseuses facilitent quelque chose de plus important : l’immersion. De la même façon, les mises en pages de Ciné-Révélation se trouvent également privées de tout effet de tabularité : il y a des tesselles, mais pas de mosaïque ; des perles (si on veut), mais pas de collier.
Dans Ciné-Succès, l’indigence (réelle) des photos et surtout de la reproduction des photos n’empêche nullement la création de séquences visuelles et d’effets tabulaires d’une grande force. La seule concaténation des photogrammes est dépassée presque partout : la mosaïque est là (c’est la tabularité), le collier aussi (c’est la séquence).
Comparez par exemple la double page au début de Ciné-Succès (première rencontre de l’« intrus »), où les images suffisent à faire sens (Fig. 4), et ce qu’on trouve dans Ciné-Révélation, où le seul facteur de continuité et de surplomb est le texte (Fig. 5)29.
Et venons-en, pour finir, à une autre différence, la plus capitale de toutes peut-être, celle entre le rôle (fictif) et l’actrice (la personne biographique). Ciné-Révélation s’ouvre sur la présentation, en plan tantôt américain (Suzanne), tantôt rapproché (d’abord Joseph, puis la mère) et avec un discours explicatif très circonstancié, des trois membres de la cellule familiale, qui sont bien sûr ceux du film, non ceux du livre (l’ajout d’un patronyme, Dufresne, est sans doute le premier changement qui saute aux yeux). Mais les conventions propres au magazine font que les détails de la distribution (« Suzanne Dufresne : Silvana Mangano ; Joseph : Anthony Perkins ; Mme Dufresne : Jo Van Fleet ») se voient relégués en bas de page, hors-cadre pour ainsi dire, et en lettres minuscules. Très vite, du reste, la focalisation sur les personnages et surtout le corps des personnages se perd. Rien ou presque n’est fait pour mettre en valeur le physique des vedettes du film. Ce qui compte, c’est le récit, davantage que son incarnation par Silvana Mangano et d’autres. Le constat peut laisser perplexe si on prend en considération le nombre de vignettes où l’actrice principale est visible dans les cases : elle apparaît dans deux images sur trois. Toutefois, en dépit de cette surreprésentation quantitative, Silvana Mangano passe presque inaperçue, tant les photos « noient » son personnage, alors que peu d’enchaînements permettent d’en suivre l’évolution.
La proportion de ces présences et absences est la même dans Ciné-Succès, qui commence d’ailleurs par un générique en bonne et due forme : deux photos sur trois montrent également la Mangano, cependant elle y crève presque toujours la page, non seulement par la taille des images mais aussi par les effets de répétition et de luminosité – pour ne rien dire du caractère nettement plus évocateur de son apparence dans plus d’une scène, et pas uniquement celle de la douche.
Ici aussi, à titre de comparaison et sans autre commentaire, puisque les images parlent d’elles-mêmes, voici le « même » fragment vu par les deux adaptations (Fig. 6 et 7) :
Cette disparité, Ciné-Révélation montrant Suzanne Dufresne, Ciné-Succès Silvana Mangano, n’est pas sans rapport avec la structure globale des deux revues. Ciné-Révélation alterne des plages de ciné-roman-photo avec toutes sortes d’articles sur le monde du cinéma : reportages de tournage, potins, photos de pin-up et autres divertissements. Ainsi l’attention du public est-elle invité à se diffracter : Un barrage contre le Pacifique est juste l’une des nombreuses facettes d’un univers qui séduit tout en restant inaccessible, et rien de plus. Ciné-Succès par contre est comme un autel dressé pour la déesse Mangano, qui occupe le centre de tous les regards dès la première de couverture et à qui que le reste du magazine ne cherche pas à ravir la vedette. Le paratexte se limite à quelques photos, sommairement légendées au moyen de textes d’une platitude à toute épreuve. La quatrième de couverture montre par exemple un portrait en pied niaisement sexy de Rossana Podestà, autre diva italienne de l’époque, mais dont le commentaire très conventionnel ne manque pas de jeter un petit froid : « Rossana Podestà, la charmante actrice italienne, depuis quelque temps fait la navette entre Hollywood et Rome. À Hollywood l’attend [sic] beaucoup de travail et… beaucoup de dollars. À Rome elle a un mari très amoureux et, surtout, un enfant adorable. » Ces précisions, qui auraient pu être données aussi pour Silvana Mangano, qui ne cachait pas le plaisir de sa maternité qu’elle répétait préférer à sa carrière, ne sont pas données pour elle, comme pour marquer l’abîme entre celle qu’on admire dans le ciné-roman-photo, où la vraie personne en chair et en os perce sous le rôle fictif, et celles et ceux qui sont photographiés « pour de vrai » mais qui sont loin d’avoir la même présence que la vraie diva.
À suivre ?
La conclusion de cette analyse peut être brève. Tout d’abord, elle montre à quel point il importe de ne pas perdre de vue les règles et caractéristiques du média d’accueil : avant de comparer Duras en ciné-roman-photo, Duras au cinéma et Duras écrivaine, il était indispensable de se pencher sur le dispositif général du ciné-roman-photo. Ensuite, on peut noter que le modèle ciné-photo-romanesque admet un large éventail de réalisations parfois très divergentes. Vus de loin, Ciné-Révélation et Ciné-Succès, c’est bonnet blanc et blanc bonnet. Dès qu’on regarde de plus près, l’écart entre les deux versions se fait considérable, notamment pour ce qui est de la représentation visuelle et, partant, du physique des acteurs. Enfin, et pour anticiper sur de possibles prolongements, à partir de Duras mais sans doute aussi en rapport avec d’autres cinéastes comme par exemple Antonioni, fréquemment adapté en ciné-roman-photo30, il n’est pas interdit de penser que la version ciné-photo-romanesque qui met l’accent sur sa propre spécificité, est aussi celle qui, finalement, exprime le mieux les tensions à l’œuvre dans l’écriture de Duras même.
Que Duras n’ait pas été impliquée dans la production des ciné-romans-photos, objet culturel de très bas étage échappant parfois au contrôle même des producteurs et distributeurs, ne signifie pas du tout que ce format médiatique, sans doute le seul à permettre dans ces années-là un contact durable avec les images du film, doive être confiné aux marges de l’œuvre, comme une sorte de « chute » presque involontaire. L’intérêt de Duras pour la mise en images de ses propres textes est une constante de son travail et son intérêt pour le roman-photo, révélé par ses contacts avec Hubert Serra (et peut-être d’autres), est sans doute aussi le reflet du malaise souvent ressenti face aux adaptations cinématographiques.
Si Duras a rencontré Hubert Serra au début des années 1960, c’est après les adaptations en ciné-roman-photo des films issus de ses romans. Son désir d’atteindre un public potentiellement plus étendu et son amour de la culture populaire expliquent sans doute pourquoi la forme du ciné-roman-photo a pu susciter sinon son intérêt, du moins sa curiosité. Outre le thème du désir, certains traits du genre lui permettaient d’y être sensible : l’hybridité de la narration, la pauvreté des moyens mis en œuvre ou encore les répétitions qui favorisent l’immersion. Du point de vue de l’autrice, les avantages du roman-photo ne sont de surcroît pas négligeables : d’une part, le montage financier est plutôt léger, ce qui permet un meilleur contrôle de toutes les étapes de la production ; d’autre part, la grande diffusion aide à toucher un public plus large mais aussi différent. Le ciné-roman-photo hérite non seulement de ce double avantage, il y ajoute un élément fondamental qui est celui de l’adaptation, c’est-à-dire de la possibilité d’explorer de nouvelles facettes de l’œuvre – et dans le cas d’Un barrage contre le Pacifique, cette œuvre est complexe : cinématographique et romanesque en même temps, et l’on sait que le passage du roman au film peut être traumatisant. Ciné-Révélation et Ciné-Succès ne se limitent pas à offrir un digest photo-romanesque du film de Clément. La version française du ciné-roman-photo continue le film de Clément, c’est-à-dire qu’elle l’éloigne encore davantage du roman de Duras pour en faire une histoire « universelle » (hollywoodienne, si l’on préfère). Au contraire, la version italienne, par sa mise en valeur du corps de Silvana Mangano, aide à relire le personnage de Suzanne, à la fois objet et sujet du désir. Ce retour au roman n’a sans doute pas été « voulu » par les auteurs du ciné-roman-photo (ont-ils seulement lu le texte de Duras ? Il est permis d’en douter), mais il est clair que l’adaptation que propose le magazine pointe vers quelque chose que le film n’avait peut-être pas vu dans le livre.
De la fin des années 1950 au début des années 1960 s’amorce en effet un tournant dans l’œuvre de Duras : l’écrivaine est en quête de formes et elle se tournera d’ailleurs bientôt vers le cinéma, faute de trouver satisfaction dans les adaptations filmiques de ses œuvres. L’image l’attire, parce que l’image est synonyme d’un élargissement du public : or Duras veut résoudre cette équation, qui est de demeurer un auteur pour les élites intellectuelles tout en devenant un auteur populaire (elle n’y parviendra qu’à partir de L’Amant). On ne peut que lancer des suppositions mais celles-ci autorisent, à tout le moins, à fournir quelques outils pour aborder à nouveaux frais la place qu’occupait la culture populaire non seulement dans l’imaginaire durassien mais aussi dans son processus de création.